La saison des pluies n’avait apporté jour après jour que de l’amertume à Shinji. Les lettres de Hatsue avaient cessé. Ceci tenait probablement à ce que le père ayant découvert les lettres avait formellement défendu à sa fille d’écrire après qu’il se fut opposé à leur rencontre au temple de Yashiro.
Un jour, avant que la saison des pluies fût finie, le capitaine de l’Utajima-maru arriva dans l’île. L’Utajima-maru était un cargo à machine et à voiles que possédait Miyata Terukichi. L’Utajima-maru se trouvait maintenant à l’ancre dans le port de Toba.
Le capitaine se rendit d’abord chez Terukichi, puis chez Yasuo. Le même soir, il alla voir Jukichi le patron de Shinji, puis finalement il alla chez Shinji.
Le capitaine avait dépassé la quarantaine, il avait trois enfants. Il avait une haute stature, était fier de sa force, mais avait une bonne nature aimable. Il était un fervent adepte de la secte de Nichiren et quand il se trouvait dans l’île il prenait la place du prêtre pour lire les sûtra. Il avait plusieurs femmes que l’équipage appelait : la grand-mère de Yokohama, la grand-mère de Moji, etc. Lorsque le bateau touchait à un port, le capitaine emmenait de jeunes membres de son équipage boire chez sa femme de l’endroit. Toutes s’habillaient sobrement et étaient aux petits soins pour traiter les jeunes.
On racontait que si le capitaine était à moitié chauve c’était à cause de son amour pour les femmes. C’est pourquoi il se donnait un air digne en se coiffant d’une casquette galonnée d’or.
Dès son arrivée chez Shinji il commença à parler affaires avec sa mère. Shinji était présent.
Lorsque les garçons du village atteignaient l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, ils commençaient leur apprentissage de marins en devenant « laveurs de riz » ainsi qu’on appelait les mousses dans l’île. Shinji était à l’âge où il fallait y penser. Le capitaine demanda s’il était disposé à faire partie de l’équipage de l’Utajima-maru comme « laveur de riz ».
La mère se taisait. Shinji répondit qu’il donnerait sa réponse après avoir consulté Jukichi. S’il ne s’agissait que de l’accord de Jukichi, il était déjà acquis, dit le capitaine.
Malgré tout, il y avait une chose qui paraissait étrange. L’Utajima-maru appartenait à Terukichi. Il n’avait pas de raison d’enrôler sur un de ses bateaux Shinji qu’il détestait.
— Non. L’oncle Terukichi lui-même a remarqué que tu ferais un bon marin. Dès que je lui ai parlé de toi, l’oncle Teru a donné son accord. Alors, viens et travaille dur.
Pour être sûr, Shinji accompagna le capitaine chez Jukichi. Celui-ci encouragea fermement Shinji à accepter. Il dit que le travail serait un peu plus difficile sur le Taihei-maru si Shinji s’en allait, mais il ne voulait pas être un obstacle dans la carrière de Shinji. Alors Shinji accepta.
Le lendemain, Shinji apprit une nouvelle étrange : Yasuo aussi avait décidé d’être mousse sur l’Utajima-maru. On disait que Yasuo n’avait nullement envie de se faire mousse mais qu’il n’avait pu faire autrement parce que l’oncle Teru avait déclaré que l’apprentissage du métier de marin était nécessaire avant toutes fiançailles avec Hatsue.
À cette nouvelle le cœur de Shinji fut rempli d’anxiété, de tourment et en même temps d’espoir.
Avec sa mère Shinji alla au temple de Yashiro prier pour un voyage sans dangers et demander un charme.
Le jour du départ arriva. Shinji et Yasuo accompagnés par le capitaine montèrent sur le Kamikaze-maru, le ferry-boat, pour se rendre à Toba. Un grand nombre de personnes étaient venues pour dire au revoir à Yasuo, y compris Hatsue, mais on ne vit pas Terukichi. Pour dire au revoir à Shinji, il n’y avait que sa mère et Hiroshi.
Hatsue ne regarda pas dans la direction de Shinji, mais juste au moment où le bateau allait partir, elle murmura quelque chose à l’oreille de la mère de Shinji et lui remit un paquet enveloppé de papier. La mère le donna à son fils.
Une fois sur le bateau, Shinji ne put ouvrir le paquet, le capitaine et Yasuo se trouvant avec lui. Il regardait la silhouette de l’île qui s’éloignait. Il se rendit compte de ses sentiments pour la première fois. Il était là, jeune homme né et élevé dans l’île qu’il aimait plus que tout au monde et pourtant il était impatient de s’en éloigner. C’était son désir de quitter l’île qui lui avait fait accepter l’offre du capitaine de s’embarquer sur l’Utajima-maru.
Une fois l’île perdue de vue, le cœur du jeune homme retrouva le calme. Il était maintenant heureux de n’avoir pas à retourner ce soir dans l’île, alors qu’il n’avait jamais eu cette pensée au cours de ses pêches quotidiennes.
« Tu es libre », lui criait son cœur. C’était la première fois qu’il comprenait qu’il pouvait exister une liberté d’une nature aussi étrange.
Le Kamikaze-maru s’avançait dans une pluie fine. Yasuo et le capitaine s’étendirent sur les nattes de la sombre cabine et s’endormirent. Yasuo n’avait pas adressé la parole à Shinji depuis qu’ils étaient montés à bord.
Le jeune homme s’approcha tout près du hublot sur lequel coulaient des gouttes de pluie et à sa lumière il examina le contenu du paquet de Hatsue. Il y avait un autre charme du temple de Yashiro, une photo de Hatsue et cette lettre : « Dorénavant j’irai tous les jours en pèlerinage au temple de Yashiro prier pour votre santé. Mon cœur vous appartient. Je vous en prie, veillez sur vous et revenez sain et sauf. Je vous offre ma photo de manière à vous suivre dans vos voyages en mer. Elle a été prise au cap Daio. Au sujet de ce voyage mon père ne m’a rien dit, mais en vous faisant embarquer ainsi que Yasuo sur un de ses bateaux, je crois qu’il a une idée. Je m’imagine qu’il y a là un rayon d’espoir pour nous… Je vous en prie, ne perdez pas l’espoir ; restez ferme dans vos résolutions… »
La lettre encouragea le jeune homme, la force emplit ses bras et le sentiment que la vie vaut d’être vécue inonda son corps entier.
Yasuo dormait toujours. À la lumière du hublot Shinji étudia la photo de Hatsue. La jeune fille était appuyée à un grand pin du cap Daio et le vent de mer soufflait sur le bas de ses vêtements, tourbillonnant sous son léger kimono blanc d’été, caressant sa peau nue. Son courage était fortifié par le souvenir que lui aussi avait fait ce que le vent de mer faisait sur l’image.
Ne pouvant s’arracher à la photo, Shinji l’inséra sur le bord du hublot rayé de pluie et il y avait longtemps qu’il la contemplait lorsque par-derrière se profila l’île de Tôshi tout embuée de pluie qui défilait lentement à bâbord.
Une fois de plus son esprit perdit sa sérénité. Mais la manière étrange dont l’amour peut torturer d’espoir un cœur n’était plus chose nouvelle pour lui.
Quand ils arrivèrent à Toba la pluie avait cessé. De pâles rayons d’argent tombaient des coupures entre les nuages.
Parmi les nombreux petits bateaux de pêche dans le port de Toba les 185 tonnes de l’Utajima-maru paraissaient imposantes. Les trois hommes sautèrent sur le pont qui étincelait à la lumière du soleil après la pluie. Des gouttes brillantes ruisselaient le long des mâts blancs. La grue se penchait majestueusement au-dessus des écoutilles.
L’équipage n’était pas encore rentré. Le capitaine conduisit les deux garçons à leur cabine, une pièce de huit nattes voisine de la cabine du réfectoire. En dehors d’armoires et d’un espace au centre du plancher qui était recouvert de nattes minces il n’y avait rien d’autre qu’une paire de couchettes à deux étages sur la droite, et deux couchettes étagées à gauche ainsi qu’une couchette réservée au chef mécanicien. Plusieurs photos d’actrices de cinéma étaient collées au plafond comme mascottes.
Les premières couchettes étagées à droite furent affectées à Shinji et Yasuo. Le chef mécanicien, le premier et le second officier, le premier et le second maître, le timonier dormaient tous dans la même cabine, mais avec la succession des quarts, il y avait toujours une couchette libre à un moment donné.
Après leur avoir montré la passerelle, sa propre cabine, la cale, le réfectoire, le capitaine les laissa se reposer dans la cabine de l’équipage.
Restés seuls, les deux garçons se regardèrent. Yasuo, mélancolique, fit des propositions de paix.
— Finalement, nous voilà ici, compagnons. Il y a eu dans l’île toutes sortes de choses, mais maintenant soyons bons camarades.
Shinji répondit à peine et sourit.
Vers le soir, l’équipage revint au bateau. La plupart d’entre eux étaient d’Utajima, Shinji et Yasuo les connaissaient de vue. Sentant le saké, ils taquinèrent les nouveaux venus. On indiqua à chacun d’eux ce qu’il avait à faire.
Le bateau devait partir le lendemain matin à neuf heures. Shinji fut chargé d’enlever aux premières heures du jour la lampe du mât indiquant que le navire était à l’ancre. Cette lampe était comme les volets d’une maison à terre ; en l’éteignant cela signifiait que le bateau était réveillé. Shinji ne ferma guère l’œil de la nuit et il fut debout le lendemain matin avant le lever du soleil, descendant la lampe d’ancrage dès que l’aube tourna au gris.
La lumière du matin était voilée par la pluie fine. Les lampes de la rue partant du port vers la gare s’alignaient en deux rangées. Un train de marchandises fit entendre un fort coup de sifflet.
Le garçon grimpa au mât sur les voiles roulées dont on se servait accessoirement. Le bois était mouillé et froid et le ballottement des faibles vagues qui léchaient les flancs du bateau se transmettait directement au mât. Dans les premiers rayons mouillés de brume du soleil matinal la lumière d’ancrage était d’un blanc laiteux. Le garçon tendit une main vers le crochet de la lampe. Comme s’il lui déplaisait d’être descendue la lanterne se balança lourdement ; la flamme vacilla derrière la glace mouillée et des gouttes d’eau dégoulinèrent sur le visage du garçon qui regardait vers le haut. Le jeune homme pensa : dans quel port aurai-je de nouveau à descendre cette lampe ?
L’Utajima-maru affrété par la Compagnie de transport Yamagawa devait transporter des bois de construction à Okinawa et revenir à Kôbe dans six semaines environ. Après avoir passé le canal de Kii et touché à Kôbe, le bateau fit route vers l’ouest de la mer Intérieure et passa l’inspection sanitaire à la douane de Moji. Il descendit ensuite au sud le long de la côte est de Kyûshû et reçut son autorisation de libre pratique au port de Nichinan dans le département de Yamazaki où se trouvait un bureau auxiliaire des douanes.
Le bateau entra ensuite dans le port de Fukushima à la pointe sud de Kyûshû. Là il prit un chargement de 1400 pieds cubes de bois de construction.
Après avoir quitté Fukushima, l’Utajima-maru devint un bateau de navigation hauturière. Il devait arriver à Okinawa en deux jours ou deux jours et demi.
Lorsqu’il n’y avait plus à s’occuper de chargement ou pendant les périodes de repos, l’équipage flânait sur les trois nattes minces qui étaient au centre de la cabine et écoutait un phonographe portatif. Il n’y avait que peu de disques et sur leur surface usée une aiguille rouillée faisait entendre des sons enroués. Ils consistaient tous en ballades sentimentales sur les ports, les marins, le brouillard, les souvenirs de femmes, la Croix du Sud, le saké ou les soupirs. Le chef mécanicien était fermé à la musique, il n’arrivait jamais à apprendre un air pendant tout un voyage et il en oubliait le peu qu’il en avait retenu lorsqu’il commençait un nouveau voyage. Lorsque le bateau se mettait tout à coup à danser, l’aiguille glissait de travers laissant sur le disque une blessure nouvelle.
Le soir ils restaient à discuter sur des sujets sérieux ; des sujets tels que l’amour et l’amitié ou l’amour et le mariage ou : « le corps humain supporte-t-il une injection de sel aussi forte qu’une injection de dextrose », suffisaient à les faire bavarder pendant des heures. Celui qui soutenait son point de vue avec la plus grande obstination était finalement le vainqueur du débat, mais les raisonnements de Yasuo qui avait été président de l’Association des jeunes gens sur l’île étaient si logiques que cela lui valait le respect des anciens. Quant à Shinji, il gardait toujours le silence entourant ses genoux de ses bras et souriant en écoutant l’opinion des autres. « Il est sûrement idiot », disait parfois le chef mécanicien au capitaine.
La vie à bord était remplie d’occupations. Dès que les nouveaux venus étaient levés il y avait toujours pour eux le pont à laver ou quelque autre corvée.
Graduellement il devint clair pour l’équipage que Yasuo était paresseux : son habitude était de faire tout juste le service qui lui était commandé. Pour le couvrir, Shinji l’aidait à faire son travail et cette attitude frappa immédiatement ses supérieurs. Un matin Yasuo esquiva le nettoyage du pont sous prétexte d’aller à la toilette ; il fut surpris à flâner dans la cabine par le premier maître ; celui-ci le réprimanda vertement.
Yasuo lui répondit très tranquillement.
— Après tout, quand je serai de retour dans l’île, je deviendrai le gendre de l’oncle Teru. Alors ce bateau sera à moi.
Le premier maître écuma de rage, mais il retint froidement sa langue, se disant que les choses se passeraient peut-être ainsi que Yasuo le disait. Il ne réprimanda plus jamais Yasuo en face, mais d’après ce qu’il chuchota aux autres hommes ceux-ci apprirent ce que l’insubordonné Yasuo avait dit et le résultat tourna plutôt au désavantage de Yasuo.
Shinji avait beaucoup à faire et les seules occasions qu’il avait de regarder la photo de Hatsue étaient de courts instants avant de se coucher ou quand il était de quart. Un jour que Yasuo se vantait de devenir fils adoptif de Terukichi après son mariage avec Hatsue, Shinji saisit un moyen détourné de vengeance. Il demanda à Yasuo s’il avait une photographie de Hatsue.
— Bien sûr, que j’en ai une, répondit immédiatement Yasuo.
Shinji était certain que c’était un mensonge et son cœur s’emplit de joie.
Un moment après, Yasuo lui demanda d’un air innocent :
— Et toi, tu en as une ?
— Une… quoi ?
— Une photo de Hatsue.
— Non je n’en ai pas.
C’était probablement le premier mensonge de sa vie.
L’Utajima-maru arriva à Naba. Après l’inspection sanitaire à la douane il entra dans le port et déchargea son bois. Il dut rester deux ou trois jours à l’ancre en attendant indéfiniment l’autorisation d’entrer dans le port fermé d’Unten où il avait un chargement de ferraille à prendre avant de rentrer au Japon. Unten était à la pointe nord de l’île d’Okinawa où les forces américaines avaient fait un premier débarquement.
L’équipage n’ayant pas le droit de descendre à terre passait ses journées à regarder du pont les collines désolées et désertes. Les Américains avaient brûlé jusqu’au dernier arbre quand ils débarquèrent par crainte d’obus non éclatés.
La guerre de Corée était terminée mais aux yeux de l’équipage l’île avait encore un aspect extraordinaire. Jour et nuit les avions de combat qui s’entraînaient faisaient un bruit assourdissant ; d’innombrables véhicules brillant au soleil d’un été tropical ne cessaient de circuler sur la large route empierrée qui longeait le port. C’étaient des voitures de tourisme, des camions, et toutes sortes de véhicules militaires. Sur les côtés de la route les maisons préfabriquées habitées par les familles du personnel militaire américain brillaient sous leur ciment neuf tandis que les toits couverts de plaques de tôle des maisons indigènes délabrées faisaient de vilaines taches dans le paysage.
Le premier qui alla à terre pour demander à l’agent de la compagnie Yamagawa d’envoyer un fournisseur fut le premier maître.
Enfin le permis d’entrer dans Unten arriva. L’Utajima-maru pénétra dans le port et prit son chargement de ferraille. Le travail était juste fini quand arriva la nouvelle qu’Okinawa se trouvait sur la route d’un typhon. Dans l’espoir de se trouver hors de la zone du typhon en partant le plus tôt possible, on quitta ce port le lendemain matin. Tout ce que le bateau pouvait faire était de piquer droit sur le Japon.
Ce matin-là il tombait une légère pluie. Les vagues étaient fortes, le vent de nord-ouest.
Les collines disparurent rapidement derrière eux. L’Utajima-maru navigua au compas pendant six heures par faible visibilité. Le baromètre descendait rapidement et les vagues devenaient de plus en plus hautes, la pression atmosphérique tombait d’une manière anormale. Le capitaine décida de retourner à Unten. La pluie chassée par le vent devenait de la brume. Le champ de visibilité était rigoureusement nul. Rentrer au port en six heures devenait extrêmement difficile.
Finalement on signala les collines d’Unten. Le premier maître à qui les parages étaient familiers veillait debout à la proue. Le port était entouré d’une ceinture de coraux d’environ deux milles et le passage des récifs qui n’était même pas balisé par les bouées était extrêmement difficile à traverser. Stop !… Go !… Stop !… Go !…
L’Utajima-maru contrôlant sa route à chaque instant s’avançait très lentement ; le bateau traversa les récifs. Il était six heures du soir. Un bateau thonier s’était abrité à l’intérieur des récifs. S’amarrant l’un à l’autre par plusieurs filins, les deux bateaux entrèrent côte à côte dans le port d’Unten.
Les vagues n’étaient pas hautes dans le port, mais le vent soufflait de plus en plus fort. Toujours accolés, le thonier et l’Utajima-maru attachèrent chacun à leur proue deux filins et deux câbles d’acier à une bouée grande comme une pièce de trois nattes et se préparèrent à recevoir les atteintes du typhon.
L’Utajima-maru n’avait pas d’installation radio et ne naviguait qu’au compas. Alors l’opérateur de la radio du bateau thonier transmettait à la passerelle tous les renseignements qu’il recevait sur la route suivie par le typhon et sa direction.
Lorsque la nuit tomba le thonier posta sur son pont une équipe de quatre hommes de veille et l’Utajima-maru en plaça une de trois. Leur consigne était de surveiller les filins car on n’était jamais sûr que l’un d’eux ne céderait pas.
Il était à craindre aussi que la bouée ne pût pas tenir. Mais le danger de rupture de cordages était beaucoup plus grand que celui de la bouée. Luttant contre le vent et les vagues les veilleurs couraient les plus grands risques, aspergeant les filins d’eau salée pour les tenir humides par crainte de les voir se rompre si le vent les desséchait.
À vingt et une heures les deux navires furent pris par un vent de vingt-cinq mètres à la seconde.
Une heure avant minuit Shinji, Yasuo et l’un des jeunes matelots prirent la garde. Ils furent projetés contre la paroi et se mirent à ramper sur le pont. La pluie fouettée par le vent criblait leurs joues de piqûres d’aiguilles.
Il leur était impossible de se tenir debout sur le pont qui se dressait devant eux comme un mur. Toutes les membrures du bateau gémissaient. Les vagues dans le port n’étaient pas assez hautes pour balayer le pont mais leurs projections soufflées par le vent formaient un brouillard qui empêchait toute visibilité. Tous les trois rampant sur le pont arrivèrent à la proue et s’accrochèrent aux bittes. Les deux filins et les deux câbles d’acier qui reliaient le bateau à la bouée étaient attachés à ces bittes. Ils apercevaient faiblement la bouée dans la nuit à environ vingt mètres. La peinture blanche signalait vaguement son existence dans l’obscurité. Et lorsque les câbles gémissant, une violente rafale de vent soulevait le navire haut en l’air, la bouée tombait dans le noir et paraissait toute petite.
Les trois garçons se regardaient tout en se cramponnant aux bittes, mais ne parlaient pas. L’eau salée qui les frappait au visage les empêchait même d’ouvrir les yeux. Le mugissement du vent et le grondement de la mer donnaient de manière assez surprenante à la nuit qui les enveloppait une sérénité atroce.
Leur consigne était de ne pas perdre de vue les filins amarrant le bateau à la bouée. Tandis que tout dansait dans l’ouragan déchaîné ces câbles dessinaient dans cette scène les seules lignes qui restaient droites. Leurs regards rivés sur ces lignes rigides faisaient naître dans leurs cœurs un sentiment voisin de la confiance causée par la concentration de leur esprit.
À certains moments le vent paraissait faiblir brusquement mais au lieu de les rassurer ces instants faisaient trembler de peur les trois jeunes gens car immédiatement une nouvelle bourrasque arrivait, secouant les bouts-dehors et bousculant la masse d’air environnante dans un vacarme effrayant.
Les trois garçons continuaient sans mot dire à surveiller les câbles. Même dans le grondement du vent, ils entendaient par intermittence leurs gémissements aigus.
— Regardez ! cria Yasuo d’une voix perçante.
L’un des câbles d’acier faisait entendre un grincement de mauvais augure, il paraissait glisser légèrement autour des bittes. Celles-ci étaient directement devant eux et ils apercevaient un très léger mais sinistre changement dans l’enroulement des câbles.
Au même moment un bout de câble d’acier jaillit dans l’obscurité, et comme un fouet cingla les bittes avec la rapidité de l’éclair.
Ils s’étaient garés instantanément, juste à temps pour éviter le câble rompu qui les aurait coupés jusqu’aux os s’il les avait touchés. Comme un être vivant qui met longtemps à mourir, le câble sauta sur le pont avec fracas puis finit par se poser en demi-cercle.
Lorsque les jeunes gens eurent saisi la situation, leurs visages blêmirent. L’un des quatre câbles qui retenaient le bateau était coupé. On ne pouvait garantir que l’un des trois câbles restants ne céderait pas à son tour.
— Il faut prévenir le capitaine, dit Yasuo en s’éloignant des bittes. S’agrippant de son mieux en chemin et perdant maintes fois l’équilibre, Yasuo gagna la passerelle en tâtonnant et rendit compte au capitaine de ce qui s’était passé.
Le solide capitaine garda son calme, du moins il en eut l’air.
— Bon. Il va falloir employer un câble de sauvetage. Le typhon a atteint son point maximum à une heure, alors il n’y a aucun danger à se servir de ce câble maintenant. Quelqu’un n’a qu’à aller à la nage l’attacher à la bouée.
Confiant la passerelle au second maître, le capitaine et le premier maître suivirent Yasuo.
Comme des rats attelés à un gâteau de riz, ils roulèrent et traînèrent pas à pas le câble de sauvetage et une corde à deux torons neuve depuis la passerelle jusqu’aux bittes de proue.
Shinji et le matelot levèrent les yeux vers eux d’un air interrogateur.
Le capitaine se tourna vers eux et dit d’une voix forte aux trois jeunes gens :
— Quel est le gars qui va aller attacher ce câble de sauvetage à la bouée ?
Le mugissement du vent protégea le silence des jeunes gens.
— Alors ? Personne ? Vous n’avez pas de sang dans les veines ! s’écria le capitaine.
Les lèvres de Yasuo tremblèrent. Il rentra son cou dans les épaules.
Alors Shinji cria d’une voix claire et avec un sourire qui montrait deux rangées de dents d’une blancheur éclatante dans l’obscurité :
— Moi, j’y vais !
— C’est bon ! Arrive !
Shinji était debout. Le jeune homme était honteux de s’être tenu jusque-là le corps baissé. Des profondeurs de l’obscurité le vent attaquait de plein fouet son corps mais pour Shinji, habitué au mauvais temps sur un petit bateau de pêche, le pont qui dansait sous ses pieds bien assurés n’était autre chose qu’une terre qui montrait une certaine mauvaise humeur.
Il écouta. Le typhon passait au-dessus de la tête du brave garçon. Il lui paraissait aussi naturel d’être invité à prendre place à ce banquet de folie qu’à une sieste tranquille un après-midi.
Sous son imperméable coulait une sueur si abondante que son dos et sa poitrine étaient trempés. Il l’enleva et le jeta de côté. À ce moment la figure du jeune homme, nu-pieds et dans une chemise blanche décolletée et sans manches, se dressa dans l’obscurité de la tempête.
Le capitaine donna ordre à quatre hommes d’attacher un bout du câble de sauvetage à une bitte et l’autre à la corde. Gênés par le vent ils mirent beaucoup de temps à faire cette opération. Lorsque les cordages furent finalement reliés, le capitaine tendit le bout libre de la corde à Shinji et lui cria à l’oreille :
— Enroule cela autour de ta taille et pars à la nage. Quand tu atteindras la bouée, tire à toi le filin de sauvetage et attache-le bien.
Shinji entoura deux fois la corde autour de la ceinture de son pantalon. Il se mit debout à la proue et regarda la mer au-dessous de lui. Là, sous les abondantes vagues soufflées par le vent contre le bateau et dont on apercevait les crêtes blanches roulaient d’invisibles vagues d’un noir d’encre. Elles répétaient leurs mouvements irréguliers, cachant leurs caprices incohérents et pleins de périls. Dès que l’une d’elles paraissait s’élever et devenait visible, elle retombait dans un abîme tourbillonnant sans fond.
À ce moment, Shinji repensa à la photographie de Hatsue qui se trouvait dans la poche de sa veste accrochée dans la cabine. Mais cette même pensée s’en alla en lambeaux sous le vent. Il plongea du haut de la proue.
La bouée était à une distance de vingt mètres.
Malgré la force de ses bras qu’il savait supérieure à celle de n’importe qui et bien qu’il fût capable de faire cinq fois à la nage le tour de son île sans s’arrêter, il paraissait impossible que cela lui suffît pour franchir l’immensité de ces vingt mètres.
Une force terrible animait ses bras. Ces derniers étaient comme si on y avait mis d’invisibles barres de fer.
Le garçon nageait avec toute son énergie. Malgré lui son corps allait à la dérive et ses mouvements lui étaient aussi inutiles que si ses jambes avaient été prises dans de la graisse. Lorsqu’il croyait arriver à portée de la main de la bouée, émergeant entre deux vagues, il se voyait rejeté aussi loin qu’auparavant. Le jeune homme nageait dans toute la limite de ses forces. Graduellement l’adversaire terrible céda et lui laissa le passage. Ce fut comme si une perceuse lui avait percé un trou au travers du plus dur d’une roche. La première fois qu’il toucha la bouée il dut lâcher prise et fut rejeté. Mais la chance voulut qu’une vague le balayât de nouveau en avant et juste au moment où il pensait heurter de sa poitrine le bord en fer de la bouée, il fut enlevé d’un coup et déposé sur la bouée.
Shinji prit une profonde inspiration et le vent emplit ses narines et sa bouche. À ce moment il lui sembla qu’il ne pourrait jamais plus respirer et il en arriva au point d’oublier un instant sa mission.
La bouée dansait sur la mer sombre, arrosée copieusement, les vagues ne cessant d’en balayer la moitié de sa masse puis s’écoulant avec fracas. Se couchant à plat ventre pour ne pas être emporté par le vent, Shinji commença à tirer sur la corde. Pour la première fois il regarda le bateau. Il aperçut les quatre hommes groupés près de la bitte de proue. Les hommes du bateau thonier regardaient attentivement dans sa direction. Quoique la distance ne fût que de vingt mètres au plus, les choses paraissaient extrêmement éloignées. Les ombres noires des deux navires amarrés s’élevaient côte à côte dans l’air puis retombaient dans les vagues.
La corde mince n’offrant que peu de résistance au vent lui fut relativement aisée à tirer mais bientôt un poids lourd s’ajouta à l’extrémité. C’était le filin de sauvetage épais de près de douze centimètres qu’il devait maintenant tirer à lui. Shinji faillit tomber en avant dans la mer. Le filin de sauvetage offrait une grande résistance au vent mais finalement le garçon en attrapa le bout. Il était si épais qu’une seule de ses grosses mains n’en faisait pas le tour.
Shinji ne savait comment se servir de ses forces, il voulait se planter ferme sur ses jambes mais le vent ne le lui permettait pas. Lorsqu’il tira de toutes ses forces sur le cordage il fut presque précipité dans l’eau. Son corps trempé brûlait de fièvre, son visage lui cuisait et ses tempes battaient violemment.
Il arriva finalement à enrouler une fois le cordage sur la bouée. Dès lors l’opération devenait plus facile et maintenant il pouvait se soutenir au moyen de l’épais cordage… Il l’enroula encore une fois autour de la bouée et se mit avec méthode à faire un nœud solide. Il leva le bras pour annoncer le succès de l’opération.
Il vit distinctement les quatre hommes sur le bateau lever les bras pour lui répondre. Le garçon en oublia son extrême fatigue. Son fond de bonne humeur reprit le dessus. Son énergie épuisée se retrouva de nouveau tout entière. Faisant face à la tempête, il emplit ses poumons et plongea dans la mer pour prendre le chemin du retour.
Un filet abaissé du pont recueillit Shinji que l’on hissa à bord. Dès qu’il fut sur le pont le capitaine lui donna une tape sur l’épaule avec sa grande main. Quoiqu’il fût sur le point de perdre connaissance, sa mâle énergie le soutint.
Le capitaine donna ordre à Yasuo d’aider Shinji à regagner la cabine et les hommes qui n’étaient pas de service le séchèrent. Le garçon s’endormit aussitôt qu’il fut sur sa couchette. Aucun vacarme produit par la tempête n’aurait pu le tirer de son profond sommeil.
Le lendemain matin, Shinji s’éveilla pour trouver un éclatant soleil sur son oreiller. Il regarda par le hublot de la cabine le ciel d’un bleu pur qui avait succédé au typhon, le spectacle des collines nues sous un ciel tropical, l’éclat d’une mer calme, immobile.