six
Une seconde avant de rouvrir les yeux, je me suis raidie. La mâchoire serrée, les épaules rentrées, mon corps tout entier en état d’alerte maximale, j’ai rassemblé mon courage, persuadée que j’allais me retrouver confrontée à la scène suivante : moi recroquevillée dans l’arène du Colisée, coincée au beau milieu d’un effroyable bain de sang, d’un combat à mort incluant entre autres des fourches, des glaives, des chars tirés par des chevaux et, manque de pot pour moi, une meute de lions féroces et affamés.
Alors imaginez ma surprise quand, au lieu de rouvrir les yeux sur un épouvantable carnage, entourée d’une foule en liesse assoiffée de sang, je me suis découverte au milieu du plus somptueux dressing que j’aie jamais vu.
– La vache… ai-je murmuré pour ne pas paraître trop impressionnée, sans toutefois pouvoir me passer de commenter.
Je n’avais jamais vu une pièce pareille, excepté peut-être au cinéma ou dans des émissions de télé, mais jamais dans la vraie vie, et encore moins depuis ma mort.
– Où sommes-nous ?
Je me suis tournée vers Messalina, curieuse de savoir pourquoi elle avait trouvé bon de m’amener ici, non que je m’en plaigne, mais quand même, pour moi ça n’avait aucun sens.
Elle a ri, de ce rire charmant et mélodieux qui s’est réverbéré sur les colonnes et les murs de marbre joliment sculptés, résonnant dans toute la pièce.
– Chez moi ! a-t-elle répondu, clairement amusée par ma réaction.
– Tu vis ici ?
Mes yeux se sont écarquillés à force d’essayer de tout embrasser du regard : la chaise longue jonchée de plaids en soie aux couleurs vives et de piles de coussins finement brodés ; le méli-mélo de peignes, de bijoux, d’huiles parfumées et de crèmes qui encombraient une coiffeuse à proximité ; le joyeux fatras de ce qu’on ne pouvait que qualifier de « bazar typiquement féminin », qui recouvrait le moindre centimètre carré disponible et débordait d’un ensemble de coffres richement peints.
– Mais je rêve ou… c’est une piscine couverte, là ?
D’un geste, j’ai indiqué un bassin en mosaïque peu profond situé à l’écart dans une pièce attenante, dont l’eau était parsemée de jolis pétales de rose qui flottaient à la surface, tandis que des torches aux flammes dansantes illuminaient d’un vif éclat les murs de marbre blanc.
J’en suis restée muette d’émerveillement, c’était plus fort que moi. Pourquoi n’avais-je jamais pensé à faire apparaître un tel décor pour ma chambre ? Je me suis juré de remédier à cela dès mon retour dans l’Ici et Maintenant.
– Ça, c’est ma chambre et là, ma salle de bains.
Messalina a esquissé un sourire prudent.
– Mais on ne peut pas vraiment dire que je vis ici. Cet endroit est celui où j’ai grandi, Riley. C’est aussi là que j’ai trouvé la mort il y a très, très longtemps.
J’ai promené mon regard sur ses affaires ; difficile de tout embrasser du regard, tant il y avait de choses à voir.
– Quelque part, je peux comprendre pourquoi tu restes. Contrairement aux cachots de tous ces gladiateurs, c’est plutôt douillet comme petit nid.
– Oui, c’est joli et confortable, c’est certain.
Elle m’a lancé un regard sévère avant d’ajouter :
– Mais détrompe-toi, ce n’est pas pour cette raison que je reste. Loin de là.
Je me suis brusquement tournée face à elle, piquée de curiosité par la soudaine tension que j’avais perçue dans sa voix.
– Mais pourquoi alors ? ai-je relancé sans ambages, décidant qu’il était temps de jouer franc-jeu.
Il était temps que j’arrête d’être impressionnée par tout ce faste et que je me concentre à nouveau sur la raison qui m’avait poussée à la suivre.
Mais Messalina avait elle aussi une idée en tête, alors au lieu de me répondre, elle s’est contentée de me lancer un nouveau coup d’œil sévère.
– Encore en train d’essayer de précipiter les choses, dis-moi ?
Secouant la tête dans un soupir, elle a porté une main à sa tempe pour tenter de dompter une boucle rebelle en la coinçant derrière son oreille.
– Tu sauras tout en temps voulu, Riley, je t’en donne ma parole. Mais d’abord, si tu veux en connaître plus sur l’univers de Theocoles, tu vas devoir faire quelques ajustements pour t’y intégrer.
– Qu’est-ce que je dois comprendre par là ? ai-je rétorqué en haussant le ton avec méfiance.
Je l’ai regardée tâter son menton d’un index fluet tandis que ses yeux se plissaient d’un air concentré pour m’examiner de la tête aux pieds à plusieurs reprises, avant de finalement se figer quand elle fut arrivée à une conclusion.
– Eh bien, pour commencer, il faut qu’on s’occupe de tes habits.
Elle a agité son index dans ma direction d’un air de dire que ma tenue était aussi triste que choquante.
– Navrée d’avoir à te le dire, mais tu ne peux pas garder cet accoutrement.
J’en suis restée scotchée. Muette de stupeur. Non mais franchement, si elle, elle trouvait ma tenue choquante, qu’est-ce que je devais dire de l’air méprisant qu’elle affichait ?
– Euh, pour info…
En dépit de mon agacement grandissant, j’ai fait de mon mieux pour garder une voix posée et maîtriser mes émotions.
– … il se trouve que cet « accoutrement », comme tu dis…
J’ai planté mon pouce au milieu de ma poitrine.
– … ça fait fureur sur Terre ! Figure-toi que Miley Cyrus portait exactement le même tee-shirt quand elle est sortie de chez elle pour aller se chercher un café au lait et que les paparazzi l’ont suivie au téléobjectif pour pouvoir prendre une photo d’elle bien nette. Alors certes, tu es morte depuis je ne sais combien de milliers d’années et tu ne connais sans doute même pas Miley Cyrus, mais je te signale quand même que…
– Riley, s’il te plaît, m’a-t-elle interrompue en levant brusquement une main devant elle. Je sais qui c’est. Sache que je me déplace assez facilement entre la Rome antique et la Rome d’aujourd’hui. Mais j’admets que je préfère passer plus de temps ici. Écoute, je suis désolée si je t’ai vexée, j’entendais juste par là que ta tenue moderne n’avait pas sa place dans cette époque. Si tu veux t’intégrer, tu dois d’abord enfiler le costume de rigueur pour ce rôle. Et ensuite, tu devras aussi apprendre à jouer ce rôle.
– Et puis quoi encore ? ai-je répliqué, refusant de céder aussi vite.
J’aimais bien mon look ; mes vêtements étaient tout neufs, manifestés depuis peu, et pour en changer, j’allais avoir besoin d’arguments un peu plus convaincants que ceux qu’elle avait avancés jusqu’ici.
– Parce que tu crois que c’est en portant une tunique crasseuse que je vais réussir à me fondre miraculeusement dans la foule, au milieu de toutes ces brutes épaisses ? Excuse-moi de te le dire, mais je doute fort que ça marche. Je ne risque pas de m’intégrer comme ça !
Secouant la tête, j’ai continué de râler un peu dans ma barbe sans vraiment m’adresser à elle, mais je me suis vite tue en sursautant quand elle s’est brusquement penchée sous mon nez, les mains plantées sur les hanches.
– Primo, ce ne sont pas tous des brutes épaisses.
Les yeux luisants, elle a marqué une pause pour me laisser le temps de bien imprimer.
– Je peux comprendre qu’en apparence ça te donne cette impression… Mais si tu veux accomplir ta mission ici, ne t’avise jamais de les cataloguer à la va-vite comme tu le fais. N’oublie pas que leur histoire personnelle ne s’arrête pas à ce que tu as pu voir jusqu’ici. Chacun d’entre eux a ses propres raisons de faire ce qu’il fait. Je crois que tu seras assez étonnée de découvrir qui ils sont. Et secundo, tu as un mal fou à te fier aux gens, je me trompe ?
Elle m’a dévisagée d’un air visiblement attristé à cette idée.
– Pas aux gens, non. Juste aux fantômes, ai-je aussitôt rectifié sèchement en imitant sa posture.
Les mains sur les hanches, je me suis penchée vers elle jusqu’à ce que nos visages ne soient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.
– Crois-moi, j’ai mes raisons. Je me suis brûlé les doigts plus d’une fois. Et je n’ai pas l’intention que ça se reproduise un jour.
Comme pour souligner ma détermination, j’ai hoché la tête, histoire de bien lui faire comprendre qu’il ne fallait pas me chercher… mais Messalina m’a subitement tourné le dos. Elle s’est affairée au-dessus d’un coffre plein à ras bord de magnifiques étoffes soyeuses qu’elle s’est mise à trier.
– Dans ce cas, Riley, permets-moi de te dire que mon souhait le plus cher est que tu apprennes à te détendre et à me faire confiance.
Elle m’a lancé un sourire furtif par-dessus son épaule.
– J’espère vraiment qu’on pourra devenir amies. Cela fait si longtemps que je n’ai pas apprécié la compagnie d’une fille de mon âge !
J’ai enfoui les mains au fond de mes poches en la scrutant d’un œil perplexe. Moi aussi, ça faisait un moment que je n’avais pas eu d’amis et ça commençait vraiment à me manquer, mais elle ne pensait quand même pas sérieusement qu’on avait le même âge ? Elle devait bien se douter qu’on avait quelques anniversaires d’écart, non ?
– Mais en attendant, a-t-elle repris en dissipant mes interrogations d’un geste de la main, que dirais-tu d’échanger ton jean et le tee-shirt de Miley Cyrus contre ça ?
Mon regard s’est tourné lentement, et c’est avec émerveillement que je l’ai vue sortir du coffre un long pan de tissu bleu soyeux qu’elle a laissé pendre délicatement entre ses doigts alors que la lueur des torches, mêlée au mince filet de lumière qui filtrait des fenêtres, le baignait d’un étrange éclat incandescent qui le faisait chatoyer sous mes yeux.
C’était ma nuance de bleu préférée, un bleu-vert intense et éclatant. Une couleur qui a aussitôt convoqué dans mon esprit des images de journées de farniente, passées à faire la planche dans une sublime mer des tropiques. À vrai dire, je n’avais jamais passé une journée pareille, mais bon, c’était exactement ce qu’évoquait ce bleu pour moi. Et en la voyant s’approcher de moi, l’étoffe bruissant et ondulant entre nous, j’ai tout de suite compris que je ne résisterais pas, que j’en serais incapable. L’occasion était bien trop belle pour la laisser passer.
Les lèvres pincées, elle a posé l’habit contre mon buste, et arrangé un peu les épaules et la taille en tirant ici et là pour essayer d’évaluer à vue d’œil si ça m’irait.
– Qu’est-ce que tu en penses ? a-t-elle demandé tandis que je contemplais l’étoffe. Ça te plaît ? Je trouve que cette teinte fait bien ressortir le bleu de tes yeux.
– C’est vraiment très joli, ai-je reconnu.
Cela dit, il fallait bien que j’admette aussi que ce serait nettement moins joli une fois sur moi. Maintenant que je l’avais sous le nez, j’étais obligée de me rendre à l’évidence : cette robe n’allait pas du tout le faire.
Comprenez-moi bien, j’adore la mode et tout, et j’aime à croire que j’ai plutôt bon goût, en dépit de ce que Messalina peut penser. Seulement, en général, les vêtements que je porte correspondent davantage à un look sportswear qu’à la robe qu’elle était en train d’essayer de me refourguer, à savoir une robe longue, fluide, habillée et de style un peu trop guindé à mon goût.
Le genre de robes que vous porteriez si vous étiez un jour nominée pour un oscar, un grammy ou autre.
Le genre de robes qui nécessitait un corps susceptible de donner vraiment forme à la coupe du tissu, corps dont j’étais privée depuis toujours.
Bref, un simple coup d’œil suffisait pour deviner que nous allions toutes les deux vers une sérieuse désillusion. Dès que j’aurais enfilé cette robe, elle cesserait d’onduler et de flotter avec autant de magie. Au lieu de ça, elle s’affaisserait et retomberait comme une nouille trop cuite.
– Hum… tu n’aurais pas autre chose ?
J’ai repoussé la robe bleu-vert d’un geste, comme si je la trouvais ignoble.
– Quelque chose de plus approprié pour… tu sais… une fille comme moi ?
Messalina m’a fixée de biais, les sourcils froncés.
– Mais c’est approprié ! Cette robe est faite pour une fille comme toi, justement. Allez, Riley, essaie-la au moins, juste pour voir ? Je crois que tu seras surprise du résultat.
Son regard était flatteur, son ton limite insistant, mais j’avais beau être tentée de la croire sur parole, je m’en suis bien gardée.
Je n’étais pas prête à risquer pareille humiliation.
Pas prête à avoir la confirmation de quelque chose que je savais déjà.
Cependant, malgré mes objections, Messalina avait persévéré, refusant de céder aussi facilement.
– N’oublie pas que le monde que tu connais est loin derrière toi. Tu es dans mon monde à présent. Alors, s’il te plaît, essaie de me faire confiance, d’accord ? Pourquoi ne pas tenter le coup et juger par toi-même ?
Même si je ne comprenais pas pourquoi elle y tenait autant, au fond je savais que ça ne servait à rien de résister davantage. Pour ce que j’en voyais, on était aussi têtues l’une que l’autre, autrement dit plus je lui résistais, plus je mettrais de temps à passer aux choses sérieuses, à accomplir ma mission et à plier bagage – et pourtant, Dieu sait que j’avais hâte.
J’ai poussé un gros soupir, histoire de lui montrer que si j’acceptais de coopérer, c’était vraiment à contrecœur, puis je me suis soumise à l’essayage en la laissant glisser l’étoffe bleue vaporeuse par-dessus ma tête.
Ses doigts se sont affairés adroitement à tirer, nouer, draper, pincer et ajuster le tissu tandis que de petits gloussements s’échappaient de sa bouche chaque fois que sa langue claquait contre son palais. J’étais tentée de jeter un coup d’œil en douce, mais elle m’avait strictement ordonné de fermer les yeux ou de fixer un point droit devant moi. J’avais interdiction de regarder tant qu’elle ne m’avait pas donné son feu vert.
Dès qu’elle en a eu fini avec la robe, elle s’est mise à me bichonner comme une poupée. D’abord elle m’a entortillé et noué les cheveux avec toutes sortes de bijoux qu’elle attrapait au fur et à mesure sur la coiffeuse à côté d’elle. Puis, après m’avoir mis des boucles d’oreilles ainsi qu’un imposant collier serti de pierres précieuses, elle m’a demandé de fermer les yeux – enfin, elle l’a plutôt exigé, à vrai dire – et, comme j’étais déjà d’humeur conciliante, j’ai obéi.
– Et on ne triche pas ! a-t-elle insisté dès que j’eus satisfait sa demande. Tu ne regardes pas avant que je te le dise, promis ?
J’ai poussé un soupir pour toute réponse, persuadée qu’elle me mettait en condition pour affronter ce qui allait être un énorme fiasco pour toutes les deux.
Je l’ai entendue s’éloigner à petits pas feutrés et se débattre avec quelque chose dans un coin, puis le bourdonnement de ses chuchotis au creux de mon oreille annonça soudainement son retour :
– Maintenant, je veux que tu te concentres très fort. Non pas sur l’image que tu t’attends à voir, mais plutôt sur celle que tu aimerais voir.
– Tu veux dire… comme pour la manifester ?
Frustrée, j’ai senti mon corps tout entier s’affaisser, convaincue d’avance que ça ne marcherait jamais.
Visualiser tout ce dont j’avais envie tels que des vêtements, des livres, des iPod et des nouveaux meubles pour ma chambre, puis les voir apparaître sous mon nez comme par magie (et pour cause), ça, je maîtrisais ; en revanche, je savais d’expérience que ça ne fonctionnerait pas sur moi. J’y avais déjà pensé, figurez-vous, et j’avais déjà tenté l’expérience. En vain.
Mais pour une raison qui m’échappe, Messalina était sûre de son coup et bien décidée à me convaincre aussi.
– Oui, c’est exactement comme pour manifester des objets. Pour que cela fonctionne, il faut que tu chasses de ton esprit les derniers doutes qui y subsistent. N’oublie pas, Riley, tu es dans mon monde à présent.
Pour être franche, je me sentais un peu bête, assise là à nager dans cette robe bleue trop ample et à fermer les yeux de toutes mes forces pour essayer de visualiser une image de moi qui n’existerait jamais.
Et puis finalement je me suis dit : et puis zut ! Qu’est-ce que j’avais à perdre, au fond ? N’était-ce pas Bodhi qui avait dit que si je voulais grandir, je devais d’abord me considérer comme une adulte ? Apprendre à me comporter en tant que telle ? Si j’y parvenais, alors je finirais par réaliser mon rêve, et cette seule perspective valait largement la peine de risquer d’avoir l’air encore plus idiote que je ne l’étais déjà.
J’ai plissé les paupières encore plus fort, tenté de me lâcher enfin, de faire mon maximum pour m’imaginer sous les traits d’une star de cinéma, d’un top model, voire des deux. Mais l’image avait à peine commencé à prendre forme que je me suis empressée de l’effacer pour recommencer. Je me suis dit que ce serait bien plus intéressant (et plausible) de me voir pleinement épanouie et en accord avec moi-même, plutôt que de m’inventer des airs que ma propre mère ne reconnaîtrait pas.
– Tu la vois ? a soufflé Messalina d’une voix teintée d’excitation. Est-ce que tu vois ce nouveau toi s’épanouir comme une fleur dans ton esprit ?
Elle a effleuré mon front d’un doigt frais pendant que je continuais de me concentrer au maximum. J’avais dans le viseur une image de moi-même qui n’était pas si foncièrement différente de celle que j’étais réellement ; c’était juste moi, mais en mieux, en plus vieille. Dans cette version imaginaire, les joues rebondies qui me donnaient aujourd’hui un air poupon avaient cédé la place à deux jolies pommettes qui, par miracle, donnaient l’impression que mon nez à moitié en trompette ne l’était plus tellement, en fait.
Oh ! et bien sûr, je me suis imaginé une chevelure plus épaisse, plus ondulée et beaucoup plus brillante aussi – vous l’aurez compris : une chevelure digne des pubs pour shampooings. Et quand est venu le moment de fantasmer le reste de mon corps, eh bien… disons que je ne me suis pas fait prier pour vite ajouter à ma silhouette d’allumette la juste dose de courbes et de formes qui mettraient la robe en valeur.
Cette vision de moi bien ancrée dans mon esprit, j’ai hoché brièvement la tête pour indiquer à Messalina que j’étais prête. Alors elle a frappé dans ses mains en disant : « Tu peux regarder ! » et c’est ce que j’ai fait.
Les yeux rivés sur le miroir en pied qu’elle avait placé devant moi, j’ai retenu mon souffle, bouleversée par le reflet que j’y découvrais, qui ressemblait énormément à ma magnifique sœur aînée Ever, tout en restant par ailleurs fidèle à moi-même, mais en mieux, en plus jolie et plus mûre.
Je ressemblais trait pour trait à l’image que je m’étais fabriquée mentalement.
– Alors, qu’en penses-tu ? Ça te plaît ? J’avais raison pour la robe, n’est-ce pas ?
Le ton de Messalina faisait écho à la nervosité qui se lisait sur son visage.
J’ai d’abord effleuré le miroir du bout des doigts, puis mon propre corps, tout juste capable de saisir le changement radical qui venait de s’opérer. Un large sourire sur les lèvres, je me suis tournée vers elle, les yeux brillants de joie, et j’ai répondu d’une voix nouée, pétrie de gratitude :
– Oh oui, ça me plaît beaucoup ! J’ai enfin l’air…
J’ai lancé un nouveau coup d’œil à mon reflet. J’ai enfin l’air d’avoir treize ans, l’âge que j’ai toujours rêvé d’avoir ! m’apprêtais-je à dire. Mais je me suis vite rendu compte que mes treize ans étaient complètement révolus.
Mes quatorze ans aussi, sans doute.
Et même très probablement mes quinze.
– Quel âge as-tu, toi ?
Une fois de plus, je l’ai regardée de la tête aux pieds pour tenter d’évaluer mon évolution par rapport à elle, mais elle semblait toujours plus âgée que moi.
Les épaules de Messalina se sont soulevées et sont retombées délicatement, avec une grâce toute personnelle.
– Je n’en sais rien. Je crois que personne ne s’est jamais soucié de tenir les comptes.
La façon dont j’ai écarquillé les yeux n’avait rien de gracieux pour le coup, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Sa réponse me paraissait ahurissante. Si scandaleuse et inconcevable que je l’ai aussitôt suspectée de mentir.
– Mes parents sont morts quand j’étais toute petite, a-t-elle expliqué d’un ton calme et neutre, sans laisser filtrer la moindre émotion de ce qu’elle avait dû ressentir à l’époque. Plusieurs parents éloignés m’ont hébergée à contrecœur jusqu’à ce que j’atterrisse ici. Le ludus appartenait à mon oncle ; ma tante ne pouvait pas avoir d’enfant, mais elle en voulait un à tout prix, si bien qu’elle a fini par m’accepter. J’ai vécu des années ici, mais je serais incapable de dire combien au juste. Tout ce que je sais, c’est que j’étais une enfant à mon arrivée et que je ressemblais à ça à ma mort.
Elle s’est désignée d’un geste de haut en bas.
>– Mais alors, tu n’as jamais fêté ton anniversaire ?
J’ai fait de mon mieux pour contenir mon étonnement, n’empêche que je trouvais ça impensable, un véritable scandale ! Je ne parvenais même pas à le concevoir. Les anniversaires avaient toujours tellement compté pour moi !
Elle a plissé les yeux, la tête penchée comme si la raison de ma réaction lui échappait totalement, comme si elle n’arrivait pas à comprendre que je puisse accorder autant d’importance à quelque chose qui pour elle était si facile à oublier, voire négligeable.
Du coup, j’ai tout de suite coupé court au débat d’un geste de la main. Nous étions issues de deux époques, deux cultures différentes, inutile de s’écarter du sujet par des discussions qui ne pourraient en rien m’aider à accomplir la mission pour laquelle j’étais venue.
Reportant mon attention sur mon heureuse transformation, sur la jeune adulte que j’étais devenue, je me suis rapprochée du miroir, j’ai passé une main dans la cascade scintillante de boucles souples qui se répandait jusqu’au bas de mon dos, et remarqué au passage le halo vert pâle qui chatoyait tout autour de moi. Je me suis alors souvenue que pendant un temps il avait brillé d’un éclat légèrement plus foncé, plus dense, jusqu’à ce que les choses tournent au vinaigre lors de ma dernière mission et que tous mes efforts tombent à l’eau. Tout l’inverse de Bodhi, dont le halo brillait d’un éclat toujours plus vif, un vert bordé de bleu qui s’était peu à peu transformé en une nuance bleu-vert éclatante, exactement la même que celle de la robe que je portais.
Mon guide m’avait laissée au bord de la route. Atteignant sans effort l’âge de quinze ans pendant que je restais coincée à douze. Pourtant, s’il pouvait voir à quelle vitesse je venais de grandir, je suis sûre qu’il serait aussi épaté que moi. Le seul élément qui gâchait la transformation, c’était ce stupide halo faiblard qui m’entourait.
– Tout va bien ?
Messalina m’a regardée d’un air sombre, inquiet.
– Tu n’es pas contente de ta nouvelle apparence ?
Mon regard a oscillé entre nos reflets respectifs ; j’étais incapable de considérer mon lamentable halo comme autre chose que ce qu’il était réellement, à savoir un rappel permanent de mes erreurs. Un souvenir douloureux des leçons que j’avais maintenant retenues. Et le trimballer partout ne faisait pas le plus grand bien, loin de là.
Messalina n’en avait pas. Pas plus que les autres fantômes que j’avais croisés dans le ludus. Et si mon objectif était de m’intégrer le mieux possible, il était clair que j’allais devoir mettre le mien en veilleuse.
Fermant les yeux, j’ai imaginé à quoi je pourrais ressembler sans cet agaçant éclat verdâtre… et en les rouvrant, il avait disparu. C’était aussi simple que ça, fastoche comme tout ! Et c’est ainsi que je me suis retrouvée avec cette version parfaite de mon nouveau et merveilleux double.
Messalina me fixait, le regard brillant et nerveux, jouant avec les bagues qu’elle portait aux doigts, attendant avec impatience une réaction de ma part, une quelconque confidence sur ce que je ressentais vis-à-vis de ma transformation. Je me suis empressée de la rassurer :
– C’est exactement ce dont je rêvais depuis des années !
J’ai passé les mains sur ma robe tandis qu’un immense sourire se figeait sur mon visage.
– J’ai l’impression d’être un papillon qui vient de se libérer de sa chrysalide !
Finalement, nos regards se sont croisés et je me suis demandée s’il existait une façon concrète de lui témoigner l’ampleur de ma gratitude.
– Je ne sais vraiment pas comment je pourrai te remercier un jour, ai-je fini par dire en le pensant sincèrement.
Messalina a souri et m’a tendu la main pour m’entraîner hors de sa chambre.
– Ne t’en préoccupe pas pour l’instant. Nous aurons tout le temps pour ça plus tard, crois-moi. Et maintenant, la touche finale.
Elle s’est arrêtée devant un superbe plateau sur lequel elle a pioché une poignée de bagues en or étincelantes, les examinant avec soin avant d’en choisir deux qu’elle m’a ensuite tendues.
– Ce sont des copies exactes de celles que je porte, a-t-elle souri en remuant les doigts devant elle pour me montrer. Considère ça comme le sceau de notre amitié, tu veux bien ?
Elle m’a regardée glisser une à une les bagues à mes doigts, son sourire s’élargissant davantage quand la tâche fut accomplie.
– À vrai dire, on est plus proches que des amies, désormais, un peu comme des sœurs, tu ne trouves pas ?
J’ai froncé les sourcils car je n’étais absolument pas d’accord. Être amies était une chose, mais faire semblant d’être sœurs n’avait rien à voir. J’avais déjà une sœur, une sœur que j’adorais, que j’admirais et qui me manquait cruellement, une sœur que personne ne pourrait jamais remplacer.
Je m’apprêtais à dire le fond de ma pensée à Messalina quand elle a effleuré de son doigt frais toute la largeur de mon front ; une étrange sensation m’a alors assaillie. Une vague de bonté et d’acceptation qui a balayé toute la solitude que j’éprouvais jusqu’ici, à tel point que j’ai fini par me dire : Et puis zut ! Quel mal y aurait-il à faire semblant ?
L’instant d’après, je gloussais joyeusement, prête à la suivre où qu’elle aille.
– À présent, dépêchons-nous, sœurette, une soirée somptueuse nous attend ! a-t-elle lancé.
Et nous sommes parties bras dessus, bras dessous.