IIIe
MOUVEMENT MOINS DÉCADENT
SUR LA THERMOCRATIE OU LA DÉMOCRATIE
IMPOPULAIRE
« O miseri, quae tanta insania, cives…
… equo ne credite, Teucri. » 4
Robespierre a mal fini et c’est tant mieux. Il était moins raisonnable que Lénine.
J’ai toujours aimé cette affirmation de Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres. » Elle est caractéristique du tollé rance démocratique, de son fanatisme mou. Elle montre aussi que la démocratie est une résignation. Elle rend mélancolique et le spleen commence à se répandre sur le monde au moment où le libéralisme progresse en Angleterre puis ailleurs. On se réfugie alors dans le romantisme ou les objets napoléoniens.
Faute de grives… Et comme dit Byron, il vaut mieux mourir pour une femme que vivre avec elle. C’est ce qui s’est passé avec la démocratie : elle a déclenché beaucoup de guerres, elle a arraisonné le monde, mais une fois qu’elle est là, comme l’euro, elle rend triste. Elle est une impasse, une dead end, et l’on ne fera pas demi-tour. C’est trop tard. Cela signifie que l’on a pris goût au journal, au supermarché, aux jeux télé, à la noise mondialisée. Ensuite, on ne sait même plus si on existe, ce qui est le rêve de toutes les religions. Tuer son Moi pour atteindre le Soi…
La démocratie m’accable, la démocratie m’achève. Je ne crois pas d’ailleurs comme Debord que l’Histoire ait commencé avec elle. Il y a toujours ce jeu de mots, l’histoire de Périclès ou celle de Thucydide, l’histoire comme suite d’événements plus ou moins accablants, et l’histoire comme suite de récits plus ou moins intéressants. Au contraire, je crois que la démocratie à chaque fois achève l’Histoire, et qu’elle a commencé par achever la Grèce, comme la Grèce nous achève en ce moment. Périclès symbolise la fin de la civilisation grecque, le début de la médiocrité démocratique, la fin de la culture, la fin de la tragédie… Il ne va plus rester que de la corruption bureaucratique et des logographes ennuyeux comme Lysias ou Isocrate qui, toujours, vont rappeler les guerres médiques pour justifier la médiocrité irrésistible du IVe siècle av. J.C. Un peu comme les Américains qui, nous entraînant de crise en crise, de désastre en désastre, pontifient en nous rappelant 1945, comme si 1945 n’était pas cela justement, la Fin du Monde… Ce qui sauve la Grèce de l’ennui, comme la France du Directoire, c’est l’Empire. On repart pour quelques tours de cirque avec Alexandre ou Bonaparte avant de s’endormir. Mais tout de même, l’Empire fait autrement rêver.
La démocratie a ceci de particulier qu’elle feint d’avoir besoin de ses citoyens pour survivre ; et donc elle tente d’acheter les votes, ruinant les finances de l’Europe. Elle est peut-être sincère en ce qu’elle croit vraiment faire le bien de ses sujets, pardon de ses citoyens. Pour reprendre Tocqueville, le pouvoir immense, tutélaire et doux fait un autre pied de nez à Nietzsche en cherchant à fixer irrévocablement ses sujets dans l’enfance. L’enfant de Zarathoustra est une nouvelle fois présenté comme un petit imbécile, ce qui n’est pas si faux après tout. Même le petit Mozart devait être une sacrée bête, vous ne pensez pas ? Et il aimait lui aussi les jouets. Je crois d’ailleurs que la démocratie est passionnée de technologie parce qu’elle infantilise. Il lui faut des jouets pour distraire : elle « aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’ils ne songent qu’à se réjouir ».
Mais si d’un côté, on a les vacances, les humoristes et tout le tralala, on a de l’autre les petites règles à respecter sous peine d’ostracisme. Le souverain démocratique, nous rappelle Tocqueville au sujet de l’Amérique, « couvre la surface de la société d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits originaux ne sauraient se faire jour ». On est déjà dans la foule solitaire vers 1830, quelle promesse… Encore y a-t-il à l’époque des créateurs. Mais cette prolifération de lois, cette rage de légiférer, si propre à notre époque, et qui contraint les fumeuses à faire le trottoir et les maîtres-chiens à ramasser les crottes (avec des plastiques Vuitton ?), est bien inscrite génétiquement dans le patrimoine dégénéré de la démocratie. Ce régime sans foi ni loi est propre aux hommes de loi. Comme à la télé, « il ne tyrannise point, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides industrieux »… Implacable sieur Tocqueville, si souvent présenté comme un bailleur d’arguments à nos acharnés démocrates…
On me dira qu’il vaut mieux être troupeau démocratique que tyrannique. Mais c’est l’Angleterre qui liquide l’économie chinoise ou hindoue ; qui s’acharne vingt ans contre Napoléon avec l’argent des Rothschild ; qui déclare la guerre à la Russie pour l’aberrante opération Crimée et châtiment ; qui déclare deux fois la guerre à l’Allemagne. Et c’est l’Amérique qui sème le chaos aux quatre coins du monde depuis 1945 au motif d’y répandre la paix qu’elle n’a pas dans ses propres quartiers de Blacks et Latinos. Et l’on ne citera pas Israël qui s’acharne encore et toujours à tuer des gens désarmés au nom de sa fierté d’être la seule démocratie du Moyen-Orient. On croyait pourtant savoir, on y reviendra, que les musulmans sont aussi devenus, à Dubaï ou Marrakech, « des êtres sans repos qui tournent sur eux-mêmes pour se procurer de vulgaires plaisirs ». Toupie or not toupie, telle est la réponse. Une des grosses erreurs de Bismarck fut de retirer l’Alsace et la Lorraine à la France, certes, mais surtout de tout faire pour empêcher une France forte, c’est-à-dire monarchique. Il s’en vante dans sa correspondance, préparant les conflits mondiaux qu’eût vraisemblablement évités un rétablissement dynastique en France. On joue moins aux idiots en famille. Encore que…
Mais j’en reviens à mon idée. La démocratie est impopulaire, et même si personne ne lève plus le petit doigt contre elle, et même si elle est de plus en plus paranoïaque, hargneuse et violente, en instaurant les hautes études carcérales, elle reste impopulaire. Si la liberté consiste à consommer et à surfer sur son portable, ou à s’emmerder en République dominicaine, alors Lénine avait raison : à quoi sert-elle ?
Son avènement fut honni, en Amérique comme en France. Peut-être même en Angleterre : dans 1984, l’Océanie d’Orwell désigne satiriquement, dans des libelles, la république dictatoriale du Grand Lord protecteur. Et c’était déjà le cas à l’époque du satané Cromwell. Mais l’Angleterre sera toujours l’endroit où l’on résistera le moins car celui qui n’y est pas content n’a qu’à aller se faire cuire un œuf ailleurs, en Amérique, en Utopie ou dans le Lubéron.
C’est l’auteur le plus créatif des temps modernes qui lance le bal. Admirable Poe dont la momie se moque des « treize provinces égyptiennes qui résolurent tout d’un coup d’être libres et de donner ainsi un magnifique exemple au reste de l’humanité ». Admirable nom porte-bonheur, admirable maçonnerie templière à l’œuvre, admirable dollar croulant sous le symbolisme obscur, comme celui de nos bonnets phrygiens, de nos Marianne semeuse, pour se concilier les puissances entre deux guerres mondiales ou deux génocides. Le plus amusant est qu’au moment où Alan Greenspan décidait que le dollar était la première source d’exportations des USA avec les bombes et la sémiologie, Nicolas Cage montrait les facettes ésotériques du National Treasure dans un film destiné à instruire un public d’ignares qui n’en pouvait mais. On peut tout dire quand on n’est pas compris. La démocratie, comme le rappelle de Maistre, aime souiller les esprits qu’elle domine. Et elle le fait plus efficacement, et depuis toujours, que n’importe quelle tyrannie.
Edgar Allan enfonce méthodiquement son clou aristocratique : « Les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la surface du globe »… Et ce tyran se nommait « La Canaille », en français dans le texte…
Nietzsche, qui se trompe parfois, disait que toutes les idées démocratiques venaient d’Angleterre, les aristocratiques de France. Disons que quand la France fut aristocratique, au Grand Siècle, elle fut le pays qui modela le monde, et que lorsqu’elle se voulut anglomane et démocrate au siècle suivant, elle récolta ce qu’elle avait semé : la tyrannie et 3 millions de morts.
La momie de Poe répond à des arguments bien démocratiques : on est les meilleurs, voyez le progrès technique, scientifique, le reste quoi… Cette vanité insupportable est aussi éreintée par Poe dans son Colloque entre Monos et Una : « Nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement – tel était l’argot du temps – marchait ; perturbation morbide, morale et physique. » On récolte ensuite l’imbécillité enfantine – toujours elle, pauvre Nietzsche ! – et des idées bizarres, comme celle de l’égalité universelle.
Le savant est servile, remarque Chateaubriand. D’une certaine manière, la barbarie démocratique et niveleuse vient de la barbarie scientifique. À Paris, nous avons la salle de l’homogénéisation au Musée des arts et métiers, inutilement rendu célèbre par ce grand sot oublié d’Eco, cousin intello du beau Narcisse. On nous y explique comment nous avons arraisonné nos mesures pour les maîtriser, les ramener à peau de chagrin, cette métrique maniaque débouche bien sûr sur une égalité juridique totale, où n’importe quel quidam est égal devant l’État, c’est-à-dire réduit à zéro en cas de coup dur. Tous les savants français furent pour la Révolution – rappelons qu’à l’époque de Louis XVI, la moitié des savants du monde étaient français –, y compris Lavoisier, qui le paya justement. Mais la science eut aussi son coût physique, comme le rappelle Poe : « Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. » Le grand homme évoque aussi la perversion du goût, prélude à l’art dit « moderne » et à toutes les avanies que l’on a fait subir aux belles-lettres et à l’intelligence.
Mais je reviens à cette propension à bien se juger et à juger mal du passé. Elle est très américaine, aussi, et a conduit à la liquidation de l’étude de l’Histoire puisque le passé devient soit un musée, salle de la fin du monde avant l’heure, soit quelque chose qui doit être corrigé. Nous projetons notre vulgarité sur les temps passés avec la même goguenardise qu’un ivrogne de bistrot sur une page de Virgile. Cela aussi relève de l’esprit démocratique, qui tend toutefois de plus en plus à ne s’intéresser à rien, esprit un peu absent et uniquement préoccupé par son narcissisme numérique.
Baudelaire, on s’en souvient, parlait très justement des États-Unis comme d’une « barbarie éclairée au gaz. ». Rappelons que presque toutes les élites culturelles américaines, dans les années 20, vécurent à Paris durant la bizarre décennie du Jazz Age. C’étaient des réfugiés politiques au sens propre, ne pouvant être citoyens dans leur propre pays. Baudelaire souligne aussi, comme Tocqueville, le despotisme démocratique : « Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés démocratiques… On dirait que de l’amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes ou zoocratie. » Enfin, l’auteur des Correspondances (et pas des taux de change convertibles) définit ainsi les États-Unis : « C’est un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent… », prêt à « lancer des injures à l’Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours ». À présent, cette définition peut s’appliquer à la planète globalisée, à l’exception des volcans islandais encore résistants grâce au dieu Odin.
Pourquoi tant de haine ? Heureusement, nous avons eu la réaction néo-conne, la si bien nommée. Nous avons eu nos nouveaux philosophes, nos Paul Johnson et nos Jean-François Revel qui nous ont rappelé que les intellectuels étaient perclus de vices et qu’il fallait les remplacer par des bêtes de somme médiatiques autrement plus efficientes. Le mépris de la culture, de la tradition intellectuelle, est venue avec cette nouvelle « beaufitude », celle des Fast Thinkers dont se moquait Bourdieu sur la fin de sa vie et qui viennent pérorer sur les sujets convenus à la télévision : le socialisme c’est le mal, la nation c’est le Rien, le musulman c’est le mal, l’écologie c’est la nouvelle dictature… Les mêmes bons esprits n’ont cessé de dénoncer « l’hystérie anti-américaine », voire d’en faire une maladie suspecte qui mériterait son traitement au bistouri, comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il ne nous reste plus, depuis ce regain démocratique, ploutocratique, mélancolique et ludique, qu’à demander rétroactivement l’asile psychiatrique à notre regrettée Union Soviétique, mère des peuples, des écrivains maudits (et non ignorés) et des cinéastes orthodoxes…
C’est du reste pourquoi Johnson et tant d’autres se sont acharnés dans le genre de la pathographie : tous les écrivains, quand ils n’étaient pas gays et persécutés, étaient nécessairement des tarés, et dangereux encore… Les ratés ne vous rateront pas, disait déjà Bernanos, et l’on se plaît à relire cette page hallucinée du Monde sur le fascisme présumé de Virgile (mais oui !) qui, Romain n’est-ce pas, avait commis ce faux pas devant les tribunaux de la réflexion posthistorique…
L’écroulement de la pensée et de la littérature contemporaines n’est pas dû seulement à l’usure de l’espèce humaine, à cette espèce d’écœurement qui gagne toutes les couches de la population encore habitée par une conscience ; ils sont voulus parce que, ainsi, on court moins de risques. Les heures les plus sombres de notre Histoire ne se reproduiront plus, les 85 ou 385 millions de morts du communisme ne se reproduiront plus, on ne verra plus jamais « ça » (c’est quoi, ça ?), on ne se risquera plus à faire une Révolution ici ou là, on sera prêt à suivre les commandos de la CIA comme au Kosovo ou en Ukraine pour accomplir sur ordre des révolutions orange, des révolutions à l’eau de rose. Tous prêts pour consommer light et pour foutre la paix aux banquiers centraux et aux pirates des Caraïbes reconvertis en agioteurs des Hedge Funds.
Cet écroulement noétique n’est pas innocent non plus du point de vue intellectuel : une société qui ne pense jamais sa technique retourne sine qua non à la barbarie préhistorique. Elle est comme un enfant qui joue au trictrac, celui dont parle Héraclite, ce penseur des obscurs. Là, nous sommes, ou au moins nos enfants, enveloppés, désossés, recouverts par le nuage technologique – qui ne nous mène à rien, surtout pas dans l’espace, mais nous abâtardit. Et quand la société démocratique hait une culture classique qu’elle veut détruire à tout jamais, jusqu’à la Princesse de Clèves, il ne faut pas oublier non plus qu’elle est dépendante et dépassée par sa technologie, abrutie qu’elle est par son absence ontologique de pensée. « Le bourgeois est l’homme qui ne fuit aucun usage de la faculté de penser », disait Bloy. La société vernienne ou postvernienne s’enflamme pour des jouets dont elle ne comprend en général ni la manipulation (on laissera ce soin à quelques ingénieurs, par ailleurs assez cons), ni la raison, ni même la déraison.
Voilà pourquoi je reprends ma marche dans la FNAC de Pinault. Il y a bientôt quarante ans, cette Fédération Générale d’Achat des Cadres, par ailleurs créée par un ancien trotskiste, était dénoncée par le PDG des Éditions de Minuit, lui-même pourtant assez concerné par la dégénérescence de la culture française qui, somme toute, s’est bien comportée sur tous les plans jusqu’à la IIIe République, c’est-à-dire jusqu’en 1945. À croire que la Libération nous a stérilisés et pour toujours. L’olibrius dénonçait le pouvoir niveleur du grand magasin, établissant qu’en Suède il ne subsistait que 200 magasins – la Suède, pays d’érudits protestants, de Bergman et de Strindberg, de penseurs libres et bon marché.
Mais on trouvait encore à cette époque, dans les rayons de la FNAC, de la musique, de la littérature, ou bien du cinéma. Aujourd’hui, on y trouve le néant, Soi, et de quoi se remplir la vue et les oreilles. Nous sont proposés 2 m² d’humanités et 1 200 m² de technologie et d’instruments à se remplir les pattes. Plus que du contenant et aucun contenu. C’est d’ailleurs la définition de la démocratie que donne Tocqueville. On se rappellera aussi qu’AOL avait acheté pour rien Warner Bros en son temps, prouvant par là que, dans la démocratie-marché, le cornet vaut plus cher que la glace. Dans ces conditions, on ne peut plus parler de culture. Il faut du remplissage d’antenne, du bruit et de la fureur dirait l’autre, pour remplir le tube auditif qu’est devenu l’humanoïde associé de Paris Plages, Beijing et New York.
Les dictatures se méfiaient-elles de la technologie ? Je trouve en tout cas qu’elles l’utilisaient mieux. Peut-être aussi sont-elles apparues au moment où la technique n’avait pas encore dégénéré en technologie ? Nous, nous l’utilisons n’importe comment, permettant la destruction de toute la musique, de tout le cinéma, le téléchargement de toute humanité devenue sur le net un contenu, le contenu par excellence du vide-ordures mondial qu’est le réseau. Mais j’ai déjà évoqué ailleurs ce beau sujet.
Si, cependant, Facebook remplace l’étude de la littérature, si le téléchargement remplace l’étude de l’instrument de musique et de la composition, si la pornographie cyber remplace la vie sexuelle, alors on peut dire qu’avec cette médiocratie, qu’avec cette démocratie, cette « démoncratie » plutôt, nous sommes arrivés au cœur non pas du mal, mais de l’abrutissement général. Comme dit Novalis : « Il n’y a qu’une seule cause du Mal, l’universelle médiocrité, et cette faiblesse n’est autre chose qu’une insuffisance de sensibilité morale et qu’un manque du sens de la liberté. »
Le poète romantique allemand rejoint aussi l’observation de Baudelaire sur le despotisme démocratique ou celle de Tocqueville qui prévoyait que le système à venir ferait des « chrétiens que nous sommes […] des Turcs ». Aujourd’hui on le sait : la liberté, il faut l’aimer car la liberté que l’on nous propose dans les labyrinthes de la FNAC, c’est celle dont Lénine ne voulait pas et il avait raison. C’est celle contre laquelle il faut partir en guerre, car la guerre qui fait tant horreur aujourd’hui était aussi l’école de la droiture et de la liberté, voire de l’héroïsme bien compris, ce mot tant dénigré et oublié. Toujours Novalis : la guerre est romantique car « c’est dans la mort et pareil à une ombre que vit le combattant ». On se doute qu’il en reste quelques-uns dans les montagnes afghanes, dans le Kurdistan indo-européen, et qui ne se laissent pas abattre. « Sur terre, la guerre est chez elle », note encore Novalis, mort de poésie à 29 ans, comme Shelley à 30 ou Byron à 36. Chez les génies, en ce temps, il était interdit de vivre vieux. On avait tout dit avant 30 ans et notre vieil animal pédonculé, enfantin ou vieillard, qui n’en finit plus de crever, ferait bien d’en prendre de la graine. On retiendra de ceci, cela : la démocratie est le système de la médiocrité technique. Pas de conquête de l’espace, une banale occupation du mental d’autant plus dangereuse qu’elle achève d’isoler l’ennemi – pardon, le peuple – et de le tourner sur lui-même. « Le spectacle réunit mais dans le séparé » dit Debord. Certes, mais il écrit cela il y a cinquante ans, quand il y avait encore des partis, des militants, des meetings, des manifs, des actes politiques. Aujourd’hui, le spectacle réunit vraiment dans le séparé puisque chacun est penché (oh les scolioses !) sur son écran plat, son « nardinateur » ou son iPod et regarde un spectacle pour lui seul, ou adore sa propre image sur Twitter ou Facebook. Là, nous sommes vraiment dans le séparé. (La techno-dépendance ou la ludo-dépendance, j’y reviendrai dans le quatrième mouvement.)
Mais je reprends mon thème : la démocratie est impopulaire et personne ne veut mourir pour elle. Ou bien si c’est personne, c’est au sens de cette vieille canaille d’Ulysse, l’homme aux mille ruses, tout sauf un héros épique, opportuniste et pragmatique, prêt à tout risquer, surtout son équipage, pour sauter le ruisseau.
La démocratie est impopulaire et on n’assassine plus les présidents (d’ailleurs pour quoi faire ?) parce que la pharmacie a coupé toutes les couilles et toutes les velléités salutaires, on les assomme, on les insulte, on leur jette des godasses ou des babouches à la poire. Et si elle est impopulaire, c’est que désormais elle ne peut plus être jugée sur ses ennemis, il n’y en a plus, mais sur ses résultats. Or ils sont impayables.
On peut déjà évoquer le personnel politique, sa vulgarité, son incompétence, ses provocations, son amour immodéré des biens matériels, comme s’il pouvait en avoir de modéré… Mais on voit qu’un patron de la BCE ou un président américain, quoiqu’il fasse ou quoiqu’il ne fasse pas d’ailleurs, est toujours là. Le scandale des années Bush réside non seulement dans son élection mais aussi, mais surtout dans sa réélection. Lui-même ne lisait rien, se gonflait de phrases bibliques et s’en flattait, abreuvait ses adversaires de sarcasmes et tirait même parti de cette incompétence pour se faire apprécier du marais de l’Amérique des obèses, de l’Amérique entre parenthèses qui se goinfre de bière dans l’Iowa ou dans le Nebraska en matant le Nascar. On avait pu observer, au cours de ces années, que l’on jalouse moins un riche qu’un homme instruit – qui toujours, en ces temps misérables, passera pour un nuisible. Le cas de Bush s’applique à beaucoup de pays occidentaux où l’incompétence est une vertu à la mode, comme l’hypocrisie pour Don Juan. Un ministre au bilan convenable, comme un Rocard ou un Jospin, a de fortes raisons de se retrouver chassé du pouvoir à coups de trique. Le public en veut pour son argent. Il veut qu’on lui vide les poches et qu’on remplisse celles des acteurs. Lorsqu’on voit Blair, digne fils de Thatcher, se faire payer des sommes folles pour ses conférences alors qu’il a laissé son pays au bord de la ruine, réduit à l’état de caniche des Américains et complètement vidé de toute son originalité, de toute son aura, on comprendra. On comprendra aussi qu’on en redemande… Car l’Angleterre du gin et des putes fut ensuite dirigée par le fameux club de l’enfer en plein siècle des Lumières, celui de Lord Dashwood, et sans que l’opinion, toujours elle, ne trouve rien à redire…
La puissance dynastique aussi est remarquable pour un système qui n’a rêvé que de détruire toutes les élites de la terre fondées sur l’honneur, la gloire ou le savoir. On a vu Bush succéder à son père et l’épouse Clinton à deux doigts de succéder à son mari. Cela eût totalisé vingt-quatre ans, pourquoi pas vingt-huit, de binôme Clinton-Bush à la tête de notre démocratie modèle. Et les Bush ont un petit-fils latino à faire valoir lors de futures élections. Quand Tocqueville parlait de la dureté des nouvelles aristocraties industrielles, il oubliait celles de la politique. Le XIXe siècle montrait déjà son goût répugnant pour les notables politiques : en France, qui n’est maire d’une ville importante dont le père n’ait été maire ou notable ? Et on a vu l’affaire de la Défense. On est de plus en plus pressé d’hériter, surtout à une époque où le patron paternel peut faire ses adieux à son public et revenir encore, et revenir toujours… On a vu aussi en Argentine l’étonnant couple Kirchner et un mari incompétent, mais conjoncturellement chanceux, remettre le sceptre du pouvoir à son épouse qui, elle, récolte, c’est le cas de le dire, des années de gaspillage et d’inflation… Enfin on voit en Russie le président devenir premier ministre de son fidèle moujik pour redevenir ensuite président. La démocratie fait rire, d’autant que les impayables « commentateurs » se répandent en discours plats et creux sur les politiques sans remarquer ce que s’affiche sur l’écran : un scandale permanent, un coup d’État permanent. On me dira que du temps de Louis Napoléon Bonaparte, élu par son patronyme… Je répondrai que la démocratie reste égale à elle-même, justement.
La montée en puissance de l’amour de l’argent est un autre phénomène de ces temps fantaisistes et dilettantes. Les Italiens – peuple réputé machiavélien, cynique et revenu de tout, ou peut-être à cause de ces trois qualités très posthistoriques et caractéristiques d’une race vieille – réélisent trois fois le même larron amateur de jupons Petit Bateau, d’ados pétasses à gros bateau, lui aussi marqué par son anti-intellectualisme primaire et par sa volonté de toujours tourner en dérision les arguments de ses adversaires. Il est vrai que la gauche, là-bas, est plus rustique et que le rat des villes a de quoi se faire voir, notamment en refilant l’inestimable patrimoine italien aux copains qui en feront bon usage, pense-t-on à la… culture.
Quand on n’est pas très riche, en tout cas, il faut vite se remplir les poches. Dans le cas de Bush et de Cheney, patriciens américains, WASP haut de gamme et destructeurs de leur propre race et de leur propre pays, c’était déjà fait. Dans le cas italien, c’était déjà fait aussi, même si les apparitions en caméo de l’agioteur aux affaires politiques avaient plus pour but de renforcer sa fortune et d’établir son directoire étrusque (sans blague…) que de sauver l’Italie de sa dette et de sa décadence interminable, quasi albanaise. En Angleterre, ce n’était pas fait et l’on a vu les Blair s’acheter pour 10 millions de sterling d’immobilier un peu partout dans le pays ou ailleurs, la renarde faire des conférences payées 50 000 dollars de l’heure au titre de femme île FAI, et l’ex-PM venir pérorer en Chine pour la modique somme de 500 000 dollars. Ici encore, la plèbe applaudit. Bill Clinton a vu sa fortune monter à plus de 100 millions de dollars après sa présidence ; et de donner des leçons pour nous inviter avec sa fondation à plus de charité. On se croirait dans Howard Fast, sauf qu’on ne voit pas de Spartacus poindre à l’horizon ; on n’est qu’en satrapie, il est vrai.
En France aussi on voit la classe politique se précipiter ostensiblement (on n’est plus au stade de la magouille) sur l’argent, le prestige, le culte de la personnalité, les marques, le people et le reste. Ici encore le public s’est reconnu dans ces valeurs. En Argentine, les Kirchner ont vu passer leur fortune d’1 à 43 millions de dollars dans l’indifférence générale – ou la résignation. Au Brésil aussi, le Parti des Travailleurs avait changé son chéquier d’épaule, mais au moins avec les résultats économiques et diplomatiques du « social-traître » Lula.
Cette adoration du fric un peu folle – au point que Peter Mandelson, ex-ministre de Blair et présentement commissaire européen, parlait de sa joie de s’y rouler dedans (dans le pognon, comme l’oncle Picsou) – va bien sûr nécessairement de pair avec une ruine programmée des États concernés, Brésil mis à part, comme je l’ai remarqué. L’homme public qui veut s’enrichir a intérêt à ruiner son pays. Même Hillary Clinton avait remarqué que les extraordinaires déficits budgétaires de l’administration Bush, alors que Clinton avait laissé des finances saines, avaient pour but de rendre impossible à l’avenir tout programme social. On retrouve le même principe : assécher les puissances du pays au profit des oligarques pour que personne ne puisse s’aviser, après eux, de donner une obole à un pauvre. Nos brigands de grand chemin dépouillent le bon saint Martin sur la route au cas où il aurait envie de partager son manteau avec un malvenu.
Le fait de creuser des déficits d’une manière imbécile rend aussi le maintien au pouvoir paradoxalement plus facile. La droite ne gère-t-elle pas mieux, les socialistes ne sont-ils pas si incompétents (voir la Grèce…) ? Dans cette commedia de l’art de voler, c’est à qui se vantera du plus noir des abymes. Comme dans le cas d’Alcatel, de BP, de General Motors, le seul moyen de rester à la tête de son affaire, c’est de la couler. Même si le capitaine ne coulera pas, comme ses rats, tous nos maîtres Cornille aiment nous faire croire que le moulin du capital tourne encore et que les gravats, c’est encore mieux que le bon grain (image impropre mais j’adore ce vieux combattant de la technophobie, cet illustre prestidigitateur de la cause anticapitaliste…).
Comme tout régime agonisant, la démocratie se montre de plus en plus violente. Le mot agon, qui désigne aussi le combat, est de ce point de vue éclairant. On est là pour taper sur tout le monde, pour gaspiller le pognon, et dans l’humanitaire et dans le militaire. Les deux font la paire. Notre système humanitaire, teigneux, ombrageux, pervers et retors, est là pour déclencher des guerres. On est en état de guerre permanente avec les pauvres, aux quatre coins du monde. Les motifs sont généreux, la cause est belle, le traitement sera génial. Et il ne cessera jamais.
Auparavant on a fait chez soi le ménage : exit le descendant van Gogh, Pim Fortuyn, et Terreblanche (pauvre culture batave, comme dirait le regretté Thierry Roland). Les assassinats sélectifs ont fait leur trou dans le blanc-manteau des partis adverses. Un autre en Autriche peut succomber à un excès de vitesse. Dans un monde où l’information passe en bandeau, on n’y prête plus attention. Au jet de chaussure sur le Bush avaient pourtant correspondu 1 ou 3 millions de morts irakiens. Mais ici comme dans l’histoire des tisserands, les armes bactériologiques n’étaient-elles pas invisibles parce que trop réelles ? De même le terrorisme musulman, n’est-il pas plus réel depuis qu’il n’est plus évident du tout ?
Tout comme les déficits nécessitent plus de politiques déficitaires pour couvrir les déficits (on est chez Monsieur Plus dans ce monde « las »), l’insignifiante menace de l’islamisme nécessite plus de lutte contre le même islamisme. C’est son absence qui justifie le combat. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière la burqa ? Et si c’était la femme invisible ?
La complainte antiterroriste et anti-arabe est devenue le fer de lance idéologique d’une démocratie qui n’a plus rien à nous vendre et a encore dépassé Debord (mais qui l’avait prévu) sur son aile droite et karcher : « On ne veut plus être jugé sur nos résultats, mais sur nos ennemis. » Aujourd’hui, il faut dire « Non, on veut être réélu sur nos résultats, qui sont lamentables, qui sont apocalyptiques… car vous n’avez rien vu. Et nous voulons aussi être jugés sur nos ennemis puisqu’ils n’existent plus, ni les Soviets, ni le monde « arabo-musulman », ni les gardes rouges… » Plus l’argument est ténu, plus il a de chances de passer. On n’en est plus aux temps primaires de « plus c’est gros, plus ça passe », qui suppose un monde structuré, encore existant matériellement. On est au temps des tisserands, il faut s’y faire. Rien n’est vrai, tout est permis… pour le pouvoir démocratique, pas pour l’anarchiste. Sachant que la réaction est morte comme la mer du même nom, qu’Obama est un pion, on a bien raison. Et le monde arabo-musulman ne se tourne pas vers la Mecque et n’a pas de mecs… Les Arabes ont été victimes de la même entropie systémique que nous : ils vont en vacances à Dubaï, ils décollent économiquement et dans les airs, ils s’empoisonnent chimiquement (alimentaire, mon cher Watson !), bref, ils se font de plus en plus petits. Cela évidemment sert à les faire reculer toujours plus, à les criminaliser toujours plus, à les responsabiliser toujours plus ; un peu comme pour les Allemands, au passé pourtant plus coupable. Et ils ne réagissent plus, s’étant connectés à leur manière à un monde parallèle des plus insignifiants et sémiotiques pourtant… Pour la revanche d’Allah, comme dans OSS 117, il faudra attendre. Le muezzin se fait casser la gueule et le public ne trouve rien à redire, sinon à très bien en rire. Comme à la fin du Moyen-Age chrétien, il faut se tourner vers la Sublime Porte et ses solides Ottomans pour trouver du répondant. Mais l’absence de colère atteindra aussi nos bons Turcs importateurs d’athlètes éthiopiens…
Cela n’empêchera pas un système exsangue et teigneux de pousser plus loin la provocation, de déclencher une guerre atomique contre l’Amérique, pardon contre la République iranienne… Moins la menace est : grande, plus est nécessaire une réaction sanglante, comme le promettait un ministre des Affaires étrangères qui avait dû quand même un peu s’oublier ce jour-là. Il se pourrait qu’il mette ce jour-là, notre vieil oxydent démocrate, le feu aux poudres. Il se pourrait aussi qu’il ne se passe rien du tout. Et c’est là qu’il faut changer la définition de notre ancienne apocalypse : il se passera quelque chose de terrible et puis d’inattendu parce que, justement, il ne se passera rien.
Le paradoxe est la loi du monde démocratique et du monde tout court : plus les périls s’éloignent, plus il faut les dénoncer ; plus les musulmans se civilisent, plus il faut les combattre ; plus les populations se soumettent, plus il faut resserrer l’étau, en prenant soin de s’attaquer à leur vie quotidienne. Interdire de fumer, de s’allonger, de conduire, de boire, interdire de draguer (harcèlement !), rendre toute construction impossible ou difficile et, au nom de la liberté et de la libre réglementation, justement tout interdire. Cela, c’est une grande trouvaille, magnifiquement développée dans le système des transports. Déjà dans les années 50, alors que les villes américaines n’étaient plus qu’un ramassis de détritus urbains (autre définition de l’urbanisme), Daniel Boorstin observait que la principale conversation des rats des villes concernait la… circulation et sa complexité. À la même époque s’est développé le scénario complexe et loufoque du film noir ou du polar, qui rend justement impossible tout raisonnement. L’automobile aura donc accompli à fond sa fonction de décérébration. À l’époque des trains ou des tramways, on pouvait encore se révolter. Mais perdu dans sa cloche de verre ? Le système a néanmoins progressé et, comme toujours, à la mode des tisserands.
Car ce qui caractérise notre époque, c’est que les transports ne servent plus à transporter, ils servent à paralyser, notamment l’esprit. Les trains font grève, les avions ont peur de la fumée, les voitures servent à embouteiller ou à verbaliser. Pour Racine, un « transport », c’est une folie de la raison causée par une passion trop violente. Les transports actuels nous mènent à ce stade, et c’est pourquoi on va vers un monde où l’on se déplacera moins et où l’on attendra les mauvaises nouvelles. Je vois plein de gens autour de moi, des proches d’un certain âge surtout, mais pas seulement, qui sont engloutis par ce cercle vicieux.
On a depuis embelli ce tableau déconstructiviste avec les labyrinthes, les parkings, les ratières, les tunnels fous, les rocades absurdes, les bornes et pals de piétons lassés, l’extension cancéreuse des zones péri-urbaines, les néo-tramways inutilisables, les signalisations pour troupeau dans les conurbations actuelles, gérées par des ordinateurs et d’inévitables experts, surtout spécialistes de l’autosatisfaction. Et on en est arrivé à un autre extrême ces derniers jours : l’immobilisation. Car comme dans un mauvais film noir, l’enquête ne mène nulle part : c’est le dead end et c’est l’impasse de la Paranoïa Building.
Sur toutes nos côtes d’usure, il devient impossible de se déplacer entre les avions cloués au sol, les grèves de la SNCF et les contrôles des automobilistes. Les nuits sont donc bien calmes, ici ou ailleurs. Et quand 20 millions de véhicules sont immobilisés comme à Moscou, Shanghaï ou Sao Paulo, les gens ne sortent plus prendre le thé ou bien sûr l’apéro. Les enfants se tiennent à carreau, hypnotisés aussi par le réseau virtuel, le filet de l’oiseleur qui a rendu les gens plus obèses, plus inactifs, plus sots aussi dans leur besoin de tout savoir sur tout sans rien connaître sur rien.
Juvénal se moquait déjà des embarras de Rome, comme Boileau de ceux de Paris. La circulation dans son autre dimension nous condamne elle aussi aux travaux forcés du présent à perpétuité. Mais tout de même, du temps du tram et du chemin du fer, nous étions mieux lotis.
Car la démocratie développe des embarras. Ils sont venus avec le progrès, comme tout le reste, et étaient déjà dénoncés au temps des derniers penseurs, Poe, Baudelaire ou Tocqueville. Depuis, les ligues de vertu démocratiques et démoniaques ont encore progressé et nous ont fait gagner des points. Il est interdit de stationner, alors il vaut mieux changer de trottoir. Le spectacle de ces femmes qui fument sur les bords de route fait peine à voir. Les idiots diront que cela développe de nouvelles convivialités alors que, visiblement, comme le « nardinateur » et la bagnole, le tabagisme de trottoir y met fin. On traîne, on tousse, on se regroupe entre fumeurs, on ne peut plus parler au bistrot. La décennie Clinton – qui fut celle d’Albright et de sa chasse presque satanique aux Rogue States, aux « États voyous » – fut aussi celle de la chasse aux rogues individuels. Partout, on a limité la liberté de se mouvoir et de penser, partout on a coupé l’herbe sous le pied, partout on a empêché l’herbe de repousser. Les critères de sélection se sont faits plus manipulateurs, plus politiquement corrects, plus tartuffes. Il fallait s’ériger en censeur des actions d’autrui, ne juger bien que les siennes. Clinton fut d’ailleurs bien rattrapé dans sa chasse aux sorcières. Alors qu’il avait ouvert grandes les vannes du juridisme fou, passant de la farce à la force de maître Patelin, il a dû venir pleurnicher des heures durant, comme un Michael Jackson tout contrit, pour s’excuser de ses mauvaises fréquentations au bureau. C’étaient les heures les plus « maussades » de son histoire. Il en est sorti moins blanchi que Jackson et il a dû verser ses larmes de repenti. Cette abominable chasse aux mœurs vivantes me rappelle cette belle phrase lancée par des soldats de Charles II aux puritains cromwelliens : « Nous, nous avons les vices des femmes et du vin ; vous, vous avez le vice malheureux des idées. » De Cromwell et de sa folie, on remarquera que nous avons aussi conservé un antipapisme viscéral qui confinait au comique chez son modèle et qui confine au fatigant dans la situation actuelle.
Tout individu est aujourd’hui un suspect. Il y a eu un million de gardes à vue en France l’an dernier et, dans cette démocratie carcérale, on est même obligé de renvoyer les prisonniers malades crever chez eux, ce que fait la Californie du Terminator à la plaquette de chocolat fondu. Dans un système où l’on a déjà du mal à soigner les pauvres, on imagine ce que l’on fera des condamnés. Du Soleil vert ou des pièces détachées, comme la Chine postcommuniste qui les vend au plus offrant pour de petites opérations ?
La démocratie dégénérative devient à la fois tyrannie et anarchie. Elle prend une dimension callicléenne. Elle est élitiste et idiote, jouisseuse et obscène, cruelle et incohérente. Ce sophiste dont se moque Socrate dans le Gorgias n’est certes pas un partisan de la tyrannie. Calliclès veut faire partie de la « surclasse » et il pense que sa gourmandise et son argent y suffiront. Mais il éprouve aussi ce besoin irrépressible de mépriser et d’écraser ce qui l’entoure. Face à Socrate, ses arguties ne tiennent pas le coup : « Socrate, tu me caricatures… »
Mais on comprend que Socrate ait mal fini, tout comme nous finissons ici en tyrannie des 30, que ce soit celle des États-Unis, des États européens cons et fédérés ou celle des innombrables comités de sages et d’experts grassement rétribués pour nous contraindre tous aux vaches maigres.
Le disciple de Calliclès et des sophistes, Nietzsche, réputé antidémocrate, a pourtant exprimé un avis qui a été bien suivi : « Chez le petit peuple, l’appétit vient en mangeant. » Il est vrai que, pendant cent ans ou plus, on a progressé. Le petit peuple avait peut-être plus faim et les élites ploutocratiques un peu plus peur. Il y avait le grand ours pas très loin et la Chine moins accommodante aussi. Les gains sociaux ont été importants mais on n’a malheureusement pas calculé les conséquences de rallongement de la durée de vie, tout comme on ne calcule rien d’autre d’ailleurs. Cette incompétence permet de différer des sabotages incestueux et toujours perversement désirés. On y est.
Le bras de fer de Thatcher contre les mineurs a été gagné grâce aux manchots des Malouines. S’il avait fallu recommencer, peut-être aurions-nous demandé à Mitterrand de ne pas donner les codes des exocets aux Anglais. Nous n’en serions pas là. Après, tout est allé très vite. Les riches sont devenus très riches, les pauvres sont devenus très pauvres, et tout le monde est devenu très bête. On est curieusement entrés dans l’ère de L’Écume des jours.
De L’Écume des jours ? Oui, celle de Boris Vian qui se résume à deux axes principaux, par-delà les provocations verbales du petit maître (trop) oublié : les gens deviennent sots et l’espace, l’espace surtout, se rétrécit, comme d’ailleurs chez Boulgakov !
Comme nos contemporains, les « adulescents » de Vian sont très ludiques. Ils sont aussi techno-dépendants, rêvent de pianocktail et de patinage ; ils ne sont pas très sexués et pas du tout politisés. Ils rêvent d’être des ignares – d’ailleurs, on va tuer le Jean-Sol Partre national pour bien marquer ce rêve américain. On rêve de jazz et de négritude, comme aujourd’hui de rap et (toujours plus) de négritude athlète. Avec ces certitudes, on ignore où l’on est, on ignore même si l’on est. Vian a célébré le modèle du jeune con qui allait vieillir un beau jour (le jeune, pas le con). Et on a fait de cela le modèle du progrès, du moderne, de la jeunesse, de la mode. Pourrissement d’esprit typiquement démocratique. Et nous qui nous moquions des commissaires du peuple qui dénonçaient l’Occident décadent…
Mais surtout, parce que l’histoire de la bêtise prendrait trop de place, il y a diminution d’espace. Lorsque la pauvre Chloé devient malade, l’appartement commence à rétrécir. J’ai évoqué ironiquement L’Odyssée de l’espace, où on voit d’ailleurs les cosmonautes mener des vies considérablement médiocres. Cette odyssée est devenue une descente aux abysses. L’individu posthistorique n’a pas de maison, pas d’appartement. Ou alors, s’il en a un, il dispose de trois fois moins de place que son grand ancêtre de la Nouvelle Vague (il faut voir Brialy en uniforme allemand et surtout son appartement dans Les Cousins), et il lui faut travailler pour rembourser, ou plutôt vivre pour rembourser puisque son travail ne suffira pas, qu’il sera toujours moins rétribué quand ses études auront été inutilement rallongées.
Il faut 500 mois de SMIC pour vivre dans un deux-pièces à Paris.
La diminution d’un espace vital n’est pas sans effet : on a réduit l’espace habitable depuis Thatcher et aussi – surtout – depuis l’euro, et les gens se sont calmés. Ils ont été réduits à la portion congrue, réduits en part de marché, réduits à la merci de l’ennemi. Dans une société où l’on ne peut plus respirer, se loger, fumer en discutant, ou discuter en fumant, se garer, se déplacer, s’exprimer, on se doute que la possibilité de changement radical, si elle venait encore à l’esprit de quelques-uns capables de structurer leur pensée, serait de facto impossible à exécuter.
Démocratie impopulaire, tu as eu raison de nous. Démocratie impopulaire, tu nous as chassés avec tes jouets, avec tes maîtres carrés, avec ta haine galeuse et prévisible, avec ta rigueur janséniste et puritaine. Démocratie impopulaire, tu nous as dégoûtés de tout, même de la joie de te détruire. Démocratie impénétrable, ta main est un creuset qui fond l’argent et tu nous as ruinés, budgétivore, en faisant de nous d’éternels débiteurs, c’est-à-dire des pécheurs. Increvable démocratie à court terme condamnée, tu donnes encore et malgré toi raison à Baudelaire : « Vous admirerez que cet homme ait pu durer aussi longtemps. »
Car c’est là le drame : Poe est mort à 40 ans mais c’était déjà beaucoup, pour lui comme pour beaucoup. Ici réside l’autre paradoxe terminal : au fur et à mesure que la vie devient d’un ennui démocrate confondant, il faut qu’elle se rallonge. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’apocalypse a muté. Elle ne consiste pas à mettre fin à l’Histoire mais à ce que l’Histoire n’ait plus de fin. C’est le temps long, tout bêtement.
Question : y aura-t-il assez de personnel soignant pour les myriades de petits vieux ennuyés, égarés dans le dédale hospitalier ?