À ZIMMER

Les lignes de la vie sont divisées,

Comme le sont les monts à la lisière.

Ce que nous sommes, un dieu peut là-bas le parfaire

En harmonie, en salaire à jamais, pacifié.

 

 

Vers la fin de la vie d’Hölderlin, un de ses visiteurs a prononcé le nom de Suzette. “Ah, ma Diotima, a répondu le poète. Ne me parlez pas de ma Diotima. Elle m’a donné treize fils. L’un est pape, le Sultan en est un autre, le troisième c’est l’empereur de Russie.” Et puis : “Savez-vous ce qui lui est arrivé ? Elle est devenue folle, oui, folle, folle, folle.”

On dit que pendant ces années-là Hölderlin ne sortait que rarement. Et s’il quittait sa chambre, ce n’était que pour errer sans but dans la campagne, bourrant ses poches de cailloux et cueillant des fleurs qu’ensuite il réduirait en lambeaux. En ville, les étudiants se moquaient de lui et les enfants effrayés s’enfuyaient s’il faisait mine de les saluer. Vers la fin, il avait l’esprit si troublé qu’il s’était mis à se donner plusieurs noms différents – Scardinelli, Killalusimeno – et un jour qu’un visiteur tardait à s’en aller, il lui a montré la porte en disant, un doigt levé en signe d’avertissement : “Je suis le Seigneur Dieu.”

Ces derniers temps, on s’est livré à des spéculations nouvelles au sujet du séjour d’Hölderlin dans cette chambre. Quelqu’un prétend que sa folie était feinte, que le poète s’était retiré du monde en réponse à la réaction politique paralysante qui avait submergé l’Allemagne à la suite de la Révolution française. En quelque sorte, dans sa tour, il vivait en clandestinité. Selon cette théorie, tous ses écrits de folie (1806-1843) ont en fait été composés dans un code secret, révolutionnaire. On a même exposé cette idée dans une pièce de théâtre. Dans la scène finale, le jeune Marx rend visite à Hölderlin dans sa tour. Il est suggéré par cette rencontre que Marx a trouvé auprès du vieux poète moribond l’inspiration de ses Manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Si c’était le cas, Hölderlin aurait été non seulement le plus grand poète allemand du XIXe siècle, mais aussi une figure de premier ordre dans l’histoire de la pensée politique : le lien entre Hegel et Marx. Car le fait est prouvé qu’Hölderlin et Hegel étaient amis dans leur jeunesse. Ils étaient ensemble étudiants au séminaire de Tübingen.

Cependant, A. trouve fastidieuses de telles spéculations. La présence d’Hölderlin dans sa chambre ne lui pose pas problème. Il irait même jusqu’à soutenir qu’Hölderlin ne pouvait pas survivre ailleurs. Sans la générosité, la bonté de Zimmer, on peut imaginer que la vie du poète aurait connu une fin prématurée. La retraite dans un lieu clos ne signifie pas l’aveuglement. La folie ne signifie pas la mutité. En toute probabilité, c’est la chambre qui a ramené Hölderlin à la vie, qui lui a rendu ce qui pouvait lui rester de vie. Comme le dit saint Jérôme en commentaire au Livre de Jonas, à propos du passage où il est question de Jonas dans le ventre de la baleine : “Il faut noter que là où on s’attendait à la mort, on trouve une sauvegarde.”

“L’image de l’homme a des yeux, écrivait Hölderlin au cours de sa première année dans la tour, mais /La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et / d’un homme tel, ont l’air indescriptibles, / inexprimables, indicibles. Quand le drame / produit même douleur, du coup la voilà. Mais / de moi, maintenant, qu’advient-il, que je songe à toi ? / Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là / et qui se déploie telle l’Asie. Cette douleur, / naturellement, Œdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement, / Hercule, a-t-il aussi souffert, lui ? / Certes… / Oui, / lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais / être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse, / est aussi une douleur. / Douleur aussi, cependant, lorsque l’été / un homme est couvert de rousseurs / être couvert des pieds à la tête de maintes taches ! Tel / est le travail du beau soleil ; car / il appelle toute chose à sa fin. / Jeunes, il éclaire la route aux vivants, / du charme de ses rayons, comme avec des roses. / Telles douleurs, elles paraissent, qu’Œdipe a supportées, / d’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose. / fils de Laïos, pauvre étranger en Grèce ! / Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie.”

La chambre. Contreproposition à ce qui précède. Ou : des raisons de demeurer dans la chambre.

 

Le Livre de la mémoire. Livre cinq.

Deux mois après la mort de son père (en janvier 1979), le mariage de A. s’est défait. Il y avait quelque temps que des problèmes couvaient, et la séparation a finalement été décidée. Accepter cette rupture, en être malheureux mais l’admettre comme inévitable était une chose pour lui, mais c’en était une tout autre d’encaisser sa conséquence : la séparation d’avec son fils. Cette idée lui était intolérable.

Il a emménagé Varick Street au début du printemps. Pendant quelques mois, il a fait la navette entre sa chambre et la maison dans le comté de Dutchess où sa femme et lui avaient habité les trois dernières années. En semaine : la solitude en ville ; en week-end : les visites à la campagne, à cent miles, où il couchait dans ce qui était maintenant son ancien bureau, jouait avec son fils, qui n’avait pas encore deux ans, et lui faisait la lecture de ses livres préférés : Partons en camion, Chapeaux à vendre et Ma mère l’Oye.

Peu de temps après l’installation de A. Varick Street, le petit Etan Patz, âgé de six ans, a disparu dans les rues du même quartier. Où qu’il se tournât, A. retrouvait la photographie du gamin (sur des réverbères, dans les vitrines, sur des murs de brique), chapeautée des mots : ENFANT PERDU. Parque ce visage ne différait pas radicalement de celui de son propre fils (et quand bien même, quelle importance ?), chaque fois qu’il apercevait cette image il pensait à celui-ci – en ces termes précis : enfant perdu. La mère d’Etan Patz l’avait envoyé un matin à l’arrêt du bus scolaire (c’était le premier jour après une longue grève des chauffeurs de bus, et le gosse avait été ravi de faire cette petite chose-là tout seul, ravi de cette petite manifestation d’indépendance), il était descendu de chez lui et on ne l’avait plus revu. Quoi qu’il lui fût arrivé, c’était arrivé sans laisser de trace. Il pouvait avoir été kidnappé, il pouvait avoir été assassiné, ou peut-être avoir simplement vagabondé et trouvé la mort en un lieu où personne ne le voyait. La seule certitude était qu’il avait disparu – comme rayé de la surface du globe. Les journaux faisaient grand cas de cette histoire (interviews des parents, interviews des détectives chargés de l’affaire, articles consacrés à la personnalité du petit garçon : les jeux auxquels il aimait à jouer, les aliments qu’il aimait manger), et A. s’est rendu compte qu’il était impossible d’échapper à la réalité de ce malheur – superposé à son propre malheur, dont il admettait la moindre gravité. Où qu’il tournât les yeux, il lui semblait n’apercevoir que le reflet de ce qui se passait au-dedans de lui. Les jours passaient, et chaque jour un petit peu plus de sa peine intime était exhibée. La sensation d’une perte l’avait envahi, et ne le quittait plus. Et par moments cette sensation était si forte, si suffocante, qu’il lui semblait qu’elle ne le quitterait jamais.

Quelques semaines plus tard, au début de l’été. Juin à New York, radieux : clarté de la lumière sur les briques ; ciels bleus, transparents, fondus en un azur qui aurait charmé même Mallarmé.

Le grand-père de A. – du côté maternel – se mourait lentement. Un an plus tôt, il avait encore accompli des tours de magie lors de la fête du premier anniversaire du fils de A., mais maintenant, à quatre-vingt-cinq ans, il était si faible qu’il ne pouvait plus se tenir debout sans aide, ne pouvait plus se déplacer sans un effort de volonté si intense que la seule idée de bouger suffisait à l’épuiser. La famille avait tenu conseil dans le cabinet du médecin, et pris la décision de l’envoyer au Doctor’s Hospital, au carrefour d’East End Avenue avec la 88e rue. (Le même hôpital où sa femme était morte onze ans plus tôt de sclérose latérale amyotrophique – la maladie de Lou Gehrig.) A. assistait à cette réunion, de même que sa mère et la sœur de sa mère, les deux enfants de son grand-père. Comme elles ne pouvaient ni l’une ni l’autre demeurer à New York, il avait été convenu que A. se chargerait de tout. Sa mère devait rentrer chez elle en Californie pour s’occuper de son mari, qui était gravement malade, et sa tante était sur le point de partir à Paris pour rendre visite à sa première petite-fille, l’enfant nouveau-née de son fils. Tout semblait devenu question de vie ou de mort. A. s’était alors surpris à se rappeler (peut-être parce que son grand-père l’avait toujours fait penser à W. C. Fields) une scène d’un film de Fields de 1932, Million Dollar Legs : Jack Oakey court comme un fou pour rattraper une diligence en train de partir et supplie le conducteur d’arrêter. “C’est une question de vie ou de mort !”crie-t-il. Calme et cynique, le conducteur répond : “Qu’est-ce qui ne l’est pas ?”

Pendant cette réunion de famille, A. lisait la peur sur le visage de son grand-père. À un moment donné, le vieillard avait croisé son regard et désigné d’un geste, derrière le bureau du docteur, le mur couvert de certificats encadrés, de diplômes, de prix et de témoignages, l’air de dire : “Impressionnant, non ? Ce type-là me soignera bien.” Le vieil homme s’était toujours laissé prendre à cette sorte d’apparat. “Je viens de recevoir une lettre du président de la Chase Manhattan Bank”, annonçait-il, alors qu’il ne s’agissait que d’une circulaire. Mais ce jour-là, dans le cabinet du médecin, cela faisait mal à A. : ce refus du vieux de reconnaître à quoi il était confronté. « Je suis content de tout ceci, déclarait-il. Je sais que vous allez me remettre sur pied.” Et pourtant, presque contre son gré, A. s’était aperçu qu’il admirait cette capacité d’aveuglement. Plus tard, ce jour-là, il avait aidé son grand-père à emballer le petit bagage qu’il emportait à l’hôpital. Le vieux avait fourré dans le sac deux ou trois de ses accessoires de magie. “Pourquoi t’encombrer de ces trucs-là ?” lui avait demandé A. “Pour distraire les infirmières, si jamais on s’ennuie”, avait-il répondu.

A. avait décidé de s’installer chez son grand-père aussi longtemps que celui-ci serait hospitalisé. L’appartement ne pouvait pas rester inoccupé (il fallait que quelqu’un paie les factures, ramasse le courrier, arrose les plantes), et serait sans conteste plus confortable que la chambre Varick Street. Mais surtout, l’illusion du retour du vieillard devait être maintenue. Jusqu’à ce que la mort advînt, il existait toujours une possibilité qu’elle n’advînt pas, et cette chance, si mince soit-elle, méritait d’être prise en compte.

Il a habité là pendant six ou sept semaines. C’était un endroit qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance : ce grand immeuble trapu et biscornu, au sud de Central Park, à l’angle de Columbus Circle. Il se demandait combien d’heures il y avait passées, quand il était petit, à observer la circulation des voitures autour de la statue de Christophe Colomb. De ces mêmes fenêtres du sixième étage, il avait assisté aux défilés du Thanksgiving Day, suivi la construction du Colosseum et passé des après-midi entiers à compter les gens qui marchaient, en bas, dans les rues. Il se sentait à présent réinvesti par ce lieu, avec le guéridon chinois du téléphone, la ménagerie de verre de sa grand-mère, et le vieil humidificateur à cigares. Il était retourné tout droit vers son enfance.

A. continuait d’espérer une réconciliation avec sa femme. Quand elle a accepté de venir en ville avec leur fils et de séjourner dans cet appartement, il s’est figuré qu’un changement réel pouvait se produire. Coupés des objets et des soucis de leur propre vie, il leur semblait retrouver une certaine harmonie dans cet environnement neutre. Mais ni l’un ni l’autre n’était alors prêt à admettre qu’il ne s’agissait pas d’une illusion, d’un effet du souvenir doublé d’un espoir sans fondement.

Chaque après-midi, A. prenait deux autobus pour se rendre à l’hôpital, passait une heure ou deux auprès de son grand-père et puis rentrait par le même chemin. Cette organisation a fonctionné pendant une dizaine de jours. Puis le temps a changé. Une chaleur torride s’est abattue sur New York et la ville est devenue un cauchemar de sueur, d’épuisement et de bruit. Tout cela n’était pas fameux pour le petit garçon (confiné dans un appartement au conditionnement d’air asthmatique, ou traînant dans les rues avec sa mère), et comme la situation ne s’arrangeait pas (un record d’humidité pendant plusieurs semaines), A. et sa femme ont décidé qu’elle repartirait à la campagne avec l’enfant.

Il est resté seul. Chaque jour répétait le précédent. Outre les conversations avec le docteur, les trajets entre l’appartement et l’hôpital, il fallait engager et congédier des infirmières privées, écouter les plaintes de son grand-père, retaper les oreillers sous sa tête. A. était pris d’un sentiment d’horreur chaque fois qu’il apercevait la chair du vieillard. Les membres émaciés, les testicules ratatinés, le corps amaigri qui ne devait même plus peser cinquante kilos. Lui qui avait été un homme corpulent, précédé où qu’il aille par une bedaine majestueuse et bien rembourrée, n’était plus qu’à peine présent. Si A. avait été confronté, au début de l’année, à un visage de la mort, une mort si soudaine que, livré à elle, il n’avait pu la reconnaître, il en découvrait à présent un autre aspect et c’était cette lenteur, ce fatal épuisement, cet abandon de la vie au cœur de la vie qui lui révélaient enfin ce qu’il savait depuis toujours.

 

 

Il recevait presque tous les jours un coup de téléphone de l’ancienne secrétaire de son grand-père. Elle avait travaillé pour celui-ci pendant plus de vingt ans et était devenue, après la mort de son épouse, la plus fidèle de ses amies, la femme respectable avec laquelle il se montrait en public dans les occasions officielles : réunions de famille, mariages, enterrements. À chacun de ses appels, elle se livrait à une enquête complète sur l’état du vieil homme et priait A. de lui organiser une visite à l’hôpital. Le problème était sa propre santé. Elle n’était pas très âgée (une bonne soixantaine, au plus), mais elle était atteinte de la maladie de Parkinson et vivait depuis un certain temps dans une clinique du Bronx. À la suite de nombreuses conversations (et sa voix, au téléphone, était si faible qu’il fallait à A. toute sa capacité de concentration pour entendre à peine la moitié de ce qu’elle disait), il a fini par convenir de la retrouver devant le Metropolitan Museum, où un bus spécial de la clinique déposait une fois par semaine, pour un après-midi dans Manhattan, les pensionnaires capables de se déplacer. Ce jour-là, pour la première fois depuis près d’un mois, il pleuvait. Arrivé en avance au rendez-vous, A., planté sur les marches du musée et la tête protégée par un journal, a passé plus d’une heure à la guetter. S’étant enfin résolu à abandonner, il a fait un dernier tour du quartier. C’est alors qu’il l’a trouvée : une ou deux rues plus loin dans la 5e avenue, debout, comme pour s’y abriter de la pluie, sous un arbrisseau pathétique, un bonnet de plastique transparent sur la tête, elle s’appuyait sur sa canne, le corps penché en avant, raide de la tête aux pieds, n’osant faire un pas et regardant fixement le trottoir mouillé. Cette voix éteinte, encore, A. collait quasiment l’oreille à sa bouche pour l’entendre – et glaner ainsi quelque pauvre remarque insipide : le chauffeur du bus avait oublié de se raser, on n’avait pas livré les journaux. Il avait toujours trouvé cette femme ennuyeuse et, même quand elle était encore en bonne santé, détesté devoir passer plus de cinq minutes en sa compagnie. Il ressentait maintenant presque de la colère à son égard, il lui en voulait pour cette façon qu’elle avait de paraître attendre sa pitié. Il lui adressait mentalement des reproches cinglants pour son abject égocentrisme.

Trouver un taxi a pris plus de vingt minutes. Et alors, épreuve interminable, il a fallu l’aider à marcher jusqu’au bord du trottoir et à monter dans la voiture. Elle traînait les pieds sur le pavé : quelques centimètres, une pause ; encore quelques centimètres, encore une pause ; et puis encore, et puis encore. Il la tenait par le bras et l’encourageait de son mieux. Quand ils sont arrivés à l’hôpital et qu’il a réussi à l’extraire du siège arrière, ils ont entrepris leur lente progression vers l’entrée. Juste devant la porte, à l’instant même où A. se disait qu’ils allaient y parvenir, elle s’est figée. Elle était soudain terrassée par la peur de ne pouvoir bouger et, de ce fait, ne le pouvait plus. Quoi que lui dise A. et malgré la douceur avec laquelle il s’efforçait de la persuader d’avancer, elle restait pétrifiée. Des gens entraient et sortaient – médecins, infirmières, visiteurs – et ils restaient bloqués là, A. et la femme impotente, au milieu de ce trafic humain. Lui conseillant d’attendre sur place (comme si elle avait pu faire autrement), A. est entré dans le vestibule, où il a trouvé un fauteuil roulant dont il s’est emparé sous l’œil suspicieux d’une employée de l’administration. Après y avoir installé sa malheureuse compagne, il l’a poussée en hâte à travers le vestibule jusqu’aux ascenseurs sans prendre garde aux cris de l’employée : “Est-ce que c’est une patiente ? Est-ce que cette dame est une patiente ? Les fauteuils roulants sont réservés aux patients.”

Quand il l’a fait entrer dans la chambre de son grand-père, celui-ci était assoupi, entre sommeil et veille, abandonné à une torpeur aux limites de la conscience. Au bruit de leur arrivée, il s’est ranimé, s’est rendu compte de leur présence puis, comprenant enfin ce qui se passait, a souri pour la première fois depuis des semaines. Ses yeux soudain se sont remplis de larmes. Saisissant la main de sa vieille amie, il a déclaré à A., comme s’il s’adressait au monde entier (mais faiblement, si faiblement) : “Shirley est ma chérie. Shirley est celle que j’aime.”

Vers la fin de juillet, A. a décidé de quitter la ville pendant un week-end. Il avait envie de voir son fils, et besoin d’échapper un peu à la chaleur et à l’hôpital. Confiant l’enfant à ses parents, sa femme était venue à New York. Ce qu’ils ont pu y faire ce jour-là, il n’en a aucun souvenir, mais en fin d’après-midi ils étaient arrivés dans le Connecticut, à la plage où le petit garçon avait passé la journée avec ses grands-parents. A. avait trouvé son fils assis sur une balançoire et ses premiers mots (sa grand-mère lui avait fait la leçon pendant tout l’après-midi) avaient été d’une lucidité surprenante : “Je suis très content de te voir, papa.”

Cependant, A. lui trouvait une voix bizarre. Il paraissait essoufflé, prononçait chaque mot en un staccato de syllabes distinctes. Il ne faisait aucun doute pour A. que quelque chose n’allait pas. Il a exigé que tous quittent aussitôt la plage pour rentrer à la maison. Bien que l’enfant fût de bonne humeur, il continuait à s’exprimer de cette voix étrange, presque mécanique, comme s’il était la poupée d’un ventriloque. Il respirait de façon précipitée, le torse haletant, inspirations, expirations, tel un petit oiseau. Dans l’heure, A. et sa femme consultaient la liste des pédiatres, s’efforçant d’en trouver un chez lui (c’était l’heure du dîner, un vendredi soir). À leur cinquième ou sixième tentative, ils sont tombés sur une jeune doctoresse qui venait de s’installer dans la ville. Par chance, elle était encore à son cabinet et les a invités à y venir sur-le-champ. Que ce soit parce qu’elle était nouvelle dans sa profession, ou de tempérament nerveux, son examen du petit garçon a plongé A. et sa femme dans la panique. Elle avait assis l’enfant sur une table et lui auscultait le buste, comptait ses respirations par minute, observait ses narines dilatées, la coloration légèrement bleutée de son visage. Puis, allant et venant à travers son bureau dans une grande agitation, elle a entrepris de monter un appareil respiratoire compliqué : une machine à vapeur pourvue d’un capuchon, rappelant une caméra du siècle dernier. Mais le gamin ne voulait pas garder la tête sous ce capuchon et le sifflement de la vapeur froide l’effrayait. Elle a essayé une injection d’adrénaline. “Voyons ce que donne celle-ci, expliquait-elle, si ça ne marche pas je lui en ferai une autre.” Après avoir attendu quelques minutes, elle a recommencé à contrôler le rythme respiratoire, puis a pratiqué une seconde piqûre. Toujours sans effet. “Bon. Eh bien, il faut l’emmener à l’hôpital.” Elle a donné le coup de téléphone nécessaire puis, avec une furieuse énergie qui semblait rassembler toute sa petite personne, elle a expliqué à A. et à sa femme comment la suivre jusqu’à l’hôpital, où aller, que faire, après quoi elle est sortie avec eux et ils sont partis dans leurs voitures respectives. Son diagnostic – une pneumonie avec complications asthmatiques – devait être confirmé à l’hôpital après une radio et des examens plus approfondis.

Installé dans une chambre spéciale du service de pédiatrie, l’enfant avait été piqué et bousculé par des infirmières, maintenu hurlant pendant qu’on lui versait une potion dans le gosier, raccordé à un tube de perfusion et couché dans un berceau recouvert d’une tente en plastique transparent – dans laquelle une valve placée sur le mur diffusait une brume d’oxygène froid. Il est resté sous cette tente pendant trois jours et trois nuits. Ses parents, autorisés à rester près de lui en permanence, se relayaient auprès du petit lit, la tête et les bras sous la tente, pour lui faire la lecture, lui raconter des histoires et jouer avec lui ; tandis qu’ils attendaient, tour à tour, dans un salon réservé aux adultes, ils observaient les visages des autres parents dont les enfants étaient hospitalisés : aucun de ces étrangers n’osait engager la conversation, ils pensaient tous à une seule chose, et en parler n’aurait fait qu’aggraver leur angoisse.

C’était épuisant pour A. et sa femme car le produit qui coulait goutte à goutte dans les veines de leur fils était, pour l’essentiel, de l’adrénaline, ce qui lui donnait une énergie débordante – bien supérieure à l’énergie normale d’un enfant de deux ans – et ils passaient la plus grande partie de leur temps à essayer de le calmer et à l’empêcher de sortir de dessous la tente. Pour A., ceci comptait peu. La maladie du petit garçon et la certitude que s’ils ne l’avaient pas mené à temps chez le médecin il aurait pu en mourir (et l’horreur qui le submergeait quand il pensait : et s’ils avaient décidé, sa femme et lui, de passer la nuit en ville en laissant l’enfant à la garde de ses grands-parents – que l’âge rendait moins attentifs aux détails et qui, en fait, à la plage, ne s’étaient pas aperçus que l’enfant respirait de façon étrange et s’étaient d’abord moqués de A. lorsqu’il en avait fait la remarque), tout cela rendait insignifiant l’effort à fournir pour calmer l’enfant. Le seul fait d’avoir envisagé la possibilité de la mort de son fils, d’avoir rencontré de plein fouet, dans le cabinet du docteur, l’idée de cette mort, suffisait pour qu’il considère sa guérison comme une sorte de résurrection, un miracle dans la distribution des cartes du hasard.

Sa femme, elle, tenait moins bien le coup. À un moment, elle est venue retrouver A. dans le petit salon en disant : “Je renonce, je n’arrive plus à le maintenir” – et il y avait dans sa voix tant de ressentiment envers l’enfant, une telle rage d’exaspération, que quelque chose en A. s’est brisé. Stupidement, cruellement, il aurait voulu punir sa femme de tant d’égoïsme et en ce seul instant l’harmonie nouvelle qui s’était instaurée entre eux durant ce dernier mois s’est effacée : pour la première fois de toutes leurs années communes, il s’est senti son adversaire. Sortant en trombe de la pièce, il est retourné au chevet de son fils.

Le néant moderne. Intermède sur la force des vies parallèles.

À Paris, cet automne, il a assisté à un petit dîner organisé par un de ses amis, J., écrivain français renommé. Au nombre des invités se trouvait une Américaine, une lettrée, spécialiste de la poésie française contemporaine, qui lui a parlé d’un livre dont elle était en train de préparer l’édition : des œuvres choisies de Mallarmé. Elle voulait savoir si A. avait jamais traduit cet auteur.

Effectivement, cela lui était arrivé. Plus de cinq ans auparavant, peu de temps après son installation à Riverside Drive, il avait traduit certains des fragments écrits par Mallarmé en 1879 au chevet de son fils mourant. Il s’agit de courtes pièces d’une extrême obscurité : notes pour un poème qui n’a jamais vu le jour. On ne les a même pas découvertes avant la fin des années cinquante. En 1974, A. avait effectué une traduction sommaire de trente ou quarante d’entre elles, puis mis le manuscrit de côté. Dès son retour de Paris, dans sa chambre Varick Street (en décembre 1979, cent ans exactement après que Mallarmé eut composé ces pages funèbres à son fils), il a exhumé le dossier contenant ces ébauches de traduction et entrepris d’en mettre au point la version définitive. Celle-ci a été publiée par la suite dans la Paris Review, accompagnée d’une photographie d’Anatole Mallarmé en costume marin. Extrait de son avant-propos : “Le 6 octobre 1879, le fils unique de Mallarmé, Anatole, est mort à l’âge de huit ans après une longue maladie. Le mal, un rhumatisme propre à l’enfance, s’était étendu progressivement d’un membre à l’autre jusqu’à gagner le corps entier. Plusieurs mois durant, Mallarmé et sa femme étaient restés impuissants au chevet de leur fils tandis que les médecins essayaient toutes sortes de remèdes et lui administraient sans succès divers traitements. On transportait l’enfant de la ville à la campagne, pour le ramener en ville. Le 22 août, Mallarmé écrivait à son ami Henry Roujon : « … Dans ce combat entre la vie et la mort, que soutient notre pauvre petit adoré… l’horrible, c’est le malheur en soi que ce petit être ne soit plus, si pareil sort est le sien ! J’avoue là que je faiblis et ne puis affronter cette idée. »

A. se rendait compte que c’était cette idée même qui l’avait incité à retourner à ces textes. Les traduire ne constituait pas un exercice littéraire. Cela représentait pour lui un moyen de revivre sa propre panique dans le cabinet du médecin cet été-là : c’est trop pour moi, je ne puis affronter cette idée. Car ce n’est qu’à ce moment, il s’en était rendu compte ensuite, qu’il avait enfin pris conscience de toute l’étendue de sa paternité : la vie de l’enfant comptait plus pour lui que la sienne ; s’il fallait mourir pour sauver son fils, il mourrait volontiers. Et ce n’est donc qu’en cet instant de peur qu’il était devenu, une fois pour toutes, le père de son fils. Il était peut-être insignifiant de traduire ces quelque quarante fragments de Mallarmé, mais cela revenait dans son esprit à l’équivalent d’une prière d’action de grâces pour la vie de son fils. Prière à quoi ? À rien peut-être. À son sens de la vie. Au néant moderne.

 

Bref commentaire sur le mot rayonnement”.

La première fois qu’il a entendu ce mot à propos de son fils, c’est un soir où il avait montré une photo de celui-ci à son vieil ami R., un poète américain qui vivait depuis huit ans à Amsterdam. Ils prenaient un verre dans un bar, serrés de près par la foule et une musique bruyante. Sortant la photo de son portefeuille, A. l’avait tendue à R. qui l’avait longuement regardée. Puis, se tournant vers A., un peu ivre, il avait déclaré sur un ton de grande émotion : “Il a le même rayonnement que Titus.”

Un an plus tard environ, peu après la publication de sa traduction de Pour un tombeau d’Anatole dans la Paris Review, A. s’est rendu chez R. Celui-ci (qui s’était pris d’une grande affection pour le fils de A.) lui a raconté : “Il m’est arrivé aujourd’hui une chose extraordinaire. J’étais dans une librairie, je feuilletais des magazines, et je suis tombé dans la Paris Review sur un portrait du fils de Mallarmé. J’ai cru un instant qu’il s’agissait du tien. La ressemblance est frappante.”

“Mais c’est ma traduction, s’est exclamé A. C’est moi qui ai demandé qu’on y mette cette photo. Tu ne savais pas ?”

Et R., alors : “Je n’ai pas été plus loin. J’étais si ému par cette image que je n’ai pu que refermer la revue. Je l’ai remise à sa place et je suis sorti.”

 

 

Son grand-père a vécu deux ou trois semaines encore. Son fils hors de danger, son mariage dans une impasse définitive, A. s’est réinstallé à Columbus Circle. Ces journées doivent être les pires qu’il ait connues. Il était incapable de travailler, incapable de penser. Il se négligeait, se nourrissait mal (repas surgelés, pizzas, nouilles chinoises à emporter), et abandonnait l’appartement à son sort : linge sale entassé dans un coin de la chambre à coucher, vaisselle empilée sur l’évier de la cuisine. Couché sur le canapé, il regardait de vieux films à la télévision et lisait de mauvais polars en fumant cigarette sur cigarette. Il n’essayait de joindre aucun de ses amis. La seule personne qu’il ait appelée – une fille qu’il avait rencontrée à Paris quand il avait dix-huit ans – était partie habiter dans le Colorado.

Un soir, sans raison particulière, étant sorti se promener dans le quartier, ce quartier sans vie des West Fifties, il est entré dans un “topless bar”. Installé à une table avec un verre de bière, il s’est soudain retrouvé assis à côté d’une jeune femme à la nudité voluptueuse. Elle s’est serrée contre lui et mise à lui détailler avec lascivité tout ce qu’elle lui ferait s’il la payait pour aller « derrière ». Ses façons avaient quelque chose de si ouvertement drôle et réaliste qu’il a finalement accepté sa proposition. Ils sont convenus que le mieux serait, puisqu’elle revendiquait un talent extraordinaire pour cette activité, qu’elle lui suce le pénis. Et elle s’y est appliquée, en vérité, avec un enthousiasme tout à fait étonnant. Au moment où il jouissait dans sa bouche, quelques instants plus tard, avec un flot de semence dans un grand frisson, il a eu, à cette seconde précise, une vision qui depuis continue à l’habiter : chaque éjaculation représente plusieurs milliards de spermatozoïdes – soit à peu près le chiffre de la population du globe –, ce qui signifie que chaque homme contient en lui-même cette population en puissance. Et cela donnerait, si cela se réalisait, toute la gamme des possibilités : une progéniture d’idiots et de génies, d’êtres beaux ou difformes, de saints, de catatoniques, de voleurs, d’agents de change et de funambules. Tout homme est donc un univers, porteur dans ses gènes de la mémoire de l’humanité entière. Ou, selon l’expression de Leibniz : “Chaque substance simple est un miroir vivant perpétuel de l’univers.” Car en vérité nous sommes faits de la matière même qui a été créée lors de la première explosion de la première étincelle dans le vide infini de l’espace. C’est ce qu’il se disait, à cet instant, tandis que son pénis explosait dans la bouche d’une femme nue dont il a oublié le nom. Il pensait : L’irréductible monade. Et alors, comme s’il saisissait enfin, il a imaginé la cellule microscopique, furtive, qui s’était frayé un chemin dans le corps de sa femme, quelque trois ans plus tôt pour devenir son fils.

 

 

À part cela, rien. Il languissait, accablé par la chaleur de l’été. Pelotonné sur le canapé, tel un Oblomov contemporain, il ne bougeait qu’en cas de nécessité.

Il y avait la télévision par câble chez son grand-père et il disposait d’une quantité de chaînes dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Chaque fois qu’il allumait l’appareil, il était certain de trouver sur l’une ou l’autre un match de baseball en cours. Il pouvait suivre non seulement les Yankees et les Mets de New York, mais aussi les Red Sox de Boston, les Phillies de Philadelphie et les Braves d’Atlanta. Sans parler de petits extra occasionnels dans l’après-midi : les rencontres entre les grandes équipes japonaises, par exemple (il était fasciné par les roulements de tambour continuels tout au long de ces parties) ou, plus étranges encore, les championnats juniors de Long Island. S’absorber dans ces jeux, c’était sentir son esprit tendre vers un espace de pure forme. En dépit de l’agitation qui régnait sur le terrain, le baseball lui apparaissait comme une image de ce qui ne bouge pas, comme un lieu par conséquent où sa conscience pouvait trouver le repos et la sécurité, à l’abri des caprices de l’existence.

Il s’y était adonné pendant toute son enfance. Des premiers jours boueux du début de mars aux derniers après-midi glacés de la fin d’octobre. Il jouait bien, avec une ferveur quasi obsessionnelle. Il y trouvait non seulement le sentiment de ses propres possibilités, la conviction que les autres pouvaient avoir de la considération pour lui, mais aussi l’occasion d’échapper à la solitude de sa petite enfance. C’était à la fois, pour lui, une initiation au monde des autres et un domaine intérieur qu’il pouvait se réserver. Le baseball offrait à sa rêverie un terrain riche en potentialités. Il fantasmait sans cesse, s’imaginait aux Polo Grounds, dans la tenue des Giants de New York, en train de rejoindre au petit trot sa place en troisième base tandis que la foule saluait d’acclamations délirantes la proclamation de son nom par les haut-parleurs. Jour après jour, au retour de l’école, il lançait une balle de tennis contre les marches du seuil de sa maison comme si chacun de ses gestes avait fait partie du match de championnat qui se déroulait dans sa tête. Il en arrivait invariablement à la même situation : en fin de partie, les Giants avaient toujours un point de retard, c’était toujours lui le batteur et il réussissait chaque fois le coup qui emportait la victoire.

Au cours de ces longues journées d’été passées dans l’appartement de son grand-père, il a commencé à comprendre que l’emprise exercée sur lui par le baseball était l’emprise de la mémoire. La mémoire aux deux sens du terme : catalyseur de ses propres souvenirs, et structure artificielle d’ordonnance pour le passé historique. 1960, par exemple, était l’année de l’élection de Kennedy à la présidence ; c’était aussi celle de la Bar Mitzvah de A., l’année où il était supposé devenir un homme. Mais la première image qui lui vient à l’esprit quand on mentionne 1960 est le circuit de Bill Mazeroski, grâce auquel les Yankees avaient été battus aux championnats mondiaux. Il voit encore la balle s’envoler par-dessus la barrière de Forbes Fields – cette barrière haute et sombre, couverte d’une pagaille de numéros peints en blanc – et l’évocation de ce qu’il a ressenti à ce moment, en cet instant de plaisir brusque et étourdissant, lui permet de se retrouver dans un univers qui, sans cela, serait perdu pour lui.

Il lit dans un livre : Depuis qu’en 1893 (l’année de la naissance de son grand-père) on a reculé de dix pieds la butte du lanceur, la forme du terrain n’a pas changé. Le “diamant” est inscrit dans notre conscience. Sa géométrie primitive – lignes blanches, herbe verte, terre brune – est une image aussi familière que la bannière étoilée. À l’inverse de presque tout le reste en Amérique au cours de ce siècle, le baseball est demeuré pareil à lui-même. À part quelques modifications mineures (gazon artificiel, désignation des batteurs), le jeu tel qu’on le pratique aujourd’hui est d’une similitude frappante avec celui que jouaient Wee Willie Keeler et les anciens Orioles de Baltimore : ces jeunes gens des photographies, morts depuis longtemps, avec leurs moustaches en crocs et leurs poses héroïques.

Ce qui se passe aujourd’hui n’est qu’une variation sur ce qui s’est passé hier. L’écho d’hier résonne aujourd’hui, et demain laisse présager des événements de l’an prochain. Le passé du baseball professionnel est intact. Chaque rencontre est enregistrée, il y a des statistiques pour chaque coup, chaque erreur, chaque base atteinte. On peut comparer les performances, les joueurs et les équipes, parler des disparus comme s’ils vivaient encore. Tout enfant qui pratique ce sport s’imagine aussi en train d’y jouer en tant qu’adulte, et la puissance de ce fantasme s’exerce même dans la plus fortuite des parties improvisées. Combien d’heures, se demande A., a-t-il passées quand il était petit à tenter d’imiter la position de Stan Musial à la batte (pieds joints, genoux pliés, dos arrondi) ou le style de Willie Mays pour attraper la balle au vol ? À leur tour, ceux qui, une fois adultes, sont devenus professionnels ont conscience de réaliser leurs rêves d’enfants – d’être bel et bien payés pour rester enfants. Et il ne faudrait pas minimiser la profondeur de ces rêveries. A. se souvient que, dans son enfance juive, il confondait les derniers mots de la célébration de la Pâque, “L’année prochaine à Jérusalem”, avec le refrain résolument optimiste des supporters déçus, “On se retrouve l’année prochaine”, comme si l’un était le commentaire de l’autre, comme si gagner le tournoi avait signifié l’accès à la Terre promise. Dans son esprit, le baseball s’était en quelque sorte enchevêtré à l’expérience religieuse.

C’est alors, quand A. commençait à s’enfoncer ainsi dans les sables mouvants du baseball, que Thurman Munson, un jeune joueur new-yorkais, s’est tué. A. s’en est fait la remarque, Munson était le premier capitaine Yankee depuis Lou Gehrig ; et il a noté que sa grand-mère était morte de la même maladie que Lou Gehrig, et que la mort de son grand-père suivrait de près celle de Munson.

Les journaux étaient pleins d’articles sur ce dernier. Depuis toujours, A. admirait le jeu de Munson sur le terrain : sa batte rapide et efficace, son allure lorsqu’il courait, trapu et obstiné, d’une base à l’autre, la rage dont il semblait possédé. C’est avec émotion que A. découvrait maintenant son action en faveur des enfants et les difficultés auxquelles l’avait confronté le caractère hyperactif de son fils. Tout paraissait se répéter. La réalité ressemblait à l’un de ces coffrets chinois : une infinité de boîtes contenant d’autres boîtes. Ici encore, de la façon la plus inattendue, le même thème resurgissait : l’absence du père, cette malédiction. Apparemment, Munson était seul capable d’apaiser le petit garçon. Du moment qu’il était là, les crises de l’enfant cessaient, ses délires se calmaient. Munson avait décidé d’apprendre à piloter afin de pouvoir rentrer chez lui plus souvent pendant la saison pour s’occuper de son fils, et c’est en pilotant qu’il s’était tué.

 

 

Les souvenirs de baseball de A. étaient inévitablement liés à la mémoire de son grand-père. C’est lui qui l’avait emmené à son premier match, qui avait évoqué pour lui les joueurs d’autrefois, qui lui avait révélé que ce sport est affaire de parole autant que spectacle. Lorsqu’il était enfant, il arrivait souvent à A. d’être déposé au bureau de la 57erue ; il s’y amusait avec les machines à écrire et à calculer jusqu’à ce que son grand-père fût prêt à partir, puis ils s’en allaient ensemble faire une petite balade paisible dans Broadway. Le rituel comprenait toujours quelques parties de “Pokerino” dans une des galeries de jeux, un déjeuner rapide, et puis le métro – à destination d’un des terrains de sport de la ville. À présent que son grand-père était en train de s’enfoncer dans la mort, ils parlaient toujours baseball. C’était le seul sujet qu’ils pouvaient encore aborder en égaux. À chacune de ses visites à l’hôpital, A. achetait le New York Post et puis, assis près du lit, lisait au vieil homme la relation des matchs de la veille. C’était son dernier contact avec le monde extérieur, contact sans douleur, série de messages codés qu’il pouvait comprendre les yeux fermés. N’importe quoi d’autre eût été de trop.

Tout à fait vers la fin, d’une voix à peine perceptible, son grand-père lui a raconté qu’il s’était mis à se rappeler sa vie. Ramenant du tréfonds de sa mémoire l’époque de son enfance à Toronto, il revivait des événements qui s’étaient passés quelque quatre-vingts ans plus tôt : quand il avait pris la défense de son jeune frère contre une bande de gamins brutaux, quand il livrait le pain, le vendredi après-midi, aux familles juives du voisinage, tous ces petits détails oubliés depuis longtemps lui revenaient, maintenant qu’il était immobilisé dans son lit, parés de l’importance d’illuminations spirituelles. “À force de rester couché, j’arrive à me souvenir”, disait-il, comme s’il s’était découvert là une faculté nouvelle. A. sentait à quel point il y prenait plaisir. Un plaisir qui peu à peu dominait la peur lisible sur son visage depuis quelques semaines. Seule la mémoire le maintenait en vie, comme s’il avait voulu garder la mort à distance aussi longtemps que possible afin de pouvoir encore se souvenir.

Il savait, et pourtant ne voulait pas admettre qu’il savait. Jusqu’à l’ultime semaine, il a continué d’évoquer son retour chez lui, et pas une fois le mot “mort” n’a été prononcé. Même le dernier jour, il a attendu la fin de sa visite pour dire au revoir à A. Celui-ci s’en allait, il passait la porte quand son grand-père l’a rappelé. A. est revenu près du lit. Le vieillard lui a pris la main et l’a serrée aussi fort qu’il pouvait. Ensuite : un long, long moment. Puis A. s’est penché pour embrasser son visage. Aucun des deux n’a soufflé mot.

 

 

Toujours à échafauder des projets, à combiner des marchés, saisi d’optimismes bizarres et grandioses : tel il demeure dans le souvenir de A. Qui d’autre, après tout, aurait pu sans rire appeler sa fille Queenie ? Mais il avait déclaré à sa naissance : “Ce sera une reine”, et il n’avait pu résister à la tentation. Il adorait le bluff, les gestes symboliques, le rôle de boute-en-train. Des tas de blagues, des tas de copains, un sens impeccable de l’à-propos. Il jouait en douce, trompait sa femme (plus il vieillissait, plus les filles étaient jeunes), et tous ces appétits l’ont animé jusqu’à la fin. Une serviette ne pouvait pas être simplement une serviette, mais toujours une “mœlleuse serviette éponge”. Un drogué : un “toxicomane”. Il n’aurait jamais dit : “J’ai vu…” : “J’ai eu l’occasion d’observer…” Il parvenait ainsi à enfler la réalité, à rendre son univers plus attrayant, plus exotique. Il jouait les grands personnages en se délectant des retombées de sa pose : les maîtres d’hôtel qui l’appelaient monsieur B., le sourire des livreurs devant ses pourboires disproportionnés, les coups de chapeau du monde entier. Arrivé du Canada à New York juste après la Première Guerre mondiale, jeune juif pauvre cherchant fortune, il avait fini par réussir. New York était sa passion et, dans les dernières années de sa vie, il refusait d’en partir, répondant à sa fille, qui lui proposait de s’installer au soleil de Californie, ces mots devenus un refrain fameux : “Je ne peux pas quitter New York. C’est ici que tout se passe.”

A. se souvient d’un jour, quand il avait quatre ans. Pendant une visite des grands-parents, son grand-père lui avait montré un petit tour de magie, quelque chose qu’il avait trouvé dans une boutique de farces et attrapes. Comme il ne récidivait pas la fois suivante, A., déçu, avait fait une scène. À partir de ce moment, il y avait eu, à chaque occasion, un nouveau tour : des pièces de monnaie disparaissaient, des foulards de soie surgissaient de nulle part, une machine métamorphosait en billets de banque des bandes de papier blanc, une grosse balle de caoutchouc se transformait, quand on la serrait dans sa main, en cinq petites balles, une cigarette pouvait être écrasée dans un mouchoir sans trace de brûlure, un pot de lait se renverser sans couler dans un cornet de papier journal. Ce qui au début n’avait représenté qu’un moyen d’étonner et d’amuser son petit-fils a pris pour lui la dimension d’une véritable vocation. Il est devenu un illusionniste amateur accompli, un prestidigitateur habile, particulièrement fier de sa carte de membre de l’Association des magiciens. À chacun des anniversaires de A., il apparaissait avec ses mystères, et il a continué à se produire jusqu’à la dernière année de sa vie ; il faisait la tournée des clubs du troisième âge new-yorkais, flanqué d’une de ses amies (une personne extravagante, avec une énorme tignasse rouge) qui chantait, en s’accompagnant à l’accordéon, une chanson dans laquelle il était présenté comme le Grand Zavello. C’était tout naturel. Son existence entière était fondée sur la mystification, il avait conclu tant de marchés, en affaires, grâce à sa faculté de persuader les gens de le croire (d’admettre la présence de quelque chose qui n’existait pas, ou vice versa) que ce n’était rien pour lui de monter en scène pour les mystifier encore, en cérémonie cette fois. Il avait le don d’obliger les gens à faire attention à lui, et le plaisir qu’il éprouvait à se trouver au centre de leur intérêt était évident aux yeux de tous. Nul n’est moins cynique qu’un magicien. Il sait, et chacun sait, que tout ce qu’il fait est illusion. L’astuce n’est pas vraiment de tromper les gens, mais de les enchanter à un degré tel qu’ils souhaitent être trompés : de sorte que, pendant quelques minutes, la relation de cause à effet est dénouée, les lois de la nature contredites. Comme le dit Pascal dans les Pensées : “Il n’est pas possible de croire raisonnablement contre les miracles.”

Mais le grand-père de A. ne se contentait pas de la magie. Il était aussi grand amateur de plaisanteries – d’“histoires”, disait-il –, qu’il avait toujours sur lui, notées dans un petit carnet au fond d’une poche de son veston. À chaque réunion de famille venait un moment où il se retirait dans un coin, sortait son carnet, le parcourait rapidement, le remettait dans sa poche et s’installait dans un fauteuil pour se lancer dans une bonne heure de délire verbal. Encore un souvenir de rire. Pas comme celui de S., qui éclatait du fond du ventre, mais un rire qui fusait des poumons, une longue courbe sonore qui commençait comme un soupir, s’épanouissait en mélopée puis se dispersait progressivement en un sifflement chromatique de plus en plus faible. C’est une image de lui que A. voudrait aussi garder en mémoire : assis dans son fauteuil, suscitant l’hilarité générale.

Pourtant son coup le plus fumant n’était ni un tour de magie ni une blague, mais une sorte de “vaudou” extra-sensoriel qui a intrigué la famille pendant des années. Il appelait ce jeu “le Sorcier”. Prenant un paquet de cartes, il demandait à quelqu’un d’en choisir une, n’importe laquelle, et de la faire voir à tout le monde. Le cinq de cœur. Il allait alors au téléphone, formait un numéro et demandait à parler au Sorcier. C’est exact, confirmait-il, je désire parler au Sorcier. Un moment après, il passait l’appareil à la ronde et on entendait une voix dans le combiné, une voix d’homme qui répétait inlassablement : Cinq de cœur, cinq de cœur, cinq de cœur. Il remerciait alors, raccrochait, et se retournait vers l’assistance avec un large sourire.

Quand, des années plus tard, l’explication en a enfin été donnée à A., elle était bien simple. Son grand-père et un ami étaient convenus de jouer l’un pour l’autre le rôle du Sorcier. La question “Puis-je parler au Sorcier ?” était un signal et celui qui le recevait commençait par énumérer les couleurs : pique, cœur, carreau, trèfle. Quand il citait la bonne, l’autre disait quelque chose, n’importe quoi, qui signifiait “ne va pas plus loin”, et le Sorcier entamait alors la litanie des chiffres : as, deux, trois, quatre, cinq, etc. Dès qu’il arrivait à celui de la carte, son interlocuteur l’interrompait à nouveau et le Sorcier s’arrêtait, assemblait les deux éléments et les répétait dans le téléphone : Cinq de cœur, cinq de cœur, cinq de cœur.

 

Le Livre de la mémoire. Livre six.

Il trouve extraordinaire, même dans l’ordinaire de son existence quotidienne, de sentir le sol sous ses pieds, et le mouvement de ses poumons qui s’enflent et se contractent à chaque respiration, de savoir qu’il peut, en posant un pied devant l’autre, marcher de là où il est à l’endroit où il veut aller. Il trouve extraordinaire que, certains matins, juste après son réveil, quand il se penche pour lacer ses chaussures, un flot de bonheur l’envahisse, un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers qu’il prend conscience d’être vivant dans le présent, ce présent qui l’entoure et le pénètre, qui l’envahit soudain, le submerge de la conscience d’être vivant. Et le bonheur qu’il découvre en lui à cet instant est extraordinaire. Et qu’il le soit ou non, il trouve ce bonheur extraordinaire.

 

 

On a parfois l’impression d’être en train de déambuler sans but dans une ville. On se promène dans une rue, on tourne au hasard dans une autre, on s’arrête pour admirer la corniche d’un immeuble, on se penche pour inspecter sur le trottoir une tache de goudron qui fait penser à certains tableaux que l’on a admirés, on regarde les visages des gens que l’on croise en essayant d’imaginer les vies qu’ils trimbalent en eux, on va déjeuner dans un petit restaurant pas cher, on ressort, on continue vers le fleuve (si cette ville possède un fleuve) pour regarder passer les grands bateaux, ou les gros navires à quai dans le port, on chantonne peut-être en marchant, ou on sifflote, ou on cherche à se souvenir d’une chose oubliée. On a parfois l’impression, à se balader ainsi dans la ville, de n’aller nulle part, de ne chercher qu’à passer le temps, et que seule la fatigue nous dira où et quand nous arrêter. Mais de même qu’un pas entraîne immanquablement le pas suivant, une pensée est la conséquence inévitable de la précédente et dans le cas où une pensée en engendrerait plus d’une autre (disons deux ou trois, équivalentes quant à toutes leurs implications), il sera non seulement nécessaire de suivre la première jusqu’à sa conclusion mais aussi de revenir sur ses pas jusqu’à son point d’origine, de manière à reprendre la deuxième de bout en bout, puis la troisième, et ainsi de suite, et si on devait essayer de se figurer mentalement l’image de ce processus on verrait apparaître un réseau de sentiers, telle la représentation de l’appareil circulatoire humain (cœur, artères, veines, capillaires), ou telle une carte (le plan des rues d’une ville, une grande ville de préférence, ou même une carte routière, comme celles des stations-service, où les routes s’allongent, se croisent et tracent des méandres à travers un continent entier), de sorte qu’en réalité, ce qu’on fait quand on marche dans une ville, c’est penser, et on pense de telle façon que nos réflexions composent un parcours, parcours qui n’est ni plus ni moins que les pas accomplis, si bien qu’à la fin on pourrait sans risque affirmer avoir voyagé et, même si l’on ne quitte pas sa chambre, il s’agit bien d’un voyage, on pourrait sans risque affirmer avoir été quelque part, même si on ne sait pas où.

 

 

Il prend dans sa bibliothèque une brochure qu’il a achetée voici dix ans à Amherst, Massachusetts, souvenir de sa visite à la maison d’Emily Dickinson ; il se rappelle l’étrange épuisement qui l’avait accablé ce jour-là dans la chambre du poète : il respirait mal, comme s’il venait d’escalader le sommet d’une montagne. Il s’était promené dans cette petite pièce baignée de soleil en regardant le couvre-lit blanc, les meubles cirés, et il pensait aux mille sept cents poèmes qui ont été écrits là, s’efforçant de les voir comme partie intégrante de ces quatre murs mais n’y parvenant pas. Car si les mots sont un moyen d’appréhender l’univers, pensait-il, alors, même si aucun monde n’est accessible, l’univers se trouve déjà là, dans cette chambre, ce qui signifie que la chambre est présente dans les poèmes et non le contraire. Il lit maintenant, à la dernière page de la brochure, dans la prose maladroite de son auteur anonyme :

“Dans cette chambre-cabinet de travail, Emily proclamait que l’âme peut se satisfaire de sa propre compagnie. Mais elle a découvert que la connaissance était captivité autant que liberté, de sorte qu’elle était même ici victime de son auto-enfermement dans le désespoir ou la peur… Pour le visiteur sensible, l’atmosphère de la chambre d’Emily paraît imprégnée des différents états d’âme du poète : orgueil, anxiété, angoisse, résignation ou extase. Davantage peut-être que tout autre lieu concret de la littérature américaine, celui-ci est le symbole d’une tradition nationale, dont Emily incarne la quintessence, l’assiduité dans l’étude de la vie intérieure.”

 

 

Chant pour accompagner le Livre de la mémoire. Solitude, dans l’interprétation de Billie Holiday. Dans l’enregistrement du 9 mai 1941 par Billie Holiday et son orchestre. Durée de l’exécution : trois minutes quinze secondes. Comme suit : In my solitude you haunt me (Dans ma solitude tu me hantes) / with reveries of days gone by (avec les songes de jours enfuis). / In my solitude you taunt me (Dans ma solitude tu me nargues) / with memories that never die (avec des souvenirs qui ne meurent jamais)… Etc. Hommage rendu à D. Ellington, E. De Lange et I. Mills.

 

 

Première allusion à une voix de femme. Poursuivre avec des références spécifiques à plusieurs autres.

Car il a la conviction que s’il existe une voix de la vérité – en supposant que la vérité existe, et en supposant qu’elle ait une voix – elle sort de la bouche d’une femme.

Il est vrai aussi que la mémoire, parfois, se manifeste à lui comme une voix, une voix qui parle au-dedans de lui, et qui n’est pas forcément la sienne. Elle s’adresse à lui comme on le ferait pour raconter des histoires à un enfant, et pourtant par moments elle se moque de lui, le rappelle à l’ordre ou l’injurie carrément. Par moments, plus préoccupée d’effets dramatiques que de vérité, elle altère délibérément l’épisode qu’elle est en train de raconter, en modifie les faits au gré de ses humeurs. Il doit alors élever sa propre voix pour ordonner à celle-là de se taire et la renvoyer ainsi au silence d’où elle est sortie. À d’autres moments, elle chante pour lui. À d’autres encore elle chuchote. Et puis il y a des moments où elle murmure, ou babille, ou pleure. Et même quand elle ne dit rien, il sait qu’elle est encore là et, dans le silence de cette voix qui ne dit rien, il attend qu’elle parle.

 

 

Jérémie : “Et je dis : « Ah, Seigneur Ihavé, je ne sais point parler, car je suis un enfant ! » Et Iahvé me dit : « Ne dis pas, je suis un enfant : car tu iras vers tous ceux à qui je t’enverrai, et tu diras tout ce que je t’ordonnerai…» Puis Iahvé étendit sa main et toucha ma bouche ; et Iahvé me dit : « Voici que je mets mes paroles dans ta bouche. »”

 

Le Livre de la mémoire. Livre sept.

Premier commentaire sur le Livre de Jonas.

On est frappé dès le premier abord par sa singularité dans l’ensemble des textes prophétiques. Cette œuvre brève, la seule qui soit écrite à la troisième personne, est la plus dramatique histoire de solitude de toute la Bible, et pourtant elle est racontée comme de l’extérieur, comme si, plongé dans les ténèbres de cette solitude, le “moi” s’était perdu de vue. Il ne peut donc parler de lui-même que comme d’un autre. Comme dans la phrase de Rimbaud : “Je est un autre.”

Non seulement Jonas (comme Jérémie, par exemple) répugne à prendre la parole, il va jusqu’à s’y refuser. “Maintenant la parole de Iahvé fut adressée à Jonas… Mais Jonas se leva pour s’enfuir loin de la face de Iahvé.”

Jonas fuit. Il paie son passage sur un navire. Une terrible tempête survient et les marins ont peur de faire naufrage. Tous prient pour leur salut. Mais Jonas “était descendu dans les flancs du navire ; il s’était couché, et il dormait profondément”. Le sommeil, donc, retraite ultime du monde. Le sommeil, image de la solitude. Oblomov, pelotonné sur son divan, rêvant son retour dans le sein maternel. Jonas dans le ventre du navire ; Jonas dans le ventre de la baleine.

Le capitaine du bateau vient trouver Jonas et l’invite à prier son dieu. Pendant ce temps, les marins ont tiré au sort, pour voir lequel d’entre eux est responsable de la tempête, “… et le sort tomba sur Jonas.

“Et il leur dit, prenez-moi et jetez-moi dans la mer ; ainsi la mer s’apaisera pour vous ; car je sais que c’est à cause de moi que cette grande tempête est venue sur vous.

“Les hommes ramaient pour ramener le vaisseau à la terre ; mais ils ne le purent pas ; car la mer continuait de se soulever de plus en plus contre eux…

“Alors… prenant Jonas, ils le jetèrent à la mer ; et la mer calma sa fureur.”

Quelle que soit la mythologie populaire à propos de la baleine, le gros poisson qui avale Jonas n’est en aucune façon un agent de destruction. C’est lui qui le sauve de la noyade. “Les eaux m’avaient enserré jusqu’à l’âme, l’abîme m’environnait, l’algue encerclait ma tête.” Dans la profondeur de cette solitude, qui est aussi la profondeur du silence, comme si le refus de parler impliquait également celui de se tourner vers l’autre (“Jonas se leva pour s’enfuir loin de la face de Iahvé”) – ce qui revient à dire : qui recherche la solitude recherche le silence ; qui ne parle pas est seul ; seul, jusque dans la mort – Jonas rencontre les ténèbres de la mort. On nous raconte que “Jonas fut dans les entrailles du poisson trois jours et trois nuits”, et ailleurs, dans un chapitre du Zohar, on trouve ceci : “« Trois jours et trois nuits » : cela représente, pour un homme, les trois jours dans la tombe avant que le ventre n’éclate.” Et quand le poisson le vomit sur la terre ferme, Jonas est rendu à la vie, comme si la mort trouvée dans le ventre du poisson était préparation à une vie nouvelle, une vie qui a fait l’expérience de la mort, et qui peut donc enfin parler. Car la frayeur qu’il a éprouvée lui a ouvert la bouche. “Dans ma détresse j’ai invoqué Iahvé, et il m’a répondu ; du ventre du schéol j’ai crié : tu as entendu ma voix.” Dans les ténèbres de cette solitude qu’est la mort, la langue finalement se délie, et dès l’instant où elle commence à parler la réponse vient. Et même s’il ne vient pas de réponse, l’homme a commencé à parler.

 

 

Le prophète. Comme dans faux : la projection dans le futur, non par la connaissance mais par l’intuition. Le vrai prophète sait. Le faux prophète devine.

Tel était le grand problème de Jonas. S’il proclamait le message de Dieu, s’il annonçait aux Ninivites qu’ils seraient détruits quarante jours plus tard à cause de leur iniquité, ils allaient se repentir, c’était certain, et être épargnés. Car il savait que Dieu est “miséricordieux et clément, lent à la colère”.

Donc “les gens de Ninive crurent en Dieu ; ils publièrent un jeûne et se revêtirent de sacs, depuis le plus grand jusqu’au plus petit”.

Et si les Ninivites étaient épargnés, cela ne ferait-il pas mentir la prédiction de Jonas ? Ne deviendrait-il pas un faux prophète ? D’où le paradoxe au cœur de ce livre : sa parole ne resterait véridique que s’il la taisait. Dans ce cas, évidemment, il n’y aurait pas de prophétie et Jonas ne serait plus un prophète. Mais plutôt n’être rien qu’un imposteur.

“Maintenant, Iahvé, retire de moi mon âme, car la mort vaut mieux pour moi que la vie.”

C’est pourquoi Jonas a tenu sa langue. C’est pourquoi il a fui la face du Seigneur et rencontré son destin : le naufrage. C’est-à-dire le naufrage du singulier.

 

Rémission dans la relation de cause à effet.

Un souvenir d’enfance de A. (datant de ses douze ou treize ans). Il errait sans but, un après-midi de novembre, avec son ami D. Rien ne se passait. Mais chacun d’eux sentait que tout était possible. Rien ne se passait. À moins que l’on ne puisse considérer que se passait, justement, cette prise de conscience de l’infini du possible.

Alors qu’ils se baladaient dans l’air gris et froid de cet après-midi, A., s’arrêtant brusquement, a déclaré à son ami : Dans un an d’ici, il va nous arriver quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui transformera entièrement nos existences.

L’année s’est écoulée et, le jour venu, rien d’extraordinaire ne s’était produit. Ça ne fait rien, a expliqué A. à D. ; l’événement important sera pour l’an prochain. L’année suivante accomplie, même chose : rien n’était arrivé. Mais A. et D. étaient inébranlables. Ils ont continué, pendant toutes leurs études secondaires, à commémorer ce jour. Sans cérémonie, mais en marquant le coup. Par exemple en se rappelant, s’ils se croisaient dans un couloir de l’école : C’est pour samedi. Ce n’était plus l’attente d’un miracle. Mais plus curieux : avec le temps, ils s’étaient tous deux attachés au souvenir de leur prédiction.

L’insouciance du futur, le mystère de ce qui n’a pas encore eu lieu : cela aussi, il l’a appris, peut être conservé dans la mémoire. Et parfois, il est frappé par l’idée que c’était la prophétie aveugle de son adolescence, vingt ans plus tôt, cette prévision de l’extraordinaire, qui était en réalité remarquable : cette joyeuse projection de son imagination dans l’inconnu. Car, c’est un fait, beaucoup d’années ont passé. Et toujours, à la fin de novembre, il se surprend à repenser à cette date.

 

 

Prophétie. Comme dans vrai. Comme dans Cassandre, parlant du fond de sa cellule solitaire. Comme dans une voix de femme.

Le futur lui tombe des lèvres au présent, chaque événement exactement tel qu’il se produira, et son destin est de n’être jamais crue. Folle, la fille de Priam ; “les cris de cet oiseau de mauvais augure” dont les“… sounds of woe / Burst dreadful, as she chewed the laurel leaf, /And ever and anon, like the black Sphinx, / Poured the full tide of enigmatic song{1}”. (La Cassandre de Lycophron, dans la traduction de Royston, 1806.) Parler du futur, c’est user d’un langage à jamais en avance sur lui-même, à propos d’événements qui ne se sont pas encore produits, pour les assigner au passé, à un “déjà” éternellement retardataire ; et dans cet espace entre le discours et l’acte s’ouvre une faille, et quiconque contemple un tel vide, ne fût-ce qu’un instant, est pris de vertige et se sent basculer dans l’abîme.

A. se rappelle avec quelle émotion, à Paris, en 1974, il a découvert ce poème de Lycophron (300 ans environ avant J. C. ), un monologue de dix-sept cents vers, délires de Cassandre dans sa prison avant la chute de Troie. L’œuvre lui a été révélée par la traduction française de Q., un écrivain du même âge que lui (vingt-quatre ans). Trois ans plus tard, rencontrant Q. dans un café de la rue Condé, il lui a demandé s’il en existait à sa connaissance une version anglaise. Q. lui-même ne lisait ni ne parlait l’anglais mais, oui, il l’avait entendu dire, d’un certain lord Royston, au début du XIXe siècle. Dès son retour à New York, pendant l’été 1974, A. s’est rendu à la bibliothèque de Columbia University pour rechercher ce livre. À sa grande surprise, il l’a trouvé. Cassandre, traduit du grec original de Lycophron et illustré de notes ; Cambridge, 1806.

Cette traduction est le seul ouvrage de quelque importance que l’on doive à la plume de lord Royston. Il l’a achevée alors qu’il était encore étudiant à Cambridge et a publié lui-même une luxueuse édition privée du poème. Puis il est parti, après l’obtention de ses diplômes, pour le traditionnel périple sur le continent. À cause des désordres napoléoniens en France, il ne s’est pas dirigé vers le Sud – comme il eût été naturel pour un jeune homme de son éducation – mais vers le Nord, vers les pays scandinaves, et en 1808, alors qu’il naviguait sur les eaux perfides de la Baltique, il s’est noyé au cours d’un naufrage au large des côtes russes. Il avait juste vingt-quatre ans.

Lycophron : “l’obscur”. Dans ce poème dense, déconcertant, rien n’est jamais nommé, tout devient référence à autre chose. On se perd rapidement dans le labyrinthe de ces associations, et pourtant on continue à le parcourir, mû par la force de la voix de Cassandre. Le poème est un déluge verbal, soufflant le feu, dévoré par le feu, qui s’oblitère aux limites du sens. La parole de Cassandre. “Venue du silence”, comme l’a dit un ami de A. (B., assez curieusement, dans une conférence consacrée à la poésie d’Hôlderlin – qu’il compare au langage de Cassandre), “elle est ce signe – deutungslos –, signe du bruit ou du silence, irréductible, aussitôt perçu, à l’ordre de la langue, mais à travers cette langue, pourtant, et uniquement par elle, il se fait jour… Parole sans saisie, parole de Cassandre, parole dont nulle leçon n’est à tirer, parole, somme toute, pour ne rien dire, et dont nous ne faisons que prendre acte, sans conclure, dès lors que nous l’avons entendue.”

En découvrant cette traduction, A. s’est rendu compte qu’un grand talent avait disparu dans ce naufrage. L’anglais de Royston roule avec une telle violence, une syntaxe si habile et si acrobatique qu’à la lecture du poème on se sent pris au piège dans la bouche de Cassandre.

Il a été frappé aussi de constater que Royston et Q., l’un comme l’autre, avaient à peine vingt ans quand ils ont traduit cette œuvre. À un siècle et demi de distance, l’un et l’autre ont enrichi leur propre langage, par le truchement de ce poème, d’une force particulière. L’idée l’a effleuré, un moment, que Q. était peut-être une réincarnation de Royston. Tous les cent ans environ, Royston renaîtrait afin de traduire le poème dans une autre langue et, de même que Cassandre était destinée à n’être pas crue, de même l’œuvre de Lycophron demeurerait ignorée de génération en génération. Un travail inutile, par conséquent : écrire un livre qui restera fermé à jamais. Et encore, cette vision : le naufrage. La conscience engloutie au fond de la mer, le bruit horrible des craquements du bois, les grands mâts qui s’effondrent dans les vagues. Imaginer les pensées de Royston au moment où son corps s’écrasait à la surface des flots. Imaginer le tumulte de cette mort.

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre huit.

À l’époque de son troisième anniversaire, les goûts littéraires du fils de A. ont commencé à évoluer, passant des simples livres d’images pour tout-petits à des ouvrages pour enfants plus élaborés.

Les illustrations en étaient encore une grande source de plaisir, mais ce n’était plus décisif. L’histoire en elle-même suffisait à soutenir son attention, et quand A. arrivait à une page dépourvue du moindre dessin, il était ému de voir le petit garçon fixer intensément devant lui le vide de l’air, un mur blanc, rien, en se représentant ce que les mots lui suggéraient. “C’est amusant d’imaginer ce qu’on ne voit pas”, a-t-il dit à son père, un jour qu’ils marchaient dans la rue. Une autre fois, il était allé à la salle de bains, s’était enfermé et ne ressortait plus. “Qu’est-ce que tu fais là-dedans ?”a demandé A. à travers la porte. “Je pense, a répondu l’enfant. Pour ça il faut que je sois seul.”

 

Peu à peu, ils ont commencé tous deux à se sentir attirés par un seul livre. Les Aventures de Pinocchio. D’abord dans la version de Disney, puis, bientôt, dans le texte original de Collodi, avec les illustrations de Mussino. Le petit garçon ne se lassait jamais d’entendre le chapitre où il est question de la tempête en mer, et de la façon dont Pinocchio retrouve Geppetto dans le ventre du Terrible Requin.

“Oh ! mon petit papa ! Je vous ai enfin retrouvé ! Je ne vous laisserai plus jamais maintenant, plus jamais, plus jamais !”

Geppetto explique : “« La mer était forte et une grosse vague renversa ma barque. Alors un horrible Requin qui se trouvait tout près de là, dès qu’il me vit dans l’eau, accourut tout de suite vers moi, et, sortant sa langue, il m’attrapa très naturellement et m’avala comme un petit pâté de Bologne. »

“« Et depuis combien de temps êtes-vous enfermé ici dedans ? »

“« Ça doit faire environ deux ans : deux ans, mon petit Pinocchio, qui m’ont paru deux siècles ! »

“« Et comment avez-vous fait pour survivre ? Où avez-vous trouvé cette bougie ? Et les allumettes pour l’allumer, qui vous les a données ? »

“« … Cette même tempête qui renversa ma barque fit aussi couler un grand bateau marchand. Tout l’équipage put se sauver, mais le bâtiment coula à pic, et le Requin, qui avait ce jour-là un excellent appétit, engloutit le bâtiment après m’avoir englouti moi-même… Heureusement pour moi, ce bâtiment était plein de viande conservée dans des boîtes de métal, de biscuits, de pain grillé, de bouteilles de vin, de raisins secs, de fromage, de café, de sucre, de bougies et de boîtes d’allumettes. Avec tout cela, grâce à Dieu ! j’ai pu survivre pendant deux ans ; mais j’en suis maintenant à mes dernières réserves : aujourd’hui, il n’y a plus rien dans le garde-manger, et cette bougie que tu vois allumée est la dernière qui me reste. »

“« Et après ?…»

“« Et après, mon cher enfant, nous resterons tous les deux dans l’obscurité. »”

Pour A. et son fils, si souvent loin l’un de l’autre depuis un an, il y avait quelque chose de profondément satisfaisant dans cet épisode des retrouvailles. En effet, Pinocchio et Geppetto sont séparés tout au long du livre. C’est au deuxième chapitre que Maître Cerise donne à Geppetto la mystérieuse pièce de bois qui parle. Au troisième chapitre, le vieil homme sculpte la marionnette. Avant même d’être achevée, celle-ci entame ses frasques et ses espiègleries. “C’est bien fait, se dit Geppetto. J’aurais dû y penser avant. Maintenant c’est trop tard.” À ce moment-là, comme tous les nouveau-nés, Pinocchio est pur désir, appétit libidineux dépourvu de conscience. Très rapidement, en l’espace de quelques pages, Geppetto apprend à son fils à marcher, la marionnette découvre la faim et se brûle accidentellement les pieds – que son père lui remplace. Le lendemain, Geppetto vend son manteau afin d’acheter à Pinocchio un abécédaire pour l’école (“Pinocchio comprit… et, ne pouvant refréner l’élan de son bon cœur, il sauta au cou de Geppetto et couvrit son visage de baisers”), et à partir de là ils ne se revoient pas pendant plus de deux cents pages. La suite du livre raconte l’histoire de Pinocchio à la recherche de son père – et celle de Geppetto en quête de son fils. À un moment donné, Pinocchio se rend compte qu’il veut devenir un vrai garçon. Mais il est clair que cela ne pourra se produire qu’après qu’il aura retrouvé son père. Aventures, mésaventures, détours, résolutions, luttes, événements fortuits, progrès, reculs, et à travers tout cela l’éveil progressif de la conscience. La supériorité de l’original de Collodi sur l’adaptation de Disney réside dans sa réticence à expliciter les motivations profondes.

Elles demeurent intactes, sous une forme inconsciente, onirique, tandis que Disney les exprime – ce qui les sentimentalise et donc les banalise. Chez Disney, Geppetto prie pour avoir un fils ; chez Collodi, il le fabrique, simplement. L’acte matériel de donner forme au pantin (dans une pièce de bois qui parle, qui est vivante, ce qui reflète la notion qu’avait Michel-Ange de la sculpture : l’œuvre est déjà là, dans le matériau ; l’artiste se borne à tailler dans la matière en excès jusqu’à ce que la vraie forme se révèle, ce qui implique que l’être de Pinocchio est antérieur à son corps : sa tâche au long du livre sera de le découvrir, en d’autres mots de se trouver, ce qui signifie qu’il s’agit d’une histoire de devenir plutôt que de naissance), cet acte de donner forme au pantin suffit pour faire passer l’idée de prière, d’autant plus puissante, certes, qu’elle est silencieuse. De même pour les efforts accomplis par Pinocchio afin de devenir un vrai garçon. Chez Disney, la Fée Bleue lui recommande d’être “courageux, honnête et généreux”, comme s’il existait une formule commode de conquête de soi. Chez Collodi, pas de directives. Pinocchio avance en trébuchant, il vit, et arrive peu à peu à la conscience de ce qu’il peut devenir. La seule amélioration que Disney apporte à l’histoire, et elle est discutable, se trouve à la fin, dans l’épisode de l’évasion hors du Terrible Requin (Monstre la Baleine). Chez Collodi, la bouche du Requin est ouverte (il souffre d’asthme et d’une maladie de cœur) et pour organiser la fuite, Pinocchio n’a besoin que de courage. “« Alors, mon petit papa, il n’y a pas de temps à perdre. Il faut tout de suite penser à fuir…»

“« À fuir ?… Mais comment ? »

“« En s’échappant de la bouche du Requin, en se jetant à la mer et en nageant. »

“« Tu parles d’or ; mais moi, mon cher Pinocchio, je ne sais pas nager. »

“« Qu’importe ?… Vous monterez à cheval sur mes épaules et moi, qui suis un bon nageur, je vous porterai sain et sauf jusqu’au rivage. »

“« Illusions, mon garçon ! répliqua Geppetto en secouant la tête et en souriant mélancoliquement. Te semble-t-il possible qu’un pantin à peine haut d’un mètre, comme tu l’es, ait assez de force pour me porter en nageant sur ses épaules ? »

“« Essayons et vous verrez ! De toute façon, s’il est écrit dans le ciel que nous devons mourir, nous aurons au moins la grande consolation de mourir dans les bras l’un de l’autre. »

“Et, sans rien ajouter, Pinocchio prit la bougie, et, passant devant pour éclairer, il dit à son père : « Suivez-moi et n’ayez pas peur. »”

Chez Disney, cependant, il faut aussi à Pinocchio de la ressource. La baleine garde la bouche fermée, et si elle l’ouvre, ce n’est que pour laisser l’eau entrer, jamais sortir. Pinocchio, plein d’astuce, décide de construire un feu à l’intérieur de l’animal, provoquant chez Monstro l’éternuement qui lance à la mer le pantin et son père. Mais on perd plus qu’on ne gagne avec cette enjolivure Car l’image capitale du livre est éliminée : celle de Pinocchio qui nage dans une mer désolée, coulant presque sous le poids de Geppetto, progressant dans la nuit gris bleuté (page 296 de l’édition américaine), avec la lune qui brille par-dessus, un sourire bienveillant sur le visage, et l’immense gueule du requin béante derrière eux. Le père sur le dos de son fils : l’image évoquée ici est si clairement celle d’Énée ramenant Anchise sur son dos des ruines de Troie que chaque fois qu’il lit cette histoire à son fils, A. ne peut s’empêcher de voir (car il ne s’agit pas de pensée, en vérité, tout cela passe si vite à l’esprit) des essaims d’autres images, jaillies du cœur de ses préoccupations : Cassandre, par exemple, qui prédit la ruine de Troie, et ensuite la perte, comme dans les errances d’Énée précédant la fondation de Rome, et ces errances en figurent une autre, celle des juifs dans le désert, qui à son tour cède la place à de nouveaux essaims : “L’an prochain à Jérusalem”, et, avec celle-ci, dans l’Encyclopédie juive, la photographie de son parent, celui qui portait le nom de son fils.

A. a observé avec attention le visage de son fils pendant ces lectures de Pinocchio. Il en a conclu que c’est l’image de Pinocchio en train de sauver Geppetto (quand il nage avec le vieil homme sur son dos) qui à ses yeux donne son sens à l’histoire. À trois ans on est un très petit garçon Petit bout d’homme de rien du tout à côté de la stature de son père, il rêve d’acquérir des pouvoirs démesurés afin de maîtriser sa chétive réalité. Il est encore trop jeune pour comprendre qu’il sera un jour aussi grand que son père, et même si on prend grand soin de le lui expliquer, il reste une large place pour des interprétations fausses : “Et un jour je serai aussi grand que toi, et toi tu seras aussi petit que moi.” La fascination pour les super-héros de bandes dessinées peut sans doute se justifier de ce point de vue. Le rêve d’être grand, de devenir adulte. “Que fait Superman ?” “Il sauve les gens.” Et c’est bien ainsi en effet qu’agit un père : il protège du mal son petit garçon. Et pour celui-ci, voir Pinocchio, ce pantin étourdi, toujours trébuchant d’une mésaventure à l’autre, déterminé à être “sage” mais incapable de s’empêcher d’être “méchant”, ce même petit pantin maladroit, qui n’est même pas un vrai garçon, devenir un personnage salvateur, celui-là même qui arrache son père à l’étreinte de la mort, c’est un instant sublime de révélation. Le fils sauve le père. Il faut bien se représenter ceci du point de vue de l’enfant. Il faut bien se le représenter dans l’esprit du père, qui a jadis été un petit garçon, c’est-à-dire, pour son propre père, un fils. Puer aeternus. Le fils sauve le père.

 

Nouveau commentaire sur la nature du hasard.

Il ne voudrait pas négliger de mentionner que, deux ans après avoir fait la connaissance de S. à Paris, il a rencontré son fils cadet à l’occasion d’un séjour ultérieur – par des relations et en des circonstances qui n’avaient rien à voir avec S. lui-même.

Ce jeune homme, P., qui avait l’âge précis de A., était en train de se créer une situation considérable dans le cinéma auprès d’un grand producteur français. A. serait d’ailleurs un jour employé par ce même producteur, pour lequel il a effectué en 1971 et 1972 divers petits boulots (traductions, rewriting), mais tout ceci est sans importance. Ce qui compte c’est que dans la seconde moitié des années soixante-dix P. s’était débrouillé pour obtenir le statut de coproducteur et, en collaboration avec le fils du producteur français, avait sorti le film Superman, qui a coûté tant de millions de dollars, disait-on, qu’il a été considéré comme l’œuvre d’art la plus dispendieuse dans l’histoire du monde occidental.

Au début de l’été 1980, peu après le troisième anniversaire de son fils, A. a passé une semaine à la campagne avec celui-ci, dans la maison d’amis partis en vacances. Ayant vu dans le journal qu’on jouait Superman au cinéma local, il a décidé d’y emmener l’enfant, se disant qu’il y avait peut-être une chance qu’il puisse y assister jusqu’au bout. Pendant la première moitié du film, le petit garçon s’est tenu tranquille, il grignotait du pop-corn, posait ses questions à voix basse, comme A. le lui avait recommandé, et contemplait sans trop d’émotion les explosions de planètes, les vaisseaux spatiaux et l’univers intersidéral. Mais ensuite il s’est passé quelque chose. Superman a commencé à voler, et l’enfant a tout d’un coup perdu son sang-froid. Bouche bée, debout sur son siège et renversant son pop-corn, il a tendu le doigt vers l’écran et s’est mis à crier : “Regarde, regarde, il vole !” Pendant le reste du film, il est demeuré hors de lui, le visage crispé par la crainte et la fascination, mitraillant son père de questions, s’efforçant d’absorber ce qu’il venait de voir, s’émerveillant, s’efforçant d’assimiler, s’émerveillant encore. Vers la fin, c’est devenu un peu excessif. “Trop de boum”, protestait-il. Son père lui a demandé s’il voulait partir et il a acquiescé. A. l’a pris dans ses bras et ils sont sortis du cinéma – dans un violent orage de grêle. Comme ils couraient vers la voiture, l’enfant s’est écrié (ballotté dans les bras de A.). “Quelle aventure, ce soir, hein ?”

Tout l’été, Superman est resté sa passion, son obsession, l’unique intérêt de sa vie. Il refusait de mettre une autre chemise que la bleue avec un S devant. Sa mère lui a confectionné une cape qu’il exigeait de porter chaque fois qu’il sortait, et il chargeait dans les rues, les bras tendus devant lui, comme s’il volait, ne s’arrêtant que pour annoncer à chaque passant âgé de moins de dix ans : “Je suis Superman !” Tout ceci amusait A., lui rappelait des choses analogues de sa propre enfance. Il n’était pas tant frappé par cette obsession, ni même, après tout, par cette coïncidence – connaître les producteurs du film qui l’avait suscitée –, que par ceci : chaque fois qu’il voyait son fils jouer à Superman, il ne pouvait s’empêcher de penser à son ami S., comme si c’était à lui qu’avait fait référence le S sur le T-shirt du gamin et non à Superman. Et il s’interrogeait sur cette tendance de son esprit à se jouer de lui, à transformer toujours toute chose en une autre, comme si derrière chaque réalité se cachait une ombre, aussi vivante pour lui que l’objet qu’il avait devant les yeux, et à la longue il ne savait plus, il n’aurait plus pu dire laquelle il voyait vraiment. Et c’est pourquoi il arrivait, il arrivait souvent que sa vie ne lui semble plus se dérouler dans le présent.

 

Le Livre de la mémoire. Livre neuf.

Depuis qu’il est adulte, il gagne sa vie en traduisant les livres d’autres écrivains. Assis à son bureau, il lit le texte français, puis prend son stylo et écrit le même texte en anglais. C’est et à la fois ce n’est pas le même livre, et il n’a jamais manqué d’être impressionné par le caractère étrange de cette activité. Tout livre est l’image d’une solitude. C’est un objet tangible, qu’on peut ramasser, déposer, ouvrir et fermer, et les mots qui le composent représentent plusieurs mois, sinon plusieurs années de la solitude d’un homme, de sorte qu’à chaque mot lu dans un livre on peut se dire confronté à une particule de cette solitude. Un homme écrit, assis seul dans une chambre. Que le livre parle de solitude ou de camaraderie, il est nécessairement un produit de la solitude. Assis dans sa chambre, A. traduit le livre d’un autre, et c’est comme s’il pénétrait la solitude de cet autre et la faisait sienne. Certes, cela est impossible. Car dès lors qu’une solitude est violée, dès que quelqu’un la partage, ce n’en est plus une, mais une sorte de camaraderie. Même si un seul homme se trouve dans la pièce, ils sont deux. A. se voit comme une sorte de fantôme de cet autre, présent et absent à la fois, et dont le livre est et n’est pas le même que celui qu’il est en train de traduire. C’est pourquoi, se dit-il, on peut à la fois être et ne pas être seul.

Un mot devient un autre mot, une chose une autre chose. Ainsi, se dit-il, cela fonctionne comme la mémoire. Il imagine au-dedans de lui une immense Babel. Il y a un texte, et ce texte se traduit dans une infinité de langages. Des phrases coulent de lui à la vitesse de la pensée, chaque mot dans un langage différent, un millier de langues clament en lui, et leur vacarme résonne à travers un dédale de chambres, de corridors et d’escaliers, sur plus de cent étages. Il se répète. Dans l’espace de la mémoire, toute chose est à la fois elle-même et une autre. Et il lui apparaît alors que tout ce qu’il s’efforce de consigner dans le Livre de la mémoire, tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, n’est rien d’autre qu’une traduction d’un ou deux moments de sa vie – ces moments passés la veille de Noël 1979 dans sa chambre du 6, Varick Street.

 

L’instant d’illumination qui flamboie dans le ciel de solitude.

Pascal, dans sa chambre, au soir du 23 novembre 1654, coud le Mémorial dans la doublure de ses vêtements afin de pouvoir à tout moment, tout le reste de sa vie, trouver sous sa main la relation de cette extase.

 

 

L’An de grâce 1654

Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément,

pape et martyr,

et autres au martyrologe,

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

depuis environ dix heures et demie du soir

jusques environ minuit et demi,

 

feu.

“Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob”,

non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

 

Grandeur de l’âme humaine

 

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

 

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

 

 

À propos du pouvoir de la mémoire.

Au printemps 1966, peu de temps après avoir rencontré sa future épouse et à l’invitation du père de celle-ci (professeur d’anglais à Columbia), A. est allé prendre le dessert et le café dans leur appartement familial de Morningside Drive. Les futurs beaux-parents de A. recevaient à dîner Francis Ponge et sa femme, et ils s’étaient dit que le jeune A. (qui venait d’avoir dix-neuf ans) serait heureux de rencontrer un écrivain aussi renommé. Ponge, le maître de la poésie de l’objet, dont l’invention se situe dans la réalité concrète plus nettement peut-être qu’aucune autre, faisait ce semestre-là un cours à Columbia. À cette époque A. parlait un français acceptable. Comme Ponge et sa femme ne pratiquaient pas l’anglais, et ses futurs beaux-parents presque pas le français, A. participait à la conversation plus que ne l’y auraient poussé sa timidité naturelle et sa tendance à se taire autant que possible. Il se souvient de Ponge comme d’un homme charmant et vif, aux yeux bleus étincelants.

Sa seconde rencontre avec Ponge remonte à 1969 (mais ç’aurait pu être 1968 ou 1970) à une réception organisée en l’honneur de Ponge par G., un professeur de Barnard College qui avait traduit son œuvre. En serrant la main de Ponge, A. s’est présenté en lui rappelant que, bien qu’il ne s’en souvînt sans doute pas, ils s’étaient rencontrés un jour à New York, plusieurs années plus tôt. Au contraire, a répliqué Ponge, il se souvenait très bien de cette soirée. Et il s’est mis alors à parler de l’appartement où ce dîner avait eu lieu, le décrivant en détail, de la vue qu’on avait des fenêtres à la couleur du canapé et à la disposition des meubles dans les différentes pièces. A. a été aussi stupéfait que d’un acte surnaturel du fait qu’un homme pût se rappeler avec une telle précision des objets qu’il n’avait vus qu’une fois, et qui ne pouvaient avoir eu le moindre rapport avec son existence que pendant un instant fugitif. Il s’est rendu compte qu’il n’y avait pour Ponge aucune séparation entre le fait d’écrire et celui de regarder. Car on ne peut pas écrire un seul mot sans l’avoir d’abord vu, et avant de trouver le chemin de la page, un mot doit d’abord avoir fait partie du corps, présence physique avec laquelle on vit de la même façon qu’on vit avec son cœur, son estomac et son cerveau. La mémoire, donc, non tant comme le passé contenu en nous, mais comme la preuve de notre vie dans le présent. Pour qu’un homme soit réellement présent au milieu de son entourage, il faut qu’il ne pense pas à lui-même mais à ce qu’il voit. Pour être là, il faut qu’il s’oublie. Et de cet oubli naît le pouvoir de la mémoire. C’est une façon de vivre son existence sans jamais rien en perdre.

 

 

Il est vrai aussi, comme Beckett l’a écrit à propos de Proust, que “l’homme doué d’une bonne mémoire ne se souvient de rien car il n’oublie rien”. Et il est vrai que l’on doit prendre garde à distinguer entre mémoire volontaire et involontaire, comme le fait Proust tout au long du roman qu’il a consacré au passé.

Néanmoins, ce que A. a l’impression de faire en rédigeant les pages de son propre livre ne participe d’aucun de ces deux types de mémoire. Sa mémoire à lui est à la fois bonne et mauvaise. Il a beaucoup perdu, il a aussi beaucoup conservé. Lorsqu’il écrit, il se sent progresser vers l’intérieur (en lui-même) et en même temps vers l’extérieur (vers l’univers). Ce dont il a fait l’expérience, la veille de Noël 1979, pendant ces quelques instants dans la solitude de sa chambre de Varick Street, c’est peut-être ceci : sa brusque prise de conscience de ce que même seul, dans la profonde solitude de sa chambre, il n’était pas seul, ou plus précisément que, dès l’instant où il avait tenté de parler de cette solitude, il était devenu plus que simplement lui-même. La mémoire, donc, non tant comme la résurrection d’un passé personnel, que comme une immersion dans celui des autres, c’est-à-dire l’histoire – dont nous sommes à la fois acteurs et témoins, dont nous faisons partie sans en être. Tout se trouve donc à la fois dans sa conscience, comme si chaque élément reflétait la lumière de tous les autres en même temps qu’il émet son propre rayonnement unique et intarissable. S’il existe une raison à sa présence dans cette chambre en ce moment, c’est, en lui, une fringale de tout voir en même temps, de savourer tout ce chaos dans la plénitude brute et nécessaire de sa simultanéité. Et pourtant le récit n’en peut être que lent, délicate tentative de se rappeler ce dont on s’est déjà souvenu. Jamais la plume ne pourra courir assez vite pour consigner chaque mot découvert dans le domaine de la mémoire. Certains événements sont à jamais perdus, d’autres resurgiront peut-être, d’autres encore disparaissent, reviennent, et disparaissent à nouveau. On ne peut être sûr de rien de tout ceci.

 

 

Épigraphe(s) possible(s) pour le Livre de la mémoire.

“Hasard donne les pensées, et hasard les ôte. Point d’art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée. Je la voulais écrire ; j’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée…” (Pascal.)

“En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu’à connaître mon néant.” (Pascal.)

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre dix.

En parlant de la chambre, il ne veut pas négliger les fenêtres qu’elle comporte parfois. Elle ne figure pas nécessairement une conscience hermétique, et quand un homme ou une femme se trouve seul dans une pièce, il conçoit bien qu’il y a là davantage que le silence de la pensée, le silence d’un être qui s’efforce d’exprimer sa pensée. Il ne veut pas non plus suggérer qu’il n’existe que souffrance à l’intérieur des quatre murs de la conscience, comme dans les allusions faites plus haut à Hölderlin et à Emily Dickinson. Il pense, par exemple, aux femmes de Vermeer, seules dans leurs chambres, où la lumière éclatante du monde réel se déverse par une fenêtre ouverte ou fermée, et à la complète immobilité de ces solitudes, évocation presque déchirante du quotidien et de ses variables domestiques. Il pense, en particulier, à un tableau qu’il a vu lors de son voyage à Amsterdam, La Liseuse en bleu, dont la contemplation l’a frappé de quasi au Rijksmuseum. Comme l’écrit un commentateur : “La lettre, la carte de géographie, la grossesse de la femme, la chaise vide, le coffret béant, la fenêtre hors de vue – autant de rappels ou de symboles naturels de l’absence, de l’inaperçu, de consciences, de volontés, de temps et de lieux différents, du passé et de l’avenir, de la naissance et peut-être de la mort – en général, d’un univers qui s’étend au-delà des bords du cadre, et d’horizons plus vastes, plus larges, qui empiètent sur la scène suspendue devant nos yeux en même temps qu’ils la contiennent. Et néanmoins, c’est sur la perfection et la plénitude de l’instant présent que Vermeer insiste – avec une telle conviction que sa capacité d’orienter et de contenir est investie d’une valeur métaphysique.”

Plus encore que les objets énumérés dans cette liste, c’est la qualité de la lumière en provenance de la fenêtre invisible sur la gauche qui incite aussi chaleureusement l’attention à se tourner vers l’extérieur, vers le monde au-delà du tableau. A. fixe le visage de la femme et, au bout de quelque temps, il commence presque à entendre sa voix intérieure tandis qu’elle lit la lettre qu’elle tient entre ses mains. Si enceinte, si calme dans l’immanence de sa maternité, avec cette lettre prise dans le coffret et que sans doute elle lit pour la centième fois, et là, accrochée au mur à sa droite, une carte du monde, l’image de tout ce qui existe en dehors de la chambre : cette lumière doucement déversée sur son visage, brillant sur sa tunique bleue, le ventre gonflé de vie, et tout ce bleu baigné de luminosité, une lumière si pâle qu’elle frôle la blancheur. Poursuivre avec d’autres œuvres du même peintre : La Laitière, La Femme à la balance, Le Collier de perles, La Femme à l’aiguière, La Liseuse à la fenêtre.

“La perfection, la plénitude de l’instant présent.”

 

 

Si c’était en quelque sorte par Rembrandt et Titus qu’A, avait été attiré à Amsterdam, où, dans les chambres qu’il découvrait, il s’était alors trouvé en présence de femmes (les femmes de Vermeer, Anne Frank), son voyage dans cette ville avait aussi été conçu comme un pèlerinage dans son propre passé. Une fois de plus, ses réactions intimes se trouvaient exprimées par la peinture : les œuvres d’art offraient une représentation tangible d’un état émotionnel, comme si la solitude de l’autre était en fait l’écho de la sienne.

Dans ce cas-ci, Van Gogh, et le musée construit pour abriter son œuvre. Tel un traumatisme primitif enfoui dans l’inconscient et qui lie à jamais deux objets dépourvus de relation apparente (cette chaussure est mon père ; cette rose est ma mère), la peinture de Van Gogh lui apparaît comme une image de son adolescence, une traduction des sentiments les plus profonds qu’il ait éprouvés durant cette période. Il peut même en parler avec une grande précision, replacer avec exactitude des événements et sa réaction à ces événements dans leur lieu et dans leur temps (l’endroit et l’instant : l’année, le mois, le jour, à l’heure et à la minute près). Mais ce qui compte, c’est moins la séquence de la chronique, l’ordre dans lequel elle se déroule, que ses conséquences, sa permanence dans le champ de la mémoire. Se souvenir, donc, d’un jour d’avril quand il avait seize ans, il séchait l’école avec la fille dont il était amoureux : si passionnément, si désespérément que cela fait encore mal d’y penser. Se souvenir du train, puis du ferry pour New York (ce ferry disparu depuis longtemps : ferraille, brouillard tiède, rouille), puis de s’être rendus à une grande exposition Van Gogh. Se retrouver là, tremblant de bonheur, comme si le fait de partager avec elle la contemplation de ces œuvres les avait investies de sa présence, revêtues comme d’un vernis mystérieux de l’amour qu’il lui portait.

Quelques jours plus tard, il a commencé à composer une série de poèmes (aujourd’hui perdus) basés sur les toiles qu’il avait vues, et qui portaient chacun le titre d’un des tableaux de Van Gogh. Mieux qu’une méthode pour pénétrer ces peintures, ils représentaient une tentative de retenir le souvenir de cette journée. Mais plusieurs années ont passé avant qu’il ne s’en rende compte. Ce n’est qu’à Amsterdam, tandis qu’il examinait ces mêmes tableaux admirés jadis avec son amie (il les revoyait pour la première fois – depuis près de la moitié de sa vie), qu’il s’est rappelé avoir écrit ces poèmes. Dès lors l’équation lui a paru évidente : l’acte d’écrire comme un acte de mémoire. Car l’important dans tout cela, outre les poèmes eux-mêmes, c’est qu’il n’en avait rien oublié.

 

 

Dans le musée Van Gogh d’Amsterdam (décembre 1979), devant la Chambre, toile achevée en Arles en octobre 1888.

Van Gogh à son frère : “C’est cette fois-ci ma chambre à coucher tout simplement…Enfin la vue du tableau doit reposer la tête ou plutôt l’imagination.

“Les murs sont d’un violet pâle. Le sol est à carreaux rouges.

“Le bois du lit et les chaises sont jaune beurre-frais, les draps et l’oreiller citron vert très clair.

“La couverture rouge écarlate. La fenêtre verte.

“La table à toilette orangée, la cuvette bleue.

“Les portes lilas.

“Et c’est tout – rien dans cette chambre à volets clos…”

Mais A., plongé dans l’étude de ce tableau, ne pouvait s’empêcher de penser que Van Gogh avait réalisé quelque chose de très différent de ce qu’il avait pensé entreprendre. Au premier abord, A. avait en effet éprouvé une impression de calme, de repos, conforme à la description qu’en fait l’artiste. Mais peu à peu, à force de s’imaginer habitant la pièce représentée sur la toile, il s’est mis à la ressentir comme une prison, un espace impossible, moins l’image d’un lieu habitable que celle de celui qui avait été contraint d’y habiter. Observez bien. Le lit bloque une porte, la chaise l’autre, les volets sont fermés : on ne peut pas entrer, et une fois dedans on ne peut pas sortir. Étouffé entre les meubles et les objets quotidiens, on commence à percevoir dans ce tableau un cri de souffrance, et dès l’instant qu’on l’entend il ne cesse plus. “Dans ma détresse j’ai crié…” Mais cet appel-ci reste sans réponse. L’homme figuré ici (il s’agit bien d’un autoportrait, semblable à n’importe quelle représentation du visage d’un homme avec nez, yeux, lèvres et mâchoire) est resté trop longtemps seul, s’est trop débattu dans les ténèbres de la solitude. L’univers s’arrête devant cette porte barricadée. Car la chambre n’est pas une image de la solitude, elle en est la substance même. Et c’est une chose si lourde, si étouffante, qu’elle ne peut être montrée en d’autres termes que ceux-là. “Et c’est tout – rien dans cette chambre à volets clos…”

 

Nouveau commentaire sur la nature du hasard.

A. est arrivé à Londres et reparti de Londres, et il a profité de l’une et l’autre occasion pour rendre visite à des amis anglais. La jeune fille du ferry et de l’exposition Van Gogh était anglaise (elle était née à Londres, avait vécu en Amérique entre douze et dix-huit ans environ et était rentrée faire les Beaux-Arts à Londres) et, durant la première étape de son voyage il a passé plusieurs heures avec elle. Depuis la fin de leurs études, ils avaient à peine gardé le contact, s’étaient revus tout au plus cinq ou six fois. Guéri depuis longtemps de sa passion, A. ne s’en était jamais tout à fait débarrassé, comme s’il était resté attaché au sentiment qu’il avait éprouvé, alois qu’elle-même avait perdu de son importance à ses yeux. Leur dernière rencontre remontait à plusieurs années, et il trouvait maintenant sa compagnie triste, presque pénible. Elle était encore belle, pensait-il, mais elle paraissait enfermée dans la solitude comme un oiseau à naître dans son œuf. Elle vivait seule, presque sans amis. Depuis des années, elle sculptait le bois, mais refusait de montrer son travail. Chaque fois qu’elle avait terminé une œuvre, elle la détruisait, puis en commençait une autre. Une fois de plus, A. se trouvait face à face avec la solitude d’une femme. Mais celle-ci s’était retournée contre elle-même, desséchée à la source.

Un ou deux jours plus tard, il s’est rendu à Paris, ensuite à Amsterdam et enfin de nouveau à Londres. Je n’aurai pas le temps de la revoir, pensait-il. Peu avant de repartir pour New York, devant dîner avec un ami (T., celui qui s’était demandé s’ils n’étaient pas cousins), il a décidé de passer l’après-midi à la Royal Academy of Arts, qui abritait une importante exposition de peinture “postimpressionniste”. Mais la foule qui se bousculait dans le musée lui a ôté l’envie d’y rester tout le temps prévu, et il s’est retrouvé avec trois ou quatre heures à perdre avant l’heure convenue pour le dîner. Incertain du parti à tirer de ce temps libre, il a déjeuné d’un fish and chips dans une petite gargote de Soho. Sa note payée, il est sorti du restaurant, a tourné le coin de la rue, et l’a vue, là, en train de regarder la vitrine d’un grand magasin de chaussures.

Ce n’est pas tous les jours qu’il tombait dans les rues de Londres sur une de ses relations (dans cette cité de plusieurs millions d’habitants, il ne connaissait que peu de monde), et il lui a semblé pourtant que cette rencontre allait de soi, comme un événement tout naturel. L’instant d’avant, il pensait à elle, regrettant sa décision de ne pas lui faire signe, et maintenant qu’elle se trouvait là, soudain, devant ses yeux, il ne pouvait s’empêcher de croire que son apparition avait été provoquée par le désir qu’il en éprouvait.

Marchant vers elle, il a prononcé son nom.

 

 

La peinture. Ou le temps télescopé par les images.

L’exposition qu’il a visitée à la Royal Academy de Londres comprenait plusieurs œuvres de Maurice Denis. À Paris, A. s’est rendu chez la veuve du poète Jean Follain (Follain, mort dans un accident de la circulation en 1971, juste avant que A. ne s’installe à Paris) pouics besoin d’une anthologie de la poésie française à laquelle il travaillait, qui était en fait le motif de son retour en Europe. Comme il l’a bientôt appris, Mme Follain était la fille de Maurice Denis, et on voyait aux murs de son appartement de nombreux tableaux de son père. Elle devait avoir près de quatre-vingts ans, peut-être plus, et A. était impressionné par sa rudesse très parisienne, sa voix rocailleuse et son dévouement à l’œuvre de son mari.

L’un des tableaux portait un titre : Madeleine à dix-huit mois, que Denis avait inscrit en haut de la toile. C’était cette même Madeleine qui, devenue adulte, avait épousé Follain, et venait d’inviter A. à pénétrer chez elle. Pendant un moment, sans s’en rendre compte, elle est restée debout devant ce tableau peint près de quatre-vingts ans plus tôt et il est apparu à A., comme en un bond incroyable à travers les âges, que le visage de l’enfant sur la toile et celui de la vieille femme devant lui étaient exactement les mêmes. Il a ressenti alors, l’espace d’une seconde, l’impression d’avoir percé l’illusion du temps humain, de l’avoir connu pour ce qu’il est : rien de plus qu’un clin d’œil. Il avait vu devant lui une vie entière, télescopée en ce seul instant.

 

 

O. à A., au cours d’une conversation, décrivant l’impression que cela fait de devenir vieux. O. a maintenant plus de soixante-dix ans, sa mémoire se brouille, son visage est aussi ridé qu’une paume à demi fermée. Pince-sans-rire, il regarde A. en hochant la tête : “Étrange, ce qui peut arriver à un petit garçon !”

Oui, il est possible que nous ne grandissions pas, que même en vieillissant nous restions les enfants que nous avons été. Nous nous souvenons de nous-mêmes tels que nous étions alors, et ne nous sentons pas différents. C’est nous qui nous sommes faits tels que nous sommes aujourd’hui et, en dépit des années, nous demeurons ce que nous étions. À nos propres yeux, nous ne changeons pas. Le temps nous fait vieillir, mais nous ne changeons pas.

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre onze.

Il se souvient de son retour chez lui après la réception qui avait suivi son mariage, en 1974, sa femme à ses côtés en robe blanche ; il prend la clef dans sa poche, la glisse dans la serrure et, au moment où son poignet pivote, il sent la clef se casser dans la serrure.

Il se souvient qu’au printemps 1966, peu de temps après sa rencontre avec sa future épouse, elle a cassé une des touches de son piano : le fa du milieu. Cet été-là, ils ont fait ensemble un voyage dans une région reculée du Maine. Un jour qu’ils se promenaient dans une ville presque abandonnée, ils sont entrés dans une ancienne salle de réunions qui n’avait plus été utilisée depuis des années. Des vestiges de la présence d’une association masculine étaient éparpillés çà et là : coiffures indiennes, listes de noms, les traces d’assemblées d’ivrognes. La salle était poussiéreuse et déserte, seul un piano droit demeurait dans un coin. Sa femme s’est mise à jouer (elle jouait bien) et s’est aperçue que toutes les touches fonctionnaient sauf une : le fa du milieu.

C’est peut-être à ce moment qu’il a compris que le monde continuerait toujours à lui échapper.

 

 

Si un romancier s’était servi de ces petits incidents, les touches de piano cassées ou la mésaventure du jour des noces (la clef perdue dans la porte), le lecteur serait obligé de les remarquer, de supposer que l’auteur avait essayé de démontrer quelque chose au sujet de ses personnages ou de l’univers. On pourrait parler de signification symbolique, ou de texte sous-jacent, ou de simples procédés formels (car dès qu’un fait se produit plus d’une fois, même si c’est arbitraire, un dessin s’ébauche, une forme surgit). Dans une œuvre de fiction, on admet l’existence, derrière les mots sur la page, d’une intelligence consciente. Rien de pareil en présence des événements du monde prétendu réel. Dans une histoire inventée, tout est chargé de signification, tandis que l’histoire des faits n’a que celle des faits eux-mêmes. Si quelqu’un vous annonce : “Je vais à Jérusalem”, vous vous dites : Quelle chance il a, il va à Jérusalem. Mais qu’un personnage de roman prononce les mêmes paroles, “Je vais à Jérusalem”, votre réaction est tout à fait différente.

Vous pensez, d’abord, à la ville : son histoire, son rôle religieux, sa fonction en tant que lieu mythique. Vous pouvez évoquer le passé, le présent (la politique ; ce qui revient aussi à penser au passé récent), et le futur – comme dans la phrase : “L’année prochaine à Jérusalem.” En plus de tout cela, vous pouvez intégrer dans ces réflexions ce que vous savez déjà du personnage qui se rend à Jérusalem et, grâce à cette nouvelle synthèse, élaborer d’autres conclusions, raffiner votre compréhension de l’œuvre, et y penser, dans son ensemble, de manière plus cohérente. Et c’est alors, une fois l’ouvrage terminé, la dernière page lue et le livre refermé, que commence l’interprétation : psychologique, historique, sociologique, structurale, philologique, religieuse, sexuelle, philosophique, séparément ou en diverses combinaisons, selon votre tempérament. Bien qu’il soit possible d’interpréter une vie réelle à la lumière de n’importe lequel de ces systèmes (après tout, les gens consultent bien des prêtres et des psychiatres ; des gens tentent parfois de comprendre leur vie en termes de circonstances historiques), l’effet n’en est pas le même. Il manque quelque chose : la grandeur, la notion du général, l’illusion de la vérité métaphysique. On dit : Don Quichotte, c’est la raison qui s’égare dans l’imaginaire. Dans la réalité, si l’on regarde quelqu’un qui n’a pas sa raison (pour A., sa sœur schizophrène, par exemple) on ne dit rien. Peut-être : C’est triste une vie gâchée – rien de plus.

De temps en temps, A. se surprend à porter sur une œuvre d’art le même regard que sur la réalité. Lire ainsi l’imaginaire revient à le détruire. Il pense notamment à la description de l’opéra dans Guerre et Paix. Dans ce passage, rien n’est considéré comme allant de soi, et de ce fait tout est réduit à l’absurde. Tolstoï s’amuse de ce qu’il voit simplement en le décrivant. “Le décor du deuxième acte représentait des monuments funèbres ; un trou dans la toile figurait la lune ; on leva les abat de la rampe, les trompettes et les contrebasses jouèrent en sourdine, tandis que de droite et de gauche s’avançait une foule de gens en robes noires. Ils se mirent à gesticuler, à brandir des objets qui ressemblaient à des poignards ; puis une autre troupe accourut dans le dessein d’emmener la jeune fille qu’on avait vue vêtue de blanc au premier acte et qui maintenant portait une robe bleue. Ils ne l’entraînèrent, d’ailleurs, pas tout de suite, mais chantèrent longtemps avec elle ; quand ils l’eurent enfin emmenée, un bruit métallique se fit par trois fois entendre dans la coulisse ; alors tous les acteurs tombèrent à genoux et entonnèrent une prière. Ces diverses scènes furent, à plusieurs reprises, interrompues par les cris enthousiastes des spectateurs.”

À l’opposé, la tentation existe aussi, également forte, de regarder l’univers comme une extension de l’imaginaire. C’est déjà arrivé à A. mais il répugne à voir dans cette attitude une solution valable. Comme tout le monde il a besoin que les choses aient un sens. Comme tout le monde, il mène une existence si fragmentée que s’il aperçoit une connexion entre deux fragments sa tentation est grande, chaque fois, de lui chercher une signification. La connexion existe. Mais lui donner un sens, chercher plus loin que le simple fait de son existence, reviendrait à construire un monde imaginaire à l’intérieur du monde réel, et il sait que cela ne tiendrait pas debout. Quand il en a le courage, il adopte pour principe initial l’absence de signification, et il comprend alors que son devoir est de regarder ce qui est devant lui (même si c’est également en lui) et de dire ce qu’il voit. Il est dans sa chambre, Varick Street. Sa vie ne signifie rien. Le livre qu’il est en train d’écrire ne signifie rien. Il y a le monde et ce qu’on y rencontre, et en parler, c’est être dans le monde. Une clef se brise dans une serrure, quelque chose s’est produit. C’est-à-dire qu’une clef s’est brisée dans une serrure. Le même piano paraît se trouver à deux endroits différents. Un jeune homme, vingt ans plus tard, se retrouve installé dans la même chambre où son père a été confronté à l’horreur de la solitude. Un homme rencontre la femme qu’il aime dans la rue d’une ville étrangère. Cela ne signifie que ce qui est. Rien de plus, rien de moins. Il écrit alors : Entrer dans cette chambre, c’est disparaître dans un lieu où se rencontrent le passé et le présent. Et il écrit alors : Comme dans la phrase : “Il a écrit le Livre de la mémoire dans cette chambre.”

 

L’invention de la solitude.

Il voudrait dire. Comme : il veut dire. De même qu’en français, “vouloir dire” c’est, littéralement : avoir la volonté de dire, mais, en fait : signifier. Il veut dire (il pense) ce qu’il souhaite exprimer. Il veut dire (il souhaite exprimer) ce qu’il pense. Il dit ce qu’il désire exprimer. Il veut dire ce qu’il dit.

 

 

Vienne, 1919.

Pas de signification, soit. Mais il est impossible de prétendre que nous ne sommes pas hantés. Freud a qualifié d’“étranges” de telles expériences, ou unheimlich – le contraire de heimlich, qui signifie “familier”, “naturel”, “de la maison”. Il implique donc que nous sommes éjectés de la coquille protectrice de nos perceptions habituelles, comme si nous nous trouvions soudain hors de nous-mêmes, à la dérive dans un monde que nous ne comprenons pas. Par définition, nous sommes perdus dans ce monde. Nous ne pouvons même pas espérer y retrouver notre chemin.

Freud affirme que chaque étape de notre développement coexiste avec toutes les autres. Même adultes, nous conservons au fond de nous la mémoire de la façon dont nous percevions l’univers quand nous étions enfants. Et pas seulement la mémoire : la structure elle-même en est intacte. Freud rattache l’expérience de l’“inquiétante étrangeté” à un retour de la perception égocentrique, animiste, de l’enfance. “Il semble que nous ayons tous, au cours de notre développement individuel, traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, que chez aucun de nous elle n’ait pris fin sans laisser en nous des restes et des traces toujours capables de se réveiller, et que tout ce qui aujourd’hui nous semble étrangement inquiétant remplisse cette condition de se rattacher à ces restes d’activité psychique animiste et de les inciter à se manifester.” Il conclut : “L’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées.”

Tout ceci, bien entendu, n’explique rien. Au mieux, cela sert à décrire le processus, à reconnaître le terrain où il se situe. À ce titre, A. ne demande pas mieux que d’en admettre l’exactitude. Un déracinement, donc, qui rappelle un autre enracinement, très antérieur, de la conscience. De même qu’un rêve peut parfois résister à toute interprétation jusqu’à ce qu’un ami en suggère une explication simple, presque évidente, de même A. ne peut avancer aucun argument décisif pour ou contre la théorie de Freud, mais elle lui paraît juste et il est tout disposé à l’adopter. Toutes les coïncidences qui paraissent s’être multipliées autour de lui sont donc, d’une certaine manière, reliées à l’un de ses souvenirs d’enfance comme si, dès qu’il commence à se rappeler celle-ci, l’univers même retournait à un stade antérieur. Ceci lui paraît juste. Il se souvient de son enfance, et celle-ci lui est apparue dans le présent sous la forme de ces expériences. Il se souvient de son enfance, et celle-ci s’énonce pour lui dans le présent. Peut-être est-ce là ce qu’il veut dire lorsqu’il écrit : “L’absence de signification est le principe initial.” Peut-être est-ce là ce qu’il veut dire lorsqu’il écrit : “Il pense ce qu’il dit.” Peut-être est-ce là ce qu’il veut dire. Et peut-être pas. On ne peut être sûr de rien de tout ceci.

 

 

L’invention de la solitude. Histoires de vie et de mort.

L’histoire commence par la fin. Parle ou meurs. Et aussi longtemps que tu parleras, tu ne mourras pas. L’histoire commence par la mort. Le roi Shehryar a été cocufié : “Et ils ne mirent fin à leurs baisers, caresses, copulations et autres cajoleries qu’avec l’approche du jour.” Il se retire du monde, jurant de ne jamais plus succomber à la traîtrise féminine. Par la suite il remonte sur le trône et assouvit ses désirs physiques en enlevant les femmes de son royaume. Une fois satisfait, il ordonne leur exécution. “Et il ne cessa d’agir de la sorte pendant la longueur de trois années, tant et si bien qu’il n’y avait plus dans le pays la moindre jeune fille à marier, et que toutes les femmes et les mères et les pères pleuraient et protestaient, maudissant le roi et se plaignant au Créateur du Ciel et de la Terre et appelant au secours Celui qui entend la prière et répond à ceux qui s’adressent à lui ; et ils s’enfuirent avec ce qu’il leur restait de filles. Et il ne resta dans la ville aucune fille en état de servir à l’assaut du monteur.”

C’est à ce moment que Schéhérazade, la fille du vizir, offre de se rendre chez le roi. “Elle avait lu les livres, les annales, les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés. Et elle était fort éloquente et très agréable à écouter.” Son père, désespéré, tente de la dissuader d’aller à cette mort certaine, mais elle ne se laisse pas fléchir. “Marie-moi avec ce Roi, car, ou je vivrai, ou je serai une rançon pour les filles des Musulmans et la cause de leur délivrance d’entre les mains du Roi !” Elle s’en va dormir avec le roi et met son plan à exécution : “…Raconter des histoires merveilleuses pour passer le temps de notre nuit…Ainsi je serai sauvée, le peuple sera débarrassé de cette calamité, et je détournerai le roi de cette coutume.”

Le roi accepte de l’écouter. Elle commence à raconter, et ce qu’elle raconte est une histoire de contes, une histoire qui en contient d’autres dont chacune, à son tour, renferme une autre histoire – grâce à laquelle un homme est sauvé de la mort.

L’aube pointe, et à mi-chemin du premier conte-à-l’intérieur-du-conte, Schéhérazade se tait. “Ceci n’est rien en comparaison de ce que je raconterai la nuit prochaine, dit-elle, si le roi me laisse la vie.” le roi songe : “Par Allah, je ne la tuerai pas avant d’avoir entendu la fin de l’histoire.” continue donc pendant trois nuits, et chaque nuit l’histoire s’arrête avant la fin et se poursuit au début de celle de la nuit suivante, et le premier cycle s’étant achevé de la sorte un nouveau est entamé. En vérité, c’est une question de vie et de mort. La première nuit, Schéhérazade commence avec le Marchand et le Génie. Un homme s’arrête pour manger son déjeuner dans un jardin (une oasis dans le désert), il jette un noyau de datte et voici qu’« apparut devant lui un génie, grand de taille, qui, brandissant une épée, s’approcha du marchand et s’écria : « Lève-toi, que je te tue comme tu as tué mon enfant ! » Et le marchand lui dit : « Comment ai-je tué ton enfant ? » Il lui dit : « Quand, les dattes mangées, tu jetas les noyaux, les noyaux vinrent frapper mon fils à la poitrine : alors c’en fut fait de lui ! Et il mourut à l’heure même. »”

Voici l’innocence coupable (ce qui rappelle le sort des jeunes filles à marier du royaume), et en même temps la naissance de l’enchantement – qui transforme une pensée en objet, donne la vie à l’invisible. Le marchand plaide sa cause, et le génie accepte de suspendre son exécution. Mais dans un an exactement, l’homme devra revenir au même endroit, où le génie accomplira la sentence. Un parallèle apparaît déjà avec la situation de Schéhérazade. Elle désire gagner du temps et, en suscitant cette idée dans l’esprit du roi, elle plaide sa propre cause – mais de telle manière que le roi ne s’en aperçoit pas. Car telle est la fonction du conte : amener l’auditeur, en lui suggérant autre chose, à voir ce qu’il a devant les yeux.

L’année s’écoule et le marchand, fidèle à sa parole, revient dans le jardin. Il s’assied sur le sol et se met à pleurer. Passe un vieillard qui tient une gazelle enchaînée ; il lui demande ce qui ne va pas. Fasciné par ce que lui narre le marchand (comme si la vie de ce dernier était un conte avec un début, un développement et une fin, une fiction concoctée par un autre cerveau – ce qui, en fait, est le cas), il décide d’attendre pour voir ce qui va se passer. Un autre vieillard arrive alors, avec deux grands chiens en laisse. La conversation est répétée et lui aussi s’assied pour attendre. Un troisième vieillard vient ensuite, menant une mule tachetée, et la même chose se passe à nouveau. Le génie apparaît enfin : “Un tourbillon de poussière se leva et une tempête souffla avec violence en s’approchant du milieu de la prairie.” Au moment précis où il s’apprête à empoigner le marchand pour le frapper de son épée, “comme tu as tué mon enfant, le souffle de ma vie et le feu de mon cœur !”, le premier vieillard s’avance et lui dit : “Si je te raconte mon histoire avec cette gazelle, et que tu sois émerveillé, en récompense tu me feras grâce du tiers du sang de ce marchand ?” Chose étonnante, le génie accepte, comme le roi a accepté d’écouter Schéhérazade : volontiers, sans hésitation.

Remarquez : le vieillard ne se propose pas de défendre le marchand comme on le ferait dans un tribunal, avec arguments, contre-arguments, présentation de preuves. Ce serait attirer l’attention du génie sur ce qu’il voit déjà : et là-dessus son parti est pris. Le vieillard désire plutôt le détourner des faits, le détourner de ses pensées de mort, et pour ce faire il le ravit (du latin rapere, littéralement : enlever, séduire), lui inspire un nouveau goût de vivre, qui à son tour le fera renoncer à son obsession vengeresse. Une telle obsession emmure un homme dans sa solitude. Il ne perçoit plus que ses propres pensées. Mais une histoire, dans la mesure où elle n’est pas un argument logique, brise ces murs. Car elle établit le principe de l’existence des autres et permet à celui qui l’écoute d’entrer en contact avec eux – ne fût-ce qu’en imagination.

Le vieillard se lance dans une histoire abracadabrante. La gazelle que vous avez devant vous, dit-il, est en réalité ma femme. Elle a partagé ma vie pendant trente ans, et de tout ce temps n’a pas réussi à me donner un fils. (Nouvelle allusion à l’enfant absent – mort ou à naître – qui renvoie le génie à son propre chagrin, mais obliquement, comme part d’un monde où la vie est l’égale de la mort.) “Aussi j’ai pris une concubine qui, avec la grâce d’Allah, me donna un enfant mâle beau comme la lune à son lever ; il avait des yeux magnifiques et des sourcils qui se rejoignaient et des membres parfaits…” Quand le garçon atteint l’âge de quinze ans, le vieillard se rend dans une autre ville (lui aussi est marchand) et son épouse, jalouse, profite de son absence pour user de magie et métamorphoser l’enfant et sa mère en une vache et son veau. “Ton esclave est morte et ton fils s’est enfui…”, annonce-t-elle à son époux dès son retour. Après un an de deuil, on sacrifie la vache – à la suite des machinations de l’épouse. Mais un instant plus tard, quand l’homme s’apprête à abattre le veau, le cœur lui manque. “Et quand le veau me vit, il rompit son licol, courut à moi, et se roula à mes pieds ; quels gémissements et quels pleurs ! Alors j’eus pitié de lui et je dis au berger : « À moi une vache, et laisse celui-ci. » La fille du berger, versée elle aussi dans les arts de magie, découvre par la suite la vraie identité du veau. Après avoir obtenu du marchand les deux choses qu’elle souhaite (épouser le fils et ensorceler la femme jalouse, en l’enfermant sous l’apparence d’une gazelle – “sinon je ne serai jamais à l’abri de ses perfidies”), elle rend au jeune homme sa forme primitive. Et l’histoire ne s’arrête pas pour autant. L’épouse du fils, poursuit le vieillard, “est demeurée avec nous des jours et des nuits, des nuits et des jours, jusqu’à ce que Dieu la rappelle à lui ; et après sa mort, mon fils est parti en voyage vers le pays d’Ind, qui est le pays natal de ce marchand ; et au bout de quelque temps j’ai pris la gazelle et m’en suis allé avec elle d’un lieu à un autre, en quête de nouvelles de mon fils, jusqu’à ce que le hasard me guide dans ce jardin, où j’ai trouvé cet homme assis en train de pleurer ; telle est mon histoire.” Le génie reconnaît que c’est une histoire merveilleuse et accorde au vieillard un tiers du sang du marchand.

L’un après l’autre, les deux autres vieillards proposent au génie le même marché, et commencent leurs contes de la même façon. “Ces deux chiens sont mes frères aînés”, dit le deuxième. Et le troisième : “Cette mule était ma femme.” Ces phrases d’ouverture contiennent l’essence du projet entier. Qu’est-ce que cela signifie, en effet, de regarder quelque chose, un objet réel dans le monde réel, un animal, par exemple, en affirmant que ce n’est pas ce que l’on voit ? Cela revient à dire que toute chose possède une double existence, à la fois dans le monde et dans nos pensées, et que refuser d’admettre l’une ou l’autre, c’est tuer la chose dans ses deux existences à la fois. Dans les histoires des trois vieillards, deux miroirs se font face, reflétant chacun la lumière de l’autre. L’un et l’autre sont des enchantements, le réel et l’imaginaire ensemble, et chacun existe en vertu de l’autre. Et il s’agit, véritablement, d’une question de vie ou de mort. Le premier vieillard est arrivé dans le jardin à la recherche de son fils ; le génie y est venu pour tuer le meurtrier involontaire du sien. Ce que le vieux lui explique, c’est que nos fils sont toujours invisibles. C’est la plus simple des vérités : une vie n’appartient qu’à celui qui la vit ; la vie elle-même revendiquera les vivants ; vivre, c’est laisser vivre. Et à la fin, grâce à ces histoires, le marchand sera épargné.

C’est ainsi que commencent les Mille et Une Nuits. À la fin, quand la chronique entière s’est déroulée, histoire après histoire après histoire, elle a un résultat spécifique, chargé de toute l’inaltérable gravité d’un miracle. Schéhérazade a eu du roi trois fils. Une fois de plus, la leçon est claire. Une voix qui parle, une voix de femme qui parle, qui raconte des histoires de vie et de mort, a le pouvoir de donner la vie.

“« O Roi, oserais-je te demander une faveur ? »

“« Demande, ô Schéhérazade, elle te sera accordée. »

“Alors elle appela les gouvernantes et les eunuques et leur dit : « Apportez-moi mes enfants. »

“Et ils les lui apportèrent en hâte, et c’étaient trois enfants mâles, l’un marchait, l’autre rampait, et le troisième était à la mamelle. Elle les prit, les posa devant le roi, et baisa le sol en disant : « O Roi des temps, voici tes enfants et je te supplie de me délier de la malédiction de la mort, à cause de ces petits. »”

En entendant ces mots, le roi se met à pleurer. Il prend les trois garçons dans ses bras et déclare son amour à Schéhérazade.

“Alors ils décorèrent la ville de manière splendide, jamais on n’en avait vu la pareille, et les tambours battirent et les flûtes jouèrent, et tous les mimes, les charlatans et les comédiens déployèrent leurs talents et le roi leur distribua en abondance ses cadeaux et ses largesses. Il donna aussi des aumônes aux pauvres et aux nécessiteux et sa bonté s’étendit à tous ses sujets et à tous les peuples de son royaume.”

Texte miroir.

Si la voix d’une femme qui raconte des histoires a le pouvoir de mettre des enfants au monde, il est vrai aussi qu’un enfant peut donner vie à des contes. On dit qu’un homme deviendrait fou s’il ne pouvait rêver la nuit. De même, si on ne permet pas à un enfant de pénétrer dans l’imaginaire, il ne pourra jamais affronter le réel. Les contes répondent dans l’enfance à un besoin aussi fondamental que la nourriture, et qui se manifeste de la même façon que la faim. Raconte-moi une histoire, demande l’enfant. Raconte-moi une histoire. Raconte-moi une histoire, s’il te plaît, papa. Le père s’assied alors pour raconter une histoire à son fils. Ou bien il s’allonge auprès de lui dans l’obscurité, à deux dans le lit de l’enfant, et il commence à parler comme s’il ne restait rien au monde que sa voix dans l’obscurité en train de raconter une histoire à son fils. C’est souvent un conte de fées, ou une aventure. Mais souvent aussi ce n’est qu’une simple incursion dans l’imaginaire. Il y avait une fois un petit garçon qui s’appelait Daniel, raconte A. à son fils qui s’appelle Daniel, et ces histoires dont l’enfant lui-même est le héros sont peut-être pour lui les plus gratifiantes de toutes. De la même façon, A. le comprend, dans sa chambre, en rédigeant le Livre de la mémoire, il parle de lui-même comme d’un autre dans le but de raconter sa propre histoire. Il faut qu’il s’efface afin de se trouver. Il dit donc A., même quand il pense Je. Car l’histoire de la mémoire est celle du regard. Même si les objets de ce regard ont disparu, c’est une histoire de regard. La voix poursuit donc. Et même quand l’enfant ferme les yeux et s’endort, la voix du père continue à parler dans l’obscurité.

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre douze.

Il ne peut aller plus loin. Des enfants ont souffert par le fait d’adultes, sans aucune raison. Des enfants ont été abandonnés, affamés, assassinés, sans aucune raison. Il se rend compte qu’il est impossible d’aller plus loin.

“Mais les enfants, les enfants, dit Ivan Karamazov, comment justifier leur souffrance ?” Et encore : “Je désire pardonner et me réconcilier, je souhaite qu’il n’y ait plus de souffrance dans l’univers. Si les larmes des enfants sont indispensables pour parfaire la somme de douleur qui sert de rançon à la vérité, j’affirme catégoriquement que celle-ci ne mérite pas d’être payée d’un tel prix !”

Chaque jour, sans le moindre effort, il s’y retrouve confronté. C’est l’époque de l’effondrement du Cambodge et tous les jours il se retrouve en face de cela, dans la presse, avec les inévitables images de mort : les enfants émaciés, les adultes au regard vide. Jim Harrison, par exemple, un ingénieur d’Oxfam, note dans son journal : “Visité une petite clinique au km 7. Manque absolu de médicaments – cas graves de sous-alimentation – manifestement ils meurent faute de nourriture…Des centaines d’enfants, tous atteints de marasme – beaucoup de maladies de peau, nombreux cas de calvitie ou de décoloration des cheveux, une grande peur dans toute la population.” Ou, plus loin, la description de ce dont il a été témoin le 7 janvier à l’hôpital de Phnom Penh : “…Des conditions terribles – des enfants alités dans des haillons crasseux, mourant de dénutrition – pas de médicaments – rien à manger…L’effet conjugué de la tuberculose et de la famine donne aux gens l’air d’internés de Bergen-Belsen. Dans une salle, un enfant de treize ans lié à son lit, parce qu’il est en train de devenir fou – beaucoup d’enfants sont orphelins ou ne trouvent plus leur famille – et de nombreuses personnes sont agitées de spasmes ou de tics nerveux. Dans les bras d’une petite fille de cinq ans, son petit frère de dix-huit mois, le visage ravagé par ce qui paraît être une infection de la peau, la chair attaquée par un kwashiorkor aigu, les yeux pleins de pus… Je trouve ce genre de chose très dure à encaisser – et des centaines de Cambodgiens doivent aujourd’hui se trouver dans une situation comparable.”

Deux semaines avant de lire ces lignes, A. est allé dîner avec une de ses amies, P., écrivain et rédactrice dans un grand hebdomadaire d’information. Il se trouve qu’elle était responsable pour son journal de “l’histoire du Cambodge”. Elle avait eu sous les yeux presque tout ce qui a été écrit à propos de la situation là-bas dans la presse américaine et étrangère et elle a raconté à A. une histoire rapportée pour un journal de Caroline du Nord par un médecin américain – volontaire dans un des camps de réfugiés au-delà de la frontière thaïlandaise. Il s’agissait de la visite dans ces camps de l’épouse du président des États-Unis, Rosalynn Carter. A. se souvenait des photographies qui avaient été publiées dans les journaux et les magazines (la “première dame” un petit Cambodgien, la “première dame” en conversation avec les médecins), et en dépit de tout ce qu’il savait quant à la responsabilité des États-Unis dans l’existence même de la situation que Mme Carter était venue dénoncer, ces images l’avaient ému. Or le camp que Mme Carter avait visité était celui où travaillait ce médecin américain. L’hôpital n’y était qu’une installation de fortune, un toit de chaume soutenu par quelques poutres, où les patients étaient installés sur des nattes à même le sol. L’épouse du président était arrivée, suivie d’un essaim d’officiels, de reporters et de cameramen. Ils étaient trop nombreux et au passage de leur troupe il y avait eu des mains écrasées sous les lourdes chaussures occidentales, des installations de perfusion débranchées, des coups de pied assenés par inadvertance. Aurait-on pu, ou non, éviter ce désordre ? Toujours est-il que, leur inspection terminée, le médecin américain a lancé un appel à ces visiteurs : S’il vous plaît, a-t-il déclaré, certains d’entre vous pourraient-ils prendre le temps de faire don d’un peu de sang à l’hôpital ; même le sang du plus valide des Cambodgiens est trop pauvre pour nous être de la moindre utilité ; nos réserves sont épuisées. Mais le programme de la “première dame” était minuté. Il lui fallait aller en d’autres lieux, ce jour-là, voir la souffrance d’autres gens. Nous n’avons plus le temps, disaient-il. Désolés. Tout à fait désolés. Et ils sont partis aussi abruptement qu’ils étaient arrivés.

Par ce que le monde est monstrueux. Par ce que le monde ne peut mener un homme qu’au désespoir, un désespoir si total, si absolu, que rien n’ouvrira la porte de cette prison, l’absence de toute espérance, A. s’efforce de regarder à travers les barreaux de sa cellule et découvre une pensée, une seule, qui le console quelque peu : l’image de son fils. Et pas uniquement son fils, mais un fils, une fille, nés de n’importe quel homme ou de n’importe quelle femme.

Par ce que le monde est monstrueux. Par ce qu’il ne paraît proposer aucun espoir d’avenir, A. regarde son fils et comprend qu’il ne doit pas se laisser aller au désespoir. Il y a la responsabilité de ce petit être, et par ce qu’il l’a engendré, il ne doit pas désespérer. Minute par minute, heure par heure, lorsqu’il demeure en présence de son fils, attentif à ses besoins, dévoué à cette jeune vie qui constitue une injonction permanente à demeurer dans le présent, il sent s’évanouir son désespoir. Et même si celui-ci persiste, il ne se l’autorise plus.

C’est pourquoi l’idée de la souffrance d’un enfant lui paraît monstrueuse. Plus monstrueuse encore que la monstruosité du monde lui-même.

Car elle prive le monde de sa seule consolation, et par ce qu’un monde dépourvu de consolation est imaginable, elle est monstrueuse.

Il ne peut aller plus loin.

 

 

Voici le commencement. Il est seul, planté au milieu d’une pièce vide, et il se met à pleurer. “Je ne puis affronter cette idée.” “L’apparence d’internés de Bergen-Belsen”, comme le note l’ingénieur, au Cambodge. Et, oui, c’est là qu’Anne Frank est morte.

“Il est très étonnant, écrit-elle, trois semaines avant son arrestation, que je n’aie pas abandonné tous mes espoirs, car ils me paraissent absurdes et irréalisables… Je vois le monde transformé de plus en plus en désert, j’entends, toujours plus fort, le grondement du tonnerre qui approche, et qui annonce probablement notre mort ; je compatis à la douleur de millions de gens, et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que ça changera, que tout redeviendra bon, que même ces jours impitoyables prendront fin…”

 

 

Non, il ne veut pas dire que c’est la seule chose. Il ne prétend même pas affirmer qu’on peut la comprendre, qu’on peut, à force d’en parler et d’en reparler, y découvrir une signification. Non, ce n’est pas la seule chose et, pour certains sinon pour la plupart, la vie continue néanmoins. Et pourtant, parce qu’à jamais cela dépasse l’entendement, il veut que cela reste pour lui ce qui vient toujours avant le commencement. Comme dans ces phrases : “Voici le commencement. Il est seul, planté au milieu d’une pièce vide, et il se met à pleurer.”

 

 

Retour au ventre de la baleine.

“La parole de Iahvé fut adressée à Jonas… en ces termes : Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et prêche contre elle…”

Par ce commandement aussi, l’histoire de Jonas se distingue de celles de tous les autres prophètes. Car les gens de Ninive ne sont pas juifs. À la différence des autres messagers de la parole divine, Jonas n’est pas chargé de s’adresser à son propre peuple, mais à des étrangers. Pis encore, à des ennemis de son peuple. Ninive était la capitale de l’Assyrie, le plus puissant empire du monde de ce temps. Selon Nahum (dont les prophéties ont été consignées sur les mêmes manuscrits que l’histoire de Jonas) “La cité sanglante… pleine de mensonges et de rapine.”

“Lève-toi, va à Ninive”, ordonne Dieu à Jonas. Ninive est à l’est. Jonas part aussitôt vers l’ouest, à Tharsis (Tartessus, à l’extrême pointe de l’Espagne). Non content de s’enfuir, il va aux limites du monde connu. Il n’est pas difficile de comprendre son attitude. Imaginez un cas analogue : un juif obligé de se rendre en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale et de prêcher contre le national-socialisme. L’idée même en est inconcevable.

Dès le IIe siècle, un commentateur rabbinique a suggéré que Jonas avait pris le bateau dans le but de se noyer dans la mer pour le salut d’Israël, et non d’échapper à la présence divine. C’est une lecture politique du livre, et les exégètes chrétiens ont eu vite fait de la retourner contre les juifs. Théodore de Mopsueste, par exemple, affirme que Jonas a été envoyé à Ninive parce que les juifs refusaient d’écouter les prophètes, et que le Livre de Jonas a été conçu comme une leçon pour ces “gens à la nuque raide”. De son côté, Rupert de Deutz, un autre de ces exégètes (XIIe siècle), soutient que Jonas a refusé par dévouement envers son peuple la mission qui lui était assignée, et que c’est la raison pour laquelle Dieu ne lui en a pas vraiment tenu rigueur. Cette opinion fait écho à celle du rabbin Akiba lui-même, qui a déclaré que “Jonas est jaloux de la gloire du fils (Israël) mais non de celle du père (Dieu)”.

Jonas finit néanmoins par accepter de se rendre à Ninive. Mais aussitôt qu’il a délivré son message, aussitôt que les gens de Ninive, repentis, ont retrouvé le droit chemin, aussitôt que Dieu leur a pardonné, nous apprenons que “Jonas en éprouva un vif chagrin, et il fut irrité”. Sa colère est patriotique. Pourquoi les ennemis d’Israël seraient-ils épargnés ? C’est alors qu’il reçoit la leçon contenue dans ce livre – dans la parabole du ricin.

“Fais-tu bien d’être irrité ?” demanda Dieu. Jonas se retire alors dans les parages de Ninive, “jusqu’à ce qu’il vît ce qui arriverait dans la ville” – ce qui implique qu’il pense avoir encore une chance de la voir détruite, ou l’espoir que ses habitants vont retomber dans leur péché et s’attirer un châtiment. Dieu fait alors pousser un ricin pour le protéger du soleil, et “Jonas éprouva une grande joie à cause du ricin”. Mais le lendemain matin, la plante s’est étiolée, il fait un violent vent d’est, un soleil implacable, et “il défaillit. Il demanda à mourir et dit : La mort vaut mieux pour moi que la vie” – les mots mêmes qu’il a prononcés au début, ce qui indique que le message de cette parabole est le même que dans la première partie du livre. “Et Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin ? Et il répondit : Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. Et Iahvé dit : Tu t’affliges au sujet du ricin pour lequel tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître ; et moi je ne m’affligerais pas au sujet de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre ?”

Ces pécheurs, ces païens – et jusqu’aux bêtes qui leur appartiennent – sont aussi bien que les Hébreux des créatures de Dieu. Voici une notion surprenante et originale, surtout si l’on considère de quand date cette histoire – le VIIIe siècle avant J. C. (l’époque d’Héraclite). Mais c’est en somme l’essence même de l’enseignement que les rabbins ont à dispenser. S’il doit y avoir une justice, il faut qu’elle existe pour tous. Nul n’en peut être exclu, ou il ne s’agit plus de justice. On ne peut éluder cette conclusion. Étrange et parfois comique, le minuscule Livre de Jonas occupe une place centrale dans la liturgie : on le lit chaque année dans les synagogues à l’occasion de la fête du Yom Kippour, le jour du Grand Pardon, la plus grande solennité du calendrier juif. En effet, comme on l’a déjà noté, toute chose est en relation avec toutes les autres. Et s’il y a tout, il s’ensuit qu’il y a tout le monde. Il n’oublie pas les derniers mots de Jonas : “Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort.” Et il s’aperçoit, cependant, qu’il est en train d’écrire ces mots sur la page devant lui. S’il y a tout, il s’ensuit qu’il y a tout le monde.

 

 

Les mots riment, et même s’ils n’ont pas un réel rapport entre eux, il ne peut s’empêcher de les associer. Room, et tomb, tomb et womb, womb et tomb. Breath et death. Ou le fait qu’avec les lettres du mot live on peut épeler evil{2}. Il sait que ce n’est là qu’un amusement d’écolier. Mais en écrivant le mot “écolier”, il se rappelle ses huit ou neuf ans, et le sentiment de puissance qu’il a éprouvé quand il s’est aperçu qu’on pouvait jouer avec les mots – comme s’il avait découvert une voie secrète vers la vérité : la vérité absolue, universelle et incontestable cachée au cœur de l’univers. Plein d’un enthousiasme juvénile, il avait bien entendu négligé de prendre en compte l’existence d’autres langues que l’anglais, de toutes les langues bourdonnantes qui se disputaient cette tour de Babel, le monde au-delà de sa vie d’écolier. Et comment se pourrait-il que la vérité absolue et incontestable varie d’un langage à un autre ?

Mais on ne peut ignorer tout à fait le pouvoir de la rime et des métamorphoses du verbe. L’impression de merveilleux demeure, même si on ne peut la confondre avec une quête de la vérité, et cette magie, cette correspondance entre les mots existent dans toutes les langues, quelles que soient les différences dans leurs combinaisons particulières. On trouve au cœur de chaque langue un réseau de rimes, d’assonances et de chevauchements des significations, et chacune de ces occurrences joue en quelque sorte le rôle d’un pont entre des aspects opposés ou contrastés de l’univers. Le langage, donc, non seulement comme une liste d’objets distincts dont la somme totale équivaut à l’univers, mais plutôt tel qu’il s’organise dans le dictionnaire : un corps infiniment complexe, dont tous les éléments – nerfs et cellules, corpuscules et os, extrémités et fluides – sont simultanément présents dans le monde, où nul ne peut exister par lui-même. Puisque chaque mot est défini à l’aide d’autres mots, ce qui signifie que pénétrer n’importe quelle partie du langage c’est le pénétrer tout entier. Le langage, donc, en tant que monadologie, pour reprendre l’expression de Leibniz. (“Car comme tout est plein, ce qui rend toute matière liée, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché immédiatement : il s’ensuit que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers, tellement que celui qui voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et même ce qui s’est fait ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné tant selon les temps que selon les lieux… Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement ; elle ne saurait développer tout d’un coup ses replis, car ils vont à l’infini.”)

Jouer avec les mots comme le faisait A dans son enfance revenait donc moins à rechercher la vérité que l’univers, tel qu’il apparaît dans le langage. Le langage n’est pas la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers. Jouer avec les mots c’est simplement examiner les modes de fonctionnement de l’esprit, refléter une particule de l’univers telle que l’esprit la perçoit. De même, l’univers n’est pas seulement la somme de ce qu’il contient. Il est le réseau infiniment complexe des relations entre les choses. De même que les mots, les choses ne prennent un sens que les unes par rapport aux autres. “Deux visages semblables, écrit Pascal, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.” Ces visages riment pour l’œil, juste comme deux mots peuvent rimer pour l’oreille. Poussant un peu plus loin, A. irait jusqu’à soutenir que les événements d’une vie peuvent aussi rimer entre eux. Un jeune homme loue une chambre à Paris et puis découvre que son père s’est caché dans la même chambre pendant la guerre. Si l’on considère séparément ces deux faits, il n’y a pas grand-chose à en dire. Mais la rime qu’ils produisent quand on les voit ensemble modifie la réalité de chacun d’eux. De même que deux objets matériels, si on les rapproche l’un de l’autre, dégagent des forces électromagnétiques qui affectent non seulement la structure moléculaire de chacun mais aussi l’espace entre eux, modifiant, pourrait-on dire, jusqu’à l’environnement, ainsi la rime advenue entre deux (ou plusieurs) événements établit un contact dans l’univers, une synapse de plus à acheminer dans le grand plein de l’expérience.

De telles connexions sont monnaie courante en littérature (pour revenir à cette idée) mais on a tendance à ne pas les voir dans la réalité – car celle-ci est trop vaste et nos vies sont trop étriquées. Ce n’est qu’en ces rares instants où on a la chance d’apercevoir une rime dans l’univers que l’esprit peut s’évader de lui-même, jeter comme une passerelle à travers le temps et l’espace, le regard et la mémoire. Mais il ne s’agit pas seulement de rime. La grammaire de l’existence comporte tous les aspects du langage : comparaison, métaphore, métonymie, synecdoque – de sorte que tout ce que l’on peut rencontrer dans le monde est en réalité multiple et cède à son tour la place à de multiples autres choses, cela dépend de ce dont celles-ci sont proches, ou éloignées, ou de ce qui les contient.

Il arrive souvent aussi que le deuxième terme d’une comparaison manque. D’avoir été oublié, ou enfoui dans l’inconscient, être pour une raison quelconque indisponible. “Il en est ainsi de notre passé, écrit Proust dans un passage important de son roman. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.” Tout le monde a fait d’une manière ou d’une autre l’expérience de ces étranges sensations de perte de mémoire, de l’effet mystifiant du terme manquant. En entrant dans cette pièce, dira-t-on, j’ai eu l’impression bizarre d’y être déjà venu, bien que je n’arrive pas à m’en souvenir. Comme dans les expériences de Pavlov sur les chiens (qui démontrent, au niveau le plus simple, de quelle manière le cerveau peut établir une relation entre deux objets différents, oublier au bout de quelque temps le premier et, par conséquent, transformel un objet en un autre), il s’est passé quelque chose, même si nous sommes bien en peine de dire quoi. Ce que A. s’efforce d’exprimer, c’est peut-être que depuis quelque temps aucun des termes ne lui fait défaut. Où que s’arrêtent son regard ou sa pensée, il semble qu’il découvre une nouvelle connexion, une autre passerelle vers un autre lieu, et même dans la solitude de sa chambre le monde se précipite sur lui à une vitesse vertigineuse, comme si soudain tout convergeait vers lui, comme si tout lui arrivait en même temps. Coïncidence : ce qui survient avec Ce qui occupe le même point dans le temps ou l’espace. L’esprit, donc, en tant que ce qui contient plus que soi-même. Comme dans la phrase de saint Augustin : “Alors où reflue ce qu’il ne peut contenir de lui ?”

 

 

Second retour dans le ventre de la baleine.

“Quand il revint de son effroi, le pantin n’arrivait pas à savoir dans quel monde il se trouvait Autour de lui régnait de toutes parts une grande obscurité ; une obscurité si noire et si profonde qu’il lui semblait être entré tout entier dans un encrier rempli d’encre.”

Telle est la description par Collodi de l’arrivée de Pinocchio à l’intérieur du requin. Il aurait pu écrire, comme on le fait d’ordinaire, “des ténèbres aussi noires que l’encre” – poncif aussitôt oublié que lu. Mais ce qui se passe ici est très différent, et transcende la question du bien ou mal écrire (et ceci n’est manifestement pas mal écrit). Remarquez bien : Collodi n’utilise dans ce passage aucune comparaison ; pas de “comme si”, pas de “tel”, rien qui identifie ou oppose une chose à une autre. L’image d’obscurité absolue cède à l’instant la place à celle d’un encrier. Pinocchio vient de pénétrer dans le ventre du requin. Il ignore encore que Geppetto s’y trouve aussi. Pendant ce bref instant au moins, tout est perdu. Pinocchio est entouré des ténèbres de la solitude. Et c’est au cœur de ces ténèbres, où le pantin finira par trouver le courage de sauver son père et achèvera ainsi sa transformation en vrai garçon, que se produit l’acte créateur essentiel du récit.

En plongeant sa marionnette dans l’obscurité du requin, Collodi nous le dit, il plonge sa plume dans le noir de son encrier. Pinocchio, après tout, n’est fait que de bois. Collodi l’utilise comme un instrument (littéralement : un porte-plume) pour écrire sa propre histoire. Ceci sans nulle complaisance pour une psychologie primaire. Collodi n’aurait pu réussir ce qu’il a entrepris avec Pinocchio si le livre n’avait été pour lui un livre de mémoire. Âgé de plus de cinquante ans quand il a commencé à l’écrire, il venait de prendre sa retraite après une médiocre carrière de fonctionnaire, au cours de laquelle il ne s’était fait remarquer, selon son neveu, “ni par le zèle, ni par la ponctualité, ni par la discipline”. Autant que le roman de Proust, son récit est une quête de son enfance perdue. Même le pseudonyme qu’il s’est choisi évoque son passé. Il s’appelait en vérité Carlo Lorenzini. Collodi était le nom d’une petite ville où sa mère était née et où il avait passé ses vacances durant sa petite enfance. On dispose de quelques informations sur cette enfance. Il aimait raconter des histoires et ses amis admiraient sa capacité de les fasciner par ses inventions. D’après son frère Ippolito, “il contait si bien et avec des mimiques si expressives que la moitié du monde y prenait plaisir et que les enfants l’écoutaient bouche bée”. Dans un sketch autobiographique écrit à la fin de sa vie, longtemps après l’achèvement de Pinocchio, Collodi laisse peu de doute sur le fait qu’il se voyait comme le double du pantin. Il se décrit comme un clown espiègle – qui mange des cerises en classe et fourre les noyaux dans la poche d’un condisciple, qui attrape des mouches et les met dans l’oreille d’un autre, qui peint des silhouettes sur les vêtements du garçon placé devant lui : il sème la pagaille générale. Que ce soit vrai ou non, là n’est pas la question. Pinocchio est devenu le substitut de Collodi et, après avoir inventé le pantin, Collodi s’est reconnu en lui. La marionnette était devenue l’image de lui-même enfant. La plonger dans l’encrier était donc faire usage de sa créature pour écrire sa propre histoire. Car ce n’est que dans l’obscurité de la solitude que commence le travail de la mémoire.

 

Épigraphe(s) possible (s) pour le Livre de la mémoire.

“Ne devrions-nous pas rechercher, chez l’enfant déjà, les premières traces de l’activité poétique ? L’occupation préférée et la plus intensive de l’enfant est le jeu. Peut-être sommes-nous en droit de dire que tout enfant qui joue se comporte en poète, en tant qu’il se crée un monde à lui, ou, plus exactement, qu’il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance. Il serait alors injuste de dire qu’il ne prend pas ce monde au sérieux ; tout au contraire, il prend très au sérieux son jeu, il y emploie de grandes quantités d’affect.” (Freud.)

“N’oubliez pas que la façon, peut-être surprenante, dont j’ai souligné l’importance des souvenirs d’enfance dans la vie des créateurs découle en dernier lieu de l’hypothèse d’après laquelle l’œuvre littéraire, tout comme le rêve diurne, serait une continuation et un substitut du jeu enfantin d’autrefois.” (Freud.)

 

 

Il observe son fils. Il regarde le petit garçon circuler dans la pièce et écoute ce qu’il dit. Il le voit jouer avec ses jouets et l’entend se parler à lui-même. Chaque fois que l’enfant ramasse un objet, pousse un camion sur le plancher ou ajoute un bloc de plus à la tour qui grandit sous ses yeux, il parle de ce qu’il est en train de faire, à la manière du narrateur dans un film, ou bien il invente une histoire pour accompagner l’action qu’il a engagée. Chaque mouvement engendre un mot ou une série de mots ; chaque mot déclenche un autre mouvement : un revirement, un prolongement, une série nouvelle de mouvements et de mots. Tout cela n’a pas de centre fixe (“un univers dans lequel le centre est partout, la circonférence nulle part”) sauf peut-être la conscience de l’enfant, elle-même le champ en modification constante de perceptions, de souvenirs et de formulations. Il n’est pas de loi naturelle qui ne puisse être enfreinte : les camions volent, un bloc devient un personnage, les morts ressuscitent à volonté. L’esprit enfantin navigue sans hésitation d’un objet à un autre. Regarde, dit-il, mon brocoli est un arbre. Regarde, mes pommes de terre sont des nuages. Regarde le nuage, c’est un bonhomme. Ou bien, au contact des aliments sur sa langue, levant les yeux, avec un éclair malicieux : “Tu sais comment Pinocchio et son père ont échappé au requin ?” Une pause, pour laisser descendre la question. Puis, chuchoté : “Ils ont marché doucement tout le long de sa langue sur la pointe des pieds.”

A. a parfois l’impression que les démarches mentales de son fils en train de jouer sont l’image exacte de sa propre progression dans le labyrinthe de son livre. Il a même imaginé que s’il arrivait à représenter par un diagramme les jeux de son fils (une description exhaustive, mentionnant chaque déplacement, chaque association, chaque geste) et son livre par un autre, similaire (en élucidant ce qui se passe entre les mots, dans les interstices de la syntaxe, dans les blancs entre les paragraphes – en d’autres termes, en démêlant l’écheveau des connexions), les deux diagrammes seraient identiques : ils se superposeraient parfaitement.

Depuis qu’il travaille au Livre de la mémoire, il éprouve un plaisir particulier à observer l’enfant face à ses souvenirs. Comme tous ceux qui ne savent pas encore lire ni écrire, celui-ci a une mémoire prodigieuse. Il a une capacité quasi infinie d’observer les détails, de remarquer les objets dans leur singularité. L’écriture nous dispense de la nécessité d’exercer notre mémoire, puisque les souvenirs sont engrangés dans les mots. Mais la mémoire de l’enfant, qui se trouve à un stade antérieur à l’apparition de l’écrit, fonctionne de la manière qu’eût préconisée Cicéron, la même qu’utilisent nombre d’écrivains classiques : l’image associée au lieu. Un jour, par exemple (et ceci n’est qu’un exemple, choisi parmi une myriade de possibilités), A. et son fils marchaient dans la rue. Ils ont rencontré devant une pizzeria un camarade de jardin d’enfants du petit garçon, accompagné de son père. Le fils de A. était ravi de voir son ami, mais celui-ci paraissait intimidé. Dis bonjour, Kenny, insistait son père, et l’enfant, rassemblant son courage, avait salué faiblement. A. et son fils avaient alors continué leur chemin. Trois ou quatre mois plus tard, comme ils passaient ensemble à ce même endroit, A. a soudain entendu son fils murmurer pour lui-même, d’une voix à peine audible : Dis bonjour, Kenny, dis bonjour. Il est apparu à A. que si, dans un sens, le monde marque nos esprits de son empreinte, il est vrai aussi que nos expériences laissent une trace dans le monde. Pendant ce bref instant, en passant devant la pizzeria, l’enfant avait revu son passé. Le passé, pour reprendre les mots de Proust, est caché dans quelque objet matériel. Errer de par le monde, c’est donc aussi errer en nous-mêmes. Ce qui revient à dire qu’aussitôt entrés dans le champ de la mémoire, nous pénétrons dans l’univers.

 

 

C’est un monde perdu. A. se rend compte avec un choc que c’est un monde perdu pour toujours. Le petit garçon oubliera tout ce qui lui est arrivé jusqu’ici n’en restera rien qu’une vague lueur, peut-être moins encore. Les milliers d’heures que A. lui a consacrées pendant les trois premières années de sa vie, les millions de mots qu’il lui a dits, les livres qu’il lui a lus, les repas qu’il lui a préparés, les larmes qu’il lui a essuyées – tout cela disparaîtra à jamais de la mémoire de l’enfant.

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre treize.

Il se souvient qu’il s’était rebaptisé John, parce que tous les cow-boys s’appellent John, et qu’il refusait de répondre à sa mère lorsqu’elle s’adressait à lui sous son vrai nom. Il se souvient d’être sorti de chez lui en courant et de s’être couché au milieu de la route, les yeux fermés, pour attendre qu’une voiture l’écrase. Il se souvient que son grand-père lui avait donné une grande photographie de Gabby Hayes et qu’il l’avait mise à la place d’honneur au-dessus de son bureau. Il se rappelle avoir cru que le monde est plat. Il se revoit en train d’apprendre à lacer ses chaussures. Il se souvient que les vêtements de son père étaient rangés dans l’armoire de sa chambre et qu’il était réveillé le matin par le cliquetis des cintres. Il revoit son père qui lui dit, tout en nouant sa cravate : Lève-toi et brille, petit homme. Il se souvient qu’il aurait voulu être un écureuil, parce qu’il aurait aimé être aussi léger qu’un écureuil et avoir une queue touffue et pouvoir sauter d’arbre en arbre comme s’il volait. À la naissance de sa sœur, il se rappelle avoir vu, entre les lames du store vénitien, le bébé qui arrivait de l’hôpital dans les bras de sa mère. Il se souvient de la nurse tout en blanc qui s’occupait de la petite fille ; elle le régalait de carrés de chocolat suisse, et il se souvient qu’elle disait “suisse” et qu’il ne savait pas ce que cela signifiait. Il se revoit, au lit, dans le crépuscule du plein été, en train de regarder l’arbre devant sa fenêtre, où il discerne des visages dans le dessin des branches. Il se revoit, assis dans la baignoire, ses genoux sont des montagnes et le savon blanc un paquebot. Il se souvient du jour où son père lui a donné une prune en lui disant d’aller jouer dehors sur son tricycle. Il n’a pas aimé le goût de la prune et l’a jetée dans le caniveau, après quoi il s’est senti coupable. Il se souvient du jour où sa mère l’a emmené avec son ami B. studio de télévision de Newark pour assister à un spectacle de Junior Frolics. Oncle Fred avait le visage maquillé, juste comme sa mère, et ça l’a surpris. Il se souvient que les dessins animés passaient sur un petit écran de télévision, pas plus grand que celui qu’ils avaient chez eux, et que sa déception était si écrasante qu’il a voulu se lever pour crier son mécontentement à l’oncle Fred. Il s’était attendu à voir le fermier Gray et Félix le Chat, grandeur nature, se poursuivre sur une scène avec de vraies fourches et de vrais râteaux. Il se souvient que B., dont la couleur préférée était le vert, prétendait que dans les veines de son ours en peluche coulait du sang vert. Il se souvient que B. avec ses deux grands-mères et que pour accéder à sa chambre il fallait traverser un salon, à l’étage, où ces vieilles dames aux cheveux blancs passaient leurs journées entières devant la télévision. Il se rappelle être allé avec B. dans les buissons et les jardins du voisinage, à la recherche d’animaux morts. Ils les enfouissaient sur le côté de sa maison, dans la profondeur obscure du lierre, et il se souvient qu’il y avait surtout des oiseaux, des petits oiseaux tels que moineaux, rouges-gorges et roitelets. Il se rappelle leur avoir fabriqué des croix avec des bâtons et avoir récité des prières sur les cadavres que B. lui déposaient dans les trous qu’ils avaient creusés dans le sol, les yeux contre la terre meuble et humide. Il se rappelle avoir démonté la radio familiale un après-midi, à l’aide d’un marteau et d’un tournevis, et avoir expliqué à sa mère qu’il s’agissait d’une expérience scientifique. Il se rappelle avoir dit cela en ces termes et avoir reçu une fessée. Il se rappelle avoir essayé, avec une hache émoussée trouvée dans le garage, d’abattre un petit arbre fruitier dans le jardin, et n’avoir réussi à y faire que quelques marques de coups.

Il se souvient qu’on voyait le vert sous l’écorce et qu’il a reçu une fessée pour cela aussi. Il se revoit devant son pupitre, en première année, à l’écart des autres enfants, en punition pour avoir bavardé en classe. Il se revoit assis à ce pupitre, en train de lire un livre qui avait une couverture rouge et des illustrations rouges avec un arrière-plan vert et bleu. Il revoit la maîtresse, arrivée par-derrière, qui pose très doucement la main sur son épaule en lui chuchotant une question à l’oreille. Elle porte une blouse blanche sans manches et ses bras sont gros et couverts de taches de rousseur. Il se souvient que pendant une partie de baseball dans la cour de l’école il est entré en collision avec un autre garçon et a été projeté sur le sol avec une telle violence que pendant cinq ou dix minutes tout ce qu’il voyait ressemblait à une photographie en négatif. Il se souvient de s’être remis sur ses pieds et d’avoir pensé, en se dirigeant vers les bâtiments scolaires : Je deviens aveugle. Il se rappelle comment sa panique s’est peu à peu transformée pendant ces quelques minutes en acceptation et même en fascination, et comment il a éprouvé, lorsque sa vision normale s’est rétablie, le sentiment que quelque chose d’extraordinaire s’était produit au-dedans de lui. Il se souvient d’avoir mouillé son lit longtemps après l’âge où on peut accepter que cela arrive, et des draps glacés quand il s’éveillait le matin. Il se souvient d’avoir été invité pour la première fois à dormir chez un ami, et d’avoir eu si peur de se mouiller, de l’humiliation, qu’il avait veillé toute la nuit, les yeux fixés sur les aiguilles phosphorescentes de la montre qu’il avait reçue pour son sixième anniversaire. Il se souvient d’avoir examiné les illustrations d’une Bible pour enfants et accepté l’idée que Dieu a une longue barbe blanche. Il se souvient qu’il prenait pour celle de Dieu la voix qu’il entendait au fond de lui-même. Il se souvient d’avoir accompagné son grand-père au cirque, à Madison Square Garden et d’avoir, pour cinquante cents, ôté une bague au doigt d’un géant de deux mètres cinquante qui faisait partie des attractions. Il se souvient qu’il a conservé cette bague sur son bureau à côté de la photographie de Gabby Hayes et qu’il pouvait y introduire quatre de ses doigts. Il se souvient de s’être demandé si le monde entier n’était pas enfermé dans un bocal posé, en compagnie de douzaines d’autres mondes en bocaux, sur une étagère du garde-manger dans la maison d’un géant. Il se rappelle qu’il refusait de chanter les cantiques de Noël à l’école, parce qu’il était juif, et qu’il restait seul en classe pendant que les autres allaient répéter dans l’auditorium. Il se souvient qu’en rentrant chez lui, avec son costume neuf, après une première journée à l’école hébraïque, il a été poussé dans un ruisseau par des garçons plus âgés, en blouson de cuir, qui le traitaient de “sale juif”. Il se revoit en train d’écrire son premier livre, un roman policier qu’il rédigeait à l’encre verte. Il se souvient d’avoir pensé que, si Adam et Ève étaient les premiers hommes sur terre, tout le monde devait être de la même famille. Il se souvient qu’il a voulu jeter une pièce de monnaie par la fenêtre de l’appartement de ses grands-parents, à Columbus Circle, et que sa mère lui a dit qu’elle risquait de transpercer le crâne de quelqu’un. Il se souvient de s’être étonné que les taxis qu’il voyait du haut de l’Empire State Building paraissent encore jaunes. Il se souvient d’avoir visité la statue de la Liberté avec sa mère, qui s’est prise d’inquiétude à l’intérieur de la torche et l’a obligé à redescendre l’escalier assis, une marche à la fois. Il se souvient du garçon qui a été tué par la foudre lors d’une randonnée pendant un camp d’été ; il est resté allongé près de lui sous la pluie et il se souvient d’avoir vu ses lèvres devenir bleues. Il se rappelle que sa grand-mère lui racontait ses souvenirs de son arrivée de Russie en Amérique quand elle avait cinq ans. Elle lui disait se rappeler qu’elle s’était réveillée, au sortir d’un profond sommeil, dans les bras d’un soldat qui la portait sur un bateau. C’était, prétendait-elle, la seule chose dont elle pût se souvenir.

 

 

Le Livre de la mémoire. Plus tard, le même soir.

Peu de temps après avoir écrit “la seule chose dont elle pût se souvenir”, A. a quitté sa table et est sorti de sa chambre. Il marchait dans la rue et, comme il se sentait vidé par sa journée de labeur, il a décidé de continuer quelque temps sa promenade. Le soir venait. A. s’est arrêté pour dîner, un journal étalé devant lui sur la table et, après avoir payé l’addition, il a décidé de passer le reste de la soirée au cinéma. Il lui a fallu près d’une heure pour y arriver. Au moment de prendre son billet, il a changé d’avis et remis l’argent dans sa poche, et il est reparti. Revenant sur ses pas, il a suivi le même itinéraire qu’en arrivant en sens inverse. Quelque part en chemin, il a bu un verre de bière. Puis il a repris sa marche. Quand il a ouvert la porte de sa chambre il était presque minuit.

Cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, il a rêvé qu’il était mort. Il s’est réveillé à deux reprises, pendant ce rêve, tremblant de panique. Les deux fois, il s’est efforcé de se calmer, s’est dit que s’il changeait de position dans le lit le rêve s’arrêterait, et chaque fois, dès qu’il retombait dans le sommeil, le rêve reprenait à l’endroit précis où il s’était interrompu.

Il n’était pas tout à fait mort, mais sur le point de mourir. C’était une certitude, un fait absolu et immanent. Atteint d’une maladie mortelle, il gisait sur un lit d’hôpital. Il avait perdu ses cheveux par plaques, et son crâne était à moitié chauve. Deux infirmières vêtues de blanc entraient dans la chambre en annonçant : “Aujourd’hui vous allez mourir, il est trop tard, on ne peut plus rien pour vous.” Dans leur indifférence à son égard, elles faisaient penser à des machines. Il pleurait et les suppliait : “Je suis trop jeune pour mourir, je ne veux pas mourir maintenant.” “Il est trop tard, répondaient-elles. Nous devons vous raser la tête.” Il les laissait faire en pleurant à chaudes larmes. Elles disaient alors : “Le cercueil est là. Allez vous y étendre, fermez les yeux, et vous serez bientôt mort.” Il aurait bien voulu s’enfuir, mais savait qu’il n’était pas permis de leur désobéir. Il allait donc s’installer dans le cercueil. On rabattait sur lui le couvercle, mais dedans il gardait les yeux ouverts.

C’est alors qu’il s’est réveillé pour la première fois.

Après s’être rendormi, il s’est retrouvé grimpant hors du cercueil. Il était vêtu d’une longue chemise d’hôpital et ne portait pas de chaussures. Il sortait de la chambre et errait un bon moment dans un dédale de corridors, puis il quittait l’établissement. Peu de temps après, il frappait à la porte de son ex-épouse. “Je dois mourir aujourd’hui, lui annonçait-il, et je ne peux rien y faire.” Elle réagissait à la nouvelle avec autant d’indifférence que les infirmières. Mais il n’était pas là pour se faire plaindre. Il voulait lui donner des instructions sur ce qu’il souhaitait qu’elle fasse de ses manuscrits. Il énumérait une longue liste de ses œuvres et expliquait comment et où il fallait publier chacune d’elles. Puis il ajoutait : “Le Livre de la mémoire n’est pas terminé n’y peux rien. Je n’aurai pas le temps de le finir, achève-le pour moi.” Elle lui donnait son accord, mais sans grand enthousiasme. Et alors il se remettait à pleurer, comme au début : “Je suis trop jeune pour mourir. Je ne veux pas mourir maintenant.” Mais elle, patiente, lui expliquait que puisque c’était inévitable, il fallait l’accepter. Alors il partait de chez elle et retournait à l’hôpital. Comme il arrivait au parking, il s’est réveillé pour la deuxième fois.

Dès qu’il a replongé dans le sommeil, il s’est encore retrouvé à l’hôpital, dans un sous-sol proche de la morgue. C’était une grande pièce nue et blanche, un peu comme une cuisine de l’ancien temps. Il y avait un groupe de gens, des amis de son enfance, adultes maintenant, assis autour d’une table en train de faire honneur à un banquet fastueux. À son entrée, tous se tournaient vers lui en le dévisageant. Il leur expliquait : “Regardez, on m’a rasé le crâne. Je dois mourir aujourd’hui, et je ne veux pas mourir.” Ses amis étaient très émus. Ils l’invitaient à prendre place auprès d’eux. “Non, répondait-il, je ne peux pas partager votre repas. Il faut que j’aille mourir dans la pièce à côté.” Il désignait une porte à va-et-vient, avec un hublot circulaire. Ses amis se levaient de table et le rejoignaient devant la porte. Pendant un petit moment, tous évoquaient leur enfance commune. Il trouvait apaisant de leur parler mais, en même temps, d’autant plus difficile de rassembler son courage pour franchir le passage. Il annonçait enfin : “Il faut que j’y aille, maintenant. C’est maintenant que je dois mourir.” Les joues inondées de larmes, il embrassait ses amis l’un après l’autre, les étreignait de toutes ses forces, et leur disait au revoir.

Alors il s’est éveillé pour de bon.

 

 

Dernières phrases pour le Livre de la mémoire.

Extrait d’une lettre de Nadejda Mandelstam à Ossip Mandelstam, datée du 22 octobre 1938, et jamais envoyée.

“Mon amour, les mots me manquent pour cette lettre…Je l’envoie dans l’espace. Peut-être ne serai-je plus là quand tu reviendras. Ce sera le dernier souvenir que tu auras de moi…La vie est longue. Qu’il est long et difficile de mourir seul, ou seule. Est-ce le sort qui nous attend, nous qui étions inséparables ? L’avons-nous mérité, nous qui étions des chiots, des enfants, et toi qui étais un ange ? Et tout continue. Et je ne sais rien. Mais je sais tout, et chacune de tes journées et chacune de tes heures, je les vois clairement, comme dans un rêve… Mon dernier rêve : je t’achète une nourriture quelconque au comptoir malpropre d’une boutique malpropre. Je suis entourée d’étrangers et, après avoir fait mes achats, je me rends compte que je ne sais pas où poser tout cela, car je ne sais pas où tu es. À mon réveil j’ai dit à Choura : « Ossia est mort ! » Je ne sais pas si tu es en vie mais c’est à partir de ce jour à que j’ai perdu ta trace. Je ne sais pas où tu es.

Je ne sais pas si tu m’entendras. Si tu sais combien je t’aime. Je n’ai pas eu le temps de te dire combien je t’aimais. Et je ne sais pas le dire maintenant non plus. Je répète seulement : Toi, toi… Tu es toujours avec moi, et moi, sauvage et mauvaise, moi qui n’ai jamais su pleurer simplement, je pleure, je pleure, je pleure… C’est moi, Nadia. Où es-tu ?”

 

 

Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec son stylo.

Le ciel est bleu, noir, gris, jaune. Le ciel n’est pas là, et il est rouge. Tout ceci s’est passé hier. Tout ceci s’est passé voici cent ans. Le ciel est blanc. Il a un parfum de terre, et il n’est pas là. Il est blanc comme la terre, et il a l’odeur d’hier. Tout ceci s’est passé demain. Tout ceci s’est passé dans cent ans. Le ciel est citron, rose, lavande. Le ciel est la terre. Le ciel est blanc, et il n’est pas là.

Il s’éveille. Il va et vient entre la table et la fenêtre. Il s’assied. Il se lève. Il va et vient entre le lit et la chaise. Il se couche. Il fixe le plafond. Il ferme les yeux. Il ouvre les yeux. Il va et vient entre la table et la fenêtre.

 

 

Il prend une nouvelle feuille de papier, la pose sur la table devant lui, et trace ces mots avec son stylo. Cela fut. Ce ne sera jamais plus. Se souvenir.

(1980-1981)

 

 

Tu peux, avec tes

petites mains, m’entraîner

dans ta tombe – tu

en as le droit –

– moi-même

qui te suis moi, je

me laisse aller –

– mais, si tu

veux, à nous

deux, faisons…

 

une alliance

un hymen, superbe

– et la vie

restant en moi

je m’en servirai

pour -------

 

 

non – pas

mêlé aux grands

morts – etc.

 

– tant que nous

mêmes vivons, il

vit – en nous

ce n’est qu’après notre

mort qu’il en sera

– que les cloches

des Morts sonneront pour lui

 

voile –

navigue

fleuve,

ta vie qui passe, coule

 

Soleil couché

et vent

or parti, et

vent de rien

qui souffle

(là, le néant

? moderne)

 

la mort – chuchote bas

– je ne suis personne –

 

je m’ignore même

(car les morts ne savent

pas qu’ils sont

morts –, ni même qu’ils

meurent

– pour les enfants

du moins

– ou

 

héros – morts

soudaines

car autrement

ma beauté est

faite des derniers

instants –

lucidité, beauté

visage – de

ce qui serait

 

moi, sans moi

 

Oh ! tu sais bien

Que si je consens

à vivre – à paraître

t’oublier –

c’est pour

nourrir ma douleur

– et que cet oubli

apparent

 

jaillisse plus

vif en larmes, à

 

un moment

quelconque, au

milieu de cette

vie, quand tu

m’y apparais

 

vrai deuil en

l’appartement

– pas cimetière –

 

meubles

 

Trouver absence

seule –

– en présence

de petits vêtements

– etc. –

 

non – je ne

laisserai pas

le néant

 

père – je

sens le néant

m’envahir

 

STÉPHANE MALLARMÉ,

Pour un tombeau d’Anatole,

(fragments)