dix-neuf
– Riley !
Bodhi a tendu la main vers
moi, mais je ne me suis pas arrêtée, je suis passée devant lui et
mon pauvre Caramel gémissant comme une furie, droit vers la sortie
du Colisée et dans la rue.
– Tu as été
sensass ! s’est-il exclamé en me rattrapant. Je t’assure,
c’est le guide qui parle, j’ai été vraiment impressionné.
Je me suis laissée tomber sur
un gros bloc de pierre avant de répliquer en maugréant, le visage
enfoui entre mes mains :
– Ah oui ? Bah il
n’y a pas de quoi ! Depuis que j’ai mis un pied ici, je n’ai
fait qu’enchaîner les bourdes toutes plus monumentales les unes que
les autres.
– Pourquoi tu dis
ça ?
Bodhi s’est assis à côté de
moi tandis que Caramel essayait de me renifler et de me lécher les
doigts, mais en vain car je l’ai repoussé.
– Et toi, pourquoi tu dis
que j’ai été « sensass » ? ai-je rétorqué d’un ton
mauvais.
J’étais consciente de me
comporter comme une sale gosse, mais incapable d’en admettre la
véritable raison.
Cette raison, c’était la façon
dont il m’avait regardée quand j’étais sous les traits d’Aurelia,
comparée à celle dont il me regardait maintenant. Deux regards aux
antipodes l’un de l’autre, diamétralement opposés, aussi différents
que… que je l’étais d’Aurelia, en somme.
– Tu as réussi à te
libérer de son emprise, a répondu Bodhi. Tu es le premier Passeur
d’âmes à avoir accompli un tel exploit.
– Je n’ai rien accompli
du tout. Si je me suis libérée, c’est grâce à toi et à Caramel. Ton
apparition quand j’étais sur le balcon a été comme un déclencheur,
même si j’ai tenté de le refouler pour pouvoir continuer de vivre
dans la peau d’Aurelia.
J’ai relevé la tête en le
cherchant des yeux.
– Et pour info, j’ai
entendu tout ce que tu as dit. Et je n’ai rien oublié.
Je lui ai décoché un regard
lourd de sous-entendus en me demandant s’il comprenait à quoi je
faisais allusion, ce passage où il m’avait avoué avoir eu le
souffle coupé en me voyant – ou plutôt en voyant celle pour qui je
me faisais passer, Aurelia. J’ai secoué la tête en gémissant et
esquissé un geste las de la main, à défaut de pouvoir effacer ce
que je venais de dire. À quoi bon revenir là-dessus ?
– La seule raison pour
laquelle je ne te l’ai pas montré, c’est parce que je n’avais pas
vraiment envie de quitter ce monde. Avant que j’accepte d’y entrer,
j’avais fait promettre à Messalina de ne pas me piéger. Mais une
fois que ça a été le cas, on ne peut pas dire que je me sois
démenée pour m’en échapper. Messalina m’a offert tout ce que j’ai
toujours voulu et même plus. Dès cet instant, l’Ici et Maintenant
ne pouvait tout simplement plus rivaliser avec la vie de conte de
fées qu’elle avait créée pour moi – du moins au début.
– Mais alors, qu’est-ce
qui t’a fait changer d’avis ? a-t-il demandé d’une voix douce
mais intriguée.
Toi, ai-je failli répondre.
La perspective de le
retrouver, d’être à son côté, même coincée dans la peau de la
petite Riley Bloom, cette fille qu’il ne prendrait jamais au
sérieux, c’était ça qui m’avait décidée. Mais j’étais incapable de
l’avouer.
– C’est à cause de
Caramel, ai-je finalement répondu à la place, la gorge
serrée.
J’ai tapé sur ma cuisse pour
inviter mon gros balourd de chien à sauter sur mes genoux et l’ai
serré fort contre moi, contre cette poitrine redevenue
désespérément plate.
– Il me manquait
trop.
La tête contre son museau, je
lui ai chuchoté tout bas des excuses :
– Je suis désolée de
t’avoir traité de chien puant, c’est complètement faux, ou du
moins, tu sens, mais pas mauvais, pas comme dans le ludus. Au
contraire, tu embaumes l’air frais, le soleil et…
J’ai frotté mon nez dans son
cou.
– Et les fraises !
Tu ne te serais pas roulé dans un champ de fraises, toi, par
hasard ?
J’ai plongé les yeux dans les
siens, ses grands yeux marron craquants, dans l’espoir d’y
percevoir une lueur de pardon. Et quand il s’est mis à aboyer
joyeusement, à me lécher le visage et me badigeonner les joues de
bave, j’ai compris qu’on était réconciliés.
– Bon, et
maintenant ?
La question de Bodhi était si
vague que je n’étais pas certaine de comprendre. Est-ce qu’il
voulait dire :
– Et maintenant,
qu’est-ce qu’on doit penser de la drôle d’expérience qu’on vient de
vivre ?
Ou plutôt :
– Et maintenant, comment
est-ce qu’on s’y prend, quelle stratégie adopte-on pour atteindre
notre objectif ?
Décidant de m’en tenir à la
moins gênante des deux hypothèses, j’ai jeté un œil à ma robe et
resserré le nœud de ma large ceinture.
– Eh bien, je suis quasi
certaine qu’on peut trouver Messalina et Theocoles à deux endroits,
au choix : soit au banquet, soit aux jeux. Pour ce que j’en
sais, ils ne font que revivre ces deux séquences en boucle.