IVe MOUVEMENT
L’APOCALYPSE À TRAVERS LES ÂGES

 

« Si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade ! »

(Devinez qui ?)

 

« Autrefois, il y a longtemps, quand j’étais jeune, durant ces années d’enfance qui ont passé à jamais, tout mon être bondissait de joie… »

(Nicolas Google, Nicolas qui ?)

 

On aimerait de vrais attentats, pas des coups tordus comme celui du World Trade Center : qui a permis la baisse des taux d’intérêt, la création virtuelle de richesse puis l’écroulement systémique ?… Un plaisir pervers des plus rares. On voudrait des guerres, des descentes messianiques et christiques, des batailles rangées, des dystopies déjantées, des terres calcinées, des paradis refoulants, mais rien de cela, rien !

L’apocalypse est fatiguée. Elle a la gueule de bois, la gueule de Moi, la gueule du Mal de vivre générationnel, increvable. On l’a trop attendue, la vieille gueuse, et elle n’est pas venue. L’autre parlait du deus otiosus, du dieu sauvage qui n’en finissait pas de ne rien faire et de ne rien vouloir. Il est parti aux oubliettes. Avec notre schéma chrétien, nous avons abêti, nous avons bovarysé l’espèce humaine : tous les matins, elle se met à sa fenêtre et elle attend que quelque chose se passe. Ou tout au moins, elle attendait que quelque chose se passât… Aujourd’hui, à moins que l’euro ne s’écroule, il ne se passera rien ; et même dans ce cas, nous ne fusillerons pas ce démon absent de Trichet, ces ahuris d’eurocrates, ces zébulons de démocrates-chrétiens qui croyaient que l’on pouvait donner la même monnaie aux marchands d’olives et de Porsche. Tout est venu de 89 et des Fritz, éternels idiots utiles, de Luther à Hitler, de Bismarck à Guillaume, et de Kohl au pot de colle. Une réunification politique ? Faisons-la monétaire. Ce sera plus serpentin… Et les taux de voler à 15 %, et vive les rentiers, et l’Europe de s’écrouler depuis. Sacrés Allemands… Et puis pour vendre des Porsches aux Grecs, ils leur font décupler leur immobilier et les font s’endetter à tire-larigot… Après avoir ruiné l’Europe avec leur monnaie de surhomme et leur serpent monétaire, ils s’imposent 5 millions de chômeurs et annoncent paisiblement que tout cela doit prendre un jour fin. Si au moins nous étions dirigés par des stratèges, on assisterait à une alliance bismarckienne entre la Russie et la Germanie. Mais pas même… N’anticipons pas.

 

Le film phare de ma génération n’a pas été Le Tambour, ennuyeux pensum germano-français, mais Apocalypse now, qui narre le désastre occidental quand il était encore pensable. Ou bien pensé. Il n’est plus possible de penser, sans quoi nous aurions pensé le désastre irakien, Bagdad et ses mille et un ennuis, la crise bancaire de 2008 et ses suiffeuses conséquences. Mais les gens ne peuvent plus penser : ils ne veulent qu’être distraits. Ils crèveront d’autant plus facilement quand leur euro vaudra des kopecks à l’entrée des boulangeries qui, elles-mêmes, ne pourront plus payer leur fournisseur en Argentine ou en Afrique du Sud. Ils sont tellement abrutis, dit le cuistot nerveux d’Apocalypse, qu’ils ne se rendront compte de rien. À croire que l’on vit pour de vrai cette époque, et que pour de vrai elle sera l’Apocalypse, puisque l’Apocalypse est la « révélation » et que ces générations d’abrutis ne percutent plus. Ils sont dans leur petit monde numérique et puis s’en vont. Un vrai déplaisir.

Il y a donc, dans Apocalypse, ces fameux entretiens du regretté Hopper, Denis de son prénom, avec le capitaine Willard. Il lui tient les propos suivants : « C’est ainsi que ce putain de monde finit ! Pas dans un boom, dans un murmure ! Et dans un murmure, je prends mes cliques et je me casse… »

Au bout de quelques années d’érudition, j’ai mis la clé sous les champs et le doigt sur la serrure : cette réplique du capitaine Willard fait allusion à T. S. Eliot : « Car c’est ainsi que le monde se termine, pas dans un boum, dans un murmure… » – « a whimper » dit le grand maître pessimiste anglo-saxon converti au catholicisme sur le tard et donc un peu geignard de son état…

Il m’a fallu du temps pour admettre ce mot-là : pleurnichement. Car enfin, on croyait au péril tartare, au désert du même nom ; on croyait à l’invasion soviétique ; on croyait que « par la discorde, négligence gauloise serait passage à Mahomet ouvert » et autres « nostradâneries ». On a cru aussi à l’islamisme, au terrorisme, au baroquisme d’Eco, à toutes sortes de médiocrités. Et au final, nous crevons d’une seule chose, de notre radinisme. C’est pourquoi j’en reviens toujours à Molière. On en reparlera aussi.

Le pleurnichement, c’est d’être un vieil animal increvable que l’on ne laisse jamais périr dans la clinique vétérinaire. Nous sommes dans le même cas, des increvables. Quand le mal nous frappera tous, comme je l’ai écrit, avant la fin de siècle, alors nous nous écrierons comme la reine Didon :

« Quid loquor ; aut ubi sum ? Quae mentem insania mutat ?

Infelix Dido, nunc te facta impia tangunt. » 5

 

Oui, c’est le problème : un beau jour, les faits impies, les manips monétaires incessantes, par exemple, nous atteindront de plein fouet. lit cela fera mal, mais au sens passif du terme, c’est le cas de le dire.

N’empêche : nous en rêvions de notre Apocalypse. De bonnes guerres, de bonnes frappes nucléaires, de bonnes aubes rouges et des abris antinucléaires… Nous n’aurions de tout cela rien que de la médiocrité petite-bourgeoise. Marx, toujours lui. Le bourgeois a eu peur et avec lui ses églises protestantes et catholiques ; alors il fut vertueux. Depuis la mort du père Fouettard soviétique, le bourgeois et sa bourgeoise se sont laissés aller : plus de bio, plus de dettes ; moins de culte, moins de livres. Un vrai plaisir d’androïde. L’apocalypse a eu lieu dans sa tête, au sens propre et au sens sale : il ne s’y est plus rien passé, pas même le désir de jouir. Il s’est étalé dans son salon en écoutant de la Lounge Music, content comme cela que même le chien ait pris l’ascendant sur lui tant le descendant dégénéré du loup, le bon vieux clébard, sait comment arraisonner son maître, le circonvenir et le manipuler. Pour une fois, un auteur de SF avait raison : Simak. Les Vikings avaient l’âge du loup, nous aurons les derniers jours du canidé. Il saura nous transformer en ramasse-crottes.

Une vraie jouissance, un peu dégoûtée, n’est-il pas ? Et j’en connais qui veulent se faire incinérer avec leur clebs et qui ne sauront jamais ce que se faire aimer veut dire…

 

J’ai promis un mouvement apocalyptique. Cela serait du registre lyrique, épique ou bien tragique, comme on dit aujourd’hui dans ces manuels scolaires qui m’auraient à jamais dégoûté d’écrire. Et je vais le tenir, ce programme. Il s’intitulera : « Du Jouet et de la Fin du Monde ». Car enfin, mon maître Héraclite ne dit-il pas : le temps est un enfant qui joue au trictrac. Royauté d’un enfant !

C’est ainsi en effet que crève le monde moderne et postmoderne : dans une distraction. Certes, il se termine aussi dans la crasse de la prolétarisation blanche, dans l’ennui des transports en commun ou particuliers, dans le dégoût général de soi et de la société, dans le pessimisme sidéral et financier. Mais enfin, il se termine surtout dans le jouet.

J’évoque Héraclite mais aussi Shakespeare et sa fameuse tirade apprise à l’école pour le club d’anglais. Shakespeare, pourtant si boring, évoque l’enfant qui miaule et vomit dans les bras de sa nourrice (il n’y a plus de nourrice, quel symbole, ne trouvez-vous pas ?) puis, ce qui termine cette histoire pleine d’événements : « second childishness and mere oblivion », « seconde enfance et simple oubli »… Nous y sommes, avec ces vieux qui circulent en trottinette dans Paris et ces jeunes qui déjà raisonnent en part de marché, comme Harpagon, alors que tout s’écroule autour d’eux.

Et Dieu sait que l’enfant aime jouer… Seulement il ne s’agit pas du grand jeu. J’ai cru lire en mon jeune temps, j’ai cru rêver, j’ai cru vivre et militer. Ici, plus rien. La spéculation n’est pas un jeu, le jeu vidéo n’est pas un jeu. Nous sommes de vieux enfants dégénérés. Heureusement, j’ai de quoi boire, lire et vivre.

J’ai de quoi lire à cet effet : notre malheureux cheval de Troie, belle ville d’Asie mineure, province de toutes les Turquie, de tous les conciles aussi, province du plus grand bonheur humain (sous les Antonins, comme toujours), province promise aux butors ottomans, province la plus belle du monde entre ces terres perdues d’Orient et d’Occident.

Pas de poésie : en quoi mon époque précisément est-elle promise à l’Apocalypse ? En ce que précisément l’omniprésence du jouet se joue de notre esprit et le détermine indéfiniment, comme le note Tocqueville, à retourner sur lui-même. Et l’on retourne à Troie, donc à Virgile, donc à Enée, en latin s’il vous plaît, puisque la rareté des happy few et la fin de toute polémique, et de toute littérature, mérite bien un second sacrifice…

« Dividivimus muros et mœnia pandimus orbis » 6

C’est que le gros cheval, bruyant et plein de jouets, amuse les Troyens, soudain perdus, comme nous tous depuis vingt ou trente ans. La chute du mur de Berlin a précipité la chute du mur psychique, de la muraille dont parlait l’illustre oublié René Guenon qui marqua tant Drieu ou Gide. Nous allions vers l’épanchement psychique, vers la dissolution du soi, vers l’agonie du rude, ou la télévision.

Mais l’Apocalypse a son charme, même si nous nous faisons vieux : elle se rejoue sans cesse. Je peux citer dans l’ordre les pessimistes du XXe siècle, y compris le colonel Kurtz, Maurice Joly, Tocqueville, Montesquieu, encore et surtout, l’éternel, et ses « lettres perçantes », et puis les grands Romains, dont les constructions ne se démentent pas.

 

Phusis philei kruptesthai

(« La nature aime à se cacher. »)

On ne se refait pas. Si la nature aime à se cacher, nous pas. Nous savons que l’Apocalypse prend des traits siens à toute époque. En la nôtre, c’est l’infantilisation de tout le monde. Nietzsche et Héraclite, Jésus lui-même ont célébré les barricades mystérieuses de l’enfance. Qu’ils en prennent pour leur grade : l’enfance est conne. À la limite l’adolescence, mais d’enfance, point.

Bref, celui qui ne s’y est pas trompé sur notre Apocalypse, c’est Virgile, plus grand génie de l’humanité, comme disait Claudel, Dieu vivant, comme dit ma femme, et qui ramène les Troyens au troupeau de joyeux enfants qui vont payer plus cher leurs enfantillages que notre bon vieux Pinocchio. Je cite, toujours dans le texte :

« Scandit fatalis machina muros, feta armis… » 7

On voit que l’on n’invente rien depuis Lui ou, disons-le tout net, depuis Auguste. Et même le vieux de Maistre, qui disait que la langue n’inventait plus rien, en ses soirées de Saint-Pétersbourg (elles coûteraient cher, maintenant…), nous le concéderait. Mais allons plus loin : car si la machine scande, pardon, franchit les remparts, pleine (mais que ne la fait-on avorter ?) d’armes, que ne l’arrête-t-on ?

 

C’est que les jeunes se déchaînent, avec leurs écouteurs, avec leurs bacchanales, avec leur civilisation festive et si distraite. Ils sont si puérils, les jeunes :

« Pueri circum innuptaeque puellae

sacra canunt funemque manu contingere gaudent. » 8

Les jeunes s’éclatent et les filles en bandes, toujours elles, les bacchantes, célèbrent le fait de toucher de leur main les cordes de l’engin.

Mais enfin Enée raisonne et nous annonce notre Apocalypse distraite, pas celle des nazis, pas celle des Soviets, pas celles des islamistes, pas celle du nucléaire ou du bactériologique mais, comme dirait Debord, celle du spectaculaire diffus :

« Instamus tamen immemores caecique furore,

et monstrum infelix sucrata sistimus arce. » 9

Infelix, « malheureux », littéralement dit, qui traduit si médiocrement l’essentiel : « de malheur ».

Le jeu vidéo dans notre cerveau, le people sur Yahoo, la crasserie métaphysique permanente dans notre domaine vital : ainsi sommes-nous. Ainsi soit-il. Quant à tous ceux qui alertaient sur un fait inquiétant ou un autre, pas de problème : « caeduntur vigiles », « on abat les veilleurs ». Et c’est ainsi qu’on est toujours à la merci d’Ulysse que, par mystère je n’ai jamais eu à traduire, l’homme qui a tant trompé sa femme qu’il n’hésite pas à faire pendre ses servantes qui ont couché, au bout de vingt ans d’occupation, avec certains des prétendants.

« Et dirus Ulixes… » 10

Ulysse finit dans le Tartare, d’ailleurs, et c’est bien mérité.

Nous n’avons su garder de notre passé que la passive civilisation gothique, marquée malgré elle par les malédictions dantesques, et ce passé grec mystérieux, démocrate et malsain. Nous avons omis cette sainteté romane, orthodoxe et byzantine… Et je dirais même, en hommage à Rameau ou à Markus Schneider : pythagoricienne. Tant pis pour nous. Qu’on aille se faire foutre après tout…

Ulysse… Quand je vous dis que la démocratie est dure avec tout le monde et qu’elle n’a en rien, surtout depuis Volcker, amélioré le sort spirituel et matériel de nos populations si diverses et avariées…

De l’Apocalypse, j’aimerais dire cela. Je souhaiterais qu’elle soit barbare, l’Apocalypse, qu’elle soit donc noble ; pas qu’elle soit crade, donc démocrate. Je souhaiterais que notre Apocalypse résolve quelques problèmes ; or elle ne fera qu’en poser. Donc nous ne ferons que vieillir. Et c’est là que revient Gogol, qui écrase à plate couture notre Balzac, tout comme Nabokov écrase n’importe qui, dans sa félicité presque orientale des années 50 :

« Aujourd’hui, je demeure enfui, dans mes voyages, devant un village nouveau, et je regarde sans curiosité son aspect vulgaire ; mon regard est refroidi, j’oublie de sourire et ce qui, autrefois, provoquait un frémissement des traits de mon visage, un rire joyeux et des discours sans fin, s’efface vite, je reste dédaigneux, muet. Oh, jeunesse, oh fraîcheur ! »

 

J’ai parlé de Gogol, pas de Google (on ne sait jamais, par les temps qui courent…). Dans son chef-d’œuvre inachevé, Gogol, contemporain de quelques génies comme Balzac, Edgar Poe ou bien Dickens, comprend le monde qui va venir, ou qui est déjà là (c’est selon…). Ces grands auteurs inventent d’ailleurs deux genres littéraires modernes : le fantastique et le policier, si caractéristiques de l’époque pancapitalistique. Ils sont conspirationnistes avant l’heure. Dans Les Âmes mortes, Gogol décrit la geste amusante de Tchitchikov, affairiste sans scrupule en qui on a voulu reconnaître le diable mais ce serait trop facile…

Le livre se passe à l’époque tsariste. C’est toujours la Russie avec ses espaces infinis, ses tzars inexistants, sa bureaucratie dégoulinante et ses matières premières, ici les hommes. Tchitchikov profite d’une absurdité bureaucratique : les propriétaires des serfs payaient des impôts sur ceux qu’ils possédaient et qu’on appelait donc des « âmes ». Or il se trouve que les propriétaires, les « barines » comme on disait alors, possédaient ces « âmes » même après leur mort, jusqu’au prochain recensement – car il y avait déjà des recensements (il y en a même dans la Bible et le dieu de David lui envoie une peste pour en avoir pratiqué un) et les impôts qui allaient avec. Tchitchikov promet des baisses d’impôts lui aussi… « Je vous affranchis et de vos impôts et de vos problèmes »… Un vrai ingénieur financier !

Que fait donc Tchitchikov ? Il parcourt la province, la grande plaine russe, et il convainc les propriétaires et autres hobereaux de lui vendre pour une somme modique leurs serfs morts. Il pourra ainsi se constituer une propriété fictive grâce à laquelle il pourra ensuite obtenir un bel emprunt. Il pourra spéculer sur ces fonds, pardon sur ces morts rachetés à bon prix, croître et multiplier. Le roublard deviendra ainsi un « ventru » (pouzaty, dit-on en russe), « un de ceux qui posent leur séant quelque part, qui y deviennent puissants et pleins d’espoir ».

Il y a quand même une différence entre les gens de Goldman Sachs et Tchitchikov : lui spécule sur des morts (comme nos politiciens qui les font voter), eux sur des vivants – certes des vivants si stupides qu’on ne sait plus s’ils sont vivants.

Comme je le disais plus haut, j’ai été élevé dans un bovarysme ésotérique. J’ai vécu quelques bals de la Vaubyessard quand j’étais plus jeune, grâce à Jean Phaure ou à mon ami Parvulesco, et je suis tombé dans le chaudron de la Fin du monde. C’était l’époque de Guénon et de Debord, des révoltes contre le monde moderne et les crises de ce monde moderne.

Or il ne vit que de ça, des crises et de sa propre fin, et il a beau être mort, on a beau être à la fin d’un cycle, il ne faut pas oublier que la barbe continue de pousser sur les joues des cadavres et que la roue du vélo tourne longtemps dans le vide. L’idée sinon d’un grand aggiornmnento, d’un bon retour de bâton, d’une saine réaction du corps populaire, d’une Sainte Vierge qui vienne annoncer qu’elle ne retiendra pas le bras de son Fils, l’idée sinon des Chinois à Paris et des chars soviétiques en Ille-et-Vilaine, était à la fois trop facile et trop puérile.

Tout va mal se passer d’ici la fin de ce siècle. La vieille race blanche va commencer la première à payer les « peaux » cassées et ce sera bien mérité, elle qui a inventé tout le mauvais : la démocratie, le capitalisme, l’exploitation coloniale et la retraite à 60 ans. Elle a inventé la civilisation qui rend idiots et inconscients, la civilisation qui croit aux fausses fins du monde et ne s’occupe plus de rien. On la sent quand même un peu au bout du rouleau, taedium vitae, saturée, un peu écœurée d’elle-même. Car qui peut encore rêver de richesses, d’art, d’exploits, de conquête spatiale ? On ne peut que passer le temps et pas se remémorer ce vieux temps où l’on pouvait s’amuser. La craderie moderne, qu’on nommait par exemple « le stupide XIXe siècle », avait toutefois ses Wagner, ses Borodine, ses grands romanciers, ses encore grands peintres, un peu de teinture quoi. À présent, nous sommes dans une société qui a tout bouffé, tout digéré, tout recyclé et rien créé. Elle vit comme l’araignée Ungoliant de Tolkien qui dévore tout ce qu’elle peut et, à la fin, de rage, comme le capitalisme financier, se dévore elle-même après avoir ruiné les États et les hommes sans qualité que nous sommes devenus après Napoléon. « Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent », disait l’autre. Ici il ne reste que la console de jeu et, avec elle, dix fois plus de temps d’oisiveté qu’il y a deux siècles ; cela fait bien peu.

On nous avait dit aussi que c’était quand il n’y aurait plus rien à voir que l’on pourrait aller tout voir en 3 minutes. Le tour du monde en 80 minutes. Et le meilleur moyen de voir le monde serait encore de voyager autour de sa chambre…

Dans la piaule abrutie, on est loin du silence éternel des espaces infinis, pas vrai ? Et puis, comme le dit l’abject Alberto Sordi quelque part, qui est en train de cramer son mobilier familial : « cinquecento, settecento, vaffanculo ! »11

De cette apocalypse permanente, qui démarre peut-être avec les « lettres perçantes » (comment peut-on être perçant ?) et recouvre le monde de sa fusion putride, Chateaubriand disait déjà : « Il ne resterait qu’a demander à la science de changer de planète. » Eh bien, elle n’en a même pas été capable, la science.

Tout ce dont elle a été capable, c’est d’accroître l’homogénéisation et d’allonger le vide de la vie humaine.

Ce n’est déjà pas si mal, cette vieille race blanche, quand cela donne ces lignes qui enfoncent tous nos grands sots de modernes :

« Drelin, drelin, drelin : carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! Drelin, drelin, drelin : voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin : ah, mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin. »