Il n’arrivait pas de jour où l’on ne pêchât pas. Or, le surlendemain du départ de Hiroshi pour l’excursion scolaire, l’île fut atteinte par une tempête qui interdisait toute sortie aux bateaux. On pensa qu’il ne resterait pas un seul bouton sur les maigres cerisiers de l’île qui commençaient à fleurir. La veille, un vent exceptionnellement humide pour la saison avait gonflé les voiles et au coucher du soleil le ciel s’était embrasé de manière surprenante. La mer s’enfla d’une forte houle ; le rivage gronda ; les cloportes de mer, les vers dango, se hâtaient de monter vers les endroits plus élevés. Pendant la nuit un grand vent souffla mêlé de pluie. Du ciel et de la mer arrivait comme l’écho de plaintes et de sifflements.
Shinji entendit de sa couche ces voix de l’orage. Il comprit que la pêche serait aujourd’hui en chômage. Le temps serait même trop mauvais pour réparer les engins de pêche ou pour corder des câbles. L’Association des jeunes gens ne pourrait même probablement pas effectuer son travail de dératisation.
Ne voulant pas réveiller sa mère dont la respiration sur la couche voisine lui indiquait qu’elle dormait encore, le fils attentionné qu’était Shinji restait au lit, songeur, attendant vainement la première lueur grise à la fenêtre. La maison était terriblement secouée, la fenêtre gémissait. Une tôle enlevée d’on ne sait où tomba avec un grand fracas. Toutes les maisons d’Utajima aussi bien les grandes que les petites ne comprenant qu’un rez-de-chaussée telles que celle de Shinji étaient construites de même : à gauche de l’entrée de terre battue les toilettes, à droite la cuisine. L’odeur qui dominait dans la maison plongée dans la demi-obscurité de l’aube, exposée à un vent fou, était l’odeur des toilettes qui flottait tranquillement dans l’air, suffocante, froide, obsédante.
La fenêtre qui regardait le mur du magasin en torchis de la maison voisine prit lentement une teinte grise. Shinji leva les yeux vers la pluie qui tombait à seaux, battant les avant-toits et ruisselant sur les vitres.
Auparavant, Shinji détestait une journée sans pêche parce qu’elle le privait du plaisir de travailler et du gain rapporté, mais aujourd’hui elle lui apparaissait comme un jour de fête splendide. Pourtant ce n’était pas un jour de fête sous un ciel bleu, avec des drapeaux et des ballons dorés étincelants. C’était un jour de fête avec une mer en furie, un vent qui hurlait en passant dans les cimes des arbres.
Incapable d’attendre, le jeune homme bondit hors du lit, enfila un pantalon, mit un sweater noir au col roulé et plein de trous.
Bientôt sa mère s’éveilla et apercevant la silhouette d’un homme contre la fenêtre que l’aube commençait à éclairer, elle poussa un cri.
— Holà ! Qui est là ? cria-t-elle.
— C’est moi.
— Oh ! Ne me fais pas peur ! Est-ce que tu pars à la pêche par un temps pareil ? Si vous ne pêchez pas, tu ferais bien de dormir encore. Eh bien, j’ai cru que c’était un étranger qui était là !
La première impression qu’avait eue la mère en s’éveillant était juste. Son fils avait vraiment tout à fait l’air d’un étranger. Shinji qui, d’ordinaire, était avare de paroles, chantait à pleine voix. Il se suspendit au linteau de la porte et fit des mouvements de gymnastique.
La mère, craignant qu’il ne démolît la maison et ignorante des raisons qui dictaient la conduite de son fils, grommela :
— S’il y a de la tempête dehors, ce n’est pas la peine d’en faire ici.
Shinji ne cessait de lever les yeux vers l’horloge enfumée appuyée au mur. Son cœur n’était pas habitué au doute, il ne se demanda pas un instant si la fille braverait l’ouragan pour tenir sa promesse de venir au rendez-vous. Comme il manquait d’imagination il ne connaissait pas l’art efficace de tuer le temps grâce à une imagination qui grossit et complique les sentiments d’inquiétude ou de joie.
Lorsqu’il fut incapable de supporter plus longtemps l’attente, Shinji mit un imperméable de caoutchouc et descendit vers la mer. Il lui semblait que la mer seule voudrait bien répondre à sa muette conversation.
Des vagues furieuses passaient haut par-dessus le brise-lames et s’écrasaient dans un fracas terrible. En raison de l’avertissement qu’avait donné la tempête la veille au soir tous les bateaux avaient été tirés sur le rivage beaucoup plus haut que d’ordinaire. Le bord de l’eau s’était approché à un point incroyable. Lorsque les vagues géantes se retiraient la surface de l’eau s’inclinait fortement et il semblait presque que le fond de la mer à l’intérieur des travaux du port allait apparaître.
Les éclaboussures des vagues mêlées à la pluie frappaient Shinji en pleine figure. L’eau salée qui lui arrivait au visage ruisselait le long de son nez et lui rappelait le goût des lèvres de Hatsue.
Les nuages galopaient dans le ciel sombre où se succédaient sans interruption la lumière et l’obscurité. De temps à autre Shinji apercevait, plus profondément au fond des cieux, des nuages chargés d’une lumière opaque, promesse de beau temps. Mais ils disparaissaient vite.
Shinji regardait le ciel avec tant d’attention qu’une vague arriva jusqu’à lui et mouilla les cordons de ses socques de bois. À ses pieds, était un joli petit coquillage rose qui avait dû être apporté par la même vague.
Il le ramassa, l’examina. Il était parfait de forme, sans la moindre égratignure sur ses bords d’une minceur délicate. Il pensa qu’il ferait un joli cadeau et le mit dans sa poche.
Aussitôt qu’il eut déjeuné, Shinji se prépara à sortir. Sa mère qui lavait la vaisselle, le voyant partir dans la tempête pour la deuxième fois, le regarda fixement mais n’osa pas lui demander où il allait. Il y avait quelque chose dans le dos de son fils qui lui imposait le silence. Combien elle regrettait qu’il ne lui fût pas né une fille qui l’aurait aidée dans le ménage !
Les hommes vont à la pêche. Ils s’embarquent sur des bateaux à moteur et à voiles qui transportent des marchandises dans les ports les plus divers. Les femmes, qui n’ont aucun lien avec ce vaste monde, cuisent le riz, tirent de l’eau, ramassent des algues et quand vient l’été elles disparaissent sous l’eau profonde où elles descendent jusqu’au fond. Même pour cette mère qui avait vécu une vie de plongeuse, ce monde crépusculaire du fond de la mer était le monde des femmes. Dans sa maison sombre même en plein jour, les souffrances de l’enfantement, la demi-obscurité du fond de la mer formaient la chaîne des mondes qui lui étaient familiers.
La mère se rappelait une femme, l’avant-dernier été, qui était veuve comme elle et nourrissait encore un bébé. Elle était frêle et en remontant à la surface après avoir ramassé des ormiers elle s’était subitement évanouie alors qu’elle se tenait devant le feu destiné à sécher les plongeuses. Elle avait tourné les yeux dont on ne voyait plus que le blanc, mordu ses lèvres bleuies, et elle s’était écroulée. Lorsque ses restes furent enterrés dans le bois de pins après crémation, les autres plongeuses ne purent rester debout et s’accroupirent sur le sol en pleurant.
Des rumeurs étranges circulèrent et certaines des femmes eurent peur de plonger. On disait que la femme qui était morte avait été punie pour avoir rencontré au fond de l’eau quelque chose d’effrayant que l’on ne doit pas voir.
La mère de Shinji s’était moquée de ces racontars ; elle avait plongé profondément dans la mer et en avait ramené les plus riches récoltes de la saison. Elle n’avait jamais été de celles qui s’effraient de dangers encore inconnus.
Sans se laisser atteindre par un tel souvenir, elle était d’une nature gaie et elle était fière de sa bonne santé. La tempête qui sévissait dehors l’excitait tout comme son fils. Quand elle eut terminé son lavage de vaisselle, elle écarta les pans de son kimono, s’assit en étendant ses jambes qu’elle examina attentivement à la faible lumière que donnait la fenêtre gémissante. Il n’y avait pas une seule ride sur ses cuisses d’une belle maturité, brûlées de soleil mais d’une rondeur ferme, rayonnant une couleur ambrée.
— Étant comme cela, j’aurais pu avoir encore trois… cinq enfants.
Mais à cette pensée son cœur pur s’effraya soudain. Rajustant son vêtement elle s’inclina devant la tablette funéraire de son mari.
Le sentier que suivait le jeune homme en montant au phare avait été transformé en torrent par la pluie et l’eau emportait les traces de ses pas. Le vent hurlait à travers les branches des pins. Ses bottes de caoutchouc lui rendaient la marche difficile. Comme il n’avait pas de parapluie il sentait la pluie ruisseler sur ses cheveux coupés court et dans son cou. Mais il continuait de grimper, le visage face à la tempête. Il ne la défiait pas, au contraire. De même qu’il jouissait d’un bonheur tranquille quand il était entouré par le calme de la nature il se sentait maintenant en parfaite harmonie avec la folie furieuse de la nature de l’heure présente.
Il regarda en bas vers la mer à travers les pins. De nombreuses vagues blanches s’avançaient comme si elles ruaient les unes contre les autres. De temps en temps les hautes roches de la pointe du cap étaient recouvertes par l’écume.
Shinji passa la « Colline de la Femme » et aperçut la maison du gardien du phare repliée sous la tempête, toutes fenêtres closes et les rideaux baissés. Il monta les marches de pierre conduisant au phare. Dans la maisonnette du veilleur, il n’y avait aujourd’hui aucun homme de garde. Par la porte vitrée ruisselante de pluie et dont les vitres ne cessaient de vibrer on apercevait la lunette qui était restée tournée vers la fenêtre maintenant close ; les courants d’air avaient éparpillé les papiers sur le bureau ; il y avait une pipe, une casquette réglementaire du service de garde des côtes, le calendrier d’une compagnie de navigation représentant dans toute sa splendeur un nouveau navire, deux équerres pendues négligemment à un clou planté dans un pilier.
Shinji arriva à l’observatoire trempé jusqu’aux os. En ce lieu désert la tempête n’en était que plus effrayante. Rien ne s’interposant entre le ciel et cet endroit qui était presque le sommet de l’île, la tempête s’en donnait à cœur joie.
La construction en ruine avec ses fenêtres largement ouvertes dans trois directions n’offrait pas la moindre protection contre le vent. Au contraire il semblait plutôt que l’observatoire invitait la tempête à entrer dans ses pièces pour se livrer à une danse folle. La vue immense du Pacifique que l’on avait des fenêtres du premier étage était limitée par les nuages de pluie mais d’autre part les vagues, qui faisaient rage et montraient leur revers blanc s’estompant dans le cercle de nuages de pluie qui les entourait, donnaient l’impression que les limites de la mer déchaînée se reculaient à l’infini.
Shinji descendit l’escalier extérieur et jeta un coup d’œil sur la pièce du rez-de-chaussée où il était venu chercher le bois de chauffage de sa mère. Elle avait apparemment servi autrefois de magasin et ses quelques fenêtres étaient si petites qu’une seule d’entre elles avait perdu sa vitre. Il y vit un abri idéal. On voyait les traces laissées par les bottes d’aiguilles de pin qu’on avait emportées les unes après les autres. Il n’en restait que quatre ou cinq dans un coin.
« Cela ressemble à une prison », pensa Shinji en respirant l’odeur de moisi.
Dès qu’il fut à l’abri de la pluie et du vent, il sentit soudain le froid qui le gagnait après avoir été mouillé comme un canard. Il éternua fortement.
Il enleva son imperméable et chercha des allumettes dans la poche de son pantalon. La vie à bord d’un bateau lui avait appris la nécessité de toujours en emporter.
Avant de les trouver ses doigts touchèrent le coquillage qu’il avait trouvé sur la plage dans la matinée. Il le sortit et l’éleva à la lumière d’une fenêtre. Il brillait comme s’il était encore mouillé par l’eau de mer. Content, il le remit dans sa poche. Il entassa sur le sol en ciment les aiguilles de pin sèches et du bois mort qu’il prit à une botte déjà déliée puis avec beaucoup de difficultés il réussit à faire prendre une de ses allumettes mouillées. Un feu triste couva, puis une petite flamme brilla et bientôt toute la pièce fut remplie d’une épaisse fumée.
Le jeune homme s’assit près du feu, entourant ses genoux de ses bras. Il n’avait plus qu’à attendre.
Il attendit. Sans la moindre gêne il tuait le temps en fourrant ses doigts dans les trous de son sweater noir, ce qui les élargissait davantage ; il se livra sans s’en rendre compte à l’euphorie que lui donnait sa confiance inébranlable.
Son manque d’imagination qui aurait pu lui faire supposer que la fille ne viendrait pas fit qu’il ne s’inquiéta nullement. Continuant d’attendre, il posa sa tête sur ses genoux et s’endormit.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, la flamme était là, plus brillante que jamais. En direction de la flamme une forme étrange, indistincte, se tenait debout. Il se demanda s’il ne rêvait pas. C’était une jeune fille nue qui, la tête baissée, faisait sécher sa chemise au feu. Tenant sa chemise à deux mains devant le feu, elle montrait tout son buste.
Lorsqu’il eut compris que ce n’était pas un rêve, il eut l’idée d’user d’une petite ruse et en feignant d’être encore endormi, de regarder à travers des yeux à peine ouverts. Pourtant le corps de Hatsue était trop beau pour être admiré sans faire un mouvement. Les plongeuses ayant l’habitude de s’exposer à un feu pour se sécher quand elles sortent de l’eau, Hatsue n’avait sans doute pas hésité à les imiter. Lorsqu’elle était arrivée au rendez-vous, il y avait un feu. Il y avait un homme qui dormait. Avec la rapidité de décision qu’aurait eue un enfant, elle avait simplement décidé de sécher aussitôt que possible ses vêtements mouillés, son corps mouillé pendant que l’homme dormait. Au fond, Hatsue ne pensait pas qu’elle se déshabillait devant un homme. Elle l’avait fait simplement parce qu’il se trouvait là un feu et qu’elle était mouillée.
Si Shinji avait connu beaucoup de femmes auparavant, il aurait vu, en regardant Hatsue nue devant le feu dans des ruines encerclées par la tempête, qu’il avait devant lui sans aucun doute possible le corps d’une vierge. Sa peau était ambrée, se trouvant constamment baignée par l’eau de mer ; elle était ferme et lisse. Sur une poitrine à laquelle de longues plongées avaient donné plus d’ampleur deux petits seins fermes se détournaient légèrement l’un de l’autre comme s’ils avaient eu honte et pointaient deux boutons couleur de rose.
Craignant d’être accusé de regarder trop attentivement, Shinji avait à peine ouvert les yeux ; aussi la silhouette de la jeune fille restait-elle vague et, aperçue à travers le feu qui montait jusqu’au plafond en béton, elle se distinguait mal des flammes tremblantes.
Mais le jeune homme cligna involontairement les yeux et pendant un instant, l’ombre de ses cils, amplifiée par la lumière du feu, fut visible sur ses joues. Sans se souvenir de ce que sa chemise n’était pas complètement sèche, la jeune fille cacha prestement sa poitrine et s’écria :
— Il ne faut pas ouvrir les yeux.
L’honnête jeune homme ferma fortement les yeux. Maintenant qu’il y pensait il croyait qu’il avait eu certainement tort de feindre d’être encore endormi, mais ce n’était pas sa faute s’il avait été réveillé quand il dormait réellement. S’encourageant de ce raisonnement juste et impartial, il rouvrit tout grands ses beaux yeux noirs.
Éperdue, la jeune fille n’avait même pas commencé à passer sa chemise. Elle lui cria de nouveau d’une voix enfantine aiguë :
— Ferme les yeux !
Mais le garçon ne ferma pas les yeux. Depuis son enfance il avait eu l’habitude de voir nues les femmes du village, mais c’était la première fois qu’il voyait nue la jeune fille qu’il aimait. Il ne pouvait comprendre pourquoi du fait qu’elle était nue, une barrière s’était élevée entre eux rendant difficiles les politesses courantes, les familiarités habituelles. Avec la simplicité d’un enfant il se leva.
Le jeune homme et la jeune fille se faisaient face séparés par les flammes. Le garçon se déplaça un peu sur la droite ; la fille s’enfuit légèrement sur la droite. Le feu restait toujours entre eux.
— Pourquoi fuis-tu ?
— Eh bien, parce que j’ai honte.
Le jeune homme ne lui dit pas qu’elle n’avait alors qu’à s’habiller, car il avait envie de la contempler même quelques instants. Ennuyé de voir la conversation rompue, il lui posa une question d’enfant :
— Que pourrais-je faire pour que tu n’aies plus honte ?
La réponse de la jeune fille fut à la fois naïve et surprenante.
— Si tu étais nu aussi, je n’aurais plus honte.
Shinji était très ennuyé mais, après un instant de réflexion, il enleva son sweater au col roulé sans dire un mot. Pendant qu’il se déshabillait il se demandait si la jeune fille ne s’enfuirait pas et pendant qu’il enlevait son sweater il scrutait prudemment le visage qui était devant lui. Après qu’il se fut prestement débarrassé de ses vêtements, il n’y avait là debout qu’un jeune homme ne portant plus qu’un langouti autour des reins, beaucoup plus beau que lorsqu’il était habillé. Mais les pensées de Shinji étaient si ardemment tournées vers Hatsue que le sentiment de honte passait au second plan.
— Tu ne dois plus être honteuse maintenant ? demanda-t-il tout droit comme à un interrogatoire de police.
Sans se rendre compte de l’enormité de ses paroles, la jeune fille lâcha cette réponse imprévue :
— Si…
— Pourquoi ?
— Tu n’as pas tout enlevé !
Le corps de Shinji éclairé par les flammes devint tout rouge de honte. Il voulut dire quelque chose mais les mots restèrent dans sa gorge. Il approcha si près du feu qu’il se brûla presque le bout des doigts et toujours regardant la chemise de la fille où les flammes faisaient danser des ombres, il finit par dire :
— Si tu enlèves cela, j’en ferai autant.
Hatsue sourit sans le vouloir. Mais ni lui ni elle n’avaient la moindre idée de ce que ce sourire pouvait signifier.
La chemise blanche que la jeune fille tenait dans ses mains la couvrant à moitié de la poitrine aux cuisses, elle la rejeta derrière elle. Le garçon la vit et alors toujours debout comme la statue d’un héros et ne quittant pas la fille des yeux, il dénoua son langouti.
À ce moment la tempête rugit soudain plus fort que jamais au-dehors. Jusque-là le vent et la pluie avaient fait rage autour des ruines avec la même force qu’à présent, mais en ce moment le garçon et la fille prirent conscience de sa réalité et comprirent qu’en bas des hautes fenêtres le Pacifique était secoué avec une frénésie incessante.
La jeune fille recula de deux ou trois pas. Il n’y avait aucune issue. Son dos toucha le mur encrassé de suie.
— Hatsue ! cria le garçon.
— Saute par-dessus le feu. Si tu sautes par-dessus…, dit la fille d’une voix claire et forte.
Le garçon n’hésita pas. Le corps nu, que la flamme illuminait, il prit son élan sur la pointe des pieds et bondit au travers du feu. En un clin d’œil il se trouva droit en face de la fille. Sa poitrine toucha légèrement les seins de Hatsue. « C’était cette fermeté élastique que j’imaginais l’autre jour sous le sweater rouge », pensa le jeune homme troublé.
Tous deux s’enlacèrent. Hatsue la première tomba mollement sur le sol.
— Les aiguilles de pin font mal, dit-elle.
Shinji étendit la main vers la chemise blanche et voulut l’étendre sous le dos de la jeune fille. Elle l’en empêcha. Ses deux bras n’enlaçaient plus Shinji. Remontant ses genoux elle fit une boule de sa chemise et comme un enfant qui a pris dans ses mains un insecte à un buisson, elle protégea son corps. Ces mots qu’elle prononça étaient pleins de vertu :
— Il ne faut pas ! Une fille ne doit pas faire cela avant de se marier !
Shinji décontenancé dit sans conviction :
— Ce n’est vraiment pas possible ?
— Ce n’est pas possible.
Tenant les yeux fermés, la jeune fille dit posément sur un ton de conseil et de consolation :
— Il ne faut pas maintenant. J’ai décidé que c’est toi que j’épouserai et jusqu’à notre mariage, ce n’est pas possible !
Le respect de Shinji pour les choses de la morale s’était fait au hasard. De plus comme il n’avait pas connu de femmes auparavant, il crut toucher maintenant le tréfonds de la morale féminine. Il n’insista pas. Les bras du jeune homme enlaçaient toujours étroitement le corps de la jeune fille. Chacun des deux sentait les battements du cœur de l’autre.
Un long baiser tortura le garçon insatisfait, mais à partir de ce moment la douleur fit place à un étrange bonheur.
De temps en temps le feu qui mourait crépitait encore un peu. Ils entendaient ce bruit et le sifflement de la tempête frôlant les hautes fenêtres se mêler aux battements de leurs cœurs. Il semblait à Shinji que cette sensation incessante d’ivresse, le fracas effrayant de la mer au-dehors, le bruit des branches secouées par le vent, tout battait au même rythme violent que la nature. Dans son émotion entrait le sentiment d’un bonheur pur qui ne s’éteindrait jamais.
Le jeune homme éloigna son corps. Puis il dit d’une voix mâle et tranquille :
— J’ai ramassé ce matin sur la plage un beau coquillage que je t’ai apporté.
— Merci. Fais-le-moi voir.
Shinji retourna là où il avait jeté ses vêtements et commença à s’en vêtir. À ce moment Hatsue passa doucement sa chemise puis se vêtit entièrement.
Lorsqu’ils furent complètement habillés, Shinji apporta le coquillage à Hatsue.
— Oh ! Qu’il est joli !
Enchantée, la fille tourna vers la flamme la face lisse du coquillage qui refléta la lumière. Elle le mit à hauteur de ses cheveux et dit :
— Il ressemble à du corail. Je crois qu’il fera une jolie épingle à cheveux.
Shinji s’assit par terre en s’accotant à Hatsue. Habillés, ils se donnèrent un long baiser tout à leur aise.
Lorsqu’ils repartirent la tempête n’était pas terminée. Aussi Shinji, pensant aux réflexions que pourraient faire les gens du phare, renonça-t-il à prendre comme ils en avaient l’habitude le chemin qui descendait devant le phare et, conduisant Hatsue, suivit celui, un peu meilleur, qui passait en arrière du phare puis tous deux descendirent l’escalier de pierre exposé en plein vent.
Chiyoko était rentrée chez son père et sa mère. Dès le lendemain de son retour elle souffrit d’ennui. Shinji lui-même n’était pas venu la voir. La réunion régulière pour la leçon d’étiquette ayant lieu, toutes les filles du village y vinrent. Il y avait parmi elles un visage inconnu. Chiyoko comprit que ce devait être cette Hatsue dont Yasuo lui avait parlé. Elle trouva les traits rustiques de Hatsue plus beaux encore que les gens de l’île ne le disaient. C’était là une curieuse qualité de Chiyoko. Tandis qu’une femme qui a une certaine confiance en elle ne cesse de relever les défauts des autres femmes, Chiyoko, mieux qu’un homme, reconnaissait avec simplicité toutes les beautés qu’elle trouvait chez une femme sauf chez elle.
Faute de mieux, Chiyoko avait commencé à étudier l’histoire de la littérature anglaise. Ne connaissant pas une seule de leurs œuvres, elle apprit par cœur les noms d’un groupe de femmes poètes de l’époque victorienne : Chris-tina Georgina Rosselti, Adelaïde Anne Procter, Jean Ingelow, Augusta Webster, Alice Mener, de la manière qu’elle eût appris des versets d’un livre bouddhique canonique. Son fort était d’apprendre par cœur d’une manière immodérée tout ce qu’elle notait. Or, elle notait tout jusqu’aux éternuements de son professeur. Sa mère s’efforçait d’être constamment auprès d’elle, curieuse d’apprendre du nouveau par sa fille. L’idée d’aller à l’Université était due en premier lieu à Chiyoko mais c’est la pression ardente de la mère qui avait eu raison des hésitations du père. Sa soif de connaissances avait été aiguisée par une vie passant d’un phare à un autre, d’une île lointaine à une autre île lointaine. Elle dépeignait toujours la vie de sa fille comme un rêve idéal. Pas une fois ses yeux ne devinèrent que sa fille était un peu malheureuse.
Le jour de la tempête, le vent étant devenu de plus en plus violent depuis la veille, la mère et la fille avaient passé toute la nuit auprès du gardien du phare qui avait hautement conscience de sa responsabilité. Elles firent la grasse matinée. Contrairement à leurs habitudes, leur repas de midi fut leur premier déjeuner. Après avoir débarrassé la table, les trois personnes de la famille, enfermées par la tempête, passèrent le temps dans le calme de la maison.
Chiyoko commença à soupirer après Tôkyô. Elle soupirait après Tôkyô où même par un jour de tempête les autos circulaient comme d’habitude, où les ascenseurs montaient et descendaient, où les tramways marchaient. Là-bas, la plus grande partie de la nature avait été mise sous l’uniforme, son peu de puissance restée indépendante était ennemi. Ici, sur l’île, les habitants avaient fait alliance avec la nature et avaient pris son parti.
Lasse de travailler, Chiyoko appuya son visage contre la vitre et regarda la tempête qui la tenait enfermée. La tempête était monotone. Le mugissement des vagues avait la persistance d’un ivrogne qui se répète.
Sans savoir pourquoi, Chiyoko se rappela le scandale qu’avait causé une camarade de classe en se laissant séduire par un homme qu’elle aimait. Elle l’avait aimé à cause de sa gentillesse et de son raffinement et l’avait dit ouvertement. Après cette première nuit, elle continua d’aimer cet homme pour sa force brutale et son égoïsme, mais elle n’en parla à personne.
À ce moment Chiyoko aperçut Shinji descendant l’escalier de pierre fouetté par le vent, avec Hatsue pressée contre lui.
Chiyoko connaissait les avantages d’avoir un visage aussi laid qu’elle pensait qu’était le sien. Une fois qu’elle avait durci son visage, celui-ci pouvait cacher ses émotions beaucoup plus habilement qu’un joli visage ne l’aurait pu. Celle qui se tenait pour laide n’était qu’une vierge se cachant sous un masque.
La jeune fille se détourna de la fenêtre. Près du brasero, la mère causait avec le père qui fumait en silence sa « Vie nouvelle ». Dehors c’était la tempête ; à l’intérieur, c’était la vie familiale. Il n’y avait personne pour remarquer que Chiyoko était malheureuse.
Chiyoko retourna vers la table et ouvrit un livre d’anglais. Les mots n’avaient pas de sens, c’était simplement des lettres qui se succédaient. Entre les lignes tourbillonnaient des oiseaux vers le haut, vers le bas. C’étaient des mouettes. Chiyoko se rappela : « Quand je suis revenue dans l’île et que je pariais qu’une mouette monterait ou ne monterait pas plus haut que le pylône… c’était cet événement qui était prédit… »