Un jour il y a la vie. Voici un homme en parfaite santé, pas vieux, jamais malade. Tout va pour lui comme il en fut toujours, comme il en ira toujours. Il vit au quotidien, s’occupe de ses affaires et ne rêve qu’aux réalités qui se présentent à lui. Et puis, d’un seul coup, la mort. Notre homme laisse échapper un petit soupir, s’affaisse dans son fauteuil, et c’est la mort. Si soudaine qu’il n’y a pas de place pour la réflexion, aucune possibilité pour l’intelligence de se trouver un mot de consolation. Il ne nous reste que la mort, l’irréductible évidence que nous sommes mortels. On peut l’accepter avec résignation au terme d’une longue maladie. On peut même attribuer au destin un décès accidentel. Mais qu’un homme meure sans cause apparente, qu’un homme meure simplement parce qu’il est un homme, nous voilà si près de l’invisible frontière entre la vie et la mort que nous ne savons plus de quel côté nous nous trouvons. La vie devient la mort, et semble en avoir fait partie depuis le début. La mort sans préavis. Autant dire : la vie s’arrête. Et cela peut arriver n’importe quand.
J’ai appris la mort de mon père voici trois semaines. C’était un dimanche matin, j’étais dans la cuisine en train de préparer le déjeuner de Daniel, mon petit garçon. Au lit, à l’étage, bien au chaud sous l’édredon, ma femme s’abandonnait aux délices d’une grasse matinée. L’hiver à la campagne : un univers de silence, de fumée de bois, de blancheur. L’esprit occupé des pages auxquelles j’avais travaillé la veille au soir, j’attendais l’après-midi, pour pouvoir m’y remettre. Le téléphone a sonné. Je l’ai su aussitôt : quelque chose n’allait pas. Personne n’appelle un dimanche à huit heures du matin sinon pour annoncer une nouvelle qui ne peut attendre. Et une nouvelle qui ne peut attendre est toujours mauvaise.
Je ne fus capable d’aucune pensée élevée.
Avant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon père. Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était là, simplement, une certitude, une obligation qui s’était imposée à moi dès l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : Mon père est parti. Si je ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui.
Quand j’y repense maintenant, à peine trois semaines plus tard, ma réaction me paraît curieuse. Je m’étais toujours imaginé paralysé devant la mort, figé de douleur. Mais confronté à l’événement je ne versais pas une larme, le monde ne me paraissait pas s’écrouler autour de moi. Bizarrement, je me trouvais tout à fait prêt à accepter cette disparition malgré sa soudaineté. J’étais troublé par tout autre chose, sans relation avec la mort ni avec mon attitude : je m’apercevais que mon père ne laissait pas de trace.
Il n’avait pas de femme, pas de famille qui dépendît de lui, personne dont son absence risquât de perturber la vie. Peut-être ici et là quelques personnes éprouveraient-elles un bref moment d’émotion, touchées par la pensée d’un caprice de la mort plus que par la perte de leur ami, puis il y aurait une courte période de tristesse, puis plus rien. À la longue ce serait comme s’il n’avait jamais existé.
De son vivant déjà, il était absent, et ses proches avaient appris depuis longtemps à accepter cette absence, à y voir une manifestation fondamentale de son être. Maintenant qu’il s’en était allé, les gens assimileraient sans difficulté l’idée que c’était pour toujours. Sa façon de vivre les avait préparés à sa mort – c’était comme une mort anticipée – et s’il arrivait qu’on se souvienne de lui ce serait un souvenir vague, pas davantage.
Dépourvu de passion, que ce soit pour un objet, une personne ou une idée, incapable ou refusant, en toute circonstance, de se livrer, il s’était arrangé pour garder ses distances avec la réalité, pour éviter l’immersion dans le vif des choses. Il mangeait, se rendait au travail, voyait ses amis, jouait au tennis, et cependant il n’était pas là. Au sens le plus profond, le plus inaltérable, c’était un homme invisible. Invisible pour les autres, et selon toute probabilité pour lui-même aussi. Si je l’ai cherché de son vivant, si j’ai toujours tenté de découvrir ce père absent, je ressens, maintenant qu’il est mort, le même besoin d’aller à sa recherche. La mort n’a rien changé. La seule différence c’est que le temps me manque.
Pendant quinze ans il avait vécu seul. Obstinément, obscurément, comme si le monde ne pouvait l’affecter. Il n’avait pas l’air d’un homme occupant l’espace mais plutôt d’un bloc d’espace impénétrable ayant forme humaine. Le monde rebondissait sur lui, se brisait contre lui, par moments adhérait à lui, mais ne l’avait jamais pénétré. Pendant quinze ans, tout seul, il avait hanté une maison immense, et c’est dans cette maison qu’il était mort.
Pendant une courte période nous y avions vécu en famille – mon père, ma mère, ma sœur et moi. Après le divorce de mes parents nous nous étions dispersés : ma mère avait entamé une autre vie, j’étais parti à l’université et ma sœur, en attendant d’en faire autant, avait habité chez ma mère. Seul mon père était resté. À cause d’une clause du jugement de divorce, qui attribuait à ma mère une part de la maison et le droit à la moitié du produit d’une vente éventuelle (ce qui rendait mon père peu disposé à vendre), ou à cause de quelque secret refus de changer sa vie (afin de ne pas montrer que le divorce l’avait affecté d’une manière qu’il ne pouvait contrôler), ou encore, simplement, par inertie, par une léthargie émotionnelle qui l’empêchait d’agir, il était resté et vivait seul dans une maison où six ou sept personnes auraient logé à l’aise.
C’était un endroit impressionnant : une vieille bâtisse solide, de style Tudor, avec des vitraux aux fenêtres, un toit d’ardoises et des pièces aux proportions royales. Son achat avait représenté pour mes parents une promotion, un signe d’accroissement de leur prospérité. C’était le plus beau quartier de la ville et, bien que la vie n’y fût pas agréable, surtout pour des enfants, son prestige l’avait emporté sur l’ennui mortel qui y régnait. Compte tenu qu’il devait finalement y passer le reste de ses jours, il y a de l’ironie dans le fait qu’au début mon père n’eût pas souhaité s’y installer. Il se plaignait du prix (une rengaine) et quand enfin il s’était laissé fléchir, ç’avait été à contrecœur et de mauvaise grâce. Il avait néanmoins payé comptant. Tout en une fois. Pas d’emprunt, pas de mensualités. C’était en 1959, et ses affaires marchaient bien.
Homme d’habitudes, il partait au bureau tôt le matin, travaillait dur toute la journée et ensuite, quand il rentrait (s’il n’était pas trop tard), faisait un petit somme avant le dîner. Au cours de notre première semaine dans cette maison, il avait commis une erreur bizarre. Après son travail, au lieu de rentrer à la nouvelle adresse, il s’était rendu tout droit à l’ancienne, comme il en avait eu l’habitude pendant des années ; il avait garé sa voiture dans l’allée, était entré par la porte de derrière, était monté à l’étage, entré dans la chambre, s’était allongé sur le lit et assoupi. Il avait dormi pendant une heure environ. Inutile de dire la surprise de la nouvelle maîtresse de maison trouvant, en rentrant chez elle, un inconnu sur son lit. À la différence de Boucles d’Or, mon père ne s’était pas enfui précipitamment. Le quiproquo éclairci, tout le monde avait ri de bon cœur. J’en ris encore aujourd’hui. Et pourtant, malgré tout, je ne peux m’empêcher de trouver cet incident pathétique. Reprendre par erreur le chemin de son ancienne maison est une chose, mais c’en est une tout autre, je pense, de ne pas remarquer que l’aménagement intérieur a changé. Le cerveau le plus fatigué ou le plus distrait conserve une part obscure de réaction instinctive qui permet au corps de se repérer. Il fallait être presque inconscient pour ne pas voir ou au moins sentir que ce n’était plus la même habitation. « La routine est un éteignoir », comme le suggère un personnage de Beckett. Et si l’esprit est incapable de réagir à une évidence matérielle, que fera-t-il des données émotionnelles ?
Durant ces quinze dernières années, il n’avait pratiquement rien changé dans la maison. Il n’avait pas ajouté un meuble, n’en avait enlevé aucun. La couleur des murs était restée la même, vaisselle et batterie de cuisine n’avaient pas été renouvelées et même les robes de ma mère étaient toujours là – suspendues dans une armoire au grenier. La dimension même des lieux l’autorisait à ne rien décider à propos des objets qui s’y trouvaient. Ce n’était pas qu’il fût attaché au passé et désireux de tout conserver comme dans un musée. Il paraissait au contraire inconscient de ce qu’il faisait. La négligence le gouvernait, non la mémoire, et bien qu’il eût habité là si longtemps, il y demeurait en étranger. Les années passant, il y vivait de moins en moins. Il prenait presque tous ses repas au restaurant, organisait son agenda de manière à être occupé chaque soir et n’utilisait guère son domicile que pour y dormir. Un jour, il y a plusieurs années, il m’est arrivé de lui dire quelle somme j’avais gagnée l’année précédente pour mes travaux littéraires et mes traductions (un montant minable, mais le plus important que j’avais jamais reçu), et sa réponse amusée avait été que pour ses seuls repas il dépensait plus que cela. Il est évident que sa vie n’avait pas pour centre son logement. La maison n’était qu’une des nombreuses haltes qui jalonnaient une existence agitée et sans attaches, et cette absence d’épicentre avait fait de lui un perpétuel outsider, un touriste dans sa propre existence. Jamais on n’avait l’impression de pouvoir le situer.
Néanmoins la maison me paraît importante, ne serait-ce que pour l’état de négligence où elle se trouvait – symptomatique d’une disposition d’esprit, par ailleurs inaccessible, qui se manifestait dans les attitudes concrètes d’un comportement inconscient. Elle était devenue métaphore de la vie de mon père, représentation exacte et fidèle de son monde intérieur. Car bien qu’il y fît le ménage et maintînt les choses à peu près en état, un processus de désintégration, graduel et inéluctable, y était perceptible. Mon père avait de l’ordre, remettait toujours chaque chose à sa place, mais rien n’était entretenu, rien jamais nettoyé. Les meubles, surtout ceux des pièces où il entrait rarement, étaient couverts de poussière et de toiles d’araignée, signes d’un abandon total ; la cuisinière, complètement incrustée d’aliments carbonisés, était irrécupérable. Dans le placard, abandonnés sur les étagères depuis des années : paquets de farine infestés de bestioles, biscuits rances, sacs de sucre transformés en blocs compacts, bouteilles de sirops impossibles à ouvrir. Quand il lui arrivait de se préparer un repas, il faisait aussitôt et consciencieusement sa vaisselle, mais se contentait de la rincer, sans jamais utiliser de savon, si bien que chaque tasse, chaque soucoupe, chaque assiette était recouverte d’une sordide pellicule de graisse. À toutes les fenêtres, les stores, toujours baissés, étaient si élimés que la moindre secousse les aurait mis en pièces. Des fuites d’eau tachaient le mobilier, la chaudière ne chauffait jamais convenablement, la douche ne fonctionnait plus. La maison était devenue miteuse, déprimante. On y avait l’impression de se trouver dans l’antre d’un aveugle.
Ses amis, sa famille, conscients de la folie de cette façon de vivre, le pressaient de vendre et de déménager. Mais il s’arrangeait toujours, d’un « Je suis bien ici », ou d’un « La maison me convient tout à fait », pour esquiver sans se compromettre. À la fin, pourtant, il s’était décidé à déménager. Tout à la fin. La dernière fois que nous nous sommes parlé au téléphone, dix jours avant sa mort, il m’a dit que la maison était vendue, l’affaire devait être conclue le 1erfévrier, à trois semaines de là. Il voulait savoir si quelque objet m’intéressait, et nous sommes convenus que je viendrais lui rendre visite avec ma femme et Daniel dès que nous aurions une journée libre. Il est mort avant que nous en ayons eu l’occasion.
J’ai appris qu’il n’est rien de plus terrible que la confrontation avec les effets personnels d’un mort. Les choses sont inertes. Elles n’ont de signification qu’en fonction de celui qui les utilise. La disparition advenue, les objets, même s’ils demeurent, sont différents. Ils sont là sans y être, fantômes tangibles, condamnés à survivre dans un monde où ils n’ont plus leur place. Que penser, par exemple, d’une pleine garde-robe attendant silencieusement d’habiller un homme qui jamais plus n’en ouvrira la porte ? de préservatifs éparpillés dans des tiroirs bourrés de sous-vêtements et de chaussettes ? du rasoir électrique qui, dans la salle de bains, porte encore les traces poussiéreuses du dernier usage ? d’une douzaine de tubes de teinture pour cheveux cachés dans une trousse de toilette en cuir ? – révélation soudaine de choses qu’on n’a aucune envie de voir, aucune envie de savoir. C’est à la fois poignant et, dans un sens, horrible. Tels les ustensiles de cuisine de quelque civilisation disparue, les objets en eux-mêmes ne signifient rien. Pourtant ils nous parlent, ils sont là non en tant qu’objets mais comme les vestiges d’une pensée, d’une conscience, emblèmes de la solitude dans laquelle un homme prend les décisions qui le concernent : se teindre les cheveux, porter telle ou telle chemise, vivre, mourir. Et la futilité de tout ça, la mort venue.
Chaque fois que j’ouvrais un tiroir ou passais la tête dans un placard, je me sentais un intrus, cambrioleur violant l’intimité d’un homme. À tout moment je m’attendais à voir surgir mon père me dévisageant, incrédule, et me demandant ce que je fichais là. Il me paraissait injuste qu’il ne pût protester. Je n’avais pas le droit d’envahir sa vie privée.
Un numéro de téléphone hâtivement griffonné au dos de la carte de visite d’une de ses relations de travail : H. Limeburg – poubelles en tous genres. Des photographies du voyage de noces de mes parents aux chutes du Niagara, en 1946 : ma mère juchée nerveusement sur un taureau pour un de ces clichés amusants qui n’amusent personne, et le sentiment soudain que le monde a toujours été irréel, depuis sa préhistoire. Un tiroir plein de marteaux, de clous et de plus d’une vingtaine de tournevis. Un classeur rempli de chèques annulés datant de 1953 et des cartes que j’avais reçues pour mon sixième anniversaire. Et puis, enterrée au fond d’un tiroir de la salle de bains, la brosse à dents de ma mère, marquée à son chiffre, et qui n’avait plus été regardée ni touchée depuis au moins quinze ans.
La liste serait interminable.
Je me suis bientôt rendu à l’évidence que mon père ne s’était guère préparé à partir. Dans toute la maison, il n’y avait d’autres indices apparents d’un déménagement prochain que quelques cartons de livres – livres sans intérêt (des atlas périmés, une initiation à l’électronique vieille de cinquante ans, une grammaire latine de l’enseignement secondaire, d’anciens livres de droit) dont il avait projeté de faire don à une œuvre. À part cela, rien. Aucune caisse vide attendant d’être remplie. Aucun meuble donné ou vendu. Aucun accord prévu avec un déménageur. Comme s’il n’avait pas pu faire face. Plutôt que de vider la maison, il avait préféré mourir. C’était une façon de s’en sortir, la seule évasion légitime.
Pour moi, néanmoins, il n’y avait pas d’échappatoire. Ce qui devait être fait, personne d’autre ne pouvait le faire. Pendant dix jours j’ai tout passé en revue, j’ai nettoyé et rangé, préparé la maison pour ses nouveaux occupants. Triste période, mais aussi étrangement amusante, période d’insouciance et de décisions absurdes : vendre ceci, jeter cela, donner cette autre chose. Ma femme et moi avons acheté pour Daniel, qui avait dix-huit mois, un grand toboggan de bois que nous avons installé dans le salon. L’enfant semblait ravi par le chaos : il fouillait partout, se coiffait des abat-jour, semait en tous lieux des jetons de poker en plastique, et ses cavalcades retentissaient dans les vastes espaces des pièces progressivement débarrassées. Le soir, enfouis sous des édredons monolithiques, ma femme et moi regardions des films minables à la télévision. Jusqu’à ce que la télévision aussi s’en aille. La chaudière nous faisait des ennuis, elle s’éteignait si j’oubliais de la remplir d’eau. Un matin au réveil, nous nous sommes aperçus que la température dans la maison était tombée aux environs de zéro. Le téléphone sonnait vingt fois par jour, et vingt fois par jour j’annonçais la mort de mon père. J’étais devenu marchand de meubles, déménageur, messager de mauvaises nouvelles.
La maison commençait à ressembler au décor d’une banale comédie de mœurs. Des membres de la famille surgissaient, réclamaient tel meuble, telle pièce de vaisselle, essayaient les costumes de mon père, retournaient des cartons, jacassaient comme des oies. Des commissaires-priseurs venaient examiner la marchandise (« rien de capitonné, ça ne vaut pas un sou »), prenaient des mines dégoûtées et repartaient. Les hommes de la voirie, piétinant dans leurs lourdes bottes, emportaient des montagnes de bric-à-brac. L’employé de la compagnie des eaux est venu relever le compteur d’eau, celui de la compagnie du gaz le compteur de gaz et celui du fournisseur de fuel la jauge du fuel. (L’un d’eux, je ne me souviens plus lequel, qui avait eu maille à partir avec mon père au fil des années, m’a dit sur un ton de complicité farouche : « Ça m’ennuie de vous dire ça – ça ne l’ennuyait pas du tout – mais votre père était un type odieux. ». L’agent immobilier, venu choisir quelques meubles à l’intention des nouveaux propriétaires, s’est finalement octroyé un miroir. Une brocanteuse a acheté les vieux chapeaux de ma mère. Un revendeur, arrivé avec son équipe (quatre Noirs nommés Luther, Ulysse, Tommy Pride et Joe Sapp), a tout embarqué, d’une paire d’haltères à un grille-pain hors d’usage. À la fin il ne restait rien. Pas même une carte postale. Pas une pensée.
S’il y a eu, durant ces quelques jours, un moment pire pour moi que les autres, c’est celui où j’ai traversé la pelouse sous une pluie battante afin de jeter à l’arrière du camion d’une association charitable une brassée de cravates. Il y en avait bien une centaine, et beaucoup me rappelaient mon enfance : leurs dessins, leurs couleurs, leurs formes étaient inscrits dans le tréfonds de ma conscience aussi clairement que le visage de mon père. Me voir les jeter comme de quelconques vieilleries m’était intolérable et c’est au moment précis où je les lançais dans le camion que j’ai été le plus près de pleurer. Plus que la vision du cercueil descendu dans la terre, le fait de jeter ces cravates m’a paru concrétiser l’idée de l’ensevelissement. Je comprenais enfin que mon père était mort.
Hier une gosse du voisinage est venue jouer avec Daniel. Une fillette de trois ans et demi environ, qui sait depuis peu que les grandes personnes aussi ont un jour été des enfants et que sa mère et son père ont eux-mêmes des parents. À un moment donné elle a pris le téléphone et entamé une conversation imaginaire, puis s’est tournée vers moi en disant : “Paul, c’est ton père, il veut te parler”. C’était affreux. J’ai pensé : Il y a un fantôme au bout de la ligne, et il tient réellement à s’entretenir avec moi. Plusieurs instants se sont écoulés avant que je parvienne à balbutier : “Non, ça ne peut pas être mon père. Pas aujourd’hui. Il est ailleurs”. J’ai attendu qu’elle raccroche le combiné et j’ai quitté la pièce.
J’avais retrouvé dans le placard de sa chambre à coucher plusieurs centaines de photographies – fourrées dans des enveloppes fanées, collées aux pages noires d’albums délabrés, éparses dans des tiroirs. À voir la façon dont elles étaient mises de côté, j’ai pensé qu’il ne les regardait jamais, qu’il avait même oublié leur existence. Un très gros album, relié d’un cuir luxueux, avec un titre à l’or fin – Ceci est notre vie : les Auster – était totalement vide. Quelqu’un, ma mère sans doute, avait un jour pris la peine de le commander, mais personne ne s’était jamais soucié de le garnir.
Rentré chez moi, je me suis absorbé dans l’observation de ces clichés avec une fascination frisant la manie. Je les trouvais irrésistibles, précieux, l’équivalent de reliques sacrées. Ils me semblaient susceptibles de me raconter des choses que j’avais jusqu’alors ignorées, de me révéler une vérité cachée, et je me plongeais dans leur étude, me pénétrant du moindre détail, de l’ombre la plus banale, jusqu’à ce qu’ils fassent tous partie de moi. Je ne voulais rien laisser échapper.
À l’homme la mort prend son corps. Vivant, l’individu est synonyme de son corps. Ensuite il y a lui, et il y a sa dépouille. On dit : “Voici le corps de X”, comme si ce corps, qui un jour a été l’homme lui-même, non sa représentation ni sa propriété, mais l’homme même connu sous le nom de X, soudain n’avait plus d’importance. Quand quelqu’un entre dans une pièce et que vous échangez une poignée de main, ce n’est pas avec sa main, ni avec son corps que vous avez l’impression de l’échanger, c’est avec lui. La mort modifie cela. Voici le corps de X, et non pas voici X. Toute la syntaxe est différente. On parle maintenant de deux choses au lieu d’une, ce qui implique que l’homme continue d’exister mais comme une idée, un essaim d’images et de souvenirs dans l’esprit des survivants. Quant au corps, il n’est plus que chair et ossements, une simple masse de matière.
La découverte de ces photographies m’était importante car elles me paraissaient réaffirmer la présence physique de mon père en ce monde, me donner l’illusion qu’il était encore là. Du fait que beaucoup m’étaient inconnues, surtout celles de sa jeunesse, j’avais la curieuse sensation que je le rencontrais pour la première fois et qu’une partie de lui commençait à peine à exister. J’avais perdu mon père. Mais dans le même temps je le découvrais. Tant que je gardais ces images devant mes yeux, tant que je continuais à les étudier de toute mon attention, c’était comme si, même disparu, il était encore vivant. Ou, sinon vivant, du moins pas mort. Plutôt en suspens, bloqué dans un univers qui n’avait rien à voir avec la mort, où jamais elle n’aurait accès.
La plupart de ces instantanés ne m’ont pas appris grand-chose mais ils m’ont aidé à combler des lacunes, à confirmer des impressions, à trouver des preuves là où elles avaient toujours manqué. Telle cette série de clichés, pris sans doute au cours de plusieurs années, quand il était encore garçon, qui témoignent avec précision de certains aspects de sa personnalité, submergés pendant les années de son mariage, une face de lui que je n’ai commencé à entrevoir qu’après son divorce : dandy, mondain, bon vivant. Image après image, le voici en compagnie de femmes, deux ou trois le plus souvent, toutes prenant des poses comiques, se tenant embrassées, ou assises à deux sur ses genoux, ou alors un baiser théâtral à l’intention du seul photographe. À l’arrière-plan : la montagne, un court de tennis, une piscine peut-être ou une cabane de rondins. Témoins de balades de week-end dans les Catskill avec ses amis célibataires. Le tennis, les femmes. Il avait vécu ainsi jusqu’à trente-quatre ans.
Cette vie lui convenait et je comprends qu’il y soit retourné après la rupture de son mariage. Pour quelqu’un qui ne trouve la vie tolérable qu’à la condition d’en effleurer seulement la surface, il est naturel de se contenter, dans ses échanges avec les autres, de rapports superficiels. Peu d’exigences à satisfaire, aucune obligation de s’engager. Le mariage, au contraire, c’est une porte qui se ferme. Confiné dans un espace étriqué, il faut constamment manifester sa personnalité et par conséquent s’observer, s’analyser en profondeur. Porte ouverte, il n’y a pas de problème : on peut toujours s’échapper. On peut esquiver toute confrontation désagréable, avec soi-même comme avec autrui, rien qu’en sortant.
La capacité d’évasion de mon père était presque illimitée. Le domaine d’autrui lui paraissant irréel, les incursions qu’il pouvait y faire concernaient une part de lui-même qu’il considérait comme également irréelle, une personnalité seconde qu’il avait entraînée à le représenter comme un acteur dans la comédie absurde du vaste monde. Ce substitut de lui-même était avant tout un farceur, un enfant débordant d’activité, un raconteur d’histoires. Il ne prenait rien au sérieux.
Comme rien ne lui paraissait important, il s’arrogeait la liberté de faire tout ce qu’il voulait (entrer en fraude dans des clubs de tennis, se faire passer pour un critique gastronomique afin d’obtenir un repas gratuit), et le charme qu’il déployait pour ses conquêtes était précisément ce qui les dénuait de sens. Il dissimulait son âge véritable avec la vanité d’une femme, inventait des histoires à propos de ses affaires et ne parlait de lui-même qu’avec des détours – à la troisième personne, comme d’une de ses relations. (“Un de mes amis a tel problème ; que pensez-vous qu’il puisse faire ?…”). Chaque fois qu’une situation devenait embarrassante, chaque fois qu’il se sentait acculé à l’obligation de se démasquer, il s’en sortait par un mensonge. À force, le mensonge était devenu chez lui automatique, il s’y adonnait par goût. Son principe était d’en dire le moins possible. Si les gens ne le connaissaient jamais vraiment ils ne pourraient pas, un jour, retourner sa vérité contre lui. Mentir était une façon de s’assurer une protection. Ce que les gens voyaient quand ils l’avaient devant eux ce n’était donc pas lui mais un personnage inventé, une créature artificielle qu’il pouvait manipuler afin de manipuler autrui. Lui-même demeurait invisible, marionnettiste solitaire tirant dans l’obscurité, derrière le rideau, les ficelles de son alter ego.
Pendant ses dix ou douze dernières années, il avait une amie régulière, avec qui il sortait et qui jouait le rôle de compagne officielle. Il y avait de temps en temps de vagues rumeurs de mariage (venant d’elle) et tout le monde présumait qu’elle était la seule femme dans sa vie. Mais après sa mort d’autres ont surgi. L’une l’avait aimé, celle-ci l’avait adoré, celle-là devait l’épouser. L’amie en titre était stupéfaite d’apprendre l’existence de ces rivales ; mon père ne lui en avait jamais soufflé mot. Il avait donné la réplique à chacune séparément et chacune s’imaginait le posséder. Il s’est avéré qu’aucune ne savait rien de lui. Il s’était arrangé pour échapper à toutes.
Solitaire. Mais cela ne signifie pas qu’il était seul. Pas dans le sens où Thoreau, par exemple, cherchait dans l’exil à se trouver ; pas comme Jonas non plus, qui dans le ventre de la baleine priait pour être délivré. La solitude comme une retraite. Pour n’avoir pas à se voir, pour n’avoir pas à voir le regard des autres sur lui.
Bavarder avec lui était une rude épreuve. Ou bien il était absent, comme à son habitude, ou bien il faisait montre d’un enjouement exagéré, et ce n’était qu’une autre forme d’absence. Autant essayer de se faire comprendre par un vieillard sénile. Vous disiez quelque chose, et il n’y avait pas de réponse, ou si peu appropriée que d’évidence il n’avait pas suivi le fil de votre phrase. Chaque fois que je lui téléphonais, ces dernières années, je me surprenais à parler plus que de raison, je devenais agressivement volubile, avec l’espoir futile de retenir son attention par mon bavardage et de provoquer une réaction. Après quoi, invariablement, je me sentais idiot d’avoir fait un tel effort.
Il ne fumait pas, ne buvait pas. Aucun goût pour les plaisirs des sens, aucune soif de plaisirs intellectuels. Les livres l’ennuyaient et rare était le film ou la pièce de théâtre qui ne l’endormait pas. Dans les soirées on pouvait le voir lutter pour garder les yeux ouverts, et le plus souvent il succombait, s’assoupissait dans un fauteuil au beau milieu des conversations. Un homme sans appétits. On avait le sentiment que rien ne pourrait jamais s’imposer à lui, qu’il n’avait aucun besoin de ce que le monde peut offrir.
À trente-quatre ans, mariage. À cinquante-deux, divorce. En un sens cela avait duré des années, mais en fait ce n’avait été que l’affaire de quelques jours. Jamais il n’a été un homme marié, jamais un divorcé, mais un célibataire à vie qui s’était trouvé par hasard dans un interlude nommé mariage. Bien qu’il ne se soit pas dérobé devant ses devoirs évidents de chef de famille (il était fidèle, entretenait sa femme et ses enfants et assumait toutes ses responsabilités), il était clair qu’il n’était pas taillé pour tenir ce rôle. Il n’avait simplement aucun don pour cela.
Ma mère avait juste vingt et un ans quand elle l’a épousé. Pendant la brève période où il lui faisait la cour, il avait été chaste. Pas d’avances audacieuses, aucun de ces assauts de mâle haletant d’excitation. De temps à autre ils se tenaient les mains, échangeaient un baiser poli en se disant bonsoir. En bref, il n’y eut jamais de déclaration d’amour, ni d’une part ni de l’autre. Quand arriva la date du mariage, ils ne se connaissaient pratiquement pas.
Il n’a pas fallu longtemps à ma mère pour s’apercevoir de son erreur. Avant même la fin de leur voyage de noces (ce voyage sur lequel j’avais retrouvé une documentation si complète, comme par exemple cette photo où ils sont assis ensemble sur un rocher, au bord d’un lac parfaitement calme ; un ruissellement de soleil sur la pente derrière eux guide le regard vers une pinède ombragée, il a les bras autour d’elle et tous deux se regardent en souriant timidement, comme si le photographe leur avait fait tenir la pose un instant de trop), avant même la fin de la lune de miel elle savait que leur mariage serait un échec. Elle est allée en larmes chez sa mère, lui dire qu’elle voulait le quitter. D’une manière ou d’une autre, sa mère a réussi à la persuader de rentrer chez elle et de donner une chance à leur couple. Et alors, avant que les choses se tassent, elle s’est trouvée enceinte. Et il était soudain trop tard pour faire quoi que ce soit.
J’y pense parfois : j’ai été conçu aux chutes du Niagara, dans ce lieu de villégiature pour jeunes mariés. Le lieu n’a pas d’importance. Mais l’idée de ce qui doit avoir été une étreinte sans passion, un tâtonnement soumis entre les draps glacés d’un hôtel, n’a jamais manqué de me faire considérer avec humilité ma propre précarité. Les chutes du Niagara. Ou le hasard de deux corps réunis. Et puis moi, homoncule aléatoire, tel l’un de ces casse-cou qui descendent les chutes dans une barrique.
Un peu plus de huit mois après, en s’éveillant le matin de son vingt-deuxième anniversaire, ma mère a dit à mon père que le bébé arrivait. Ridicule, a-t-il répondu, on ne l’attend pas avant trois semaines – et il est aussitôt parti travailler, en l’abandonnant sans voiture.
Elle a attendu. Pensé qu’il avait peut-être raison. Attendu encore un peu et puis téléphoné à sa belle-sœur pour lui demander de la conduire à l’hôpital. Ma tante a passé la journée auprès d’elle, et toutes les heures elle appelait mon père en insistant pour qu’il vienne. Plus tard, répondait-il, je suis occupé, je viendrai dès que je pourrai.
Un peu après minuit je me frayais un chemin en ce monde, le derrière en avant et sans doute en braillant.
Ma mère attendait mon père mais il n’est arrivé que le lendemain matin – en compagnie de sa mère qui désirait inspecter son septième petit-fils. Une visite brève, tendue, et il est reparti à son travail.
Elle a pleuré, bien entendu. Elle était jeune, après tout, et ne s’était pas attendue à ce qu’il y accordât si peu d’importance. Mais lui n’a jamais compris ce genre de choses. Ni au début ni à la fin. Jamais il n’a été capable d’être où il était. Toute sa vie il a été ailleurs, entre ici et là. Jamais vraiment ici. Et jamais vraiment là.
Le même petit drame s’est reproduit trente ans plus tard. Cette fois j’y étais, je l’ai vu de mes yeux.
Après la naissance de mon fils, j’avais pensé : Ça va lui faire plaisir. Les hommes ne sont-ils pas toujours heureux d’être grands-pères ?
J’aurais aimé le voir s’attendrir sur le bébé, m’offrir une preuve qu’il était, après tout, capable de manifester un sentiment – en somme qu’il pouvait, comme tout le monde, en éprouver un. Et s’il témoignait de l’affection à son petit-fils, ne serait-ce pas, d’une façon indirecte, m’en montrer à moi ? Même adulte, on ne cesse pas d’être affamé d’amour paternel.
Mais les gens ne changent pas. Tout bien compté, mon père n’a vu son petit-fils que trois ou quatre fois, et à aucun moment n’a su le distinguer de la masse anonyme des bébés qui naissent chaque jour dans le monde. La première fois qu’il a posé les yeux sur lui, Daniel avait juste quinze jours. Je m’en souviens comme si c’était hier : un dimanche torride de la fin de juin, un temps de vague de chaleur, l’air de la campagne gris d’humidité. Mon père a garé sa voiture, il a vu ma femme installer le bébé dans son landau pour la sieste et s’est dirigé vers elle pour la saluer. Il a mis le nez dans le berceau pendant un dixième de seconde, s’est redressé en disant : “Un beau bébé, je te félicite” et a poursuivi son chemin vers la maison. Il aurait aussi bien pu être en train de parler à des inconnus dans une file de supermarché. De tout le temps de sa visite, ce jour-là, il ne s’est plus occupé de Daniel et pas une fois il n’a demandé à le prendre dans ses bras.
Tout ceci, simplement, à titre d’exemple.
Il est impossible, je m’en rends compte, de pénétrer la solitude d’autrui. Si nous arrivons jamais, si peu que ce soit, à connaître un de nos semblables, c’est seulement dans la mesure où il est disposé à se laisser découvrir. Quelqu’un dit : J’ai froid. Ou bien il ne dit rien et nous le voyons frissonner. De toute façon, nous savons qu’il a froid. Mais que penser de celui qui ne dit rien et ne frissonne pas ? Là où tout est neutre, hermétique, évasif, on ne peut qu’observer. Mais en tirer des conclusions, c’est une tout autre question.
Je ne veux présumer de rien.
Jamais il ne parlait de lui-même, ni ne paraissait savoir qu’il aurait pu le faire. C’était comme si sa vie intérieure lui avait échappé, à lui aussi.
Il ne pouvait en parler et passait donc tout sous silence.
Et s’il n’y a que ce silence, n’est-ce pas présomptueux de ma part de parler ? Et pourtant : s’il y avait eu autre chose que du silence, aurais-je d’abord ressenti le besoin de parler ?
Je n’ai pas grand choix. Je peux me taire, ou alors parler de choses invérifiables. Je veux au moins consigner les faits, les exposer aussi honnêtement que possible et leur laisser raconter ce qu’ils peuvent. Mais même les faits ne disent pas toujours la vérité.
Il était, en surface, d’une neutralité si implacable, son comportement était si platement prévisible que tout ce qu’il entreprenait devenait une surprise. On ne peut croire à l’existence d’un tel homme – si dépourvu de sentiments et attendant si peu des autres. Et si cet homme n’existait pas, cela signifie qu’il y en avait un autre, dissimulé à l’intérieur de l’homme absent, et dans ce cas ce qu’il faut, c’est le trouver. À condition qu’il soit là.
Je dois reconnaître, dès le départ, que cette entreprise est par essence vouée à l’échec.
Premier souvenir : son absence. Durant les premières années de ma vie, il partait travailler très tôt, avant que je sois éveillé, et ne rentrait que longtemps après qu’on m’eut remis au lit. J’étais le fils de ma mère, je vivais dans l’orbite de celle-ci. Petite lune tournant autour de cette terre gigantesque, poussière dans sa sphère d’attraction, j’en contrôlais les marées, le climat, la force des sentiments.
Mon père répétait comme un refrain : Ne fais pas tant de chichis, tu le gâtes. Mais ma santé n’était pas bonne et ma mère en usait pour se justifier des attentions qu’elle me prodiguait. Nous passions beaucoup de temps ensemble, elle avec sa solitude et moi avec mes crampes, à attendre patiemment dans les cabinets des médecins que quelqu’un apaise le désordre qui me ravageait continuellement l’estomac. Je m’accrochais à ces médecins avec une sorte de désespoir, je voulais qu’ils me prennent dans leurs bras. Dès le début, semble-t-il, je cherchais mon père, je cherchais avec frénésie quelqu’un qui lui ressemblât.
Souvenir plus récent : un désir dévorant. L’esprit toujours à l’affût d’un prétexte qui me permît de nier l’évidence, je m’obstinais à espérer quelque chose qui jamais ne m’était donné – ou donné si rarement, si arbitrairement que cela paraissait se produire en dehors du champ normal de l’expérience, en un lieu où je ne pourrais en aucune façon vivre plus de quelques instants à chaque fois. Je n’avais pas l’impression qu’il ne m’aimait pas. Simplement, il paraissait distrait, incapable de me voir. Et plus que tout, je souhaitais qu’il fasse attention à moi.
N’importe quoi me suffisait, la moindre chose. Un jour, par exemple, nous étions allés en famille au restaurant, c’était un dimanche, la salle était bondée, il fallait attendre qu’une table se libère, et mon père m’a emmené à l’extérieur ; il a sorti (d’où ?) une balle de tennis, posé un penny sur le trottoir, et entrepris de jouer avec moi : il fallait toucher la pièce avec la balle. Je ne devais avoir que huit ou neuf ans.
Rétrospectivement, rien de plus banal. Et pourtant le fait d’avoir participé, le fait que mon père, tout naturellement, m’ait demandé de partager son ennui, j’en avais été presque écrasé de joie.
Les déceptions étaient plus fréquentes. Pendant un moment il paraissait changé, plus ouvert, et puis tout à coup il n’était plus là. La seule fois où j’avais réussi à le persuader de m’emmener à un match de football (les Giants contre les Cardinals de Chicago, au Yankee Stadium ou aux Polo Grounds, je ne sais plus), il s’est levé tout à coup au milieu du quatrième quart en disant : “Il est temps de s’en aller.” Il voulait « passer avant la foule » et éviter d’être pris dans la circulation. Rien de ce que j’ai pu dire ne l’a convaincu de rester et nous sommes partis, comme ça, pendant que le jeu battait son plein. Plein d’un désespoir inhumain, je l’ai suivi le long des rampes de béton, et ce fut pis encore dans le parking, avec derrière moi les hurlements de la foule invisible.
Il aurait été vain d’attendre de lui qu’il devine ce qu’on voulait, qu’il ait l’intuition de ce qu’on pouvait ressentir. L’obligation de s’expliquer gâchait d’avance tout plaisir, perturbait un rêve d’harmonie avant que la première note en ait été jouée. Et puis, quand bien même on arrivait à s’exprimer, on n’était pas du tout certain d’être compris.
Je me souviens d’un jour très semblable à celui-ci. Un dimanche de crachin, une maison silencieuse, léthargique. Mon père sommeillait, ou venait de s’éveiller, et pour une raison ou une autre j’étais avec lui sur le lit, seuls tous les deux dans sa chambre. Raconte-moi une histoire. Cela doit avoir commencé ainsi. Et parce qu’il ne faisait rien, parce qu’il était encore assoupi dans la langueur de l’après-midi, il a obtempéré et, tout à trac, s’est lancé dans un récit. Je m’en souviens avec une telle clarté. Comme si je sortais à peine de la pièce, avec son fouillis d’édredons sur le lit, comme si je pouvais, rien qu’en fermant les yeux, y retourner dès que l’envie m’en prendrait.
Il m’a raconté ses aventures de prospecteur en Amérique du Sud. Aventures hautes en couleur, truffées de dangers mortels, d’évasions à vous faire dresser les cheveux sur la tête et de revers de fortune invraisemblables : il se frayait un chemin dans la jungle à coups de machette, mettait des bandits en déroute à mains nues, abattait son âne qui s’était cassé une jambe. Son langage était fleuri et contourné, l’écho sans doute de ses propres lectures d’enfant. Mais ce style était précisément ce qui m’enchantait. Non content de me révéler sur lui-même des choses nouvelles, de lever le voile sur l’univers lointain de son passé, il utilisait pour cela des mots étranges et inconnus. Cette forme comptait tout autant que l’histoire elle-même. Elle lui convenait, en un sens elle en était indissociable. Son étrangeté même était garant de son authenticité.
Il ne m’est pas venu à l’esprit qu’il pouvait avoir tout inventé. J’y ai cru pendant des années. Même passé l’âge où j’aurais dû voir clair, j’avais encore le sentiment qu’il s’y trouvait une part de vérité. Cela représentait à propos de mon père une information à laquelle je pouvais me raccrocher, et je n’avais pas envie d’y renoncer. J’y voyais enfin une explication à ses mystérieuses disparitions, à son indifférence envers moi. Il était un personnage romanesque, un homme au passé obscur et fascinant, et sa vie présente n’était qu’une halte, une façon d’attendre le moment de repartir vers une nouvelle aventure. Il était en train de mettre au point son plan, la façon dont il s’y prendrait pour récupérer l’or enfoui profondément au cœur de la cordillère des Andes.
En arrière-plan dans mon esprit : le désir de faire quelque chose d’extraordinaire, de l’impressionner par un acte aux proportions héroïques. Plus il était distant, plus l’enjeu me paraissait élevé. Mais si tenace et si idéaliste que soit la volonté d’un gamin, elle est aussi terriblement pratique. Je n’avais que dix ans et ne disposais d’aucun enfant à tirer d’un immeuble en flammes, d’aucun marin à sauver en mer. J’étais d’autre part bon au baseball, la vedette de mon équipe de juniors et, bien que mon père ne s’y intéressât pas, je pensais que s’il me voyait jouer, ne fût-ce qu’une fois, il commencerait à me considérer sous un jour nouveau.
Et finalement il est venu. Les parents de ma mère nous rendaient alors visite et mon grand-père, grand amateur de baseball, l’accompagnait. C’était un match spécial pour le Mémorial Day toutes les places étaient occupées. Si je devais accomplir un haut fait, c’était le moment ou jamais. Je me souviens de les avoir aperçus sur les gradins de bois, mon père en chemise blanche sans cravate, et mon grand-père avec un mouchoir blanc sur son crâne chauve pour le protéger du soleil – je vois encore toute la scène, inondée de cette aveuglante lumière blanche.
Il va sans dire que j’ai fait un gâchis. J’ai raté tous mes coups de batte, perdu l’équilibre sur le terrain, j’avais un trac épouvantable. Des centaines de matchs que j’ai joués dans mon enfance, celui-ci a été le pire.
Ensuite, comme nous retournions à la voiture, mon père m’a dit que j’avais bien joué. Non, ai-je répliqué, c’était affreux. Et lui : Tu as fait de ton mieux, on ne peut pas toujours être bon.
Son intention n’était pas de m’encourager. Ni d’être désagréable. Il parlait simplement comme on le fait en pareille occasion, quasi automatiquement. Les mots convenaient, mais ils étaient vides de sens, simple exercice de décorum, prononcés sur le même ton abstrait que vingt ans plus tard son “Un beau bébé, je te félicite”. Je voyais bien qu’il avait l’esprit ailleurs.
Cela n’a pas d’importance en soi. Ce qui en a, c’est que je comprenais que même si tout s’était passé aussi bien que je l’avais espéré, sa réaction aurait été identique. Que je réussisse ou non ne comptait guère pour lui. J’existais à ses yeux en fonction de ce que j’étais, non de ce que je faisais, et cela signifiait que jamais la perception qu’il avait de moi ne changerait, nos rapports étaient déterminés de façon inaltérable, nous étions séparés l’un de l’autre par un mur. Je comprenais surtout que tout cela n’avait pas grand-chose à voir avec moi. Lui seul était en cause. Comme tous les éléments de son existence, il ne me voyait qu’à travers les brumes de sa solitude, à grande distance. L’univers était pour lui, à mon avis, un lieu éloigné où jamais il ne pénétrait pour de bon, et c’est là-bas, dans le lointain, parmi les ombres qui flottaient devant lui, que j’étais né et devenu son fils, que j’avais grandi, apparaissant et disparaissant comme une ombre de plus dans la pénombre de sa conscience.
Avec sa fille, née quand j’avais trois ans et demi, ça s’est passé un peu mieux. Mais il a eu en fin de compte des difficultés infinies.
Elle était très belle. D’une fragilité hors du commun, elle avait de grands yeux bruns qui se remplissaient de larmes à la moindre émotion. Elle était presque toujours seule, petite silhouette vagabondant à travers une contrée imaginaire d’elfes et de fées, dansant sur la pointe des pieds en robe de ballerine garnie de dentelle, chantant pour elle-même d’une voix imperceptible. C’était une Ophélie en miniature qui semblait déjà destinée à une vie de perpétuelle lutte intérieure. Elle avait peu d’amis, suivait difficilement la classe, et était, même très jeune, tourmentée par un manque de confiance en elle qui transformait les moindres routines en cauchemars d’angoisse et d’échec. Elle piquait des rages, des crises de larmes épouvantables, elle était constamment bouleversée. Rien ne semblait jamais la contenter longtemps.
Plus sensible que moi à l’atmosphère du mariage malheureux de nos parents, elle en éprouvait un sentiment d’insécurité monumental, traumatisant. Au moins une fois par jour, elle demandait à notre mère si “elle aimait papa”. La réponse invariable était : Bien sûr, je l’aime.
Le mensonge ne devait pas être très convaincant. Sinon elle n’aurait pas eu besoin de reposer la même question dès le lendemain.
D’autre part, on voit mal comment la vérité aurait pu arranger les choses.
On aurait dit qu’elle dégageait un parfum de détresse. Chacun avait le réflexe immédiat de la protéger, de l’isoler des assauts du monde. Comme tous les autres, mon père la dorlotait. Plus elle paraissait pleurer pour des caresses, plus il était disposé à lui en donner. Longtemps après qu’elle eut su marcher, il s’entêtait à la porter pour lui faire descendre l’escalier. Il agissait ainsi par amour, c’est indiscutable, avec plaisir, parce qu’elle était son petit ange. Mais sous ces attentions se cachait ce message : jamais elle ne serait capable de se débrouiller toute seule. Pour lui, elle n’était pas une personne mais un être éthéré, et à force de n’être jamais obligée à se conduire comme quelqu’un d’autonome elle n’a jamais pu le devenir.
Ma mère, elle, avait conscience de ce qui se passait. Sitôt que ma sœur a eu cinq ans, elle l’a emmenée en consultation chez un psychiatre pour enfants, et le médecin a conseillé de commencer une thérapie. Ce soir-là, quand ma mère l’a mis au courant du résultat de cette consultation, mon père a explosé d’une colère violente. Jamais ma fille, etc. Penser que son enfant ait besoin de soins psychiatriques, ce n’était pas moins grave pour lui que d’apprendre qu’elle avait la lèpre. Il ne l’acceptait pas. Il ne voulait même pas en discuter.
C’est sur ce point que je veux insister. Son refus de s’analyser n’avait d’égal que son obstination à ne pas voir le monde, à ignorer les évidences les plus indiscutables, même si elles lui étaient fourrées sous le nez. C’est ce qu’il a fait toute sa vie : il regardait une chose en face, hochait la tête, et puis se détournait en prétendant que ça n’existait pas. Toute conversation avec lui devenait ainsi presque impossible. Quand on avait enfin réussi à établir un terrain d’entente, il sortait sa pelle et minait le sol sous vos pieds.
Des années plus tard, alors que ma sœur passait par une série de dépressions nerveuses épuisantes, mon père continuait à croire qu’elle allait tout à fait bien. On aurait dit qu’il était biologiquement incapable d’admettre son état.
Dans l’un de ses livres, R. D . Laing décrit le père d’une enfant catatonique qui, à chacune des visites qu’il lui rendait à l’hôpital, l’attrapait par les épaules et la secouait aussi vigoureusement qu’il le pouvait en lui enjoignant : “Sors-toi de là”. Mon père ne bousculait pas ma sœur mais dans le fond son attitude était la même. Ce dont elle a besoin, affirmait-il, c’est de se trouver un travail, de se faire belle et de se mettre à vivre dans la réalité. C’était vrai, bien entendu. Mais c’était précisément ce dont elle était incapable. Elle est sensible, c’est tout, disait-il, il faut qu’elle surmonte sa timidité. Il apprivoisait le problème en le réduisant à un trait de caractère, et conservait ainsi l’illusion que tout allait bien. C’était moins de l’aveuglement qu’un manque d’imagination. À quel moment une maison cesse-t-elle d’être une maison ? Quand on enlève le toit ? les fenêtres ? Quand on abat les murs ? À quel moment n’y a-t-il plus qu’un tas de gravats ? Il disait : Elle n’est pas comme les autres, mais elle va très bien. Et un beau jour les murs de la maison finissent par s’effondrer. Pour peu que la porte soit encore debout, il n’y a qu’à la franchir pour se trouver à l’intérieur. C’est agréable de dormir sous les étoiles. Tant pis s’il pleut. Cela ne durera guère.
Petit à petit la situation empirait, et il a bien dû l’admettre. Mais même alors, à chaque étape, son acceptation était peu orthodoxe, excentrique au point de quasi s’annuler. Par exemple, il s’était mis en tête que la seule chose susceptible de faire du bien à sa fille, c’était une thérapie de choc à base de mégavitamines. C’était l’approche chimique de la maladie mentale. Bien que son efficacité n’ait jamais été démontrée, cette méthode de soins est largement pratiquée. On comprend qu’elle ait attiré mon père. Au lieu d’avoir à se colleter avec un problème émotionnel dévastateur, il pouvait considérer qu’il s’agissait d’une affection physique, guérissable au même titre qu’une grippe. Le mal devenait une force externe, une sorte de microbe que l’on pourrait expulser en lui opposant une force externe équivalente. Dans sa vision bizarre, ma sœur pouvait sortir indemne de tout cela. Elle n’était que le site où se livrait la bataille, et cela signifiait qu’elle-même n’en serait pas réellement affectée.
Il s’est efforcé plusieurs mois durant de la persuader d’entreprendre cette cure de mégavitamines – allant jusqu’à prendre lui-même les pilules pour lui prouver qu’elle ne risquait pas de s’empoisonner – et quand elle y a enfin consenti, elle n’a persévéré que pendant une ou deux semaines. Ces vitamines coûtaient cher mais il ne se dérobait pas devant la dépense. Il refusait par contre avec colère de payer pour tout autre type de traitement. Il ne croyait pas qu’un étranger puisse prendre à cœur ce qui arrivait à sa fille. Les psychiatres n’étaient que des charlatans, uniquement intéressés par l’argent qu’ils pouvaient extorquer à leurs patients et par les voitures de luxe. Comme il ne voulait pas payer les honoraires, elle en était réduite aux soins réservés aux indigents. Elle était pauvre, sans revenus, mais il ne lui envoyait presque rien.
Il aurait désiré prendre lui-même les choses en main. Bien que ce ne fût souhaitable pour aucun des deux, il voulait qu’elle vînt habiter chez lui afin que la responsabilité de veiller sur elle lui incombât à lui seul. Il pourrait au moins s’en remettre à ses propres sentiments, et il savait qu’il l’aimait. Mais quand elle est venue (pour quelques mois, à la suite d’un de ses séjours à l’hôpital), il n’a, pour s’occuper d’elle, rien changé à ses habitudes – il continuait de passer à l’extérieur le plus clair de son temps et l’abandonnait, fantôme errant dans cette maison immense.
Il était négligent et entêté. Mais sous ces dehors je savais qu’il souffrait. Parfois, au téléphone, quand il me parlait de ma sœur, j’entendais dans sa voix une imperceptible fêlure, comme s’il avait tenté de dissimuler un sanglot. À la différence de tous les événements auxquels il s’était heurté, le mal de sa fille le touchait – mais ne provoquait chez lui qu’un sentiment de totale impuissance. Il n’est pas de plus grand tourment pour des parents qu’une telle impuissance. Il faut l’accepter, même si on en est incapable. Et plus on l’accepte, plus le désespoir augmente.
Son désespoir est devenu très profond.
Aujourd’hui j’ai traîné dans la maison, sans but, déprimé, j’avais l’impression d’être en train de perdre contact avec ce que j’écrivais, et je suis tombé par hasard sur ces mots dans une lettre de Van Gogh : “Je ressens comme n’importe qui le besoin d’une famille et d’amis, d’affection et de rapports amicaux. Je ne suis pas fait de pierre ou de métal, comme une fontaine ou un réverbère.”
C’est peut-être là ce qui compte réellement : parvenir au plus profond du cœur humain, en dépit des apparences.
Ces images minuscules : inaltérables, logées dans la vase de la mémoire, ni enfouies ni totalement récupérables. Et pourtant, chacune d’elles est une résurrection éphémère, un instant qui échappe à la disparition. Sa façon de marcher, par exemple, en un curieux équilibre, rebondissant sur la plante des pieds comme s’il s’apprêtait à plonger en avant dans l’inconnu. Ou sa façon de se tenir à table quand il mangeait, le dos arrondi, les épaules raides, consommant la nourriture, ne la savourant jamais. Ou encore les odeurs que dégageaient les voitures qu’il utilisait pour son travail : vapeurs d’essence, relents d’huile, gaz d’échappement ; le remue-ménage des outils de métal ; l’éternel bruit de ferraille quand il roulait. Le souvenir d’un jour où je l’ai accompagné dans le centre de Newark : j’avais à peine six ans, il a freiné si brusquement que le choc m’a envoyé buter de la tête contre le tableau de bord ; un attroupement de Noirs s’est aussitôt formé autour de la voiture pour voir si j’allais bien, une femme en particulier me tendait par la fenêtre ouverte un cornet de glace à la vanille et j’ai très poliment dit “non, merci”, trop sonné pour savoir ce que je voulais. Ou un autre jour, dans une autre voiture, quelques années plus tard, quand il a craché par la fenêtre en oubliant qu’elle n’était pas baissée, ma joie sans bornes et sans raison à la vue de la salive glissant sur la vitre. Et aussi, lorsque j’étais encore petit, comment il m’emmenait parfois au restaurant juif dans des quartiers que je n’avais jamais vus, des endroits sombres peuplés de vieux, avec des tables garnies chacune d’une bouteille d’eau de Seltz bleue, et comment j’attrapais la nausée et laissais ma nourriture intouchée, me contentant de le regarder avaler goulûment bortsch, pirojki ou viandes bouillies recouvertes de raifort. Moi qui étais élevé à l’américaine et en savais moins sur mes ancêtres que sur le chapeau de Hopalong Cassidy. Ou encore, quand j’avais douze ou treize ans, voulant à tout prix sortir avec quelques amis, je l’avais appelé au bureau pour lui demander sa permission et lui, pris de court, ne sachant que dire, m’avait déclaré : “Vous n’êtes qu’une bande de blancs-becs”, et pendant des années mes amis et moi (l’un d’eux est mort maintenant, d’une overdose d’héroïne), nous avons répété ces mots comme une expression folklorique, une blague nostalgique.
La taille de ses mains. Leurs cals.
Son goût pour la peau qui se forme sur le chocolat chaud.
Thé citron.
Les paires de lunettes cerclées d’écaille noire qui traînaient dans toute la maison : sur les meubles de cuisine, sur les tables, sur le bord des lavabos – toujours ouvertes, abandonnées comme d’étranges animaux d’une espèce inconnue.
Le voir jouer au tennis.
Sa manière de fléchir parfois les genoux en marchant.
Son visage.
Sa ressemblance avec Abraham Lincoln, les gens en faisaient toujours la remarque.
Il n’avait jamais peur des chiens.
Son visage. Et encore son visage.
Poissons tropicaux.
Il donnait souvent l’impression d’être déconcentré, d’oublier où il se trouvait, comme s’il avait perdu le sens de sa propre continuité. Cela le rendait sujet aux accidents : ongles écrasés d’un coup de marteau, innombrables petits accrochages en voiture.
Sa distraction au volant : effrayante parfois. J’ai toujours pensé que c’est une voiture qui aurait sa peau.
À part cela il se portait si bien qu’il semblait invulnérable, exempté de tous les maux physiques qui nous affligent tous. Comme si rien, jamais, ne pouvait l’atteindre.
Sa manière de parler : comme s’il faisait un effort immense pour émerger de sa solitude, comme si sa voix était rouillée, avait perdu l’habitude de la parole. Il faisait des hem et des ah, s’éclaircissait la gorge, paraissait bredouiller à mi-phrase. On sentait, sans aucun doute, qu’il était mal à l’aise.
De même, quand j’étais petit, le voir signer son nom m’amusait toujours. Il ne pouvait se contenter de poser la plume sur le papier et d’écrire. Au moment de passer à l’acte, comme s’il avait inconsciemment repoussé le moment de vérité, il esquissait une fioriture préliminaire, un mouvement circulaire à quelques centimètres de la page, comme une mouche qui bourdonne sur place au-dessus de l’endroit où elle va se poser. C’était une variante de la signature de Norton dans les Jeunes Mariés (The Honeymooners) d’Art Carney.
Il avait même une prononciation un peu spéciale pour certains mots (upown, par exemple, au lieu de upon), comme une contrepartie vocale à ses jeux de mains. Cela avait quelque chose de musical, d’aéré. Quand il répondait au téléphone, il vous saluait d’un “allôoo” mélodieux. L’effet en était moins drôle qu’attachant. Il avait l’air un peu simplet, comme déphasé par rapport au reste du monde – mais pas de beaucoup. Juste d’un degré ou deux.
Tics indélébiles.
Il avait parfois des crises d’humeur folle, tendue, pendant lesquelles il faisait étalage d’opinions bizarres, sans les prendre vraiment au sérieux ; il s’amusait à jouer l’avocat du diable pour animer l’atmosphère. Taquiner les gens le mettait en joie et après vous avoir lancé une remarque particulièrement inepte il vous étreignait volontiers la jambe – toujours là où on est chatouilleux. Vraiment, il aimait vous “faire marcher”.
La maison encore.
Si négligente que pût paraître, vue de l’extérieur, sa façon de s’en occuper, il avait foi en son système. Comme un inventeur fou jaloux du secret de sa machine à mouvement perpétuel, il ne souffrait aucune intervention. Entre deux appartements, ma femme et moi avons vécu chez lui pendant trois ou quatre semaines. Trouvant la pénombre oppressante, nous avions remonté tous les stores afin de permettre au jour de pénétrer. Quand, à son retour du bureau, il a vu ce que nous avions fait, il s’est mis dans une colère incontrôlable, tout à fait disproportionnée avec la faute que nous avions pu commettre.
Il manifestait rarement de telles rages – sauf s’il se sentait acculé, envahi, écrasé par la présence d’autrui. Des questions d’argent pouvaient les déclencher. Ou un détail sans importance : les stores de ses fenêtres, une assiette cassée, un rien.
Je pense néanmoins que cette colère couvait au fond de lui en permanence. Telle sa maison, qui paraissait bien en ordre alors qu’elle se désagrégeait du dedans, cet homme calme, d’une impassibilité quasi surnaturelle, subissait pourtant les tumultes d’une fureur intérieure incoercible. Toute sa vie, il s’est efforcé d’éviter la confrontation avec cette force en entretenant une espèce de comportement automatique qui lui permettait de passer à côté. En se créant des routines bien établies, il s’était libéré de l’obligation de s’interroger au moment de prendre des décisions. Il avait toujours un cliché aux lèvres (“Un beau bébé, je te félicite”) en place des mots qu’il aurait dû se donner la peine de chercher. Tout ceci tendait à effacer sa personnalité. Mais c’était en même temps son salut, ce qui lui permettait de vivre. Dans la mesure où il était capable de vivre.
Dans un sac plein de clichés disparates : une photo truquée, prise dans un studio d’Atlantic City dans le courant des années quarante. Il s’y trouve en plusieurs exemplaires assis autour d’une table, chaque image saisie sous un angle particulier de sorte qu’on croit d’abord qu’il s’agit d’un groupe d’individus différents. L’obscurité qui les entoure, l’immobilité complète de leurs poses donnent l’impression qu’ils se sont réunis là pour une séance de spiritisme. Et puis si on y regarde bien on s’aperçoit que ces hommes sont tous le même homme. La séance devient réellement médiumnique, comme s’il ne s’y était rendu que pour s’évoquer lui-même, pour se rappeler d’entre les morts, comme si, en se multipliant, il s’était inconsidérément fait disparaître. Il est là cinq fois, mais la nature du trucage rend impossible tout échange de regards entre les personnages. Chacun est condamné à fixer le vide, comme sous les yeux des autres, mais sans rien voir, à jamais incapable de rien voir. C’est une représentation de la mort, le portrait d’un homme invisible.
Je commence lentement à comprendre l’absurdité de mon entreprise. Il me semble bien que j’essaie d’aller quelque part, comme si je savais ce que j’ai envie d’exprimer, mais plus j’avance, plus il me paraît certain qu’il n’existe aucune voie vers mon objectif. Il me faut inventer chaque étape de ma démarche, et cela signifie que je ne sais jamais avec certitude où je suis. J’ai l’impression de tourner en rond, de revenir sans cesse sur mes pas, de partir dans tous les sens à la fois. Même quand je parviens à progresser un peu, c’est sans la moindre certitude que cela me mènera où je crois. Le simple fait d’errer dans le désert n’implique pas l’existence de la Terre promise.
Au début, j’ai imaginé que cela viendrait spontanément, dans un épanchement proche de l’état de transe. Mon besoin d’écrire était si grand que je voyais l’histoire se rédiger d’elle-même. Mais jusqu’ici les mots arrivent très lentement. Même les meilleurs jours je n’ai pas réussi à faire plus d’une ou deux pages. Comme si j’étais en butte à une malédiction, à une défaillance de l’esprit, qui m’empêchent de me concentrer. Cent fois j’ai vu mes pensées s’égarer loin de leur objet. Je n’ai pas sitôt formulé une idée que celle-ci en évoque une autre, et puis une autre, jusqu’à une telle densité d’accumulation de détails que j’ai l’impression de suffoquer. Je n’avais encore jamais eu autant conscience du fossé qui sépare la pensée de l’écriture. En fait, depuis quelques jours, il me semble que l’histoire que j’essaie de raconter est comme incompatible avec le langage, qu’elle résiste au langage dans la mesure exacte où j’arrive près d’exprimer une chose importante, et que, le moment venu de dire la seule chose vraiment importante (à supposer qu’elle existe), j’en serai incapable.
J’avais une blessure, et je découvre maintenant qu’elle est très profonde. Au lieu de la guérir, comme je me le figurais, l’acte d’écrire l’a entretenue. Je sens par moments la douleur qui se concentre dans ma main droite, comme si, chaque fois que je prends la plume et l’appuie sur la page, ma main était lacérée. Au lieu de m’aider à enterrer mon père, ces mots le maintiennent en vie, plus en vie peut-être que jamais. Je ne le vois plus seulement tel qu’il était, mais tel qu’il est, tel qu’il sera, et il est là tous les jours, il envahit mes pensées, me surprend sans avertissement : gisant sous terre dans son cercueil, encore intact, avec les ongles et les cheveux qui continuent de pousser. L’impression que si je veux comprendre quelque chose, je dois percer cette image d’obscurité, pénétrer les ténèbres absolues de la terre.
Kenosha, Wisconsin. 1911 ou 1912. Même lui n’était pas sûr de la date. Dans le désordre d’une grande famille d’immigrants, on n’attachait pas beaucoup d’importance aux extraits de naissance. Ce qui compte c’est qu’il était le dernier de cinq enfants survivants – une fille et quatre garçons, tous nés en l’espace de huit ans – et que sa mère, une petite femme sauvage qui parlait à peine l’anglais, maintenait l’unité de la famille. Elle était la matriarche, le dictateur absolu, souverain moteur au centre de l’univers.
Mon grand-père était mort en dix-neuf, ce qui signifie que depuis sa tendre enfance mon père avait été privé du sien. Quand j’étais petit, il m’a raconté trois versions différentes de la mort de celui-ci Dans la première, mon grand-père avait été tué lors d’un accident de chasse. Dans la deuxième, il était tombé d’une échelle. Dans la troisième, il avait été abattu au cours de la Première Guerre mondiale. Conscient que ces contradictions n’avaient aucun sens, je les supposais dues au fait que mon père lui-même ne connaissait pas la vérité. Il était si jeune quand c’est arrivé – sept ans seulement – que j’imaginais qu’on ne la lui avait pas racontée. Mais ceci non plus n’avait pas de sens. Assurément, l’un de ses frères aurait pu lui dire ce qui s’était passé.
Mais tous mes cousins m’ont dit qu’eux aussi avaient reçu de leurs pères plusieurs explications.
Personne ne parlait de mon grand-père. Il y a quelques années à peine, je n’avais encore jamais vu une photo de lui. Comme si la famille avait décidé de faire semblant qu’il n’avait jamais existé.
Parmi les clichés retrouvés chez mon père le mois dernier, il y avait un seul portrait de famille, datant de ces temps anciens à Kenosha. Tous les enfants y sont. Mon père, qui n’a pas plus d’un an, est assis sur les genoux de sa mère et les quatre autres sont debout autour d’elle dans l’herbe haute. Il y a deux arbres derrière eux et derrière les arbres une grande maison de bois. Tout un monde semble surgir de cette image : une époque précise, un lieu précis, et l’indestructible notion de passé. La première fois que je l’ai regardée, j’ai remarqué qu’elle avait été déchirée en son milieu et maladroitement recollée, de sorte que l’un des arbres à l’arrière-paraît étrangement suspendu dans les airs. J’ai supposé que c’était arrivé par accident et n’y ai plus pensé. Mais la seconde fois je l’ai mieux observée et j’ai découvert des choses qu’il fallait être aveugle pour n’avoir pas aperçues. J’ai vu le bout des doigts d’un homme contre le torse d’un de mes oncles. J’ai vu, très distinctement, que la main d’un autre de mes oncles ne reposait pas, comme je l’avais cru d’abord, sur l’épaule de son frère, mais sur le dossier d’un siège absent. Et j’ai compris alors ce que cette photo avait de bizarre : mon grand-père en avait été éliminé. L’image était faussée parce qu’on en avait coupé une partie. Mon grand-père avait dû être assis dans un fauteuil à côté de sa femme avec un de ses fils debout entre les genoux, et il n’y était plus. Il ne restait que le bout de ses doigts : comme s’il essayait de se faufiler dans la scène, émergeant de quelque abîme du temps, comme s’il avait été exilé dans une autre dimension.
J’en avais le frisson.
Il y a quelque temps que j’ai appris l’histoire de la mort de mon grand-père. Sans une coïncidence extraordinaire, elle serait restée à jamais ignorée.
En 1970, une de mes cousines est partie en vacances en Europe avec son mari. Dans l’avion, elle était assise à côté d’un vieil homme et, comme cela se fait souvent, ils ont bavardé pour passer le temps. Il se trouve que cet homme habitait Kenosha, dans le Wisconsin. Amusée par la coïncidence, ma cousine a dit que son père y avait vécu quand il était enfant. Curieux, son voisin lui a demandé le nom de sa famille. Quand elle a dit Auster, il a pâli. Auster ? Votre grand-mère n’était pas une petite femme cinglée avec des cheveux roux ? Oui, c’est tout ma grand-mère, a-t-elle répondu. Une petite femme cinglée avec des cheveux roux.
C’est alors qu’il lui a raconté l’histoire. Il y avait plus de cinquante ans que c’était arrivé, mais il se souvenait encore de tous les faits essentiels.
Rentré chez lui à la fin de ses vacances, il s’est mis à la recherche des articles de journaux relatifs à l’événement, les a photocopiés et envoyés à ma cousine. Voici la lettre qui leur était jointe :
Le 15 juin 1970
Chère… et cher…
Votre lettre m’a fait plaisir et, bien que la tâche ait pu sembler ardue, j’ai eu un coup de chance. – Fran et moi sommes allés dîner chez un certain Fred Plons et sa femme, et c’est le père de Fred qui a racheté à votre famille l’immeuble à appartements de Park Avenue. – M. Plons doit avoir trois ans de moins que moi, mais il affirme qu’à l’époque cette affaire l’avait fasciné, et il se rappelle bien plusieurs détails. – Il a mentionné que votre grand-père a été la première personne enterrée dans le cimetière juif de Kenosha. – (Avant 1919 les juifs n’avaient pas de cimetière à Kenosha, ils devaient faire enterrer les leurs à Chicago ou à Milwaukee.) Grâce à ce renseignement, je n’ai eu aucune difficulté à localiser l’endroit où repose votre grand-père. – Et cela m’a permis de préciser la date. Le reste se trouve dans les copies que je vous envoie.
Je vous demande seulement que votre père n’ait jamais connaissance de l’information que je vous transmets – je ne voudrais pas lui infliger ce chagrin supplémentaire après ce qu’il a déjà connu…
J’espère que ceci jettera un peu de lumière sur le comportement de votre père au cours des années écoulées.
Nos pensées très affectueuses à vous deux,
Ken et Fran.
Ces articles sont là, sur mon bureau. Maintenant que le moment est venu d’en parler, je me surprends à faire n’importe quoi pour le retarder. Toute la matinée j’ai tergiversé. Je suis allé vider les poubelles. J’ai joué dans le jardin avec Daniel pendant près d’une heure. J’ai lu le journal entier, y compris les résultats des matchs d’entraînement. Même en ce moment où je décris ma répugnance à écrire, je suis insupportablement agité. Tous les deux ou trois mots je bondis de ma chaise, je marche de long en large, j’écoute le vent qui bouscule les gouttières branlantes contre la maison. La moindre chose me distrait.
Ce n’est pas que j’aie peur de la vérité. Je n’ai même pas peur de la dire. Ma grand-mère a assassiné mon grand-père. Le 23 janvier 1919, soixante ans exactement avant la mort de mon père, sa mère a tué son père d’un coup de feu dans la cuisine de leur maison, avenue Frémont à Kenosha, Wisconsin. En eux-mêmes, les faits ne me troublent pas plus qu’on ne peut s’y attendre. Ce qui est difficile, c’est de les voir imprimés – exhumés, pour ainsi dire, du domaine des secrets, livrés au domaine public. Il y a plus de vingt articles, longs pour la plupart, tous extraits du Kenosha Evening News. qu’à peine lisibles, rendus presque indistincts par l’âge et les hasards de la photocopie, ils ont encore le pouvoir de bouleverser. Je suppose qu’ils sont typiques du journalisme de l’époque, mais ils n’en sont pas moins sensationnels. C’est un mélange de ragots et de sentimentalisme, corsé du fait que les acteurs du drame étaient juifs – donc étranges, par définition – d’où un ton souvent sarcastique, condescendant. Pourtant, en dépit des défauts de style, les faits semblent s’y trouver. Je ne crois pas qu’ils expliquent tout, mais il est indiscutable qu’ils expliquent beaucoup. Un enfant ne peut pas vivre ce genre de chose sans en garder des traces une fois adulte.
Dans les marges de ces articles, je peux tout juste déchiffrer quelques traces d’informations de moindre importance à l’époque, des événements que la comparaison avec le meurtre reléguait presque à l’insignifiance. Par exemple, la découverte du corps de Rosa Luxemburg dans le canal du Landwehr. Par exemple, la conférence pour la paix à Versailles. Et encore, jour après jour : l’affaire Eugène Debs ; un commentaire du premier film de Caruso (“On dit que les situations…sont très dramatiques et pleines d’une grande émotion.”) ; des reportages sur la guerre civile en Russie ; les funérailles de Karl Liebknecht et de trente et un autres spartakistes (“Plus de cinquante mille personnes ont suivi le cortège, long d’environ huit kilomètres. Au moins vingt pour cent des participants portaient des couronnes de fleurs. Il n’y eut ni cris ni acclamations.” ; la ratification de l’amendement national sur la prohibition (“William Jennings Bryan – l’homme qui a fait la célébrité du jus de raisin – arborait un large sourire.”) ; à Lawrence, Massachusetts, une grève dans le textile conduite par les Wobblies ; la mort d’Emiliano Zapata, “chef de brigands dans le sud du Mexique” ; Winston Churchill ; Béla Kun ; Lénine premier ministre (sic) ; Woodrow Wilson : Dempsey contre Willard.
J’ai lu une douzaine de fois les articles consacrés au meurtre. Pourtant j’ai peine à admettre que je n’ai pas rêvé. Ils m’obsèdent avec toute la force d’une manœuvre de l’inconscient et déforment la réalité à la manière des rêves. Parce que les énormes manchettes qui annoncent le crime éclipsent tout ce qui est arrivé d’autre dans le monde ce jour-là, elles confèrent à l’événement la même prépondérance égocentrique que nous accordons à ceux de notre vie privée. Un peu comme ce que dessinerait un enfant troublé par une peur inexprimable : la chose la plus importante est toujours la plus grande. La perspective cède le pas aux proportions – qui ne sont pas dictées par l’œil mais par les exigences de l’esprit.
J’ai lu ces articles comme de l’Histoire. Mais aussi comme des peintures rupestres découvertes sur les parois internes de mon crâne.
Le premier jour, 24 janvier, les manchettes couvrent plus d’un tiers de la une.
HARRY AUSTER ASSASSINÉ
SON ÉPOUSE EN GARDE À VUE
Un ancien agent immobilier bien connu
a été tué par balles dans la cuisine
de la maison de sa femme
jeudi soir, à la suite d’une altercation
familiale à propos d’argent – et d’une femme.
L’ÉPOUSE AFFIRME QUE SON MARI S’EST SUICIDÉ
Le mort avait été blessé au cou et dans la hanche
gauche et la femme reconnaît que le revolver
avec lequel les balles ont été tirées lui appartenait.
Le fils âgé de neuf ans, témoin de la tragédie,
détient peut-être la solution du mystère.
D’après le journal, “Auster et sa femme étaient séparés depuis quelque temps et une action en divorce avait été déposée devant le tribunal civil du comté de Kenosha. Ils avaient eu à plusieurs reprises des difficultés pour des questions d’argent. Ils s’étaient aussi querellés parce que Auster (illisible) amicales avec une jeune femme connue de l’épouse sous le nom de « Fanny ». On pense qu’il a été question de « Fanny » lors du différend qui a précédé le coup de feu…”
Comme ma grand-mère n’a rien avoué avant le 26 janvier, les relations de l’événement étaient plutôt confuses. Mon grand-père (alors âgé de trente-six ans) était arrivé chez sa femme à six heures du soir avec des “costumes” pour ses deux fils aînés alors que, selon les témoignages, Mme Auster était dans la chambre en train de coucher Sam, le plus jeune. Sam (mon père) a affirmé n’avoir pas vu sa mère prendre un revolver sous le matelas en le bordant dans son lit.
Il semble que mon grand-père ait alors été réparer un interrupteur dans la cuisine et que l’un de mes oncles (le cadet) l’ait éclairé à l’aide d’une bougie. “L’enfant a déclaré avoir été pris de panique en entendant la détonation et en voyant l’éclair d’un revolver, et s’être enfui de la pièce.” D’après ma grand-mère, mon grand-père s’était suicidé. Elle admettait qu’ils s’étaient disputés pour des questions d’argent et “il a dit alors, continuait-elle, « ceci sera ta fin ou la mienne », en me menaçant. J’ignorais qu’il avait le revolver. Je l’avais mis sous mon matelas et il le savait.”
Comme ma grand-mère parlait à peine l’anglais, j’imagine que cette déclaration, comme toutes celles qu’on lui a attribuées, sont des inventions des journalistes. Quoi qu’il en soit, on ne l’a pas crue. “Mme Auster a répété son histoire aux différents officiers de police sans y apporter de changement notable, et elle a manifesté une grande surprise en apprenant qu’elle allait être arrêtée. Elle a embrassé le petit Sam avec beaucoup de tendresse avant de s’en aller à la prison du comté.”
“Les deux petits Auster ont été hier soir les hôtes du département de police. Ils ont dormi dans la salle de garde et semblaient ce matin tout à fait remis de la frayeur provoquée par la tragédie qui s’est déroulée chez eux.”
Vers la fin de l’article, on trouve ces renseignements sur mon grand-père : “Harry Auster est né en Autriche. Arrivé dans notre pays il y a de nombreuses années, il a d’abord vécu à Chicago, puis au Canada et enfin à Kenosha. D’après ce qu’on a raconté à la police, lui et sa femme sont retournés en Autriche par la suite, mais elle avait rejoint son mari ici à l’époque de leur installation à Kenosha. Auster avait acheté plusieurs maisons dans le deuxième arrondissement et ses affaires se sont maintenues un certain temps sur une grande échelle. Il a construit le triple immeuble à appartements sur South Park Avenue et un autre, généralement appelé « Maison Auster » sur South Exchange Street. Voici six ou huit mois, il a connu des revers de fortune…
“Il y a quelque temps, Mme Auster a fait appel à la police pour demander qu’on surveille son mari, dont elle prétendait qu’il avait des relations avec une jeune femme et qu’il fallait ouvrir une enquête. C’est ainsi que les policiers ont entendu parler pour la première fois de la nommée « Fanny »…
“De nombreuses personnes ont vu Auster jeudi après-midi et ont bavardé avec lui, et tous témoignent qu’il paraissait normal et n’avait en rien l’apparence d’un homme qui songerait à s’ôter la vie.”
L’enquête du coroner eut lieu le lendemain. Étant seul à avoir assisté au drame, mon oncle fut cité comme témoin. “Vendredi après-midi, un petit garçon aux yeux tristes, qui jouait nerveusement avec son bonnet de laine, a écrit le second chapitre du mystère du meurtre Auster… Ses tentatives de sauvegarder le nom de sa famille étaient tragiques, pathétiques. Chaque fois qu’on lui demandait si ses parents s’étaient querellés, il répondait : « Ils bavardaient simplement » jusqu’à ce qu’enfin, paraissant se souvenir de son serment, il ajoute : « Et disputés, peut-être, un tout petit peu. »” L’article décrit les jurés comme “étrangement émus par les efforts de l’enfant pour protéger à la fois son père et sa mère”.
Il est clair que la version du suicide n’allait pas être retenue. Dans le dernier paragraphe, le journaliste ajoute que « les officiels font allusion à de possibles développements de nature surprenante”.
Et puis vint l’enterrement. Ce fut pour le reporter anonyme l’occasion d’imiter le ton le plus choisi du mélodrame victorien. Le meurtre n’était plus seulement un scandale. C’était devenu un spectacle passionnant.
UNE VEUVE AUX YEUX SECS
SUR LA TOMBE D’AUSTER
Dimanche, sous bonne garde, Mme Anna Auster
assiste aux funérailles de son mari.
“Sans une larme, sans la moindre marque d’émotion, Mme Harry Auster, qui est gardée à vue depuis la mort mystérieuse de son mari, a assisté dimanche matin sous bonne garde à l’enterrement de l’homme dont la mort a provoqué sa détention.
“Ni à la chapelle de Crossin, où elle a revu pour la première fois depuis jeudi soir le visage de son mari décédé, ni au cimetière, elle n’a montré le plus petit signe d’attendrissement. Le seul indice qu’elle fût peut-être en train de céder à la pression de cette épreuve terrible est le fait que, sur la tombe, après la fin des obsèques, elle a demandé un entretien pour l’après-midi au révérend M. Hartman, rabbin de la congrégation B’nai Zadek…
“À la fin du rituel, elle a calmement resserré son col de fourrure sur la gorge et signifié aux officiers de police qu’elle était prête à partir.
“Après une courte cérémonie, le cortège funèbre s’est formé dans Wisconsin Street. Mme Auster a demandé à être également autorisée à se rendre au cimetière, requête que la police lui a accordée volontiers. Elle semblait très irritée qu’on n’ait pas prévu de voiture à son intention, en souvenir peut-être de la courte période d’apparente opulence où l’on voyait dans Kenosha la limousine des Auster…
“L’épreuve a duré exceptionnellement longtemps car il y avait du retard dans la préparation de la tombe. Pendant qu’elle attendait, elle a appelé près d’elle son fils Sam, le plus jeune, et a refermé avec soin le col de son manteau. Elle lui a parlé avec calme, mais à cette exception près a gardé le silence jusqu’à la fin de la cérémonie…
“Une des personnalités marquantes à cet enterrement était Samuel Auster, de Détroit, le frère de Harry Auster. Il a veillé avec un soin particulier sur les enfants les plus jeunes et s’est efforcé de les consoler de leur chagrin.
“Paroles et attitudes d’Auster donnaient l’impression d’une grande amertume devant la mort de son frère. Il a montré clairement qu’il ne croit pas à la thèse du suicide et proféré contre la veuve quelques remarques qui ressemblaient à des accusations…
“Le révérend M. Hartman…a fait un sermon éloquent au bord de la tombe. Déplorant le fait que la première personne enterrée dans ce cimetière soit morte de mort violente, tuée en pleine jeunesse, il a rendu hommage à l’esprit entreprenant de Harry Auster mais regretté son décès prématuré.
“La veuve ne semblait pas émue par les éloges décernés à son mari défunt. C’est d’un geste indifférent qu’elle a ouvert son manteau pour permettre au patriarche de faire un accroc dans son chandail, comme le recommande la liturgie juive en signe de douleur.
“À Kenosha, les officiels ne sont pas près d’abandonner l’idée qu’Auster a été tué par sa femme…”
Le journal du lendemain, le 26 janvier, rapporte la nouvelle de la confession. Après avoir vu le rabbin, Mme Auster avait demandé un entretien avec le chef de la police. “En entrant dans la pièce elle tremblait un peu et il était clair qu’elle était agitée. Le chef de la police lui a avancé un siège. « Vous savez ce que votre petit garçon nous a dit, a-t-il commencé quand il a senti que le moment psychologique était arrivé. Vous ne souhaitez pas que nous pensions qu’il nous ment, n’est-ce pas ? » Et la mère, dont le visage impassible, depuis des jours, ne laissait rien deviner des horreurs qu’il dissimulait, a jeté le masque et, soudain devenue tendre, a raconté avec des sanglots son terrible secret. « Il ne vous a pas menti ; tout ce qu’il vous a raconté est vrai. Je l’ai tué et je veux avouer. ».
Voici sa déposition officielle : “Je m’appelle Anna Auster. J’ai tué Harry Auster dans la ville de Kenosha, Wisconsin, le 23 janvier de l’an 1919. J’ai entendu dire qu’il y avait eu trois coups de feu mais je ne me rappelle pas combien de coups ont été tirés ce jour-là. La raison pour laquelle j’ai tué ledit Harry Auster est que lui, ledit Harry Auster en avait mal usé envers moi. J’étais comme folle quand j’ai tiré sur ledit Harry Auster. Je n’ai jamais pensé le tuer, ledit Harry Auster, jusqu’au moment où j’ai tiré sur lui. Je crois que cette arme est celle avec laquelle j’ai tué ledit Harry Auster. Je fais cette déclaration de ma propre volonté et sans y être contrainte.”
Le journaliste poursuit : “Sur la table devant Mme Auster se trouvait le revolver avec lequel son mari a été abattu. En le mentionnant, elle l’a effleuré avec hésitation pour aussitôt retirer sa main avec un net frisson d’horreur. Sans un mot, le chef a poussé l’arme de côté, puis il a demandé à Mme Auster si elle désirait ajouter quelque chose.
“« C’est tout pour le moment, a-t-elle répondu avec calme. Signez pour moi et je ferai ma marque. »
“On a obéi à ses ordres – depuis quelques instants elle était de nouveau quasi royale –, a ratifié la signature et demandé qu’on la ramène dans sa cellule…”
Le lendemain, lors de l’établissement de l’acte d’accusation, son avocat a plaidé non coupable. “Emmitouflée dans un manteau somptueux et portant un boa de renard, Mme Auster est entrée dans la salle d’audience. En s’asseyant à sa place, elle a adressé un sourire à une amie dans la foule.”
De l’aveu du reporter, l’audience s’est déroulée “sans accroc”. Il n’a cependant pas pu résister à la tentation d’ajouter : “Un incident survenu au moment où elle retournait derrière les barreaux donne une indication sur l’état d’esprit de Mme Auster.
“Une femme accusée de relations avec un homme marié avait été arrêtée et emprisonnée dans la cellule voisine de la sienne. À sa vue, Mme Auster a demandé qui elle était et appris ce qui lui était reproché.
“« Elle devrait en prendre pour dix ans, s’est exclamée tandis que la porte de fer résonnait sans pitié. C’est à cause d’une de ses pareilles que je suis ici. »”
Après des discussions légales compliquées à propos de la caution, qui ont été traînées en longueur pendant plusieurs jours, elle a été libérée. “« Avez vous le moindre soupçon que cette femme pourrait ne pas se présenter au procès ? » a demandé le juge aux avocats. C’est Me Baker qui a répondu : « Où irait une mère de cinq enfants ? Elle leur est attachée et la Cour peut constater qu’ils tiennent à elle. »”
Pendant une semaine, la presse est restée silencieuse. Puis, le 8 février, il y a eu toute une histoire à propos du « soutien actif apporté à l’affaire par certains journaux publiés à Chicago en langue yiddish. Dans certains de ces journaux des articles commentent le cas de Mme Auster et on affirme qu’ils ont vivement pris son parti…
“Vendredi après-midi, Mme Auster était assise avec l’un de ses enfants dans le bureau de son avocat pendant la lecture d’extraits de ces articles. Elle sanglotait comme un enfant tandis que l’interprète en expliquait le contenu à l’homme de loi…
“Me Baker a déclaré ce matin que la défense de Mme Auster se fonderait sur la folie émotionnelle…
“On s’attend à ce que le procès de Mme Auster soit l’un des jugements pour homicide les plus intéressants jamais rendus par le tribunal de Kenosha, et l’on pense que l’aspect humain de l’histoire telle qu’elle a été jusqu’ici représentée dans la défense de cette femme sera largement exploité durant le procès.”
Ensuite un mois sans rien. Les titres du 10 mars annoncent :
ANNA AUSTER A TENTÉ DE SE SUICIDER
La tentative de suicide avait eu lieu à Peterborough, Ontario, en 1910 – elle avait absorbé du phénol et ouvert le gaz. L’avocat a porté cette information devant le tribunal afin qu’on lui accorde un report du procès qui lui donnerait le temps nécessaire pour obtenir des dépositions. “Me Baker soutient que par la même occasion cette femme avait mis en grave danger la vie de deux de ses enfants, et que l’histoire de cette tentative de suicide est importante dans la mesure où elle est révélatrice de l’état mental de Mme Auster.”
Le 27 mars. La date du procès est fixée au 7 avril. Ensuite encore une semaine de silence. Et puis le 4 avril, comme si tout cela devenait un peu terne, un nouveau rebondissement.
AUSTER TIRE SUR LA VEUVE DE SON FRÈRE
“Sam Auster, frère de Harry Auster…a tenté sans succès de venger la mort de son frère ce matin juste après dix heures en tirant sur Mme Auster…Cela s’est passé devant l’épicerie Miller…
“Auster est sorti à la suite de Mme Auster et a tiré une fois dans sa direction. Bien que le coup ne l’ait pas atteinte, Mme Auster s’est effondrée sur le trottoir et Auster est rentré dans le magasin en déclarant, au dire des témoins : « Eh bien voilà, je suis content d’avoir fait ça. » Après quoi il a attendu calmement qu’on vienne l’arrêter.
“Au poste de police…Auster, nerveusement très abattu, a expliqué son acte.
“« Cette femme, affirmait-il, a tué mes quatre frères et ma mère. J’ai essayé d’intervenir, mais elle ne me laisse pas faire. » Pendant qu’on le conduisait en prison, il sanglotait : « Dieu prendra mon parti, j’en suis sûr. »
“Dans sa cellule, Auster a déclaré avoir essayé tout ce qui était en son pouvoir pour aider les enfants de son frère défunt. Il était depuis peu obsédé par le refus du tribunal de le nommer administrateur de la succession, parce qu’il avait été décrété que la veuve avait des droits en cette affaire... « Ce n’est pas une veuve, c’est une criminelle, elle ne devrait avoir aucun droit », s’est-il exclamé aujourd’hui à ce propos…
“Auster ne sera pas immédiatement traduit en justice, afin qu’une enquête approfondie puisse être menée sur son affaire. La police admet la possibilité que la mort de son frère et les événements qui l’ont suivie aient pesé sur son esprit au point qu’il ne soit pas tout à fait responsable de son acte. Auster a exprimé à plusieurs reprises l’espoir de mourir aussi et toute précaution sera prise pour l’empêcher d’attenter à ses jours…”
Le journal du lendemain ajoutait ceci : “Auster a passé une nuit très agitée sous les verrous. Les policiers l’ont trouvé plusieurs fois en train de pleurer dans sa cellule, et son comportement était celui d’un hystérique …
“Il a été reconnu que Mme Auster a éprouvé un « choc nerveux » par suite de la frayeur éprouvée lors de l’attentat dont elle a été l’objet vendredi, mais on a estimé qu’elle serait capable de se présenter au tribunal lundi après-midi, quand son affaire sera jugée.”
La procédure d’accusation a duré trois jours. L’avocat général, qui soutenait la thèse de la préméditation, comptait principalement sur le témoignage d’une certaine Mme Matthews, employée de l’épicerie Miller, qui affirmait que “Mme Auster était venue trois fois au magasin le jour du crime pour utiliser le téléphone. L’une des trois fois, disait le témoin, Mme Auster a appelé son mari pour lui demander de venir réparer une lampe. Elle a mentionné qu’Auster lui avait promis de venir à six heures.”
Mais même si elle l’a prié de venir chez elle, cela ne signifie pas qu’elle avait l’intention de le tuer.
De toute manière, ça revient au même. Quels qu’aient pu être les faits, l’avocat de la défense a retourné habilement toute la situation à son avantage. Sa stratégie consistait à apporter des preuves écrasantes sur deux fronts – l’infidélité de mon grand-père, d’une part, et d’autre part la démonstration que ma grand-mère avait un passé d’instabilité mentale – et à établir grâce à la combinaison des deux que l’affaire relevait du meurtre avec circonstances atténuantes ou de l’homicide “en état de folie”. L’un ou l’autre conviendrait.
Dès son préambule, Me Baker avait calculé ses remarques de manière à tirer du jury toute la sympathie possible. “Il a raconté comme Mme Auster avait peiné avec son mari pour édifier leur foyer et le bonheur qu’ils avaient connu jadis à Kenosha après des années de difficulté… « Alors, après l’effort commun qu’ils avaient fourni pour établir leur famille, continuait Me Baker, voilà cette sirène qui arrive de la ville et Anna Auster est abandonnée comme un chiffon. Au lieu de nourrir les siens, son mari avait installé Fanny Koplan dans un appartement à Chicago. L’argent qu’Anna avait aidé à accumuler était dépensé sans compter pour une femme plus belle et devant une telle trahison faut-il s’étonner qu’elle ait eu l’esprit dérangé et perdu un instant le contrôle de sa raison ? »”
Le premier témoin de la défense était Mme Elizabeth Grossman, l’unique sœur de ma grand-mère, qui vivait dans une ferme près de Brunswick, dans le New Jersey. “C’était un témoin splendide. Avec simplicité, elle a raconté l’histoire de la vie de Mme Auster ; sa naissance en Autriche ; la mort de sa mère quand Mme Auster n’avait que six ans ; le voyage que les deux sœurs avaient accompli huit ans plus tard pour venir dans ce pays ; les longues heures passées à fabriquer des chapeaux et des bonnets chez des modistes de New York ; les quelques centaines de dollars que la petite immigrante avait économisés grâce à ce travail. Elle a dit le mariage de la jeune femme avec Auster juste après son vingt-troisième anniversaire et leurs tentatives de se lancer dans les affaires ; l’échec qu’ils avaient connu avec une petite confiserie, et leur long voyage jusqu’à Lawrence, dans le Kansas, où ils avaient tenté de redémarrer, et où le premier enfant était né ; le retour à New York et leur deuxième échec dans les affaires, qui s’était terminé par une faillite et la fuite d’Auster au Canada. Elle a raconté comment Mme Auster l’y avait suivi ; comment Auster avait déserté sa femme et ses jeunes enfants en annonçant qu’il allait « se fich’en l’air » (sic) et comment il avait prévenu sa femme qu’il prenait cinquante dollars pour qu’on les trouve sur lui quand il serait mort et qu’ils servent à l’enterrer décemment…Elle a rappelé qu’ils avaient vécu au Canada sous le nom de M. et Mme Harry Ball…
“Le récit de Mme Grossman s’étant interrompu faute d’informations, celles-ci ont été fournies par MM. Archie Moore, ancien chef de la police, et Abraham Low, tous deux du comté de Peterborough, au Canada. Ces messieurs ont décrit le départ d’Auster de Peterborough et le chagrin de sa femme. Auster, ont-ils rapporté, avait quitté la ville le 14 juillet 1909 et la nuit suivante, Moore avait trouvé son épouse dans une chambre de leur misérable maison, souffrant des effets du gaz. Elle était couchée avec ses enfants sur un matelas posé sur le sol cependant que le gaz s’échappait des quatre brûleurs ouverts. Moore a parlé aussi du flacon de phénol qu’il avait trouvé dans la pièce et des traces de phénol qui avaient été découvertes sur les lèvres de Mme Auster. On l’avait emmenée à l’hôpital, déclarait le témoin, et elle avait été malade pendant plusieurs jours. Les deux hommes ont exprimé l’opinion qu’à l’époque où elle a attenté à sa vie, au Canada, Mme Auster présentait sans aucun doute des signes d’aliénation.”
Parmi les autres témoins se trouvaient aussi les deux aînés des enfants, qui ont l’un et l’autre fait la chronique des difficultés domestiques. Il a été beaucoup question de Fanny, et aussi des chamailleries fréquentes à la maison. “Il a raconté qu’Auster avait l’habitude de lancer des assiettes et des verres et qu’un jour sa mère avait été si gravement coupée au bras qu’il avait fallu appeler un médecin pour la soigner. Il a raconté qu’en de telles occasions son père usait envers sa mère d’un langage grossier et indécent…”
Une dame de Chicago a témoigné qu’elle avait fréquemment vu ma grand-mère se frapper la tête contre les murs au cours de crises d’angoisse. Un officier de police de Kenosha, qu’un jour “il avait vu Mme Auster en train de courir comme une folle dans la rue. Il a déclaré qu’elle était « plus ou moins échevelée » et ajouté qu’elle se conduisait comme une femme qui a perdu l’esprit.” On a aussi fait venir un médecin, qui a confirmé qu’elle avait souffert de “délire aigu”.
L’interrogatoire de ma grand-mère a duré trois heures. “Entre des sanglots étouffés et le recours aux larmes, elle a raconté toute sa vie avec Auster jusqu’au moment de l’« accident »… Mme Auster a parfaitement soutenu l’épreuve difficile des questions contradictoires et trois versions de son histoire se sont révélées presque identiques.”
Dans sa péroraison, « Me Baker a plaidé avec force et émotion pour l’acquittement de Mme Auster. Parlant pendant près d’une heure et demie, il a rappelé avec éloquence les antécédents de Mme Auster…Mme Auster a été plusieurs fois émue aux larmes par les déclarations de son avocat et dans le public des femmes ont pleuré à maintes reprises en écoutant celui-ci dépeindre les luttes de cette femme immigrée pour défendre son foyer.”
Le juge n’a donné le choix aux jurés qu’entre deux verdicts : coupable ou innocente du meurtre. Il leur a fallu moins de deux heures pour se mettre d’accord. Comme il est dit dans le bulletin du 12 avril, “à quatre heures trente, cet après-midi, le jury dans le procès de Mme Anna Auster a rendu son verdict et déclaré l’accusée non coupable”.
14 avril. “« Je suis plus heureuse maintenant que je ne l’ai été depuis dix-sept ans », a déclaré Mme Auster samedi après-midi en serrant la main de chacun des jurés après la lecture du verdict. « Tant qu’Harry vivait, a-t-elle confié à l’un d’eux, j’étais préoccupée. Je n’ai jamais vraiment connu le bonheur. À présent je regrette qu’il soit mort de ma main. Je suis aussi heureuse que je pense pouvoir l’être jamais… »
“À la sortie du tribunal, Mme Auster était accompagnée de sa fille…et de ses deux plus jeunes fils, qui avaient attendu patiemment dans la salle d’audience le jugement qui libérerait leur mère.
“Dans la prison du comté, Sam Auster…, bien qu’il n’y comprenne rien, se dit prêt à se plier à la décision des douze jurés…
“« Hier soir, en entendant le résultat, a-t-il déclaré dimanche matin pendant une interview, je suis tombé par terre. Je ne pouvais pas croire qu’elle allait s’en tirer complètement libre après avoir tué mon frère, son mari. Tout cela me dépasse. Je ne comprends pas, mais je n’insisterai pas. J’ai essayé une fois de régler les choses à ma façon, j’ai échoué, et je n’ai plus qu’à accepter la décision du tribunal. »”
Le lendemain lui aussi a été libéré. “Je reprends mon travail à l’usine, a-t-il dit à l’avocat général.
Dès que j’aurai assez d’argent, je ferai dresser une pierre sur la tombe de Harry, et ensuite je consacrerai mon énergie à assurer la subsistance des enfants d’un autre de mes frères, qui vivait en Autriche et est mort au combat dans l’armée autrichienne. »
“La conférence de ce matin a révélé que Sam Auster est le dernier des cinq frères Auster. Trois d’entre eux ont combattu dans l’armée autrichienne pendant la guerre mondiale et tous trois sont tombés au champ d’honneur.”
Dans le dernier paragraphe du dernier article consacré à l’affaire, le journal rapporte que “Mme Auster a le projet de partir vers l’Est avec ses enfants dans quelques jours…On dit qu’elle a pris cette décision sur l’avis de ses avocats, qui lui ont conseillé de refaire sa vie dans un lieu nouveau, un lieu où personne ne connaîtrait l’histoire de son procès.”
C’était, sans doute, un dénouement heureux. Du moins pour les lecteurs de journaux de Kenosha, pour l’astucieux Me Baker et, bien entendu, pour ma grand-mère. Et il n’a plus été question des aventures de la famille Auster. L’histoire officielle s’achève avec l’annonce de leur départ vers l’Est.
Je ne connais presque rien de la suite, car mon père me parlait rarement du passé. Mais j’ai pu, à partir des quelques détails qu’il avait évoqués, me faire une idée assez fidèle du climat dans lequel ils ont vécu.
Par exemple, ils déménageaient tout le temps. Il n’était pas rare que mon père fréquentât deux, parfois même trois écoles différentes au cours d’une seule année. Comme ils n’avaient pas d’argent, leur vie était devenue une succession de fuites, de propriétaires en créditeurs. Un tel nomadisme isola complètement cette famille déjà refermée sur elle-même. Ils n’avaient jamais de point de référence durable : ni maison, ni ville, ni amis sur lesquels ils auraient pu compter. Rien que la famille. C’était presque comme une quarantaine.
Mon père était le benjamin, et il continua toute sa vie à respecter ses trois frères aînés. Quand il était petit, on l’appelait “fiston”. Il était asthmatique et souffrait d’allergies, était bon élève, jouait extérieur dans l’équipe de football, et il courait le quatre cents mètres au printemps. Il a terminé l’école pendant la première année de la dépression, suivi des cours du soir de droit pendant un ou deux semestres puis abandonné, exactement comme ses frères l’avaient fait avant lui.
Les quatre garçons se serraient les coudes. Leur loyauté mutuelle avait quelque chose de presque médiéval. Malgré qu’ils ne fussent pas toujours d’accord entre eux, que de bien des manières ils ne s’aimassent même pas, je ne pense pas à eux comme à quatre individus distincts mais comme à un clan, une quadruple image de solidarité. Trois d’entre eux – les trois plus jeunes – se sont retrouvés associés en affaires et habitant la même ville, et ils ont aidé le quatrième à s’établir dans une ville du voisinage. Il se passait rarement une journée sans que mon père vît ses frères. Et cela pendant toute sa vie : tous les jours pendant plus de soixante ans.
Ils prenaient les habitudes les uns des autres : des expressions, de petits gestes, et tout cela se confondait si bien qu’il était impossible de repérer lequel était à l’origine de telle attitude ou de telle idée. Les sentiments de mon père ne variaient pas : jamais il n’a dit un mot à l’encontre de l’un d’eux. Encore cette conception de l’autre défini par ce qu’il est et non par ce qu’il fait. S’il arrivait que l’un des frères lui portât tort ou agît de façon répréhensible, il refusait toujours de le juger. C’est mon frère, disait-il, comme si cela justifiait tout. C’était là le premier principe, le postulat inattaquable, le seul et unique dogme. Autant que celle de la foi en Dieu, sa remise en question eût été une hérésie.
Comme il était le plus jeune, mon père était le plus loyal des quatre et aussi celui qui jouissait le moins du respect des autres. C’était lui qui travaillait le plus dur, qui était le plus généreux avec ses neveux et nièces, et pourtant cela n’était jamais vraiment reconnu, moins encore apprécié. En vérité, ma mère se souvient que le jour de son mariage, au cours de la réception qui suivait la cérémonie, un de ses beaux-frères lui a fait des avances. Aurait-il été jusqu’au bout de l’aventure, c’est une autre question. Mais le seul fait de l’avoir ainsi taquinée donne une assez bonne idée du peu de considération qu’il avait pour mon père. On ne se conduit pas de cette façon le jour où un homme se marie, surtout s’il est votre frère.
Au centre du clan se trouvait ma grand-mère, le type même de la maman juive des cavernes, mère entre les mères. Farouche, opiniâtre, le chef. C’est à cause de leur commune loyauté envers elle que les quatre frères sont restés si unis. Même adultes, mariés et pères de famille, ils continuaient à venir dîner chez elle, fidèlement, tous les vendredis soir – sans femmes ni enfants. C’était cette parenté-ci qui comptait, elle prenait le pas sur tout le reste. Cela devait avoir quelque chose d’un peu comique : quatre hommes grands et forts, ils mesuraient tous plus d’un mètre quatre-vingts, entourant une petite vieille dame qui faisait bien trente centimètres de moins qu’eux.
Un jour, à l’une des rares occasions où ils étaient là avec leurs épouses, un voisin entré par hasard s’est montré surpris de découvrir une telle assemblée. À sa question : Est-ce votre famille, madame Auster ? celle-ci, avec un grand sourire de fierté, a répondu oui. Voici…, voici…, voici… et voici Sam. Un peu éberlué, le voisin a demandé : Et ces charmantes dames, qui sont-elles ? Oh, a répliqué ma grand-mère avec un geste désinvolte de la main, celle-là est à…, celle-là à…, celle-ci à…, et voici celle de Sam.
Le portrait qu’avaient tracé d’elle les journaux de Kenosha n’était pas faux. Elle vivait pour ses enfants. (Me Baker : “Où irait une mère de cinq enfants ? Elle leur est attachée et la Cour peut constater qu’ils tiennent à elle”) Mais en même temps c’était un tyran capable de hurlements ou de crises d’hystérie. Quand elle était en colère, il lui arrivait de donner à ses fils des coups de balai sur la tête. Elle exigeait l’obéissance, et l’obtenait.
Elle est un jour entrée dans la chambre de mon père, qui avait réussi en vendant des journaux à accumuler l’énorme somme de vingt dollars afin de s’acheter une bicyclette neuve, et, sans même un mot d’excuse, elle a cassé sa tirelire et pris son argent. Elle en avait besoin pour payer une facture et mon père n’avait eu aucun recours, aucune possibilité de réclamer. Quand il m’a raconté cette histoire, ce n’était pas dans le but de mettre en évidence l’injustice de sa mère, mais de démontrer que le bien de la famille passait toujours avant celui de l’un de ses membres. Sans doute en avait-il eu de la peine, mais il ne s’est pas plaint.
C’était le règne de l’arbitraire. Pour un enfant, cela voulait dire que le ciel risquait à tout moment de lui tomber sur la tête, qu’il ne pouvait jamais être sûr de rien. C’est ainsi qu’il a appris à ne faire confiance à personne. Pas plus qu’à lui-même. Il y aurait toujours quelqu’un pour lui prouver que ce qu’il pensait était faux, que cela n’avait aucune valeur. Il a appris à refréner ses désirs.
Mon père a vécu avec sa mère jusqu’à un âge plus avancé que le mien. Il a été le dernier à partir, celui qui était resté pour s’occuper d’elle. On ne peut pourtant pas dire qu’il était un “fils à maman”. Il était trop indépendant, ses frères lui avaient trop bien inculqué les façons qui conviennent à un homme. Il était gentil avec elle, plein de prévenances et d’attentions, mais non sans un peu de distance, voire d’humour. Après qu’il se fut marié, elle lui téléphonait souvent pour le sermonner à propos de ceci ou de cela. Mon père posait l’écouteur sur la table, s’en allait à l’autre bout de la pièce, s’occupait quelques instants, puis il venait reprendre l’appareil, disait quelque chose d’anodin pour qu’elle sache qu’il était là (mmm, mmm, oui, bien sûr) puis il repartait, allant et venant jusqu’à ce qu’elle ait épuisé son monologue.
Le côté comique de son caractère imperturbable. Et ça lui a parfois rendu grand service.
Je me souviens d’une petite créature ratatinée, assise dans le salon de sa maison, dans le quartier de Weequahic, à Newark, en train de lire le Jewish Daily Forward. Je savais bien qu’il fallait m’exécuter chaque fois que je la voyais, mais j’avais toujours un mouvement de recul au moment de l’embrasser. Elle avait le visage si ridé, la peau d’une douceur tellement inhumaine. Le pire était encore son odeur – une odeur que j’ai pu identifier bien plus tard comme celle du camphre, elle devait en avoir mis dans les tiroirs de sa commode et, avec le temps, l’étoffe de ses vêtements s’en était imprégnée. Cette odeur était inséparable dans mon esprit de l’idée de “grand-maman”.
Pour autant que je m’en souviens, elle ne s’intéressait pratiquement pas à moi. La seule fois où elle m’a offert un cadeau, c’était un livre pour enfants de deuxième ou troisième main, une biographie de Benjamin Franklin. Je me rappelle l’avoir lu d’un bout à l’autre et j’en ai encore quelques passages en mémoire. La future épouse de Franklin, par exemple, se moquant de lui la première fois qu’elle le voit en train de marcher dans les rues de Philadelphie avec une énorme miche de pain sous le bras. Le livre avait une jaquette bleue et était illustré de silhouettes. À cette époque je devais avoir sept ou huit ans.
Après la mort de mon père, j’ai découvert dans la cave de sa maison une malle qui avait appartenu à sa mère. Elle était fermée à clef et j’ai décidé d’en forcer la serrure avec un marteau et un tournevis, dans l’idée qu’elle renfermait peut-être quelque secret enseveli, quelque trésor depuis longtemps perdu. À l’instant où le loquet cédait et où je soulevais le couvercle elle a surgi de nouveau, identique – l’odeur, elle me sautait au nez, immédiate, palpable, comme s’il s’était agi de ma grand-mère en personne. C’était comme si j’avais ouvert son cercueil.
La malle ne contenait rien d’intéressant : une série de couteaux à découper, un tas de bijoux en toc. Et aussi un sac à main en plastique dur, une sorte de boîte octogonale pourvue d’une poignée. Je l’ai offert à Daniel qui l’a aussitôt transformé en garage portable pour sa flottille de petits camions et de voitures.
Pendant toute sa vie mon père a travaillé dur. À neuf ans il trouvait son premier emploi. À dix-huit ans, avec l’un de ses frères, il montait une affaire de réparation de radios. À l’exception du bref instant où il a été engagé comme assistant dans le laboratoire de Thomas Edison (pour en être renvoyé dès le lendemain, quand Edison a su qu’il était juif), mon père a toujours été son propre patron. C’était un patron très difficile, beaucoup plus exigeant que n’aurait pu l’être un étranger.
À la longue, l’atelier de radio est devenu une petite boutique d’appareils électriques, qui à son tour s’est transformée en grand magasin de meubles. À partir de là, il a commencé à s’occuper d’immobilier (par exemple en achetant une maison pour y installer sa mère), jusqu’à ce que cette activité, prenant le pas sur le magasin dans ses préoccupations, devienne une affaire en soi. L’association avec deux de ses frères se poursuivait d’une entreprise à l’autre.
Il se levait tôt chaque matin, ne rentrait que tard le soir, et entre les deux le travail, rien que le travail. Travail était le nom du pays qu’il habitait, dont il était un des plus fervents patriotes. Cela ne veut pas dire cependant qu’il y prenait plaisir. S’il s’acharnait ainsi, c’est parce qu’il voulait gagner le plus d’argent possible. Son activité était le moyen d’arriver à ses fins – un moyen de s’enrichir. Mais ce but atteint, il n’y aurait pas davantage trouvé de satisfaction. Comme l’a écrit Marx dans sa jeunesse : “Si l’argent est le lien qui m’unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m’unit à la nature et à l’homme, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer ou dénouer tous les liens ? N’est-il pas, de la sorte, l’instrument de division universel ?”
Il a rêvé toute sa vie de devenir millionnaire, l’homme le plus riche du monde. Ce qu’il convoitait n’était pas tant la fortune que ce qu’elle représente : non seulement le succès aux yeux des autres mais aussi une possibilité de se sentir intouchable. Avoir de l’argent, ce n’est pas seulement pouvoir acheter : cela signifie être hors d’atteinte de la réalité. L’argent en tant que protection, non pour le plaisir. Parce que dans son enfance il en avait été démuni, et donc vulnérable aux caprices de l’existence, l’idée de richesse était devenue pour lui synonyme d’évasion : échapper au mal, à la souffrance, ne plus être une victime. Il ne prétendait pas s’acheter le bonheur mais simplement l’absence de malheur. L’argent était la panacée, la matérialisation de ses désirs les plus profonds, les plus difficiles à exprimer. Il ne voulait pas le dépenser mais le posséder, savoir qu’il était là. Moins élixir qu’antidote : la petite fiole à emporter au fond d’une poche si on va dans la jungle – au cas où on serait mordu par un serpent venimeux.
Sa répugnance à la dépense était parfois telle qu’on aurait presque pu le croire malade. Jamais il n’en est arrivé au point de se refuser ce dont il avait besoin (car ses besoins étaient minimes), mais, c’était plus subtil, chaque fois qu’il avait des achats à faire, il optait pour la solution la moins coûteuse. La recherche des bonnes affaires comme règle de vie.
Cette attitude impliquait une sorte de primitivisme des perceptions. Toutes distinctions éliminées, tout était réduit au plus petit commun dénominateur. La viande était de la viande, les chaussures des chaussures et un stylo un stylo. Qu’importait le fait qu’on puisse choisir entre des bas morceaux et une côte à l’os, trouver des stylos à bille jetables à trente-neuf cents et des porte-plume réservoirs à cinquante dollars qui dureraient vingt ans ? L’objet vraiment beau était presque exécrable : il signifiait un prix à payer si extravagant que cela paraissait malsain moralement. Sur un plan plus général, une telle attitude entraînait un état permanent de privation sensorielle. À force de fermer les yeux, il se refusait tout contact intime avec les formes et les matières, excluant la possibilité de ressentir un plaisir esthétique. L’univers où il portait le regard était un univers pratique. Chaque chose y avait sa valeur et son prix, et l’idée d’ensemble était d’obtenir ce dont on avait besoin à un prix aussi proche que possible de sa valeur. Chaque objet était considéré d’après sa fonction, estimé seulement d’après son coût, jamais pris en compte pour ses propriétés intrinsèques. Dans un sens, j’imagine qu’un tel monde devait lui paraître bien ennuyeux. Uniforme, incolore, sans relief. Si l’on n’envisage l’existence qu’en termes d’argent, on finit par la perdre de vue complètement.
Quand j’étais enfant, il m’est arrivé d’être vraiment gêné pour lui en public. Il marchandait avec les boutiquiers, se mettait en colère pour un prix élevé, discutait comme si sa virilité même était en jeu. Souvenir précis de cette impression que tout en moi se rétractait, du souhait d’être n’importe où sauf où j’étais. Un incident particulier resurgit, l’achat d’un gant de baseball. Depuis quinze jours je passais tous les jours après l’école devant le magasin pour admirer l’objet de mon désir. Et puis, quand un soir mon père m’a emmené l’acheter, il a fait une telle scène au vendeur que j’ai cru qu’il allait le mettre en pièces. Effrayé, écœuré, je lui ai dit de ne pas insister, qu’après tout je ne voulais pas ce gant. En sortant de là, il m’a offert un cornet de glace. De toute façon ce gant ne valait rien, m’a-t-il déclaré. Je t’en achèterai un plus beau une autre fois.
Plus beau, bien entendu, voulait dire moins beau.
Ses diatribes parce que trop de lampes étaient allumées dans la maison. Par principe, il achetait toujours des ampoules de faible intensité.
Son excuse pour ne jamais nous emmener au cinéma : “Pourquoi sortir et dépenser une fortune ? Cela passera à la télévision dans un an ou deux.”
Les rares repas familiaux au restaurant : il fallait toujours commander les plats les moins chers du menu. C’était devenu une sorte de rite. Oui, disait-il en hochant la tête, tu as bien choisi.
Des années plus tard, quand ma femme et moi vivions à New York, il nous invitait parfois à dîner. Le scénario était toujours identique : dès l’instant où nous avions la dernière fourchette de nourriture dans la bouche, il demandait : “Vous êtes prêts ? Nous partons ?” Aucune possibilité d’envisager un dessert.
Il était totalement mal dans sa peau. Incapable de rester tranquille, de bavarder, de se détendre.
En sa compagnie on se sentait nerveux. On avait tout le temps l’impression qu’il était sur le point de s’en aller.
Il adorait les petites astuces futées, et il était fier de sa capacité d’être plus malin que les autres à leur propre jeu. Une mesquinerie, dans les contingences les plus dérisoires, aussi ridicule que déprimante. Dans ses voitures, il déconnectait toujours le compteur et falsifiait le kilométrage pour s’assurer un meilleur prix à la revente. Chez lui, il réparait tout lui-même au lieu de faire appel à des professionnels. Comme il avait un don pour les machines et connaissait leur fonctionnement, il utilisait des expédients bizarres, se servant de ce qui lui tombait sous la main pour appliquer les recettes de Rube Goldberg aux problèmes mécaniques et électriques – plutôt que de payer le prix pour que ce soit fait convenablement.
Les solutions définitives ne l’intéressaient pas. Il a passé son temps à rafistoler, à coller des rustines, une ici, une là, sans jamais permettre à son bateau de couler mais sans lui donner la moindre chance de naviguer.
Sa façon de se vêtir : comme s’il retardait de vingt ans. Des costumes bon marché en tissu synthétique, achetés chez des soldeurs ; des chaussures dépareillées provenant des fonds de boutiques. Son manque d’intérêt pour la mode n’était pas seulement signe de sa pingrerie, il renforçait l’image qu’on avait de lui comme d’un homme un peu hors du monde. Les vêtements qu’il portait paraissaient l’expression de sa solitude, une façon concrète d’affirmer son absence. Bien qu’il fût à l’aise, qu’il eût les moyens de s’offrir tout ce qu’il voulait, on l’aurait pris pour un indigent, un cul-terreux arrivé droit de la ferme.
Au cours des dernières années de sa vie, cela avait un peu changé. Le fait d’être à nouveau célibataire l’avait sans doute stimulé : il s’est rendu compte que s’il voulait la moindre vie sociale, il devait se rendre présentable. Il n’est pas allé jusqu’à s’acheter des vêtements coûteux mais au moins l’allure de sa garde-robe s’est modifiée : les bruns ternes et les gris ont été abandonnés pour des couleurs plus gaies ; le style démodé a cédé la place à une image plus voyante, plus soignée. Pantalons à carreaux, chaussures blanches, chandails à col roulé jaunes, bottines à grosses boucles. Mais en dépit de ces efforts, il semblait déplacé, ainsi vêtu. Cela ne s’intégrait pas à sa personnalité. Il faisait penser à un petit garçon habillé par ses parents.
Étant donné sa relation bizarre avec l’argent (son désir de richesse, son inaptitude à la dépense), il est normal, d’une certaine manière, qu’il ait gagné sa vie parmi les pauvres. Comparé à eux, il jouissait d’une fortune immense. Cependant, à passer son temps parmi des gens qui ne possédaient presque rien, il pouvait garder devant les yeux la vision de ce qu’il craignait le plus au monde : se trouver sans argent. Il conservait ainsi le sens des proportions. Il ne se considérait pas comme avare – mais raisonnable, un homme qui connaît la valeur d’un dollar. Il fallait qu’il fût vigilant. C’était le seul rempart entre lui et ce cauchemar, la pauvreté.
À l’époque où leurs affaires marchaient le mieux, ses frères et lui possédaient près de cent immeubles. Leur territoire comprenait la sinistre région industrielle du nord du New Jersey City, Newark – et presque tous leurs locataires étaient des Noirs. On parle de “seigneur des taudis”, mais dans son cas cette image aurait été inexacte, injuste. De même qu’il n’était en aucune manière un propriétaire absentéiste. Il était là, et s’imposait des horaires qui auraient poussé à la grève le plus consciencieux des employés.
Son activité relevait d’une jonglerie permanente. Il fallait acheter et vendre des immeubles, acheter et réparer des équipements, organiser le travail de plusieurs équipes d’ouvriers, louer les appartements, superviser les chefs de chantier, écouter les doléances des locataires, recevoir la visite des inspecteurs du bâtiment, affronter des problèmes constants avec les compagnies des eaux et d’électricité, sans parler des démêlés fréquents avec le tribunal – comme plaignant ou comme prévenu – pour récupérer des loyers impayés ou répondre d’infractions. Tout arrivait toujours en même temps, c’était un assaut perpétuel venant d’une douzaine de directions à la fois, et seul un homme qui ne se laissait pas désarçonner pouvait y répondre. Il n’y avait pas un jour où il fût possible de faire tout ce qu’il y avait à faire. On ne rentrait pas chez soi parce qu’on avait terminé mais simplement parce qu’il était tard et que le temps manquait. Le lendemain, on retrouvait les mêmes problèmes – et plusieurs autres. Cela n’avait jamais de fin. En quinze ans il n’a pris que deux fois des vacances.
Il était compatissant avec ses locataires – leur accordait des délais de paiement, leur donnait des vêtements pour leurs enfants, les aidait à trouver du travail – et ils avaient confiance en lui. Des vieux qui craignaient les cambrioleurs lui demandaient de garder leurs objets de valeur dans le coffre-fort de son bureau. Des trois frères, c’était à lui que les gens s’adressaient quand ils avaient des ennuis. Personne ne l’appelait M. Auster. Il était toujours M. Sam.
En rangeant la maison après sa mort, j’ai trouvé cette lettre au fond d’un tiroir de la cuisine. C’est, de toutes mes découvertes, celle qui m’a causé le plus de plaisir. Elle équilibre en quelque sorte le bilan, elle m’apporte une preuve vivante quand mon imagination s’éloigne trop des faits. La lettre est adressée à « M. Sam », et l’écriture en est presque illisible.
Le 19 avril 1976
Cher Sam,
Je sais que vous êtes surpris d’avoir de mes nouvelles. D’abord je devrais peut-être me présenter à vous. Je suis Mme Nash. Je suis la belle-Sœur d’Albert Groover – Mme Groover et Albert qui ont habité si longtemps au 285 de la rue des Pins à Jersey City et Mme Banks aussi est ma Sœur. Peu importe, si vous vous souvenez.
Vous vous étiez débrouillé pour nous trouver un appartement, à mes enfants et moi, au 327, Johnston Avenue juste à côté de chez M. & Mme Groover ma Sœur.
De toute façon je suis partie en vous laissant 40 dollars de loyer impayé. C’était en 1964 mais je n’ai pas oublié que je devais cette grave dette. Alors maintenant voici votre argent. Merci d’avoir été si gentil avec les enfants et moi à cette époque, c’est pour dire combien j’ai apprécié tout ce que vous avez fait pour nous. J’espère que vous vous rappelez ce temps-là. Ainsi moi je ne vous ai jamais oublié.
J’ai appelé votre bureau il y a à peu près trois semaines mais vous n’y étiez pas à ce moment-là, le Bon Dieu vous bénisse à jamais. Je ne viens presque pas à Jersey City si cela arrive je viendrai vous voir.
De toute façon maintenant je suis contente de payer cette dette. C’est tout pour aujourd’hui.
Sincèrement vôtre,
Mme J.B Nash.
Quand j’étais enfant, j’accompagnais de temps en temps mon père dans ses tournées de collecte des loyers. J’étais trop jeune pour comprendre ce que je voyais, mais je me souviens de mes impressions, comme si, précisément du fait de mon incompréhension, la perception brute de ces expériences s’était fichée en moi, où elle demeure aujourd’hui, aussi immédiate qu’une écharde dans le pouce.
Je revois les bâtiments de bois avec leurs vestibules sombres et inhospitaliers. Et derrière chaque porte une horde d’enfants en train de jouer dans un appartement à peine meublé ; une mère, toujours maussade, surmenée, exténuée, penchée sur une planche à repasser. Le plus frappant était l’odeur, comme si la pauvreté n’était pas seulement le manque d’argent mais aussi une sensation physique, une puanteur qui envahit la tête et empêche de penser. Chaque fois que j’entrais dans un immeuble avec mon père, je retenais mon souffle, par crainte de respirer, comme si cette odeur allait me faire mal. Tout le monde était toujours content de voir le fils de M. Sam. On m’a souri et caressé la tête d’innombrables fois.
Un jour, quand j’étais un peu plus âgé, j’étais en voiture avec lui dans une rue de Jersey City et j’ai aperçu un garçon qui portait un T-shirt que j’avais abandonné depuis plusieurs mois parce qu’il était devenu trop petit. C’était un T-shirt très reconnaissable, avec un assemblage particulier de lignes bleues et jaunes, et il n’y avait aucun doute que c’était bien celui qui m’avait appartenu. Inexplicablement, je me suis senti submergé de honte.
Un peu plus tard encore, à treize, quatorze, quinze ans, j’accompagnais parfois mon père pour me faire un peu d’argent en travaillant avec les charpentiers, les peintres et les ouvriers chargés des réparations. Un jour, au cœur de l’été, par une chaleur torride, on m’a confié la tâche d’aider un des hommes à goudronner un toit. Cet homme s’appelait Joe Levine (il était noir mais avait pris le nom de Levine en signe de gratitude envers un vieil épicier juif qui l’avait aidé dans sa jeunesse), et il était l’homme de confiance de mon père, le plus sûr de ses ouvriers. Nous avons hissé sur le toit plusieurs barils de cent litres de goudron et entrepris de l’étaler sur la surface avec des balais. Le soleil tapait dur sur ce toit noir et après une demi-heure environ j’ai été pris de vertige, j’ai glissé sur une plaque de goudron frais et suis tombé en renversant l’un des fûts qui, du coup, a répandu sur moi son contenu.
Quand je suis arrivé dans son bureau quelques minutes plus tard, mon père a éclaté de rire. Je me rendais compte que la situation était comique, mais j’étais trop embarrassé pour avoir envie d’en plaisanter. Il faut mettre au crédit de mon père qu’il ne s’est ni fâché ni moqué de moi. Il riait, mais d’une façon qui m’incitait à en faire autant. Puis il a abandonné ce qu’il était en train de faire et m’a emmené de l’autre côté de la rue, chez Woolworth, pour m’acheter de nouveaux vêtements. Il m’était soudain devenu possible de me sentir proche de lui.
Avec les années, l’affaire commença à décliner. Elle était saine en elle-même, mais sa nature la condamnait à sombrer : à cette époque-là, à cet endroit-là, elle ne pouvait survivre plus longtemps. Les villes allaient à vau-l’eau et nul ne semblait s’en soucier. Ce qui avait été pour mon père une activité assez satisfaisante devenait une corvée. Durant les dernières années de sa vie, il a détesté se rendre au travail.
Le vandalisme devenait un problème tellement grave qu’il était déprimant d’entreprendre la moindre réparation. À peine avait-on terminé l’installation de plomberie dans un bâtiment que des voleurs arrachaient les tuyauteries. Sans arrêt, des fenêtres étaient brisées, des portes enfoncées, des vestibules mis à sac, des incendies se déclaraient. En même temps, pas question de vendre. Personne ne voulait de ces immeubles. La seule façon de s’en débarrasser était de les abandonner et de laisser les municipalités les prendre en charge. On perdait ainsi des sommes énormes, une vie entière de travail. À la fin, quand mon père est mort, il ne restait que six ou sept immeubles. L’empire entier s’était désintégré.
La dernière fois que je suis allé à Jersey City (il y a au moins dix ans), on aurait dit le lieu d’une catastrophe, un site pillé par les Huns. Des rues grises et désolées, des ordures entassées de tous côtés ; désœuvrés, sans but, des vagabonds traînaient la savate. Le bureau de mon père avait été cambriolé tant de fois qu’il n’y restait plus que quelques meubles métalliques, des chaises, et trois ou quatre téléphones. Plus une seule machine à écrire, pas une touche de couleur. En vérité ce n’était plus un lieu de travail mais une annexe de l’enfer. Je me suis assis et j’ai regardé au-dehors ; il y avait une banque de l’autre côté de la rue. Personne n’y entrait, personne n’en sortait. Les seuls êtres vivants étaient deux chiens, sur les marches, en train de se grimper dessus.
Où trouvait-il l’énergie de venir ici tous les jours, cela dépasse mon entendement. La force de l’habitude, ou alors pure obstination. Ce n’était pas seulement déprimant, c’était dangereux. Il a été attaqué à plusieurs reprises et a reçu un jour un si mauvais coup sur la tête que son ouïe a définitivement diminué. Il a vécu ses quatre ou cinq dernières années avec un bruit léger mais constant dans la tête, un bourdonnement qui ne le lâchait jamais, même pendant son sommeil. Les médecins disaient qu’on ne pouvait rien y faire.
À la fin, il ne sortait dans la rue qu’avec une clef à molette dans la main droite. Passé soixante-ans, il ne voulait plus prendre de risque.
Ce matin, pendant que je montre à Daniel comment on fait les œufs brouillés, deux phrases me reviennent soudain à l’esprit :
“« Et maintenant je veux savoir, s’écria tout à coup la femme avec une violence terrible, je veux savoir où, sur toute la terre, vous trouveriez un père tel que mon père ! ... »” (Isaac Babel.)
“Les enfants ont généralement tendance à sous-estimer ou à surestimer leurs parents, et aux yeux d’un bon fils son père est toujours le meilleur des pères, sans aucun rapport avec les raisons objectives qu’il peut avoir de l’admirer.” (Proust.)
Je me rends compte maintenant que je dois avoir été un mauvais fils. Ou du moins, sinon vraiment mauvais, décevant, cause de souci et de tristesse. Cela n’avait aucun sens pour lui d’avoir engendré un poète. Pas plus qu’il ne pouvait comprendre comment un jeune homme fraîchement nanti de deux diplômes de l’université de Columbia pouvait s’engager comme matelot sur un pétrolier dans le golfe du Mexique et puis, sans rime ni raison, s’en aller à Paris pour y passer quatre ans à vivre au jour le jour.
Il me décrivait d’habitude comme ayant “la tête dans les nuages” “pas les pieds sur terre”. Dans un sens comme dans l’autre, je ne devais guère lui paraître réel, comme si j’étais une sorte de créature éthérée, pas tout à fait de ce monde. À ses yeux c’était par le travail qu’on prenait part à la réalité. Et le travail, par définition, rapportait de l’argent. Sans cela ce n’était pas du travail. Par conséquent écrire, et particulièrement écrire de la poésie, n’en était pas. C’était, au mieux, un délassement, un passe-temps agréable entre des activités sérieuses. Mon père considérait que je gaspillais mes dons et refusais de devenir adulte.
Une sorte d’attachement demeurait néanmoins entre nous. Sans être intimes, nous gardions le contact. Un coup de téléphone tous les mois environ, peut-être trois ou quatre visites par an. Lorsqu’un recueil de mes poèmes sortait de presse, je ne manquais jamais de lui en adresser un exemplaire, et il m’appelait toujours pour me remercier. Si j’écrivais un article pour une revue, j’en conservais un numéro pour le lui apporter lors de notre prochaine rencontre. La New York Review of Books ne représentait rien pour lui mais il était impressionné par les textes parus dans Commentary. Sans doute pensait-il que si des juifs me publiaient c’est que cela valait peut-être quelque chose.
Il m’a un jour écrit, quand j’habitais encore Paris, pour me raconter qu’il était allé à la bibliothèque publique lire certains de mes poèmes récemment parus dans la revue Poetry. Je me l’imaginais, dans une grande salle déserte, tôt le matin avant d’aller travailler, assis à l’une de ces longues tables, son pardessus sur le dos, courbé sur des mots qui devaient lui paraître incompréhensibles.
J’ai essayé de garder cette image à l’esprit, à côté de toutes ces autres dont je ne peux me défaire.
Poids insidieux, totalement déconcertant, de la contradiction. Je comprends à présent que tout fait est annulé par le suivant, que chaque pensée engendre sa symétrique opposée et de force égale Impossible d’affirmer sans réserve : Il était bon, ou : Il était mauvais ; il était ceci, ou cela. Le tout est vrai. Il me semble parfois que j’écris à propos de trois ou quatre hommes différents, tous bien distincts, chacun en contradiction avec tous les autres. Des fragments. Ou l’anecdote comme une forme de connaissance. Oui.
Ses accès occasionnels de générosité. Dans les rares moments où il ne voyait pas le monde comme une menace, la bonté semblait sa raison de vivre. “Le bon Dieu vous bénisse à jamais.”
Ses amis faisaient appel à lui dès qu’ils étaient dans l’embarras. Qu’une voiture tombe en panne quelque part au milieu de la nuit, mon père s’arrachait à son lit pour aller à la rescousse. Dans un sens il était facile d’abuser de lui. Il ne se serait jamais plaint de quoi que ce soit.
Une patience quasi surhumaine. Il était la seule personne que j’aie jamais connue qui pouvait donner des leçons de conduite automobile sans se mettre en colère ni piquer de crise de nerfs. Même si vous donniez de la bande droit dans un réverbère, il ne s’énervait pas.
Impénétrable. Et, à cause de cela, presque serein par moments.
Alors qu’il était encore un jeune homme, il a commencé à porter un intérêt particulier à l’aîné de ses neveux – le seul enfant de son unique sœur. Ma tante menait une vie sans joie, ponctuée par une série de mariages difficiles, et son fils en subissait le poids : expédié dans des écoles militaires, jamais il n’avait eu réellement de foyer. Sans autre motif, à mon avis, que la bonté et sens du devoir, mon père l’a pris sous son aile. Il s’est occupé de lui, l’encourageant constamment, lui enseignant comment naviguer dans le monde. Plus tard, il l’a aidé dans ses affaires et dès que survenait un problème il était toujours prêt à écouter et à donner des conseils. Même après que mon cousin se fut marié et eut fondé sa propre famille, mon père continuait à s’intéresser activement à leur sort. Il les a hébergés chez lui pendant plus d’un an. Il offrait religieusement des cadeaux à ses petits-neveux et petites nièces pour leur anniversaire et allait souvent dîner chez eux.
La mort de mon père a été pour ce cousin un choc plus grand que pour aucun de nos autres parents. Pendant la réunion de famille qui suivait l’enterrement, il est venu me dire trois ou quatre fois : “Je l’ai rencontré par hasard il y a quelques jours. Nous devions dîner ensemble vendredi soir.”
Chaque fois, exactement les mêmes mots. Comme s’il ne savait plus ce qu’il disait.
J’avais le sentiment que les rôles étaient inversés, qu’il était le fils affligé et moi le neveu compatissant. J’avais envie de lui entourer les épaules de mon bras en lui disant quel homme bon son père avait été. Après tout, c’était lui le véritable fils, il était celui que je n’avais jamais réussi à devenir.
Depuis deux semaines ces lignes de Maurice Blanchot me résonnent dans la tête : “Il faut que ceci soit entendu : je n’ai rien raconté d’extraordinaire ni même de surprenant. Ce qui est extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler.”
Commencer par la mort. Remonter le cours de la vie et puis, pour finir, revenir à la mort.
Ou encore : la vanité de prétendre dire quoi que ce soit à propos de qui que ce soit.
En 1972, il est venu me voir à Paris. C’est le seul voyage qu’il ait jamais fait en Europe.
J’habitais cette année-là un sixième étage, dans une chambre de bonne minuscule où il y avait à peine la place pour un lit, une table, une chaise et un évier. Face aux fenêtres et au petit balcon, un ange de pierre surgissait de Saint-Germain-l’Auxerrois ; à ma gauche, le Louvre, les Halles à ma droite, et Montmartre droit devant, dans le lointain. J’éprouvais une grande tendresse pour cette chambre et beaucoup des poèmes parus ensuite dans mon premier livre y ont été écrits.
Mon père n’avait pas l’intention de rester longtemps, pas même ce qu’on pourrait appeler des vacances : quatre jours à Londres, trois à Paris, et puis retour. Mais je me réjouissais de le voir et me préparais à lui faire passer un bon moment.
Quoi qu’il en soit, cela n’a pas été possible, pour deux raisons : j’avais attrapé une mauvaise grippe ; et, le lendemain de son arrivée, j’ai dû partir au Mexique où il me fallait aider quelqu’un à écrire son livre.
Transpirant, fiévreux, délirant presque de faiblesse, je l’avais attendu toute la matinée dans le hall de l’hôtel de tourisme où il avait réservé une chambre. Comme il n’était pas arrivé à l’heure prévue, j’avais patienté encore une heure ou deux, puis finalement renoncé, et j’étais rentré m’écrouler sur mon lit.
En fin d’après-midi, il est venu frapper à ma porte et me tirer d’un sommeil profond. Notre rencontre sortait tout droit de Dostoïevski : le père bourgeois rend visite à son fils dans une ville étrangère et trouve le jeune poète, seul dans une mansarde, dévoré par la fièvre. Le choc de cette découverte, l’indignation qu’on puisse vivre dans un endroit pareil ont galvanisé son énergie : il m’a fait mettre mon manteau, m’a traîné dans une clinique des environs et puis est allé acheter toutes les pilules qui m’avaient été prescrites. Après quoi il a refusé de me laisser passer la nuit chez moi. Je n’étais pas en état de discuter, j’ai donc accepté de loger dans son hôtel.
Le lendemain je n’allais pas mieux. Mais j’avais des choses à faire, j’ai rassemblé mon courage et je les ai faites. Le matin, j’ai emmené mon père avenue Henri-Martin, dans le vaste appartement du producteur de cinéma qui m’envoyait au Mexique. Je travaillais pour lui depuis un an, de façon discontinue, à ce qu’on pourrait appeler des petits boulots – traductions, résumés de scénarios – sans grand rapport avec le cinéma, qui du reste ne m’intéressait pas. Chaque projet était plus inepte que le précédent mais j’étais bien payé et j’en avais besoin. Il souhaitait cette fois que j’aide sa femme, une Mexicaine, à écrire un livre que lui avait commandé un éditeur anglais : Quetzalcóatl et les mystères du serpent à plumes. Ça paraissait un peu gros, et j’avais déjà refusé à plusieurs reprises. Mais à chacun de mes refus il augmentait son offre et me proposait maintenant une telle somme que je ne pouvais plus dire non. Je ne serais parti qu’un mois, et il me payait comptant – et d’avance.
C’est à cette transaction que mon père a assisté. Pour une fois, j’ai vu qu’il était impressionné. Non seulement je l’avais amené dans cet endroit somptueux, où je l’avais présenté à un homme qui brassait des millions, mais voilà que cet homme me tendait calmement une liasse de billets de cent dollars par-dessus la table en me souhaitant bon voyage. C’était l’argent, bien sûr, qui faisait la différence, le fait que mon père ait pu le voir de ses propres yeux. J’ai ressenti cela comme un triomphe, comme si d’une certaine façon j’étais vengé. Pour la première fois, il avait été obligé d’admettre que je pouvais me prendre en charge à ma façon.
Il est devenu très protecteur, plein d’indulgence pour mon état de faiblesse. M’a aidé à déposer l’argent à la banque, tout sourires et bons mots. Puis nous a trouvé un taxi et m’a accompagné jusqu’à l’aéroport. Une généreuse poignée de main pour finir. Bonne chance, fils. Fais un malheur.
Tu parles.
Depuis plusieurs jours, rien.
En dépit des excuses que je me suis trouvées, je comprends ce qui se passe. Plus j’approche de la fin de ce que je suis capable d’exprimer, moins j’ai envie de dire quoi que ce soit. Je souhaite retarder le terme et je me berce ainsi de l’illusion que je viens à peine de commencer, que la meilleure partie de mon histoire est encore à venir. Si inutiles que paraissent ces mots, ils m’ont néanmoins protégé d’un silence qui continue de me terrifier. Quand j’entrerai dans ce silence, cela signifiera que mon père a disparu pour toujours.
Le tapis vert miteux de l’établissement de pompes funèbres. Et le directeur, onctueux, professionnel, atteint d’eczéma et les chevilles gonflées, qui parcourait sa liste de prix comme si je m’apprêtais à acheter à crédit un mobilier de chambre à coucher. Il m’a tendu une enveloppe qui contenait la bague que portait mon père quand il est mort. En la manipulant distraitement tandis que la conversation suivait son cours monotone, j’ai remarqué que la face interne de la pierre portait la trace d’un lubrifiant savonneux. Quelques instants ont passé avant que je fasse le rapprochement et puis c’est devenu d’une évidence absurde : on avait utilisé ce produit pour faire glisser l’anneau de son doigt. J’essayais d’imaginer l’individu qui avait pour tâche ce genre de travail. J’étais moins horrifié que fasciné. Je me souviens de m’être dit : Me voici dans le monde des faits, le royaume des détails bruts. La bague était en or, avec un cabochon noir orné de l’insigne d’une corporation maçonnique. Il y avait plus de vingt ans que mon père n’en était plus un membre actif.
L’entrepreneur des pompes funèbres répétait avec insistance qu’il avait connu mon père “dans le bon vieux temps”, impliquant une intimité et une amitié dont je suis certain qu’elles n’ont jamais existé. Pendant que je lui donnais les renseignements à transmettre aux journaux pour la rubrique nécrologique, il allait au-devant de mes remarques en citant des faits inexacts, me coupait la parole dans sa précipitation à démontrer à quel point il avait été en bonnes relations avec mon père. Chaque fois que cela arrivait, je m’arrêtais pour le reprendre. Le lendemain, quand la notice a paru dans les journaux, plusieurs de ces inexactitudes avaient été imprimées.
Trois jours avant sa mort, mon père avait acheté une nouvelle voiture. Il ne l’a conduite qu’une fois ou deux, et quand je suis rentré chez lui après les funérailles, je l’ai trouvée dans le garage, inanimée, déjà éteinte, comme une énorme créature mort-née. Un peu plus tard dans la journée je suis descendu au garage pour être seul un moment. Assis derrière le volant de cette voiture, j’en respirais l’étrange odeur de mécanique neuve. Le compteur indiquait soixante-sept miles. Il se trouve que c’était aussi l’âge de mon père : soixante-sept ans. Une telle brièveté m’a donné la nausée. Comme si c’était la distance entre la vie et la mort. Un tout petit voyage, à peine plus long que d’ici à la ville voisine.
Un de mes pires regrets : je n’ai pas pu le voir après sa mort. J’avais supposé par ignorance que le cercueil serait ouvert pendant le service funèbre et quand je me suis aperçu qu’on l’avait fermé il était trop tard, il n’y avait plus rien à faire.
De ne pas l’avoir vu mort me dépossède d’une angoisse que j’aurais volontiers ressentie. Ce n’est pas que sa disparition m’en semble moins réelle mais à présent, chaque fois que je veux me la représenter, chaque fois que je veux en palper la réalité, je dois faire un effort d’imagination. Il n’y a rien dont je puisse me souvenir. Rien qu’une sorte de vide.
Quand on a ouvert la tombe pour y déposer le cercueil, j’ai remarqué qu’une grosse racine orange poussait dans la fosse. Son effet sur moi a été étrangement calmant. Pendant un bref instant les paroles et les gestes de la cérémonie n’ont plus masqué la simple réalité de la mort. Elle était là, sans intermédiaire ni ornement, il m’était impossible d’en détourner les yeux. On descendait mon père dans la terre et, avec le temps, son cercueil allait se désagréger petit à petit et son corps nourrirait cette même racine. Plus que tout ce qui avait été fait ou dit ce jour-là, ceci me paraissait avoir un sens.
Le rabbin qui officiait était celui-là même qui avait présidé à ma Bar Mitzvah dix-neuf ans plus tôt. La dernière fois que je l’avais vu, il était jeune encore et rasé de près. Il était vieux maintenant, avec une grande barbe grise. Il n’avait pas connu mon père, en fait il ne savait rien de lui, et une demi-heure avant le début du service nous nous sommes assis ensemble et je lui ai fait des suggestions pour son éloge funèbre. Il prenait des notes sur de petits bouts de papier. Quand le moment est venu de son intervention, il s’est exprimé avec beaucoup d’émotion. Il s’agissait d’un homme qu’il n’avait jamais rencontré et on avait pourtant l’impression qu’il parlait du fond du cœur. J’entendais derrière moi des femmes pleurer. Il suivait presque mot pour mot mes indications.
Il me vient à l’esprit qu’il y a longtemps que j’ai commencé à écrire cette histoire, bien avant la mort de mon père.
Nuit après nuit, je reste éveillé dans mon lit, les yeux ouverts dans l’obscurité. Impossible de dormir, impossible de ne pas penser à la façon dont il est mort. Je transpire dans mes draps en essayant d’imaginer ce qu’on ressent lors d’une crise cardiaque. J’ai des bouffées d’adrénaline, ma tête bat la chamade et mon corps entier semble concentré dans ce petit secteur de mon thorax. Besoin de connaître la même panique, la même douleur mortelle.
Et puis, la nuit, presque chaque nuit, il y a les rêves. Dans l’un d’eux, dont je me suis réveillé voici quelques heures, j’apprenais d’une adolescente, fille de l’amie de mon père, qu’elle, la jeune fille, était enceinte de ses œuvres à lui. Parce qu’elle était si jeune, on convenait que ma femme et moi élèverions l’enfant dès sa naissance. Ce serait un garçon. Tout le monde le savait d’avance.
Il est peut-être également vrai que cette histoire, une fois terminée, va continuer toute seule à se raconter, même après l’épuisement des mots.
Le vieux monsieur présent à l’enterrement était mon grand-oncle Sam Auster, qui a maintenant près de quatre-vingt-dix ans. Il est grand et chauve, avec une voix aiguë, râpeuse. Pas un mot sur les événements de 1919, et je n’ai pas eu le cœur de les évoquer. Il a dit : Je me suis occupé de Sam quand il était petit. C’est tout.
Quand on lui a demandé s’il voulait boire quelque chose, il a répondu : Un verre d’eau chaude. Du citron ? Non merci, simplement de l’eau chaude.
Blanchot encore : « Mais je ne suis plus maitre d’en parler.”
En provenance de la maison : un document officiel du comté de St. Clair, État d’Alabama, l’attestation du divorce de mes parents. En bas, cette signature : Ann W. Love.
En provenance de la maison : une montre, quelques chandails, une veste, un réveille-matin, six raquettes de tennis et une vieille Buick rouillée qui ne marche presque plus. De la vaisselle, une table basse, trois ou quatre lampes. Une statuette de bar représentant Johnny Walker, pour Daniel. L’album de photographies aux pages vierges – Ceci est notre vie : les Auster.
Je me figurais au début que conserver ces objets serait un réconfort, qu’ils me rappelleraient mon père et m’aideraient à penser à lui tout en poursuivant mon chemin. Mais il paraît que les objets ne sont que des objets. Je me suis habitué à eux, j’en viens à les considérer comme les miens. Je lis l’heure à sa montre, je porte ses chandails, je circule dans sa voiture. Mais ce n’est qu’une intimité illusoire. Je me les suis déjà appropriés. Mon père s’en est retiré, il est de nouveau invisible. Et tôt ou tard ils s’useront, se briseront, et devront être jetés. Je doute même que j’y prenne garde.
“… Là, vraiment l’on peut dire : seul le travailleur a du pain, seul l’angoissé trouve le repos, seul celui qui descend aux enfers sauve la bien-aimée, seul celui qui tire le couteau reçoit Isaac… qui refuse de travailler s’y voit appliquer la parole de l’Écriture sur les vierges d’Israël : il enfante du vent ; mais qui veut travailler enfante son propre père.”(Kierkegaard.)
Au-delà de deux heures du matin. Un cendrier qui déborde, une tasse à café vide, et le froid d’un début de printemps. L’image de Daniel, maintenant, endormi là-haut dans son lit. Pour en finir.
Que pourront bien représenter pour lui ces pages, quand il sera en âge de les lire ?
Et l’image de son petit corps tendre et féroce, endormi là-haut dans son lit. Pour en finir.
(1979)