un
Hein ?
C’est spontanément la première
chose que je me suis dite quand on a pénétré dans les faubourgs de
la cité romaine.
Les yeux plissés face au vent,
mes cheveux blonds flottant mollement dans mon dos, j’ai ressenti
une franche déception en découvrant le paysage que nous survolions,
qui était pour ainsi dire totalement identique aux
précédents.
Avec mon guide Bodhi et mon
chien Caramel, nous avions parcouru une longue distance pour
arriver jusqu’ici, et même si voler était de loin notre moyen de
locomotion favori, forcément, au bout d’un moment, le paysage avait
tendance à devenir un peu monotone, voilé par une masse continue et
indistincte de nuages, de nature et d’édifices qui s’entassaient
les uns à la suite des autres. Même si je m’y étais habituée, au
fond j’avais encore l’espoir que Rome soit différente, mais
malheureusement, vu de là-haut, c’était du pareil au même.
Bodhi a tourné la tête, avisé
de ses yeux verts ma mine déconfite, et m’a décoché un large
sourire.
– Suis-moi.
Il a brusquement tendu les
bras devant lui et culbuté dans une chute libre
spectaculaire ; Caramel et moi nous sommes empressés de
l’imiter. Et plus vite on a tournoyé vers le sol, plus le paysage
en contrebas s’est animé, resplendissant de tant de couleurs et de
détails que je n’ai pu réprimer un cri de joie.
Rome n’avait rien de
monotone ! C’était plutôt tout le contraire : où que l’on
regarde, la ville regorgeait de contradictions visuelles. Une ville
qui consistait en un dédale de rues embouteillées dessinant des
courbes folles qui s’enroulaient et plongeaient en piqué le long
d’édifices fraîchement rénovés et de vieilles bâtisses croulantes,
le tout surgissant au-dessus de ruines antiques poussiéreuses
datant de milliers d’années, souvenirs d’un passé lointain qui
refusait de disparaître sans laisser de traces.
Bodhi a ralenti, le regard
balayé par une longue mèche de cheveux comme il hochait la tête en
direction d’une ruine juste en dessous de lui.
– Nous y voilà. Qu’est-ce
que tu en dis ?
Caramel a aboyé d’excitation
et frétillé de la queue, tandis que je restais sans voix à la vue
du gigantesque amphithéâtre, à la fois émerveillée par sa taille et
subitement assaillie de doutes.
Je veux dire, d’accord, c’est
moi qui avais pour ainsi dire supplié le Conseil de me confier une
mission plus difficile ; je voulais intensifier l’éclat de mon
halo, fêter mes treize ans plus que tout au monde et croyais à tort
que faire des étincelles sur le terrain était le seul et unique
moyen d’accélérer un peu le mouvement. Mais plus je contemplais
cette imposante structure de pierre avec ses colonnes voûtées et
ses vieux murs robustes, plus j’en mesurais l’envergure et
repensais aux activités qui avaient fait sa renommée – cruauté et
massacres barbares, combats à mort et bains de sang – et plus, je…
eh bien, plus je me demandais si je n’avais pas été un peu
ambitieuse, si je n’avais pas visé trop haut.
Mais il n’était pas question
de révéler ce soudain accès de lâcheté, alors j’ai juste dégluti
nerveusement.
– La vache, c’est… c’est
beaucoup plus gros que je ne l’avais imaginé.
Je suis restée quelques
secondes à planer sur place, mon empressement à atterrir
complètement passé aux oubliettes, jusqu’à ce que Bodhi me tire
brusquement par la manche et nous remette en branle. Mais au lieu
de nous conduire vers le centre de l’arène, il s’est posé sur le
balcon d’un restaurant très chic décoré tout de blanc, qui offrait
une toile de fond parfaite à ce qui était sans doute l’un des plus
beaux sites de la planète.
Juché sur la balustrade en fer
grise, il a promené son regard sur le panorama qui surgissait
plusieurs étages plus bas, pendant que je prenais place à côté de
lui et hissais maladroitement un Caramel peu coopératif sur mes
genoux, ses pattes ballantes de part et d’autre de mes
cuisses.
– Ne me dis pas que tu as
réservé une table sans me le dire ?
Je savais que ma plaisanterie
était nulle mais c’était plus fort que moi, le trac me rendait
toujours d’humeur blagueuse.
D’un rapide coup d’œil, Bodhi
a embrassé la spacieuse terrasse peuplée de clients très élégants
qui savouraient un délicieux dîner à la lueur des bougies et du
superbe coucher de soleil qui baignait le Colisée d’une lumière
rose orangée, parfaitement inconscients, tous autant qu’ils
étaient, des trois fantômes assis parmi eux.
En se retournant vers moi, il
est passé aux choses sérieuses :
– Bon, voilà le
topo : ce fantôme dont tu es censée te charger s’appelle
Theocoles. Aucun nom de famille à ma connaissance. Et s’il te
plaît, rends-toi service et appelle-le par son prénom complet. Pas
de diminutif ni de surnom, genre Theo, Theoc’ ou…
– Ça va, j’ai
compris : Theocoles, ai-je coupé tout en pensant que c’était
vraiment un nom à coucher dehors, mais peu importe, à ce stade,
c’était vraiment le cadet de mes soucis. Quoi d’autre ?
J’ai regardé droit devant moi
dans l’espoir de paraître pleine d’assurance malgré la façon dont
mes doigts se tortillaient dans le pelage sable de Caramel.
Les yeux mi-clos, Bodhi m’a
fixée derrière ses cils épais, puis il a repris tout bas, d’un ton
assez grave :
– D’après le Conseil, il
hante le Colisée depuis des lustres.
Le sourcil arqué, je lui ai
lancé un regard interrogateur, avide d’un peu plus de détails, mais
il a simplement haussé les épaules, puis sorti une paille verte
cabossée de sa poche qu’il a fourrée dans sa bouche et s’est mis à
mordiller. Une manie qui avait pour but soit de le calmer, soit de
l’aider à réfléchir – je n’avais jamais trop su.
– Ce gars-là… il est
vraiment atteint, a-t-il précisé. Difficile de faire plus égaré,
comme âme. Il est tellement dans sa bulle qu’il n’a aucune notion
du reste du monde qui l’entoure, pas plus que du nombre d’années
qui se sont écoulées depuis sa mort, lesquelles, soit dit en
passant, se comptent par milliers.
Hochant la tête, j’ai gratté
une dernière fois le museau de Caramel avant de le laisser sauter
par terre pour qu’il puisse aller renifler tous les clients et leur
quémander quelques restes… sans se douter une seconde que ces
derniers ne pouvaient pas le voir.
– Ça m’a tout l’air
d’être la routine, quoi ! ai-je répliqué d’un ton un peu trop
bravache comparé à mon agitation intérieure.
Cela dit, même si le Colisée
était intimidant, rien de ce que Bodhi venait de dire ne me
semblait insurmontable.
– Presque tous les
fantômes dont je me suis occupée étaient des cas extrêmes.
Pourtant, j’ai quand même réussi à leur parler, à les convaincre de
franchir le pont et de passer à autre chose, donc je suis quasi
certaine que je saurai raisonner ce Theocoles.
Fastoche !
J’ai hoché vigoureusement la
tête pour appuyer mes dires, et l’ai tournée juste à temps pour
apercevoir le regard grimaçant de Bodhi.
– Il reste un dernier
élément que tu dois savoir à son sujet, a-t-il repris d’une voix
très calme.
Theocoles était le gladiateur
vedette de son époque. Redouté de tous, jamais vaincu.
– Un… un gladiateur, tu
dis ? ai-je répété, stupéfaite, certaine d’avoir mal
compris.
Il a confirmé d’un signe de
tête.
– On le surnommait le
Pilier de la Mort.
J’ai cligné des yeux en
essayant de réprimer un gloussement, mais en vain. Je sais que ce
nom de scène était censé produire un effet terrifiant, mais moi, ça
me faisait juste penser à un nom débile de personnage de dessin
animé.
Mon fou rire a cessé à la
seconde où j’ai croisé le regard soucieux de Bodhi.
– C’était un combattant
émérite. Un véritable primus palus,
comme on les appelait à l’époque, ce qui, pour ton info, se traduit
par « premier pieu ». Généralement considéré comme la
créature la plus coriace, la plus effrayante, la plus forte et la
plus intrépide du lot. Il n’y a pas de quoi rire, Riley, j’ai bien
peur que tu ne sois pas au bout de tes peines avec lui. Mais,
remarque, c’est ce que tu voulais, un vrai défi !
D’un coup, mes épaules se sont
affaissées et j’ai enfoui mon visage dans mes mains, brusquement
privée de mon bref accès de confiance, maintenant que je saisissais
pleinement la réalité de ma situation.
Non, mais sans rire… un
gladiateur ? C’était ça, le défi que le Conseil avait jugé bon
de me lancer ?
C’était forcément une ruse,
peut-être même une mauvaise plaisanterie.
Une manière pour eux de me
remettre à ma place, moi qui étais toujours en train d’ignorer
leurs règles et de n’en faire qu’à ma tête.
Comment moi, une gamine de
douze ans plate comme une limande, avec un petit nez en trompette
et un corps maigrichon, étais-je supposée venir à bout d’un énorme
mastodonte super violent qui avait passé la majeure partie de sa
vie à réduire ses adversaires en charpie ?
Le simple fait que je sois
morte et qu’en théorie il ne puisse pas me faire de mal ne
m’empêchait pas d’avoir peur. Bien au contraire. En vérité,
avouons-le franchement, j’étais surtout morte de trouille.
– Je sais que ça peut
paraître beaucoup demander à un Passeur d’âmes plutôt novice comme
toi, a ajouté Bodhi, mais ne t’en fais pas, le Conseil n’assigne
que des missions pour lesquelles ils nous savent à la hauteur. Ta
seule présence ici signifie qu’ils ont confiance en toi, alors il
serait temps que tu commences à en faire autant. Essaie, au moins,
Riley. Comment disait Gandhi, déjà ?…
Il s’est interrompu en me
dévisageant, comme s’il espérait réellement que j’allais lui
fournir la réponse, réponse qu’il a fini par donner face à mon
silence :
– « Un plein effort
est une pleine victoire. »
Il a marqué une nouvelle pause
pour me laisser le temps de méditer ces mots.
– Tu n’as qu’une
solution, faire de ton mieux. C’est tout ce qu’on te demande.
J’ai soupiré et détourné les
yeux. Croire en moi-même n’était pas une lutte quotidienne dont
j’avais l’habitude ; à l’inverse, je frôlais plutôt
dangereusement l’arrogance. Remarquez, la situation à laquelle
j’étais confrontée n’avait rien de banal, ni d’habituel,
d’ailleurs. Et même si je savais que j’avais demandé, sinon
quémandé cette mission, je ne pouvais pas m’empêcher d’en vouloir
un chouia au Conseil d’avoir cédé à ce caprice.
– Et les autres
Passeurs ? ai-je demandé. Ceux qui ont été envoyés ici avant
moi et qui ont échoué ? Je parie que le Conseil avait
confiance en eux aussi. Je me trompe ?
Bodhi a mâchonné sa paille,
passant nerveusement la main dans ses cheveux.
– En fait, les choses ne
se sont pas très bien terminées pour eux…
J’ai attendu la suite en le
fixant attentivement.
– Ils se sont égarés. Ils
ont été entraînés si loin dans le monde de Theocoles qu’au
final…
Il s’est arrêté, a frotté son
menton mal rasé et pris tout son temps pour s’éclaircir la voix
avant de finir sa phrase d’une traite :
– Pour faire court,
disons qu’ils ne sont jamais revenus.
Je suis restée figée, hagarde,
à court de mots.
J’étais mal. Inutile de
prétendre le contraire. Mais bon, moi au moins je n’aurai pas à
affronter tout ça toute seule. J’aurai Bodhi et Caramel en
renfort.
– Sache que Caramel et
moi, on sera là en cas de besoin. On ne repartira pas sans toi,
promis.
Les yeux presque exorbités, je
l’ai dévisagé, ma voix trahissant l’ampleur de mon angoisse quand
j’ai répliqué :
– Parce que tu espères
que je vais y aller seule ?
J’ai secoué la tête,
incrédule, hallucinée de la vitesse à laquelle la situation était
passée de « pas gagnée » à
« catastrophique ».
– Je croyais qu’en tant
que guide c’était ton boulot, pour ne pas dire ton devoir, de me
guider ! Et Caramel, alors ? Sérieusement, ne me dis pas
que je n’ai même pas le droit d’emmener mon chien pour me
protéger ?
Tournant la tête, j’ai
parcouru le restaurant du regard jusqu’à ce que je repère mon
adorable labrador, affalé sous une table en train de mastiquer un
talon aiguille doré dont une cliente s’était discrètement
déchaussée. Je me suis alors souvenue que, historiquement parlant,
il ne s’était jamais révélé d’un immense soutien, que le moment
venu il était plus du genre poule mouillée que véritable chien de
garde menaçant, mais pour autant il était affectueux, fidèle
(enfin, la plupart du temps), et à coup sûr, ce serait toujours
mieux d’être avec lui que toute seule.
Bodhi m’a observée un instant,
puis m’a répondu d’un ton plein de compassion :
– Désolé, Riley, mais le
Conseil a été on ne peut plus clair : c’est ta mission, ton
fantôme. À toi et toi seule. Ils m’ont expressément demandé de ne
pas m’en mêler, de juste t’encadrer et de te laisser résoudre le
problème seule. Mais, au besoin, on essaiera de te lancer une bouée
de sauvetage… pour repêcher ton âme, si j’ose dire. Quant à
Caramel, j’avais bien envisagé de te laisser l’emmener, ne
serait-ce que pour qu’il te tienne compagnie, mais le truc, c’est
que des milliers de bêtes sauvages sont mortes dans cette arène où
certaines rôdent encore sous la forme de fantômes. Être pourchassé
par un lion ou un ours pourrait être une expérience assez
traumatisante pour ton chien, vu qu’il ne comprend pas vraiment
qu’il est mort.
Les yeux plissés face aux
dernières lueurs du jour, j’ai contemplé le long périmètre
rectangulaire qui s’étirait en contrebas et où s’alignaient
d’étroites structures à ciel ouvert tout éboulées… Un vestige de
plus. Visiblement, Rome n’en manquait pas.
– Il va bientôt faire
nuit, a constaté Bodhi avec une pointe d’encouragement dans la
voix. Plus vite tu t’y mettras, mieux ce sera. D’ailleurs, je te
conseille de commencer par là.
D’un geste, il a indiqué la
ruine que j’observais une seconde plus tôt.
– C’est un ancien
ludus, le Ludus Magnus, une des
principales et des plus grandes casernes de gladiateurs de
l’histoire de Rome. Ça pourrait être un bon point de départ pour
prendre tes repères et te faire une impression générale des lieux
avant de… de te lancer dans l’arène, en somme.
L’arène.
J’ai dégluti nerveusement en
essayant de ne pas penser aux confrères qui n’étaient jamais
revenus de cette mission. Enfin, si le Conseil estimait que j’étais
de taille à gérer, c’était peut-être le cas ? Ils savaient
peut-être quelque chose que j’ignorais.
J’ai repoussé la mèche qui me
tombait dans les yeux, jeté un dernier coup d’œil à mon chien qui
continuait de ronger la fameuse chaussure, puis j’ai sauté de la
balustrade. En mon for intérieur, je croisais les doigts pour que
le Conseil ait vu juste, pour que j’aie réellement un talent
caché.
Mais à peine m’étais-je lancée
dans le vide que j’étais déjà prête à parier le contraire.