CHAPITRE XV
 
Les miroirs vénitiens

 

Paul

Lorsque j’ai atterri ce matin à l’aéroport Marco Polo, il pleuvait à verse. J’ai refusé de me mettre à l’abri dans la cabine du vaporetto où se pressait une foule cosmopolite. Je suis resté sur le pont, et pendant les quarante-cinq minutes du trajet, j’ai regardé passer les pieux casqués chacun d’une mouette renfrognée, qui jalonnent le chenal. Point n’est besoin d’être allé à Venise pour connaître cette ville, tant elle fait partie du paysage imaginaire de chaque Européen. Tout au plus y va-t-on pour la reconnaître. Ce chemin de pieux fichés dans la vase de la Lagune, c’est la piste de cailloux blancs semés par le Petit Poucet pour retrouver la maison de ses parents. Pour un Occidental de culture moyenne, il n’est sans doute pas de ville plus préjugée, pressentie que Venise.

À mesure que nous approchions, chacun de nous prenait pied dans son propre rêve, et saluait avec une émotion joyeuse les détails familiers qui annonçaient l’approche de la ville natale. Ce fut d’abord un vol compact de pigeons qui décrivit une volte autour de la cheminée du bateau et s’enfuit à tire-d’aile comme la colombe de l’Arche de Noé. Puis une gondole creva le rideau de la pluie – notre première gondole – onze mètres de long, un mètre cinquante de large, bois noir verni, petit bouquet de fleurs artificielles piqué sur le pont avant, comme une banderille sur le garrot de la bête, avec en proue le ferro d’acier dont les six dents représentent les six quartiers de Venise. Enfin la pluie cessa. Un rayon de soleil trancha comme d’un coup d’épée la brume mouillée dans laquelle nous avancions et se posa sur la blanche coupole entourée d’une ronde de statues de l’église Santa Maria della Salute. Le bateau stoppa, et c’est alors seulement en me retournant que je « reconnus » le campanile de la place Saint-Marc, les deux colonnes de la Piazzetta, les arcades du Palais ducal…

J’ai laissé la foule s’écouler sur le quai. Une angoisse me retenait, car je pressentais ce qui allait se produire. J’avais « reconnu » Venise. Ce n’était que le premier temps du rythme sur lequel j’allais vivre désormais. Dans le second, j’allais être « reconnu » par Venise.

Je fis quelques pas hésitants sur la passerelle. Ce ne fut pas long. Un chasseur au gilet rouge s’avança vers moi et s’empara en souriant de ma valise.

– Je savais bien, signor Surin, que vous reviendriez. On revient toujours à Venise !

Je sentis un pincement au cœur : sa figure était illuminée par la lueur aliénante qui m’avait fait souffrir pour la première fois sur le visage de Sophie. Il connaissait Jean. Il me prenait pour mon frère. Que je le veuille ou non, il incarnait mon identité avec Jean.

À l’hôtel Bonvecchiati, on m’a accueilli comme l’enfant prodigue, et on m’a promis que je retrouverais ma chambre – calme et lumineuse.

– Elle vous attendait fidèlement, signor Surin, plaisanta le concierge.

Elle était claire en effet la chambre 47 dont la fenêtre domine des toitures par-dessus la Calle Goldoni, étroite comme une crevasse de montagne, mais n’est-ce pas encore la lueur aliénante qui l’illumine ? J’ai regardé ce grand lit – un peu étroit cependant pour être vraiment conjugal, tout juste de la largeur gémellaire – ce lustre de verre filé, blanc et rose comme une pièce montée de pâtisserie, cette petite salle de bains, ce secrétaire fragile, mais ce qui a retenu mon regard, ce fut au mur un plan de Venise. Je venais de reconnaître deux mains emboîtées – la droite au-dessus de la gauche – séparées par le serpent bleu du Grand Canal. La gare se trouvait à la base de l’index droit, la Salute au bout du pouce gauche, la place Saint-Marc à l’amorce du poignet droit… Si j’avais eu le moindre doute sur la mission que j’étais venu accomplir à Venise, j’aurais dû me rendre à l’évidence : la clé gémellaire de cette ville m’était apportée dès mon arrivée, comme sur un coussin de velours.

*

Que faire à Venise, sinon visiter Venise ? Interprétée en termes sans-pareil ma mission de « reconnaissance » se dégrade en séjour touristique. Soyons donc touriste parmi les touristes. Assis à la terrasse d’une osteria, j’observe, en lapant lentement un capucino, les troupeaux de visiteurs agglomérés aux trousses d’un guide qui brandit en signe de ralliement un fanion, un parapluie ouvert, une énorme fleur artificielle ou un plumeau à poussière. Cette foule a son originalité. Elle ne ressemble pas à celle qui serpente l’été dans les ruelles du Mont-Saint-Michel – seul point de comparaison dont je dispose – ni, j’imagine, à celle des pyramides de Gizeh, des chutes du Niagara ou du temple d’Angkor. Trouver la caractéristique du touriste vénitien. Premier point : Venise n’est pas profanée par cette foule. C’est que les points chauds du tourisme sont hélas souvent des lieux voués originellement à la solitude, à la méditation ou à la prière ; ils sont placés à l’intersection d’un paysage grandiose ou désertique et d’une ligne spirituelle verticale. Dès lors, la foule cosmopolite et frivole réduit à néant cela même qui l’a attirée. Rien de semblable ici. Venise répond à son génie éternel en accueillant le flot joyeux, bariolé – riche de surcroît ! – des étrangers en vacances. Cette marée touristique fonctionne sur un rythme de douze heures, trop rapide au gré des hôteliers et des restaurateurs qui se lamentent de voir les visiteurs arrivés le matin repartir le soir, sans aucun profit pour la limonade, car ils trouvent moyen d’apporter leur casse-croûte. Mais cette foule ne dépare pas une cité vouée de tout temps aux carnavals, aux voyages et aux échanges. Elle est partie intégrante d’un spectacle immémorial, comme en témoignent les deux petits lions de marbre rouge de la Basilique à l’échine profondément usée par cinquante générations d’enfants accourus des quatre coins du monde pour les chevaucher. C’est en somme la version puérile et facétieuse des pieds de saint Pierre usés par les baisers de mille ans de pèlerins.

Lorsque les touristes en ont assez de parcourir les ruelles, les églises et les musées, ils s’assoient à une terrasse de café et regardent… les touristes. L’une des occupations principales du touriste à Venise, c’est de se regarder lui-même sous mille avatars internationaux, le jeu consistant à deviner la nationalité des passants. Cela prouve que Venise n’est pas seulement une ville spectaculaire, mais spéculaire. Spéculaire – du latin speculum, miroir –, Venise l’est à plus d’un titre. Elle l’est parce qu’elle se reflète dans ses eaux et que ses maisons n’ont que leur propre reflet pour fondation. Elle l’est aussi par sa nature foncièrement théâtrale en vertu de laquelle Venise et l’image de Venise sont toujours données simultanément, inséparablement. En vérité, il y a là de quoi décourager les peintres. Comment peindre Venise qui est déjà une peinture ? Et certes, il y a eu Canaletto, mais il n’occupe pas la première place parmi les peintres italiens, tant s’en faut ! En revanche il ne doit pas y avoir de lieu au monde où l’on fait une pareille consommation de pellicule photographique. C’est que le touriste n’est pas créateur, c’est un consommateur-né. Les images lui étant données ici à chaque pas, il fait des copies à tour de bras. Au demeurant, c’est toujours lui-même qu’il photographie, devant le pont des Soupirs, sur les marches de San Stefano, au fond d’une gondole. Les « souvenirs » du touriste vénitien sont autant d’autoportraits.

On enfile la calle Larga San Marco qui vient buter sur le rio di Palazzo qu’enjambe en aval le pont des Soupirs. Le pont qui s’offre mène directement dans l’atelier du Vieux Murano. C’est le royaume du verre. Au rez-de-chaussée devant des fours incandescents, les artisans verriers tournent au bout de leur longue canne la masse pâteuse, laiteuse, une énorme goutte irisée qui s’étire vers le sol dès que la rotation s’arrête. La canne est creuse. C’est une sorte de pipe, et l’ouvrier en soufflant dans cette pipe gonfle la goutte, la transforme en ampoule, en bulle, en ballon. Ce spectacle déconcerte l’imagination, parce qu’il va à l’encontre de sa logique matérielle. Ces fours, cette pâte, cette cuisson, ce modelage, oui, c’est à une boulangerie que l’on pense tout d’abord. Mais en même temps on sait que cette pâte est du verre – et d’ailleurs les vapeurs qu’elle dégage et sa consistance même ont quelque chose de louche, d’incomestible à coup sûr. D’ailleurs, on assiste d’étape en étape à la naissance d’un flacon, d’une bouteille, d’une coupe, par des opérations aussi paradoxales que le refoulement du fond par un pontil, le modelage du goulot à la pince, le renforcement des bords par un bourrelet, l’adjonction d’un mince boudin qui devient entrelacs, torsade, tresse ou anse.

Torturé et humilié au rez-de-chaussée par le feu, les cannes et les pinces, le verre ne retrouve son essence et sa souveraineté qu’au premier étage. Car le verre est froid, dur, cassant, brillant. Tels sont ses attributs fondamentaux. Pour le rendre souple, gras et fumant, il faut le soumettre à d’épouvantables sévices. Dans ces salons d’exposition, il s’épanouit dans toute sa morgue glacée et maniérée.

C’est d’abord le plafond entièrement habité par une profonde efflorescence de lustres, lanternes et luminaires. Il y en a de toutes les couleurs – marbrés, jaspés, filigranés, vert angélique, bleu saphir, rose saumon –, mais tous ces tons également sucrés, acidulés, sculptés dans le même caramel dur et translucide. C’est une immense floraison de méduses cristallines dardant sur nos têtes des aiguillons confits, des organes vitreux, laissant flotter autour d’elles des faisceaux de tentacules vernissés, des falbalas vitrifiés, toute une dentelle givrée.

Mais ces vastes pièces doivent plus encore leur prestige et leur mystère à la profusion des miroirs qui les démultiplient, brisent et recomposent toutes leurs lignes, sèment la folie dans leurs proportions, défoncent les plans et les creusent de perspectives infinies. La plupart sont teintés – glauques, bleutés ou aurés – et évoquent d’autant plus fortement la surface gelée d’un liquide. L’un d’eux surtout me retient, moins par lui-même que par son cadre. Car ce cadre composé de petits miroirs orientés dans des plans différents est d’une largeur disproportionnée et fait paraître médiocre le miroir ovale qu’il cerne. Je m’attarde devant cette petite image de moi-même perdue au fond de ce miroitement, accablée par cette imagerie turbulente qui l’obsède.

– Je vois, monsieur Surin, que vous n’êtes pas encore parti et que vous apprivoisez ces miroirs que vous détestiez si fort.

C’est un petit homme souriant, chauve et moustachu. Son fort accent italien fait ressortir l’admirable facilité avec laquelle il parle le français.

– J’ai retardé mon départ à cause du temps, en effet. Il n’est pas fameux ici. Qu’est-ce que ça doit être ailleurs ! lui dis-je prudemment.

– Je peux vous renseigner sur ce point pour n’importe quel pays, monsieur Surin. À Londres, il fait brouillard, il pleut sur Berlin, il bruine sur Paris, il neige sur Moscou, la nuit tombe sur Reykjavik. Alors vous faites bien de vous attarder à Venise. Mais si vous voulez rester, ne regardez pas trop ce miroir, je vous le conseille.

– Pourquoi ? C’est un miroir magique ?

– C’est peut-être le plus vénitien de tous les miroirs de ce salon, monsieur Surin. Et je pense que c’est pour cela qu’il ne vous inspire pas l’horreur que vous éprouvez en présence de ce genre d’objet, à ce que vous m’avez dit.

– Et qu’a-t-il de plus vénitien que les autres ?

– Son cadre, monsieur Surin. Ce cadre énorme, disproportionné, qui fait presque oublier le miroir lui-même perdu en son centre. Et le fait est que ce cadre est composé d’une quantité de petits miroirs inclinés dans tous les sens. De telle sorte que toute complaisance vous est interdite. À peine votre regard s’est-il posé au centre, sur l’image de votre visage, qu’il est sollicité à droite, à gauche, en haut, en bas par les miroirs secondaires qui reflètent chacun un spectacle différent. C’est un miroir dérapant, distrayant, un miroir centrifuge qui chasse vers sa périphérie tout ce qui approche son foyer. Certes ce miroir-là est particulièrement révélateur. Mais tous les miroirs vénitiens participent de cette nature centrifuge, même les plus simples, même les plus francs. Les miroirs de Venise ne sont jamais droits, ils ne renvoient jamais son image à qui les regarde. Ce sont des miroirs inclinés qui obligent à regarder ailleurs. Certes il y a de la sournoiserie, de l’espionnage en eux, mais ils vous sauvent des dangers d’une contemplation morose et stérile de soi-même. Avec un miroir vénitien, Narcisse était sauvé. Au lieu de rester englué à son propre reflet, il se serait levé, aurait serré sa ceinture, et il serait parti à travers le monde. On changeait de mythe : Narcisse devenait Ulysse, le Juif errant, Marco Polo, Phileas Fogg…

– On passait de la vie sédentaire au nomadisme.

– Au nomadisme ! C’est cela même, monsieur Surin. Et cette métamorphose, c’est toute la magie de Venise. Venise attire, mais aussitôt repousse. Tout le monde vient à Venise, personne n’y reste. À moins qu’on n’y vienne pour mourir. Venise est un très bon endroit pour mourir. L’air de Venise absorbe, je dirais presque avec gourmandise, les derniers soupirs qu’on veut bien y pousser. Cimarosa, Wagner, Diaghilev ont répondu à cet étrange appel. Un poète français a bien dit, n’est-ce pas, que partir, c’est mourir un peu. Il faudrait ajouter que mourir, c’est partir beaucoup. On sait cela à Venise…

Nous étions ressortis, et mon compagnon paraissait savoir quel était mon hôtel, car il nous menait dans sa direction, pour autant que j’en pouvais juger à travers les ruelles que nous enfilions. Il marchait en poursuivant son discours volubile sur la nature profonde de Venise.

– Notre ville n’a pas d’équilibre stable, monsieur Surin. Ou plus exactement, elle a possédé, puis perdu cet équilibre. On ne comprend rien à Venise si on ignore la cité jumelle qui l’équilibrait à l’autre bout du bassin méditerranéen. Car Venise n’était à l’origine que la tête de pont de Constantinople, à laquelle elle devait l’essentiel de sa vie spirituelle et matérielle. Vis-à-vis du reste de l’Italie, contre Sienne, contre Gênes, contre Rome surtout, elle s’affirmait byzantine, elle revendiquait son affinité avec l’empire d’Orient, et les visiteurs occidentaux qui débarquaient sur le quai des Esclavons, et qui découvraient cette foule en vêtements flottants et brodés, coiffée de toques et de bonnets, cette architecture octogonale avec ses coupoles, ses grilles ouvragées, ses mosaïques, ces visiteurs pouvaient se croire transportés en Orient. Et puis Constantinople a disparu, engloutie sous la ruée des barbares turcs, et voyez-vous, monsieur Surin, ce qu’il y a de plus atroce dans cette tragédie historique, c’est l’attitude de Venise. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les Vénitiens n’ont pas accueilli la nouvelle du désastre de 1453 avec une consternation bien convaincante. On dirait qu’ils ont éprouvé une secrète satisfaction dans la mort de la sœur jumelle – certes plus riche, plus vénérable, plus religieuse – mais sans laquelle ils n’auraient pas existé. Dès lors, le sort de Venise était scellé, car privée du contrepoids byzantin, elle a donné libre cours à ses penchants aventureux, vagabonds, mercantiles, et – quelles qu’aient pu être sa prospérité, sa richesse et sa puissance florissantes – ce corps sans âme était voué à une dégénérescence inéluctable. Lorsque votre petit Corse haineux a donné le coup de grâce à La Sérénissime en la livrant à l’Autriche en 1797, ce n’était plus qu’un cadavre auquel seule la routine donnait une apparence de vie. Voilà, monsieur Surin, tout ce qu’on peut lire dans les miroirs de Venise.

Nous étions parvenus à l’entrée de la vaste tonnelle de feuillages sous laquelle se tient le restaurant de l’hôtel. Mon compagnon me tendit sa carte.

– Au revoir, monsieur Surin. Si vous avez besoin de mes modestes lumières, n’hésitez pas à venir me voir.

Lorsqu’il eut disparu, vif et léger, je lus sur sa carte :

 

Giuseppe Colombo

Ingegnere

Stazione Meteorologica di Venezia

*

Réveil au cœur de la nuit. Les Italiens ne dorment jamais. Quand les ruelles ne retentissent plus des appels et des chants des noctambules, ce sont les cloches de cent églises qui tintinnabulent dans le ciel pâli par l’aube. Hier soir, j’ai monté un livre qui traîne au salon à la disposition des clients. C’est un chapitre des Mémoires de Casanova : Mon évasion des Plombs de Venise. Encore un Vénitien « centrifuge » dont toute la vie ne fut qu’une suite de séductions et de ruptures. Pourtant Casanova n’est pas Don Juan. Il y a du chasseur et même de l’assassin en Don Juan. Cet Espagnol puritain hait les femmes et la chair dont il est prisonnier. Il méprise ces créatures faciles et impures dont il ne peut se passer, mais qui toutes le souillent et le damnent. Et quand il les quitte, c’est avec des ricanements haineux, tandis que son valet ajoute un nom sur le grand livre où il tient à jour le tableau de chasse de son maître.

Au lieu que Casanova… Il adore les femmes, sincèrement, profondément, toutes les femmes, et il n’est lui-même satisfait que s’il est parvenu à combler de plaisir sa partenaire du moment. Certes il ne faut pas trop lui demander. Pour la fidélité, pour le mariage, pour la famille, il ne vaut rien. Il est attiré, aspiré vers un être charmant (pourquoi le traiter de séducteur alors que c’est lui le premier séduit ?), il accourt, l’entoure de toutes les douceurs propres à le désarmer, à réduire ses défenses, à le réduire à sa merci, le paie de son passager esclavage d’une heure éblouissante, et fuit aussitôt à tire-d’aile, pour toujours, mais en souriant, en lui envoyant des baisers, de plus en plus lointains, de plus en plus mélancoliques. Et plus tard, il n’évoquera son souvenir qu’avec émotion, respect, tendresse…

Mais le Vénitien n’échappe pas plus que le Sévillan à la solitude, à la prison même. C’est que la société sans-pareil à laquelle il appartient de toute sa chair malgré son incurable légèreté tolère mal tant de liberté. Le 26 juillet 1755, au point du jour, Messer Grande, chef des sbires, vient arrêter Casanova à son domicile, comme « perturbateur du repos public ». Remis aux archers des « Plombs », il est jeté dans un cachot sans lumière. C’est l’épreuve de l’isolement absolu à laquelle les prisonniers novices sont d’abord traditionnellement soumis. Casanova n’a avec le monde extérieur qu’un seul contact : la sonnerie d’un clocher qui égrène les heures. Il s’endort… « La cloche de minuit m’a éveillé. Affreux réveil lorsqu’il fait regretter le rien ou les illusions du sommeil. Je ne pouvais pas croire d’avoir passé trois heures sans avoir senti aucun mal. Sans bouger, couché comme j’étais sur mon mouchoir, que la réminiscence me rendait sûr d’avoir placé là… En allant à tâtons avec ma main, Dieu ! quelle surprise lorsque j’en trouve une autre, froide comme glace ! L’effroi m’a électrisé depuis la tête aux pieds et tous mes cheveux se hérissèrent. Jamais je n’ai eu de toute ma vie l’âme saisie d’une telle frayeur et je ne m’en suis jamais cru susceptible. J’ai certainement passé trois ou quatre minutes non seulement immobile, mais incapable de penser. Rendu peu à peu à moi-même, je me suis fait la grâce de croire que la main que j’avais cru toucher n’était qu’un objet de l’imagination ; dans cette ferme supposition j’allonge de nouveau le bras au même endroit, et je trouve la même main que transi d’horreur et jetant un cri perçant je serre et je relâche en retirant mon bras. Je frémis, mais devenu maître de mon raisonnement, je décide que pendant que je dormais on avait mis près de moi un cadavre, car j’étais sûr que, lorsque je me suis couché sur le plancher, il n’y avait rien. Je me figure d’abord le corps de quelque innocent, et d’abord mon ami qu’on avait étranglé et qu’on avait ainsi placé près de moi pour que je trouvasse à mon réveil devant moi l’exemple du sort auquel je devais m’attendre. Cette pensée me rend féroce ; je porte pour la troisième fois mon bras à la main, je m’en saisis, et je veux dans le même moment me lever pour tirer à moi le cadavre, et me rendre certain de toute l’atrocité de ce fait ; mais voulant m’appuyer sur mon coude gauche, la même main froide que je tenais serrée devient vive, se retire, et je me sens dans l’instant avec ma grande surprise convaincu que je ne tenais dans ma main droite autre main que ma main gauche, qui, percluse et engourdie, avait perdu mouvement, sentiment et chaleur, effet du lit tendre, flexible et douillet sur lequel mon pauvre individu reposait.

« Cette aventure, quoique comique, ne m’a pas égayé. Elle m’a au contraire donné sujet aux réflexions les plus noires. Je me suis aperçu que j’étais dans un endroit où, si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes, où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges. »

Ainsi le libertin, l’ennemi des maris et des pères, le briseur de la dialectique familiale, le « perturbateur du repos public » est soumis à l’épreuve de la solitude. Alors que se passe-t-il ? Sous l’empire de l’obscurité et de l’engourdissement, sa main droite croit reconnaître dans sa main gauche celle de son meilleur ami… mort. Il y a là une allusion balbutiante à la gémellité, et singulièrement à la gémellité dépariée. Comme si ce sans-pareil invétéré – ce mondain, cet intrigant, ce fêtard –, sous le coup de la nuit carcérale, faisait un phantasme gémellaire et allait de sa propre main à un ami mort, alors qu’un frère jumeau se trouverait normalement à mi-chemin de l’une et de l’autre.

Ce trait vient ajouter au mystère de Venise, et je me demande s’il contribue à l’éclairer ou à l’épaissir. Comment ne pas rapprocher l’hallucination manuelle de Casanova de l’image des deux mains emboîtées, mais séparées par le Grand Canal, que nous offre le plan de la ville ? D’autres thèmes viennent se superposer à ces deux-là. La ville jumelle perdue, cette Byzance qui succomba en 1453, laissant Venise dépariée, mutilée, mais ivre de liberté. Ces miroirs obliques sur lesquels le regard ricoche et atteint quelqu’un d’autre indirectement et comme par la bande. La force centrifuge de cette cité de marins et de marchands… On rencontre sans cesse ici le rêve d’une gémellité brisée, image floue, fuyante, aussi insistante qu’insaisissable.

Venise se présente constamment comme une ville chiffrée. Elle nous promet toujours une réponse imminente au prix d’un peu de sagacité, mais elle ne tient jamais cette promesse.

*

Levé ce matin avant le jour, je m’attarde sur la place Saint-Marc constellée de vastes flaques d’eau formant sur le dallage des isthmes, des presqu’îles et des îles sur lesquelles se pressent les pigeons au plumage bouffant de sommeil. Les chaises et les tables pliées des trois cafés de la place – le Florian à droite, le Quadri et le Lavena à gauche – se serrent en formations compactes et disciplinées, attendant le soleil et les clients qu’il amène toujours avec lui. Étrange et hybride décor qui s’apparente à la campagne par son silence et l’absence de toute circulation automobile, et à la ville par son décor exclusivement monumental, sans un arbre, un brin d’herbe, une source d’eau vive.

J’ai contourné le campanile, traversé la Piazzetta, et je me suis approché des marches de porphyre du quai Saint-Marc, six marches habillées d’algues vertes et chevelues qui s’enfoncent dans l’eau inquiète. Le flux et le jusant en couvrent et découvrent trois – soit au total une différence de niveau de soixante-dix centimètres – dans leur amplitude moyenne, mais en cette saison, on peut craindre de très vastes écarts.

J’ai longtemps marché le long du quai des Esclavons, franchissant les petits ponts à escaliers qui enjambent l’embouchure des rii. À mesure qu’on s’éloigne du centre, les bateaux amarrés aux bittes augmentent de volume et de rusticité. Aux frêles gondoles succèdent les motoscafos, les vaporettos, puis on voit des yachts, des petits paquebots et finalement des cargos qui surplombent les quais de leurs flancs abrupts et rouillés. Je trouve enfin un café ouvert et je m’installe à la terrasse, face à un débarcadère. Le temps est très doux, mais d’autant plus menaçant. Le soleil levant incendie de lourds nuages échevelés avant de propager son rougeoiement sur tout le quai et dans l’axe du Grand Canal. Ce môle désert, luisant de pluie, encombré de pontons, de poteaux, de cordages, de bittes, de passerelles, ces embarcations vides dont les flancs retentissent sous le tapotement des vaguelettes – malgré l’absence de vent, la drisse d’un yacht, prise de frénésie soudaine, se met à vibrer furieusement contre le mât –, ces traînées de lumière rouge qui se perdent au loin dans le désordre brumeux des dômes, des tours et des façades seigneuriales… Où suis-je ? L’une de ces barques, venue de la terre des hommes, ne vient-elle pas de me déposer dans la ville des morts où toutes les horloges sont arrêtées ? Que disait donc Colombo ? Il disait que Venise n’est pas une ville où l’on s’attarde, si ce n’est pour mourir et que l’air y absorbe avec gourmandise les derniers soupirs. Mais suis-je bien vivant ? Que sait-on au juste d’un jumeau déparié, surtout quand le sort du frère perdu reste un mystère ? Je suis un sédentaire absolu. L’équilibre immobile est l’état naturel de la cellule gémellaire. C’est le départ de Jean qui m’a jeté sur les routes. Il faut que je le retrouve. Pour lui apprendre la découverte merveilleuse que j’ai faite depuis son départ – faut-il dire grâce à son départ ? –, pour arrêter le mouvement démentiel qui par la faute de Sophie le condamne à une perpétuelle errance. Pour reprendre avec lui le fil circulaire de notre jeunesse éternelle un instant brisé, mais renoué, et même enrichi par cette rupture. Grâce à la lueur aliénante, j’ai la preuve indiscutable qu’il a été ici. Tout ce que j’entends me laisse penser qu’il est parti. D’abord parce que ceux qui l’ont connu me croient revenu, à moins que j’aie renoncé à partir. Mais surtout parce que Venise – cette ville qui est son portrait même – n’a pu que le chasser, relancer son élan, aussi durement que le mur de pierre renvoie la balle qui le heurte.

Mais moi ? Quelle est ma place ici ? Si Jean obéit à sa pente en parcourant le monde – et en commençant par Venise –, que suis-je venu faire dans cette galère ? (Merveilleuse galère à dire vrai, surchargée de velours et d’ors, en forme de Bucentaure !)

Un gros homme vient de se poser lourdement à ma gauche. Il déploie sur le guéridon de faux marbre toute une panoplie de touriste-écriveur, cartes postales, enveloppes, jeu de crayons, et surtout un épais cahier fatigué qui doit être un recueil d’adresses. Il grogne et souffle en noircissant ses cartes avec ardeur. Il peste parce que le garçon ne vient pas, parce qu’une mouche se pose avec insistance sur son nez, parce qu’un pigeon lui fait des avances quémandeuses. Tellement que je me persuade qu’il n’écrit à sa famille, à ses amis que des cartes postales d’injures qu’il expédiera tout à l’heure avec des ricanements vengeurs. Je peux bien ricaner, moi aussi, il n’en reste pas moins que, de Venise ou d’ailleurs, je n’enverrai jamais une carte postale à qui que ce soit. Méline ? Je la vois d’ici flairant avec méfiance et dégoût ce rectangle de carton, couvert de signes indéchiffrables, dont les bariolures évoquent un pays inimaginable. Méline n’a que mépris et horreur pour ce qu’elle ne connaît pas. Or je n’ai personne d’autre ! Je n’ai que Jean – que justement je viens de perdre. C’est même l’une des épines de la lueur aliénante, ce refus que j’oppose instinctivement à tout accueil, à toute avance venant d’un singulier. Je vois bien que Jean partout où il passe se prodigue, se jette au cou de n’importe qui, à seule fin d’échapper à la cellule gémellaire, Sophie ayant failli à sa mission émancipatrice. Et je recueille malgré moi cette amitié – cette amabilité – dont il ne cesse de semer les germes à pleines poignées, et qu’il faut bien tuer dans l’œuf parce que ma mission est tout l’opposé de sa folie.

La solitude. Certains célibataires, apparemment condamnés à l’isolement, ont le don de créer partout où ils vont des petites sociétés mouvantes, versatiles, mais vivantes, et constamment alimentées et rafraîchies par de nouvelles recrues – à moins qu’ils ne s’incorporent sans effort à des groupes pré-existants. Au lieu que les hommes voués au couple et qui sont apparemment cuirassés contre toute menace de solitude, si leur partenaire vient à leur manquer, ils tombent dans une déréliction sans remède. Il est clair que Jean s’efforce de passer de cette catégorie à la première, mais moi, il est tout à fait exclu que j’accomplisse cette métamorphose où je ne peux voir qu’une déchéance.

Le quai s’anime de minute en minute. Des vaporettos se succèdent le long du débarcadère, et une foule de petites gens s’en échappe en trottinant. Ce sont des habitants des quartiers populaires de Mestre, et ils viennent travailler pour la journée à Venise. Petites gens, gens petits. Il est vrai que leur taille me paraît au-dessous de la moyenne. N’est-ce qu’une illusion due à leur condition évidemment modeste ? J’en doute. Je suis tout disposé à admettre que la richesse, la puissance, la surface sociale se traduisent chez un homme par une stature, un poids, une carrure hors du commun. Et aussitôt je pense à moi-même, à mes cent soixante centimètres, à mes cinquante-cinq kilos, et je conviens que, même parmi ces gens, j’appartiendrais à la catégorie des mistenflûtes. Voilà une réflexion qui ne me serait pas venue il y a seulement deux mois, avant la trahison de Jean. Car s’il est vrai que Jean comme moi-même nous sommes plutôt gringalets, cela n’apparaît qu’à la faveur de notre séparation. Bien sûr nous sommes chacun faible et malingre, mais réunis – conformément à notre vocation – nous sommes un colosse redoutable. Et c’est ce colosse que je recherche et que je pleure. Mais à quoi bon revenir inlassablement sur ce sujet ?

La terre ferme envoie à Venise ces cargaisons de petites gens. La mer nous enveloppe de souffles tièdes et humides. C’est la « bora », le vent grec, venue du nord-est. Venise est tout entière ville litigieuse que la terre et la mer ne cessent de se disputer. L’eau qui court dans les rii et dont le niveau varie constamment est une saumure dont le degré de salinité augmente et diminue plusieurs fois par jour. Je m’avise que les phénomènes météorologiques retiennent de plus en plus mon attention. À vrai dire, nous avons toujours vécu aux Pierres Sonnantes en étroite communion avec les vents, les nuages, les pluies. Et aussi bien entendu avec les marées qui obéissent imperturbablement à un rythme particulier indépendant de la succession du jour et de la nuit, comme des caprices des intempéries. Mais cette indépendance des marées ne m’est apparue clairement qu’il y a trois mois, peu après le départ de Jean, et j’ai noté que la découverte de la « tempête calme » paraissait le fruit d’une vision gémellaire dépariée. La rencontre ici avec Giuseppe Colombo est arrivée à point nommé. (N’est-ce pas au demeurant Jean qui me l’envoie, ou plutôt qui m’envoie à lui en m’attirant à Venise ? Cette question va assez loin. J’en viens à me demander si en suivant l’itinéraire du frère déserteur – en obéissant à sa fuite et au détail de sa fuite, aux rencontres notamment qui la jalonnent – je n’accomplis pas mon destin particulier de jumeau déparié, destin tout contraire mais complémentaire du sien ? Quel destin ? Seule la suite de mon voyage, sa suite et sa fin répondront à cette question.) Car j’ai obéi hier à sa suggestion. Après un coup de téléphone pour m’annoncer, je me suis fait conduire en motoscafo à un îlot de la Lagune, l’isolotto Bartolomeo, où se dresse une seule maisonnette, l’une des Stazione Meteorologica de Venise.

Un sentiment qui est né à la vue de la station et que la visite a confirmé : nous sommes dans un lieu universel. Rien ici ne rappelle Venise, la Lagune, ni même l’Italie, l’Europe, etc. Cette maisonnette, ces mâts, ces pylônes haubanés, ces appareils, ce décor à la fois scientifique et lyrique – ce petit monde modeste, naïf, bricoleur, en prise directe sur le ciel et les météores – se retrouvera identique à lui-même en Californie, au Cap, dans le détroit de Behring. C’est du moins ce que dit chaque chose ici, car il va de soi que je n’ai aucune expérience en ce domaine.

Colombo, disert et empressé, m’a fait faire le tour du propriétaire.

La station est constamment en activité grâce à la succession de trois équipes de deux hommes qui se relaient de huit heures en huit heures, à 8 h, 16 h et 24 h. L’essentiel du travail consiste à établir et à diffuser en morse – soit manuel, soit télétypé sur ruban – un bulletin d’information portant sur la vitesse et l’orientation du vent, la température, la pression atmosphérique, la hauteur et la nature des nuages, l’amplitude de la marée. Le jour, la hauteur du plafond nuageux se mesure par l’envoi d’un petit ballon rouge gonflé à l’hélium – et Colombo me fait une démonstration. Sa vitesse ascensionnelle étant connue, on chronomètre le temps qu’il lui faut pour disparaître dans les nuages. La nuit, la mesure se fait par l’émission d’un pinceau lumineux qui, se reflétant sur la surface des nuages, revient sur une échelle située à une cinquantaine de mètres du projecteur. L’angle de réflexion est mesuré automatiquement. Mais c’est l’anémomètre qui m’a donné les satisfactions les plus vives. À l’extérieur, un petit moulin à vent composé de quatre coupelles rouges tournoie avec une allégresse communicative, puérile et infatigable. Il est mystérieusement relié à un tableau lumineux qui donne la direction et la vitesse du vent. La rose à huit branches (N., S., E., O., N.-E., S.-E., S.-O., N.-O.) y figure sous la forme de huit voyants lumineux dont l’un est toujours allumé. Au centre du tableau, un clignotant rouge rythme la vitesse du vent, tandis qu’au-dessous un autre clignotant – vert celui-là et à rythme constant et beaucoup plus lent – sert d’étalon de mesure. Colombo m’explique que pour obtenir la vitesse du vent en milles-seconde on compte le nombre des clignotements rouges se produisant entre deux clignotements verts, et on multiplie par deux. Puis il devient poète en me désignant les sept points de l’horizon d’où proviennent les principaux vents de la région, la sizza, lo sirocco, il libeccio, il maestrale, la bora, il grecale et il ponensino.

Dehors, c’est moins l’armoire contenant thermomètres, hygromètre et pluviomètre qui m’attire qu’une sorte de grand râteau aux dents dressées vers le ciel et dont le manche peut pivoter en entraînant une aiguille sur un disque reproduisant les points cardinaux. C’est la herse néphoscopique qui permet de définir la direction du mouvement des nuages et leur vitesse angulaire. C’est un véritable râteau à nuages. Il racle le ciel et gratte le ventre des monstres gris et doux qui y paissent.

De cette maisonnette de poupée bourrée d’instruments fragiles et saugrenus, posée en équilibre sur un îlot hérissé d’un attirail enfantin – ces ballons rouges, ces hélices, ces entonnoirs tournants, ces manches à air, et pour finir ce grand râteau fiché sur une rondelle de bois –, il émane un étrange bonheur dont je cherche le secret. Il y a là une indiscutable drôlerie qui tient pour une part aux démentis constants que les faits infligent aux prévisions météorologiques – sujet d’inépuisables plaisanteries – mais qui va beaucoup plus loin aussi. Cette panoplie puérile déployée sur une île grande comme la main, c’est donc tout ce que le génie humain peut opposer aux formidables mouvements atmosphériques dont dépendent largement pourtant la vie et la survie des hommes ? C’est tout, et c’est peut-être encore trop, si l’on considère l’impuissance absolue de l’homme face aux météores. La terrible force des machines, le pouvoir créateur et destructeur de la chimie, l’audace inouïe de la chirurgie, bref, l’enfer industriel et scientifique peut bien bouleverser la surface de la terre et enténébrer le cœur des hommes, il se détourne des eaux et des feux du ciel et les laisse à une poignée d’hurluberlus et à leurs ustensiles de deux sous. C’est ce contraste qui suscite sans doute un sentiment de surprise heureuse. Que la pluie, les vents et le soleil soient le domaine de ces pauvres en esprit et en matériel, dispersés dans le monde entier, mais frères en leur simplicité et dialoguant jour et nuit par la voie des ondes – voilà un paradoxe rafraîchissant et gai.

Mais en me reconduisant jusqu’au môle d’embarquement où m’attendait mon canot automobile, Colombo a attiré mon attention sur un pieu, un simple pieu fiché dans le fond vaseux et protégé des vagues et des remous par un demi-cylindre de ciment ouvert de notre côté. Gradué en mètres et en décimètres, il permet de mesurer l’amplitude des marées. Colombo m’a expliqué que l’existence même de Venise était suspendue à une discordance presque constamment observée entre les mouvements de haute marée et les déchaînements périodiques des vents. En somme, entre la « tempête calme » et la tempête météorologique. S’il y avait un jour coïncidence entre ces deux variantes, Venise – dont la place Saint-Marc n’est qu’à soixante-dix centimètres au-dessus du niveau moyen de la mer – serait engloutie comme la ville d’Ys.

Grâce à cette visite, j’ai fait un pas de plus dans un domaine vierge, encore innommé, et qui paraît le champ privilégié de l’intuition gémellaire dépariée.

Une tempête calme. Ces deux mots, dont le rapprochement m’avait abasourdi il y a quelques semaines aux Pierres Sonnantes, traduisent parfaitement la présence de deux ciels, de deux niveaux célestes superposés et antithétiques. Colombo m’a rappelé que la terre est enveloppée par trois couches sphériques comme par trois manchons concentriques. La troposphère – ou sphère des troubles – s’élève jusqu’à 12 000 mètres. Toutes les perturbations météorologiques que nous subissons se situent dans les 4 000 premiers mètres de cette sphère. C’est le grand cirque où caracolent les vents, où éclatent les cyclones, où défilent pesamment des troupeaux d’éléphants vaporeux, où se nouent et se dénouent les filets aériens, où s’ourdissent les vastes et subtiles combinaisons d’où sortent la bourrasque et l’embellie.

Au-dessus – entre 4 000 et 12 000 mètres – s’étend la piste immense et radieuse réservée aux alizés et contre-alizés exclusivement.

Plus haut encore – au-dessus de 12 000 mètres –, c’est le vide absolu, le grand calme stratosphérique.

Enfin, au-delà des 140 000 mètres, on pénètre dans l’irréalité de l’ionosphère, composée d’hélium, d’hydrogène et d’ozone, qu’on appelle aussi logosphère parce que c’est la voûte invisible et impalpable où se répercutent en un formidable et très doux pépiement les mille et mille voix et musiques des émetteurs radiophoniques du monde entier.

La couche troposphérique, champ des perturbations, chaos humide et venteux, cohue imprévisible d’interactions et d’intempéries, est dominée par un olympe serein dont les révolutions sont réglées comme un cadran solaire, sphère astrale éternelle, monde sidéral inaltérable. Or de cet olympe partent des ordres péremptoires, parfaitement prévus, déduits, construits, qui traversent comme des flèches d’acier la couche troposphérique et s’imposent à la terre et aux mers. Les marées sont les effets les plus visibles de cette autorité astrale, puisqu’elles dépendent des astres majeurs, de la présence additionnée ou contrariée de la Lune et du Soleil. La « tempête calme » manifeste le pouvoir souverain des grands luminaires sur le petit peuple tumultueux et effervescent des flots. À l’opposé des injonctions troposphériques – contradictoires, brouillonnes, imprévisibles –, les astres imposent à la mer océane des oscillations régulières comme celles d’un balancier d’horloge.

Je ne pense pas céder à mon obsession permanente en remarquant l’analogie de cette opposition des deux sphères, et celle de la foule sans-pareil, tumultueuse, emportée par des amours fécondes et échevelées, brassant la boue et le sang avec la semence – et du couple gémellaire pur et stérile. L’analogie s’impose, oui. Et elle va dans mon sens. Car si les astres soumettent à leur ordre serein et mathématique – la « tempête calme » – les terres et les eaux, n’est-ce pas que la cellule gémellaire doit en toute justice plier ses membres – sinon le reste de l’humanité – à son ordre intime ?

Retrouver Jean. Le faire revenir à Bep. Mais en formulant ce dessein, j’en vois un autre, incomparablement plus vaste et plus ambitieux, se profiler derrière lui : assurer ma mainmise sur la troposphère elle-même, dominer la météorologie, devenir le maître de la pluie et du beau temps. Rien de moins ! Jean a fui, emporté par les courants atmosphériques. Je peux certes le ramener à la maison. Mais mon effort dépassant cet objectif somme toute modeste, je pourrais aussi, dans son droit fil, devenir moi-même le berger des nuages et des vents.

*

Les trois orchestres jouaient-ils au début à l’unisson ? Je n’en suis pas très sûr. C’est déjà un miracle que le Florian, le Quadri et le Lavena jouent en même temps du Vivaldi, et précisément Les Saisons. Il ne faut pas leur demander en outre de s’accorder entre eux au point de ne plus former qu’un seul ensemble disloqué en trois tronçons sur la place Saint-Marc. Actuellement, le Quadri joue la fin de l’Hiver – que j’entends principalement puisque c’est à la terrasse de ce café-là que je suis assis. Mais en prêtant l’oreille à travers les pianissimos ou les points d’orgue de cette musique noir et or, je peux deviner que le Lavena attaque l’Automne. Quant au Florian, situé de l’autre côté de la place, il faut pour l’entendre que mon orchestre fasse silence, mais selon mes approximations, il doit se trouver en plein Été. Le répertoire quotidien de ces petits orchestres n’allant jamais au-delà de quatre à cinq morceaux, je ne suis pas surpris d’entendre le Florian, ayant terminé l’Hiver, reprendre le Printemps après une pause très brève. D’ailleurs, n’est-ce pas ainsi dans la réalité ? La ronde des saisons jamais ne s’interrompt, ni ne s’achève.

Je trouve remarquable que l’œuvre la plus célèbre du compositeur vénitien le plus célèbre illustre les quatre saisons. Car il y a sans doute peu d’endroits au monde où les saisons soient moins marquées qu’à Venise. Le climat n’est jamais ici ni torride, ni glacé, mais surtout l’absence de végétation et d’animaux nous prive de tout point de repère naturel. Il n’est point ici de primevères, de coucous, de blés mûrs, ni de feuilles mortes. Mais n’est-ce pas justement pour compenser l’absence de saisons réelles en sa ville que Vivaldi lui a donné des saisons musicales, comme on dispose des fleurs artificielles dans un vase, comme on simule une noble et profonde allée d’arbres en perspective sur la toile de fond d’un décor de théâtre ?

– Je suis contente de te retrouver à Venise, mais j’ai de bien tristes nouvelles.

Après un coup d’œil aliénant – le choc me surprend de moins en moins, mais je ne saurais dire que je m’habitue – une jeune femme (est-elle vraiment jeune ? À vrai dire, elle n’a pas d’âge) s’est assise d’autorité à ma table. Malgré son absence évidente de coquetterie, elle est assez belle, et peut-être ce mépris affiché de toute recherche n’est-il qu’une apparence, le comble de la recherche, car je n’imagine pas un style plus seyant à ce visage net, d’une nudité presque provocante, composé de méplats peu nombreux et formant ensemble des angles réguliers et équilibrés. Les yeux veloutés et la bouche épaisse corrigent la sévérité de ce visage trop régulier et de cette coiffure noire et tirée.

– Deborah est mourante, et je ne suis même pas sûre qu’elle soit encore en vie. Quant à Ralph, il est en train de découvrir que sa femme l’a porté à bout de bras pendant les cinquante ans de leur vie commune.

Elle a parlé vite, avec une sorte de véhémence, en sortant un paquet de cigarettes et un briquet de son sac. Elle allume une cigarette, fume en silence, tandis qu’à travers les trilles printaniers du Florian, j’entends les grondements hivernaux du Lavena.

– Je te croyais là-bas avec eux. Tu aurais dû y aller. Tu devrais les rejoindre. Tu ne serais pas de trop, j’ai peur.

Je hoche la tête de quelqu’un qui réfléchit et mûrit une décision imminente. Ce qui me frappe le plus, c’est qu’elle m’ait tutoyé. J’en suis stupéfié, abasourdi. Évidemment, cela devait bien arriver un jour ou l’autre, puisque Jean n’est plus à mon côté. Mais tout de même, le choc est rude. Parce que c’est la première fois qu’on me tutoie. Pendant toute son enfance Jean-Paul n’a entendu que le vous, car la fusion des jumeaux n’allait tout de même pas assez loin pour qu’on nous considérât comme un seul individu. Non, c’était plutôt l’inverse qui se produisait – je veux dire que même séparés l’un de l’autre, chacun s’entendait appeler vous, puisque ce qu’on lui disait concernait tout autant que lui son frère momentanément absent. J’en suis venu tout naturellement à considérer le tu comme une tournure grossière, d’une familiarité triviale, méprisante, réservée en tout cas aux enfants sans-pareil, alors que nous, les jumeaux, nous avions droit, même séparément, à un vouvoiement de politesse (j’allais écrire : de majesté !). J’ai beau me dire que cette interprétation est illusoire, puérile, ce tu me blesse, parce que – trivial ou non – il m’enfonce dans ma nouvelle condition de sans-pareil, et je me rebiffe de toutes mes forces. Et puis aussi pourquoi laisser s’installer le malentendu ? Cette femme, je n’ai aucune raison de l’abuser, et elle m’aidera peut-être mieux en connaissance de cause. Le Printemps du Florian s’achève en bouquets fleuris, l’Hiver du Lavena continue à mugir, le Quadri met de la colophane sur ses archets, et moi je dis : « Vous faites erreur. Je ne suis pas Jean Surin, je suis Paul, son frère jumeau. »

Elle me regarde avec stupeur, une stupeur incrédule où plane une ombre d’hostilité. C’est la première fois depuis le départ de Jean que je dissipe le malentendu. Je devine ses pensées. D’abord elle ne me croit pas. Mais alors comment juger un homme qui tente tout à coup de s’effacer, de disparaître en se faisant passer pour un frère-pareil ? La ruse est inadmissible, grossière, impardonnable. Or c’est l’hypothèse qui va s’imposer à elle si Jean ne lui a jamais parlé de moi, et surtout s’il a un quelconque intérêt à disparaître.

Son visage est d’une dureté de pierre. Elle va rouvrir son sac et entreprendre de se remaquiller, les yeux rivés sur le miroir du poudrier. C’est du moins ce que ferait toute autre femme en pareille occurrence pour justifier ce visage mort et se donner du temps. Elle, non. Elle a décidé d’étaler ses cartes.

– Jean ne m’avait jamais parlé d’un frère jumeau, dit-elle. Il est vrai qu’il m’a laissé tout ignorer de son passé, de sa famille. Non par goût du secret sans doute, mais parce que cela n’entrait pas – provisoirement au moins – dans nos relations. Ce que vous me dites est tout de même fort !

Elle me scrute. Inutile, jolie madame ! Si vous trouviez la moindre différence entre ce Paul que vous avez en face de vous et le Jean que vous connaissez, elle serait le seul fruit de votre imagination. Nous sommes pareils, inexorablement pareils !

– Enfin, soit ! Admettons cette supposition : vous n’êtes pas Jean, vous êtes son frère jumeau.

Elle tire pensivement une bouffée de sa cigarette. Le Florian s’avance à petits pas sous les lourdes frondaisons de l’Été. Le Lavena amorce le Printemps que le Quadri achève. Les saisons… Je pense tout à coup qu’en elles se recouvrent les deux ciels, le ciel mathématique des astres et l’autre, le ciel brouillé des météores. Car les saisons sont bien entendu les giboulées du printemps, la canicule de l’été, les violons de l’automne, les neiges hivernales. Tout cela dans une suite d’approximations et d’à-peu-près qui font dire aux femmes qu’il n’y a plus de saisons. C’est que le ciel météorologique est par nature capricieux et indocile. Il obéit mal à l’autre ciel, le ciel sidéral, régulier comme une grande horloge. Pour ce ciel-là, les saisons correspondent à la position de la Terre par rapport au Soleil. Le solstice de juin donne le signal de l’été. L’équinoxe de septembre marque sa fin. Le solstice de décembre clôt l’automne, l’équinoxe de mars est aussi le premier jour du printemps. Et ces dates sont définies à la seconde près, et on peut les prévoir plusieurs siècles à l’avance. Or ce n’est pas assez dire que les météores n’obéissent que d’assez loin à ces quatre volets. Non contents de bouleverser le calendrier par leurs sautes et leurs infidélités, ils s’autorisent un écart régulier, constant, un décalage presque prévisible par rapport aux dates astronomiques, entre quinze jours et trois semaines dans la plupart des cas. Or voici le comble : cet écart n’est pas un retard, ce n’est pas avec nonchalance, à regret, comme un enfant indocile traîne les pieds, que le ciel brouillé des météores obéit aux injonctions du ciel mathématique. Non, c’est une avance ! Il faut admettre ce scandaleux paradoxe : le ciel brouillé des météores se permet une avance moyenne de vingt jours sur le ciel mathématique. L’hiver et ses frimas n’attendent pas le 21 décembre pour se déclarer. Ils sont là dès le 1er décembre. Pourtant cette date du 21 décembre n’est pas arbitraire, elle est dictée par des calculs astronomiques simples et sans défaillance possible. Les solstices sont définis par la distance maximum entre la Terre et le Soleil, et par le plus grand écart entre la durée du jour et celle de la nuit. Les équinoxes correspondent inversement à la plus courte distance possible entre la Terre et le Soleil, et à l’égalité de durée du jour et de la nuit. Ce sont des vérités astronomiques coulées dans le bronze. On admettrait que la pluie et le beau temps se donnent des délais pour s’y plier, en vertu d’une certaine viscosité. Ils les devancent !

– Savez-vous pourquoi je vais supposer vrai provisoirement que vous n’êtes pas Jean ? Parce que nous sommes à Venise. Oui, il y a quelque chose dans cette ville qui encourage à accepter des contes gémellaires – qui suggère la gémellité. Je serais bien empêchée de dire quoi !

Ces remarques allaient trop dans le sens de mes réflexions sur Venise pour que je les laisse passer.

– Vous avez raison. Venise s’exprime à travers des coutumes, des récits et des attributs qui ont un rapport avec la gémellité brisée. Les jumeaux qu’on rencontre à Venise sont toujours dépariés. Ainsi les miroirs…

– Ne parlons pas de Venise, voulez-vous ? Si vous n’êtes pas Jean, apprenez donc que je m’appelle Hamida et que je suis d’El-Kantara, en Tunisie, dans l’île de Djerba. Les amis m’appellent Hami.

– Hami, où est Jean ?

Elle sourit pour la première fois. D’ailleurs le Lavena achève son Printemps sur une révérence d’une grâce exquise.

– Où est Jean ? Vous oubliez que je n’ai pas tout à fait écarté l’hypothèse selon laquelle vous êtes Jean. Alors derrière votre question, j’entends comme un écho lointain : où suis-je ?

Elle rit.

– Voyez-vous, Hami, Jean et moi, depuis notre enfance nous jouons de notre gémellité. C’est comme un thème musical dont nos corps seraient les instruments, et ce thème est en vérité inépuisable. Nous l’appelons entre nous le jeu de Bep. Or depuis que Jean m’a quitté, le jeu de Bep ne s’est pas interrompu, si ce n’est que je le joue seul – avec l’aide de cette ville, il est vrai, et ce n’est pas mince. Et vous surgissez tout à coup, et vous entrez dans le jeu. Et vous le compliquez prodigieusement, car vous tombez sous la loi à laquelle l’humanité tout entière est soumise – l’humanité tout entière, sauf Jean-Paul – et qui impose l’impossibilité de distinguer Jean de Paul. Aussi lorsque je vous dis : où est Jean ? cela peut en effet signifier : où suis-je ? En d’autres termes tous mes problèmes – le lieu où se cache Jean par exemple – sont pour vous doublés, voire portés au carré. Jean vous a-t-il dit qu’il a été fiancé, et qu’il se trouvait à Venise en voyage de noces ?

– Il me l’a dit, oui.

– Vous a-t-il dit pourquoi Sophie a rompu ?

– Non.

– Sophie a rencontré, comme vous, le jeu de Bep. Et elle a fui, car elle a compris qu’elle était en train de se perdre dans un palais de miroirs. Alors soyez raisonnable : suivez le guide. Et répondez-moi : où est Jean ?

– Franchement, je ne sais pas.

Le ciel mathématique a toujours trois semaines de retard sur le ciel des météores. Cela signifie-t-il que Jean, ayant pris le parti de la pluie et du beau temps, aura toujours sur moi une avance irréductible ? Cela signifie-t-il qu’à moins de prendre à mon tour le parti des météores, je ne retrouverai jamais mon frère ? La conclusion est déduite par une voie bizarre, mais non moins contraignante, et je reconnais en elle la figure de l’intuition dépariée.

– Je ne sais pas, mais au fond, c’est la faute à Bep ! Avant de vous trouver ici, je croyais Jean à El-Kantara. Vous prenant pour lui, j’en ai immédiatement conclu qu’il n’était pas parti. Si vous n’êtes pas Jean, eh bien, El-Kantara retrouve toutes ses chances !

– Bien, va pour El-Kantara. Alors continuez. Racontez-moi El-Kantara. Vous avez aussi prononcé un nom, Deborah.

– Jean était ici il y a encore trois semaines. Il a fait la connaissance d’un couple, lui Ralph, américain, elle Deborah, anglaise. Ils habitent El-Kantara. Ils faisaient une croisière sur leur voilier en Adriatique. Ils ne sont plus jeunes. Lui dans les soixante-dix. Elle un peu plus. Deborah étant soudain tombée malade, Ralph l’a débarquée dans le port le plus proche. C’était Venise. Deborah a été admise à l’ospedale San Stefano. C’est alors que Ralph a fait la connaissance de Jean. Tout le temps que Ralph ne passait pas auprès de Deborah, il traînait de bar en bar, accroché au bras de Jean. Il l’appelait son bâton de vieillesse. Quand il rencontrait quelqu’un de connaissance, il s’arrêtait, montrait votre frère de sa main libre et disait : « C’est Jean. Je l’aime. » Et il repartait. Lorsque Deborah a exigé son retour à Djerba, Jean s’est embarqué avec eux. C’est du moins ce que je croyais avant de vous rencontrer – et ce que je recommence à croire. Ralph a toujours eu la manie des mascottes. En cette saison impossible, la traversée a été miraculeusement bonne. C’est tout ce que je sais par un câble de Djerba. Deborah est-elle encore en vie ? Jean est-il avec eux ? Je n’en sais rien.

– Le mieux est d’aller voir.

– Allez-y. Mais je serais étonnée que vous retrouviez votre frère. Quelque chose me dit que Jean-Paul est mort, définitivement mort.

– Vous ne savez rien. Vous n’y connaissez rien. L’atmosphère de cette ville est funèbre, et vous fait dire n’importe quoi pourvu que cela sente la mort !

– La mort est sur cette ville. Comment ne sentez-vous pas la menace terrible qui pèse sur elle ?

Je la sentais. Je le lui dis. La pluie persistant, on sent grandir dans cette ville couchée à fleur d’eau la hantise grandissante de l’inondation. Cette fameuse et redoutable coïncidence entre la tempête calme, commandée par le ciel astronomique, et la tempête météorologique n’est-elle pas en train de se produire ? J’imagine le pieu de Colombo s’enfonçant d’heure en heure dans l’eau noire, le niveau montant au-delà de la ligne rouge de la cote d’alerte. Venise submergée par la marée de l’Adriatique enflée par le sirocco.

– J’ai vécu ici la grande inondation de l’an 1959, dit Hamida. Cette nuit-là, éveillée en sursaut, j’ai vu avec une indicible horreur une langue noire et grasse glisser sous ma porte et gagnant centimètre par centimètre, poussant des pointes, des presqu’îles, des tentacules dans tous les sens, recouvrir lentement la totalité du plancher de ma chambre. Je me suis habillée en toute hâte en pataugeant dans cette boue liquide, et j’ai été brusquement interrompue par l’extinction de la lumière électrique. Je me suis acharnée à quitter cette pièce, comme si je risquais d’y mourir engloutie. Dehors je n’ai trouvé qu’un abîme de ténèbres clapotantes dont la profondeur n’était trahie que par des fanaux et des torches tremblant sur des barques lointaines. Des appels, des sanglots, des sirènes de pompiers traversaient le silence sans entamer son épaisseur. Il fallut attendre le soir du lendemain pour que l’eau reflue de la lagune vers la mer par les trois passes – les bocche di porto, celle du Lido, de la Malamocco et de Chioggia. Alors sous un crépuscule aggravé par un couvercle de nuages plombés, on a vu toutes les ruelles, les places, tous les rez-de-chaussée des maisons uniformément recouverts d’une épaisse couche de mazout, d’algues putréfiées et de charognes en décomposition.

Elle se tut, les yeux fixés sur le mouvement étincelant d’un yoyo lumineux qu’un marchand ambulant faisait monter et descendre au bout de son doigt.

– Jean à El-Kantara, auprès de Deborah mourante, vous ici dans une Venise qui tremble de périr noyée, reprit-elle. Il y a quelque chose de maléfique dans ces deux jumeaux séparés qui se courent après ! On dirait que votre double trajectoire doit être fatalement jalonnée de deuils et de catastrophes. Pourquoi ?

– Non, vraiment, je ne le sais pas. Mais peut-être le saurai-je un jour, car je pressens des choses encore vagues qui peuvent se préciser. D’abord, n’est-ce pas, nous avons formé, Jean et moi, une cellule autonome, et certes cette cellule était plongée dans le monde que nous appelons « sans-pareil » parce qu’il est peuplé d’individus nés solitaires. Mais cette cellule gémellaire était close, comme une ampoule scellée, et toutes les émissions, émanations, éjaculations de chacun étaient reçues et absorbées sans bavures par l’autre. Le monde sans-pareil était protégé de nous, comme nous l’étions de lui. Seulement l’atmosphère singulière a eu une influence dissolvante sur la cellule. Un jour, elle a eu raison de son étanchéité. L’ampoule scellée s’est brisée. Dès lors, les jumeaux séparés ont agi, non plus l’un sur l’autre, mais sur les choses et les êtres. Cette action est-elle néfaste ? La présence de l’un de nous en des points où se produisent des accidents désastreux ne prouve pas forcément notre responsabilité. Peut-être le mot affinité suffit-il. Il se pourrait que les jumeaux dépariés lancés dans le monde, dans les villes, parmi les hommes sans-pareil ne provoquent sans doute pas des ruptures, des disjonctions, des explosions, mais aient simplement avec ces phénomènes des… relations d’attraction.

– Oui, mais qui sait si cette attraction n’est pas réciproque ? Les jumeaux, attirés en un certain point parce qu’une catastrophe peut s’y produire, hâteraient sa réalisation par leur seule présence…

– Les jumeaux ? Des deux, j’étais le conservateur, le mainteneur. Jean au contraire a obéi à un parti pris de séparation, de rupture. Mon père dirigeait une usine où l’on tissait et cardait. Jean ne se plaisait qu’avec les cardeuses, moi je trouvais mon bonheur auprès des ourdisseuses. Dès lors, je suis tenté d’admettre que Jean-le-Cardeur sème la discorde et la ruine partout où il passe en vertu de sa seule vocation. C’est une raison de plus pour que je m’efforce de le retrouver et de le ramener à Bep.

– S’il me restait un doute sur votre identité, vous me l’auriez enlevé. Vous accusez votre frère. Vous faites de lui un oiseau de mauvais augure. Moi je n’ai trouvé en lui qu’un garçon ouvert, sympathique et attachant qui souffrait de sa solitude.

– Pour échapper à Bep, Jean se jette au cou de tous les passants. Je ne suis pas surpris qu’il se soit fait adopter par Ralph et Deborah. Enfants, la gémellité nous laissait assez peu disponibles aux sentiments filiaux. Jean ayant rompu avec elle se cherche un père. Mais je le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même. Cela ne peut pas bien tourner. D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit vous-même que les nouvelles sont mauvaises ?

La boucle était bouclée. Par quel miracle la synchronisation des trois orchestres s’est-elle réalisée à cet instant précis ? Ils jouent de concert tout à coup, et c’est l’Été, le bel et fécond été baroque, débordant et riant comme une corne d’abondance triomphalement portée par un cortège d’angelots et de silènes. De concert vraiment ? Pas absolument peut-être, car alors je n’entendrais que le plus proche, le Florian, or je perçois aussi, c’est indéniable, le Lavena et le Quadri, et donc il doit y avoir entre eux un infime décalage, juste ce qu’il faut pour produire un très discret effet d’écho qui donne de l’épaisseur, de la profondeur à la musique. Grâce à cette stéréophonie d’un genre particulier, c’est de toute la place Saint-Marc elle-même, des dalles, des arcades, des hautes fenêtres, de la tour de l’Horloge, du campanile bêtement viril, de la quintuple et féminine rondeur de la basilique que paraît émaner la musique.

Je songe à la vision gémellaire qui nous donnait des choses une connaissance à la fois intime et en relief…