Paul
Il y a eu la nuit noire. Puis des éclairs de souffrance, des fusées, des grappes, des aigrettes, des bouquets, des soleils de souffrance ont traversé la nuit noire. Ensuite je suis devenu une sorcière et un chaudron.
Le chaudron, c’était mon corps, la sorcière mon âme. Le corps est en ébullition, et l’âme penchée sur les remous fébriles du noir brouet observe passionnément le phénomène. Vient un moment où musiques, visites, lectures deviendraient possibles. L’âme repousse ces inopportunes distractions. Elle a autre chose à faire. Elle ne veut pas être détournée un instant de son théâtre de maladie. La fièvre du corps absorbe l’âme, l’empêche de s’ennuyer, de rêver, de s’évader. Ce sont là fantaisies de convalescent. On dirait que le corps exalté par la fièvre, pénétré par la fièvre comme par une sorte d’esprit, se rapproche de l’âme, elle-même alourdie et comme matérialisée par la souffrance. Et ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, fascinés par l’étrange parenté qu’ils se découvrent.
(C’est peut-être une approche de la vie animale. L’animal ne manifeste jamais l’ennui, le besoin de combler des heures vides par quelque activité inventée, le besoin de se distraire, la distraction étant le divorce délibéré de l’âme et du corps. Le propre de l’homme est la séparation de l’âme et du corps – que la maladie atténue.)
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Cette fois le recul est pris. La sorcière s’est détachée du chaudron et relève la tête. Mais pour un instant seulement, parce que le brouet ardent menace maintenant de la submerger. Il vire au rouge, se dresse à la verticale. C’est la gueule béante, hérissée de crocs d’un requin. Non, je le reconnais, c’est le mur vivant du boyau berlinois en marche contre moi. Panique ! Je m’arc-boute contre la souffrance, cette masse ruisselante et rouge qui s’avance. Tant qu’il me restera assez de ressources pour tenir, je survivrai, mais je sens mes forces qui s’épuisent. Panique ! Je ne suis plus qu’un cri, qu’une douleur…
– Faites-lui des injections intra-artérielles de 10 cm3 de novocaïne à 1 %. Mais pas plus de quatre par vingt-quatre heures.
Qui suis-je ? Où suis-je ? La petite fée Novocaïne en m’arrachant à la douleur m’a dépouillé de toute personnalité, de toute insertion dans l’espace et le temps. Je suis un moi absolu, intemporel et sans situation. Je suis, c’est tout. Suis-je mort ? Si l’âme survit au corps, n’est-ce pas sous cette forme simplifiée à l’extrême ? Je pense, je vois, j’entends. Il faudrait dire : il pense, il voit, il entend. Comme on dit il pleut ou il fait soleil.
– Il n’y aurait pas eu ces barres, ces poutrelles, ces crics, il s’en tirait avec un début d’asphyxie. Mais ce matériel de fonte et d’acier, ce métal charrié par l’éboulement… Des couteaux, des ciseaux, des scies ! Et alors ensuite, cette menace de gangrène dans ce bras et cette jambe broyés. L’amputation était inévitable.
De qui parle-t-on ? Certes mon côté droit gît lourd et inerte dans ces draps fades et moites. Mais de ma jambe gauche, de mon bras gauche, je vis, je sens, je m’étends.
Je m’étends. Mon lit n’est qu’un foyer, le centre purement géométrique d’une sphère de sensibilité à volume variable. Je suis dans une bulle – plus ou moins gonflée. Je suis cette bulle. Tantôt sa membrane flasque, dégonflée se colle à mon corps, coïncide avec ma peau, tantôt elle déborde, elle englobe le lit, elle envahit la chambre. C’est alors que l’irruption de quelqu’un dans la pièce est pénible. Hier lorsque Méline est entrée en poussant la table roulante, la bulle emplissait tout l’espace. Méline s’y est enfoncée brutalement avec son engin à roulettes, et moi, j’ai hurlé silencieusement, à moins que ce soit elle qui soit devenue sourde, elle et le médecin et tous les autres, car il y a beau temps que mes paroles et mes cris ne parviennent plus à mon entourage.
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La souffrance n’est plus cette muraille rouge du boyau berlinois contre laquelle je m’arc-boutais de toutes mes forces. Elle ressemble maintenant à un fauve invisible qui me déchire et que je m’efforce de maîtriser, d’apprivoiser pour le plier à mon service. Mais à tout moment, il regimbe et me mord.
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Tout à l’heure, je regardais le soleil descendre à l’horizon dans un grand tumulte de nuages pourpres. Cette lumière était-elle trop vive pour mes yeux devenus hypersensibles ? Ou bien ces cavernes incandescentes illustraient-elles trop éloquemment la double brûlure de mes moignons ? Le ciel embrasé est devenu ma plaie. Je regardais fasciné ces vastes écroulements enflammés dont j’étais la conscience torturée. Mon corps souffrant encombrait le ciel, emplissait l’horizon.
Ce sentiment n’était pas aussi illusoire que je ne m’endormisse apaisé dès que le dernier rayon du couchant fut éteint.
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Il faut échapper à l’alternative souffrance-anesthésie. Il faut congédier la petite fée Novocaïne. Décrisper mes doigts de cette bouée de sauvetage qui me permet de ne pas couler à pic dans la souffrance. Affronter nu et seul, sans le bouclier anesthésique, la ruée de la souffrance. Apprendre à nager dans la souffrance.
Je sais cela depuis peu. Depuis que la souffrance massive et homogène comme la nuit noire se nuance, se différencie. Ce n’est plus le grondement sourd et assourdissant qui assomme. Ce n’est pas encore un langage. C’est une gamme de cris, de stridences, de coups sonores, de susurrements, de cliquetis. Ces mille et mille voix de la souffrance ne doivent plus être étouffées par le bâillon anesthésique. Apprendre à parler.
– Il ne veut plus de novocaïne ? S’il souffre trop, on peut envisager une intervention chirurgicale, sympathectomie périartérielle ou artériectomie, myélotomie commissurale, leucotomie préfrontale…
La douleur est un capital qui ne doit pas être dilapidé. C’est la matière brute qu’il faut travailler, élaborer, déployer. Cette douleur, qu’on ne s’avise pas de me l’enlever, car je n’ai plus rien d’autre. Elle me prive de tout, mais je sais que je dois tout retrouver en elle, les pays que je ne parcourrai plus, les hommes et les femmes que je ne rencontrerai plus, les amours qui me sont refusées, tout doit être recréé à partir de ces élancements, torsions, crispations, crampes, ardillonnements, brûlures et martèlements qui habitent mon pauvre corps comme une ménagerie enragée. Il n’y a pas d’autre voie. Mes plaies sont l’étroit théâtre dans les limites duquel il m’incombe de reconstruire l’univers. Mes plaies sont deux jardins japonais, et dans cette terre rouge, tuméfiée, bosselée de croûtes noires, crevées de flaques de pus où l’os coupé émerge comme un rocher, sur ce terrain lépreux, labouré, épluché, il m’appartient de modeler une minuscule réplique du ciel et de la terre… qui me livrera la clé du ciel et de la terre.
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Cette nuit à trois heures, instant privilégié, béni, surhumain ! Dans un silence cristallin, d’une sérénité divine, j’ai entendu sonner trois heures à l’église du Guildo. Mais aussi à celle de Sainte-Brigitte, de Trégon, de Saint-Jacut, de Créhen et même de Matignon et de Saint-Cast. À dix kilomètres à la ronde, ces trois coups retentissaient selon cent rythmes différents, selon cent timbres différents, et je les entendais, et je les identifiais sans erreur possible. L’espace de quelques secondes, j’ai entrevu l’état d’hyperconnaissance auquel pourrait aboutir la terrible et douloureuse métamorphose où je suis engagé.
Ce moment sublime, je l’ai ensuite chèrement payé. Jusqu’au lever du soleil, j’ai haleté sur une croix, la poitrine écrasée par la corde d’un garrot, les mains et les pieds broyés dans des brodequins de buis, le cœur saignant sous des coups de lance répétés.
Mais plus rien ne me fera oublier les cent cloches égrenant dans la nuit limpide ces trois heures matutinales.
– Dans l’état de ses moignons, les prothèses ne sont pas pour demain. Cependant il faut éviter l’ankylose totale de ses muscles. Il faudrait qu’il remue, qu’il s’assoie, qu’il fasse un peu travailler sa carcasse.
Travail. Je me souviens, oui. Du bas latin tripalium, chevalet formé de trois pieux servant à mater les chevaux rétifs et à accoucher les femmes. Je suis un cheval rétif, écumant et piaffant sous la douleur du travail. Je suis une femme en travail, hurlante et cabrée. Je suis l’enfant qui vient de naître : le monde pèse sur lui avec le poids d’une grande souffrance, mais il doit assimiler cette souffrance, en devenir l’architecte, le démiurge. De cette masse opaque et oppressante, il faut faire le monde, comme le grand jacquard des Pierres Sonnantes faisait d’un échevau dur et compact une toile translucide finement composée.
L’organisme qui se laisserait détruire par des agressions extérieures sans réagir, dans une passivité totale, ne souffrirait pas. La douleur exprime la réaction immédiate du corps blessé qui commence déjà à parer, à réparer, à reconstruire ce qui vient d’être détruit – même si cette réaction est souvent vaine et dérisoire.
Ni vaine, ni dérisoire dans mon cas, je le sais.
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Je cherche un mot pour définir l’état vers lequel j’évolue actuellement, et c’est celui de porosité qui se présente à mon esprit.
« C’est la grande mouille », a dit Méline ce matin en entrant dans la chambre. Elle faisait allusion à une pluie dense et tiède qui a crépité toute la nuit sur les feuillages fauves et les fruits blets de l’automne.
Je le savais. Ou du moins, j’aurais pu le savoir en interrogeant mon corps, en regardant le suaire chaud et trempé qui l’enveloppait. Malaise encore, oui, et souffrance. Mais mon cœur se gonfle d’espoir quand je constate que je suis en contact immédiat, en prise directe avec le ciel et les intempéries. J’entrevois la naissance d’un corps barométrique, pluviométrique, anémométrique, hygrométrique. Un corps poreux où la rose des vents viendra respirer. Non plus le déchet organique pourrissant sur un grabat, mais le témoin vivant et nerveux des météores.
Ce n’est encore qu’un espoir, mais une fissure apparaît dans le boyau berlinois par laquelle pénètrent le soleil et la pluie.
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Voici une chose que je n’oserais confier à personne de peur – non tant de passer pour fou, que m’importe après tout ? – mais de l’entendre bafouée, moquée, traitée de vésanie, alors qu’il s’agit d’un prodige enthousiasmant.
Avant-hier en m’éveillant j’ai senti très distinctement que quelque chose remuait dans mes deux pansements. Un gros insecte dans le pansement de mon bras, une petite souris dans celui de ma jambe. Puis Méline est entrée, la journée s’est écoulée, et j’ai oublié l’insecte et la souris.
Chaque soir quand les soins et les rites du jour fini ont préparé l’appareillage pour la grande traversée de la nuit, je me sens tout à coup replacé dans l’environnement et l’état d’esprit du petit matin, et je retrouve alors des idées, des songes, des sensations issus de la nuit précédente, mais que la journée avait oblitérés. C’est ainsi que l’insecte et la souris se sont rappelés à moi. Au demeurant, cette comparaison avec des petits animaux s’est vite révélée insuffisante, car il m’est apparu bientôt que ce qui s’agitait dans les profondeurs de mes pansements obéissait aux injonctions de ma volonté. Tout se passe comme si de mes deux plaies émergeaient parfois ici une minuscule main, là un petit pied, doués de mouvement et de sensibilité. Émergence intermittente suivie de rétractations plus ou moins durables. Je songe aux bernard-l’ermite que nous attrapions dans les rochers de Sainte-Brigitte. De la coquille de mollusque posée sur le sable, on voyait au bout de quelques minutes émerger un faisceau de pattes, pinces et antennes qui se déployait, tâtonnait et prenait possession de l’espace environnant, pour se replier et disparaître instantanément à la moindre alerte. Ainsi de la caverne rouge et tuméfiée de mes moignons sortent de fragiles et timides organes pour des incursions exploratoires qui ne dépassent pas encore les limites de mes pansements.
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Méline m’a fait une bien étrange surprise ce matin. De quel fond d’armoire a-t-elle extrait cette jumelle, jumelle JUMO que nous avait donnée en prime l’agence pour laquelle Jean et moi nous avions tourné des petits films publicitaires ? Cet épisode de notre enfance était resté présent à ma mémoire, comme si j’avais été averti dès le début qu’il était gros de signification et promis à un avenir mystérieux.
Après avoir appris à tenir la jumelle et à mettre au point de ma seule main droite, j’ai fouillé le lointain, la plage de l’île des Hébihens, les parcs à moules de Saint-Jacut, les rochers de la pointe du Chevet où j’ai suivi d’infimes silhouettes de foéneurs encapuchonnés. Mais j’ai bientôt compris que j’en usais ainsi banalement, et qu’il y avait plus à attendre de la jumelle que de voir à deux kilomètres comme à deux cents mètres.
Ayant suffisamment balayé l’horizon, j’ai abaissé ma vision à mon propre jardin où Méline charriait des feuilles mortes. Elle pouvait être à trente mètres, je la voyais comme à deux. Le changement, le rapprochement était d’une tout autre nature que dans le cas des foéneurs du Chevet. Car ceux-là, qu’ils fussent à deux cents mètres ou à deux kilomètres de moi, ils se situaient dans un au-delà inaccessible, hors de ma sphère, sinon hors de ma vue. Tandis que Méline qui se trouvait d’abord au-delà de ma proximité physique, la jumelle en la rapprochant la faisait pénétrer dans ma sphère. Et le paradoxe de la situation, c’était que si elle se trouvait désormais à deux mètres de moi – à portée de voix, presque à portée de main – je demeurais, moi, à trente mètres d’elle. Cette absence de réciprocité se voyait bien à son visage, concentré sur des tâches et des objets sans rapport avec moi, enfermé dans un cercle dont j’étais exclu. Grâce à la jumelle, je posais sur Méline un œil inquisiteur, perçant et hors d’atteinte, l’œil de Dieu en somme, et je faisais pour la première fois l’expérience d’une lueur aliénante surmontée, inversée, vengée.
Mais je devais aussitôt dépasser cette médiocre alternative, cette revanche tout humaine, subjective, trempée de sentiment et de ressentiment. Œil de Dieu, oui, mais il m’a toujours semblé que l’éminence divine n’était vraiment intacte que confrontée à la nature innocente et aux éléments bruts, et qu’elle perdait de sa pureté au contact des hommes. C’est donc finalement au jardin lui-même, et en premier lieu à l’herbe des prairies que j’ai appliqué mon instrument d’hyperconnaissance. Quelle n’a pas été ma surprise en plongeant mon œil divin dans l’épaisseur du fouillis végétal de constater que cette lueur aliénante inversée dont je venais de constater l’effet sur le visage de Méline me donnait des herbes et des fleurs une vision d’une netteté et d’une coruscance incomparables ! Je ne fus pas long à m’apercevoir que la composition de la prairie variait d’un point à un autre, et notamment d’un certain bas-fond un peu humide aux abords sablonneux de la falaise ou d’un tumulus calcaire que nous dévalions à bicyclette aux confins des champs cultivés qui limitent la propriété à l’est. Je me suis fait apporter par Méline le grand herbier aux gravures en couleurs qui a appartenu au grand-père de Maria-Barbara – mon grand-père maternel – et j’ai démêlé avec une joie intense dans la masse confuse du regain frais toutes sortes d’espèces répertoriées, les trèfles blancs et violets, le lotier corniculé, la flouve odorante, la crételle et le pâturin des prés, l’avoine jaunâtre et la pimprenelle sanguisorba, ailleurs l’houlque laineuse, la fétuque, le brome, le fromental, la fléole, le raygrass, le dactyle et le vulpin, plus loin, dans le coin marécageux, les renoncules, les scirpes et les carex. Et chacun de ces êtres végétaux se détachait du fond herbu avec une netteté admirable, dessinant ses tiges, ombelles, cymes, panicules, étamines et bractées avec une finesse et une précision surréelles. Jamais, non jamais le plus attentif des botanistes ayant bras et jambes pour parcourir ses jardins et manipuler ses plantes n’aura à l’œil nu une vision de cette qualité et de cette quantité.
Le travail de création qui s’accomplit dans mes deux plaies trouve sa leçon dans les jardins miniatures japonais. JUMO vient d’élever les prairies de la Cassine de la dignité de jardin de thé – où l’on se promène en devisant – à celle de jardin Zen où seuls des yeux peuvent se poser. Mais à Nara mes yeux de profane ne voyaient dans les jardins Zen qu’une page blanche – cette nappe de sable ratissé, ces deux rochers, cet arbre squelettique, ce n’était évidemment qu’une portée vierge attendant les notes de la mélodie. Après les mutilations rituelles de Berlin, je ne suis plus ce profane, et le vide a fait place à une magnifique surabondance.
J’ai reposé ma jumelle avec une assurance heureuse. Ce jardin de mon enfance, ce théâtre privilégié de nos jeux, jamais plus certes je ne m’y promènerai, mais j’en ai désormais une connaissance plus intime, plus possessive par mon seul regard d’infirme, et je sais qu’elle ne s’arrêtera plus dans sa conquérante progression.
C’est alors que ma main gauche a émergé pour la première fois de mon pansement.
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La maladie, la souffrance, l’infirmité en réduisant la marge d’autonomie de notre être lui donnent peut-être un accès plus direct à son environnement. Le grabataire est cloué au sol, mais n’a-t-il pas du même coup dans ce sol mille et mille racines et terminaisons nerveuses que l’homme sain au pied léger ne soupçonne pas ? L’infirme vit la sédentarité avec une intensité incomparable. Je songe à Urs Kraus et à son « espace riche ». Si riche que l’homme s’y trouvait compromis par une infinité d’implications et ne pouvait plus y creuser le vide nécessaire à sa mobilité. Mon infirmité me métamorphose en arbre. Je possède désormais branches dans le ciel et racines dans la terre.
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Ce matin, mes jointures craquent douloureusement, mes plaies se contractent, mes muscles sont au bord de la crampe.
C’est que pour la première fois cette année, la campagne s’est éveillée sous une parure de gelée blanche, tandis qu’une bise de nord-est arrachait les feuilles des arbres par brassées. L’automne paraît virer à l’hiver, mais je le sais d’expérience – et tout mon corps électrisé par ce soudain froid sec me le confirme – il ne s’agit que d’une fausse alerte, une fausse sortie de l’automne qui va revenir bientôt et se réinstaller pour un temps.
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Lorsque Méline est entrée tout à l’heure en poussant devant elle la table roulante, j’ai tressailli de peur et je me suis rejeté en arrière, tellement que je suis encore tout ébranlé du choc. C’est que depuis deux heures, ma jambe gauche – l’amputée, l’invisible – débordant du pansement, du drap, du lit, pendait sur le plancher de la chambre. Je m’amusais bien de ce membre flasque et envahissant, nu et sensible pourtant, que je poussais de plus en plus loin, jusqu’au mur, jusqu’à la porte, et j’étais en train de me demander si je parviendrais à en abaisser la poignée avec mes orteils.
C’est alors que Méline a fait irruption avec son chariot et ses gros souliers, et peu s’en est fallu qu’elle ne m’écrasât la jambe. Il faudra l’habituer à frapper et à ne pas entrer avant que je ne me sois rassemblé.
À noter que tandis que ma jambe envahissait la chambre, mon bras gauche s’était complètement résorbé dans son pansement, et ma main, si elle n’avait pas disparu, n’était plus sous la gaze qu’un bouton de perce-neige. Faut-il admettre un équilibre entre ma jambe et mon bras, tel que l’un ne peut croître sans que l’autre décroisse, ou n’est-ce qu’une situation passagère due à mon manque de « maturité » ?
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Encore une innovation : je viens d’associer deux sources d’hyperconnaissance. J’avais repéré à la jumelle une colonie de champignons sous un vieux chêne, des lycoperdons, ces vesses-de-loup que nous nous amusions à presser comme des poires pour en faire jaillir un petit nuage de poussière brune. J’observais longuement dans la lumière surréelle de JUMO le pied épais et pelucheux et la tête ronde, laiteuse et couverte de fines pustules du plus gros sujet de la colonie.
C’est alors que j’ai eu la certitude de toucher aussi le champignon. Indiscutablement cette surface bombée, tiède et granuleuse, je ne la voyais pas seulement, je la frôlais du bout des doigts, et tout de même l’humus frais et les herbes alourdies de rosée sur lesquels se détachait mon lycoperdon. Ma main gauche était là, elle aussi, spontanément elle s’était avancée au bout d’un bras de dix à onze mètres de long pour se trouver au rendez-vous de mon œil sur le petit champignon blanchâtre.
Mais alors ma jambe gauche escamotée, évanouie, avalée par son moignon ! On dirait que mon corps droit n’a pas encore la force de lancer à la conquête du monde mon corps gauche tout entier, et qu’il essaie, poussant au-dehors tantôt un bras, tantôt une jambe, en attendant mieux.
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Ce bras et cette jambe qui me manquent, je m’aperçois que dans la nuit noire de ma souffrance je les identifiais confusément à mon frère-pareil disparu. Et il est bien vrai que tout être cher qui nous quitte nous ampute de quelque chose. C’est un morceau de nous-même qui s’en va, que nous portons en terre. La vie peut bien continuer, nous sommes désormais des invalides, plus rien ne sera jamais comme avant.
Mais il y a un mystère et un miracle gémellaires, et le frère-pareil disparu revit toujours de quelque façon dans le jumeau déparié survivant.
Ce corps gauche qui remue, qui s’agite, qui pousse des prolongements fabuleux dans ma chambre, dans le jardin, bientôt peut-être sur la mer et au ciel, je le reconnais, c’est Jean, incorporé désormais à son frère-pareil, Jean-le-Fuyard, Jean-le-Nomade, Jean-le-Voyageur-invétéré.
En vérité dans notre grand voyage, nous avons mimé de façon imparfaite, maladroite, presque risible – et en somme sur le mode sans-pareil – une vérité profonde, le fond même de la gémellité. Nous nous sommes poursuivis, comme le gendarme et le voleur, comme les acteurs d’un film comique, sans comprendre que nous obéissions ainsi de façon caricaturale à l’ultime formule de Bep :
gémellité dépariée = ubiquité.
Ayant perdu mon jumeau, il fallait que je coure de Venise à Djerba, de Djerba à Reykjavik, de là à Nara, à Vancouver, à Montréal. J’aurais pu courir longtemps encore, puisque ma gémellité dépariée me commandait d’être partout. Mais ce voyage n’était que la parodie d’une vocation secrète, et il devait me mener sous le mur de Berlin à seule fin que j’y subisse les mutilations rituelles nécessaires à l’accession à une autre ubiquité. Et la disparition inexplicable de Jean n’était que l’autre face de ce sacrifice.
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Un petit enfant construit le monde en composant entre elles ses sensations visuelles, auditives, tactiles, etc. Un objet est terminé, rejeté dans l’environnement lorsqu’il est devenu le rendez-vous permanent d’une forme, d’une couleur, d’un bruit, d’une saveur…
Je suis engagé dans un processus analogue. La bulle de plus en plus vaste que je gonfle autour de moi, les incursions de plus en plus lointaines de mon corps gauche, les images surréelles que me livre JUMO, ces données se fondent entre elles pour faire de mon lit le centre d’une sphère sensible au diamètre croissant de jour en jour.
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Le plafond de nuages gris, uniforme, qui s’étendait d’un horizon à l’autre, comme usé par une petite brise de terre, s’amincit, devient un marbre translucide à travers lequel filtre le bleu du ciel. Puis le marbre se fendille, mais de façon régulière, selon des contours rectangulaires, et fait place à un dallage aux interstices de plus en plus larges, de plus en plus lumineux.
Une âme déployée. Tel était bien le privilège des frères-pareils qui tendaient entre eux un ramage d’idées, de sentiments, de sensations, riche comme un tapis d’Orient. Au lieu que l’âme du sans-pareil se tasse rabougrie dans un coin obscur, pleine de secrets honteux, comme un mouchoir en boule au fond d’une poche.
Ce déploiement, nous l’avons joué entre nous pendant notre enfance. Puis nous l’avons étiré aux dimensions du monde, mais de façon gauche et ignorante, au cours de notre voyage, le brodant de motifs exotiques, cosmopolites. Cette dimension mondiale, il importe de la garder, mais en lui restituant la régularité et le secret des marelles de notre enfance. De cosmopolite, il faut qu’elle devienne cosmique.
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Ce matin le ciel était limpide et clair comme un diamant. Pourtant des frôlements de lame de rasoir, des coupures fines et profondes, la douloureuse vibration d’un fil d’épée dans l’épaisseur de ma cuisse annonçaient un changement. En effet le ciel s’est strié de filaments délicats, de griffes à reflets soyeux, de cristaux de glace suspendus comme des lustres à des altitudes prodigieuses. Puis la soie cristalline a épaissi, elle est devenue hermine, angora, mérinos, et mon ventre s’est enfoncé dans cette toison douce et bienveillante. Enfin le corps nuageux est apparu, cortège solennel, massif et arrondi, grandiose et nuptial, – nuptial, oui, car j’ai reconnu deux silhouettes unies, rayonnantes de bonheur et de bonté. Édouard et Maria-Barbara, se tenant par la main, s’avançaient à la rencontre du soleil, et la force bienfaisante de ces divinités était si intense que la terre tout entière souriait sur leur passage. Et tandis que mon corps gauche en fête se mêlait au cortège et se perdait dans le dédale neigeux et lumineux de ces grands êtres, mon corps droit recroquevillé sur sa couche pleurait de nostalgie et de douceur.
Le cortège s’est enfoncé dans la gloire du levant, et, le reste de la journée, on a vu défiler des nuages de traîne variés, tout un menu peuple grégaire et fantasque, suite de formes et de suggestions, d’hypothèses et de rêves sans lendemain.
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Toute la journée, la douceur de l’été indien a fait chanter les arbres fauves dans le ciel vert, et de rares souffles de vent passaient en emportant une ou deux feuilles rousses. Puis tout s’est tu, et la chaleur a cessé de rayonner du soleil pour sourdre des nuages en ondes électriques. Un chaos plombé surmonté de sommets brillants, de mamelons bourgeonnants et pommelés a commencé à rouler vers moi, du fond de l’horizon, le long de mon pied, de ma cheville et de ma cuisse. D’une dernière brèche ouverte dans la citadelle de nuages tombait une lance de lumière qui s’écrasait sur la mer grise en flaque phosphorescente, chaude, presque brûlante, mais je n’avais garde de me soustraire à cette touche ardente, car je savais qu’elle ne durerait pas et que la nuit allait se refermer sur elle. La brèche lumineuse s’est éteinte en effet, et le chaos a achevé de déferler, m’enveloppant de ses ondes électriques. Le jardin était noyé dans l’obscurité à l’exception d’un massif de gerbes d’or dont les hampes brillaient d’un scintillement inexplicable. JUMO m’a appris qu’il s’agissait d’un essaim de papillons de nuit venus butiner les fleurettes jaunes. Ainsi les papillons de nuit butinent eux aussi et, bien entendu, dans l’obscurité ? Pourquoi non ? Ayant découvert ce petit secret de la nature, j’ai senti sur tout mon bras gauche des frôlements innombrables d’ailes pelucheuses et argentées.
Puis la grande colère de l’orage a grondé dans ma poitrine et mes larmes ont commencé à rouler sur les vitres de la véranda. Mon chagrin qui avait commencé par des grommellements proférés au fond de l’horizon a crevé en clameurs foudroyantes sur toute la baie de l’Arguenon. Ce n’était plus une plaie secrète cachée sous un pansement, suppurant inlassablement. Ma colère embrasait le ciel et y projetait des images accablantes le temps d’un éclair : Maria-Barbara hissée dans le camion vert des Allemands, Alexandre gisant poignardé dans les docks de Casablanca, Édouard errant de camp en hôpital avec, pendues au cou, des photos de notre mère disparue, Jean fuyant devant moi à travers la Prairie, la mâchoire rouge et ruisselante du tunnel berlinois se refermant lentement, tout un réquisitoire passionné contre le destin, contre la vie, contre les choses. Cependant que mon corps droit remuait à peine, tassé au fond du lit, terrorisé, mon corps gauche ébranlait le ciel et la terre comme Samson dans sa fureur les colonnes du temple de Dagon. Puis emporté par sa colère, il s’est répandu au sud, prenant à témoin de son malheur les landes de Corseul et les grands étangs de Jugon et de Beaulieu. Ensuite la pluie est tombée, drue, apaisante, lénifiante, propre à dénouer la crise, à bercer ma tristesse, à peupler de murmures mouillés et de baisers furtifs ma nuit aride et solitaire.
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En a-t-il toujours été ainsi, ou est-ce l’effet de ma vie nouvelle ? Il y a un accord remarquable entre mon tempo humain et le rythme du déroulement météorologique. Alors que la physique, la géologie, l’astronomie nous racontent des histoires qui nous demeurent toutes étrangères, soit par la formidable lenteur de leur évolution, soit par la rapidité vertigineuse de leurs phénomènes, les météores vivent très précisément à notre allure. Ils sont commandés – comme la vie humaine – par la succession du jour et de la nuit, et par la ronde des saisons. Un nuage se forme dans le ciel, comme une image dans mon cerveau, le vent souffle comme je respire, un arc-en-ciel enjambe deux horizons le temps qu’il faut à mon cœur pour se réconcilier avec la vie, l’été s’écoule comme passent les grandes vacances.
Et c’est heureux, car s’il en était autrement, je vois mal comment mon corps droit – que Méline lave et nourrit – pourrait servir de souche – enfouie et souillée, mais indispensable – à mon corps gauche, déployé sur la mer comme une grande aile sensible.
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La lune dévoile sa face ronde en poussant un cri de chouette. La brise de terre assaille les branches des bouleaux, les entrelace, et fait crépiter une poignée de grosses gouttes sur le sable. La lèvre phosphorescente de la mer s’écrase, se retire, s’ourle à nouveau. Une planète rouge clignote à l’intention de la bouée à éclats – rouges également – qui balise l’entrée du port du Guildo. J’entends l’herbe brouter l’humus pourrissant des bas-fonds, et le trot menu des étoiles parcourant d’est en ouest la voûte céleste.
Tout est signe, dialogue, conciliabule. Le ciel, la terre, la mer se parlent entre eux et poursuivent leur monologue. Je trouve ici la réponse à la question que je me posais la veille de la Pentecôte islandaise. Et cette réponse est d’une grandiose simplicité : comme la gémellité a son langage – la cryptophasie – la gémellité dépariée a le sien. Doué d’ubiquité, le cryptophone déparié entend la voix des choses, comme la voix de ses propres humeurs. Ce qui pour le sans-pareil n’est que rumeur de sang, battement de cœur, râle, flatulence et borborygme devient chant du monde pour le cryptophone déparié. Car la parole gémellaire destinée à un seul, par la force du dépariage s’adresse désormais au sable, au vent et à l’étoile. Ce qu’il y avait de plus intime devient universel. Le chuchotement s’élève à la puissance divine.
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Misère de la météorologie qui ne connaît la vie du ciel que de l’extérieur et prétend la réduire à des modèles mécaniques. Les démentis constants que les intempéries infligent à ses prévisions n’ébranlent pas son obstination stupide. Je le sais depuis que le ciel est devenu mon cerveau : il contient plus de choses que n’en peut enfermer la tête d’un physicien.
Le ciel est un tout organique possédant sa vie propre, en relation directe avec la terre et les eaux. Ce grand corps développe librement et en vertu d’une logique intérieure ses brouillards, neiges, embellies, givres, canicules et aurores boréales. Il manque au physicien pour le savoir une dimension, celle précisément qui plonge en moi, articulant mon corps gauche déployé sur mon corps droit estropié.
Car je suis désormais un drapeau claquant dans le vent, et si son bord droit est prisonnier du bois de la hampe, son bord gauche est libre et vibre, flotte et frémit de toute son étamine dans la véhémence des météores.
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Depuis trois jours, l’hiver pur et stérile impose sa lucidité à toutes les choses. Il y a du verre et du métal dans mon corps gauche qui prend appui très loin sur deux édifices anticycloniques situés l’un au nord-est de la France, l’autre au sud-ouest de la Grande-Bretagne. Ces deux forteresses arctiques – glacis d’air stable et froid – subissaient avec constance jusqu’à ce matin les assauts des courants atlantiques qui vont combler une profonde dépression creusée à plus de deux mille kilomètres à l’ouest de l’Irlande.
Mais je sens bien que l’un des deux – le plus exposé, celui de Cornouailles – se laisse gagner par l’air chaud, s’effrite, vacille au bord du gouffre dépressionnaire. Je prévois son effondrement, sa mise à sac par des vents humides et salés. Qu’importe ! Il n’y aura pas de redoux, l’air conservera sa transparence immobile et cristalline, car l’autre forteresse, la flamande, demeure inébranlable, forte d’une surpression de 1 021 millibars. Elle dirige sur moi un vent d’est-nord-est calme et clair, sec et glacé qui balaie et fait briller la mer et la forêt. Pourtant la couche de neige s’amincit dans les champs, et on voit percer les mottes de terre noire des labours. C’est que le soleil est vif et provoque l’évaporation de la neige sans aucun dégel. Au-dessus des masses de neige dures et intactes tremble un brouillard transparent et irisé. La neige devient vapeur sans fondre, sans couler, sans mollir.
Cela s’appelle : sublimation.