CHAPITRE XII
 
Les Pierres foudroyées

 

On ne reconstitue pas le néant. Rien de plus difficile que de concevoir l’état d’esprit des Français de 1940, ahuris, désemparés, désespérés, n’ayant pour point d’appui que les derniers vestiges de l’avant-guerre. Il ne fallut pas moins d’une année pour que ce vide – dans lequel tomba l’appel du 18 juin de Charles de Gaulle notamment – devînt le creuset où des concepts nouveaux prirent naissance et forme avant de devenir les cadres d’une mentalité nouvelle : collaboration, gaullisme, Vichy, restrictions, marché noir, juifs, déportation, résistance (on dit d’abord « terrorisme » selon le terme « officiel »), libération, etc. Il devait en être de même de l’organisation matérielle de la vie. Elle demanda au moins un an, de telle sorte que le premier hiver fut plus dur que les autres, et que le froid et la faim s’ajoutèrent au désarroi des esprits.

Pourtant la vie continuait ; elle s’était réfugiée ailleurs. Les distances ayant augmenté avec les difficultés du transport, les régions s’étaient repliées sur elles-mêmes et la campagne se défendait mieux contre la misère que la ville. Les provinces riches connaissaient un regain de vie. En Provence, c’était la famine. Mais la Normandie et la haute Bretagne si elles manquaient de céréales regorgeaient de viande et de beurre. La vie aux Pierres Sonnantes prit une intensité qu’elle n’avait jamais connue. Les restrictions avaient balayé les difficultés économiques de la fabrique. Les ateliers tournaient à plein rendement et fournissaient des articles textiles facilement échangeables à un moment où le troc était de rigueur. Les innocents de Sainte-Brigitte n’étaient pas les derniers à profiter de cette relative prospérité et ils n’avaient jamais été aussi nombreux, les parents étant particulièrement enclins en ces temps difficiles à se décharger de leurs enfants attardés. Maria-Barbara régnait paisiblement sur une maisonnée innombrable où se mêlaient les animaux, les innocents, des visiteurs et ses propres enfants. Jour et nuit un grand feu de bois fruitier flambait dans la vaste cheminée de la salle commune. C’était l’unique feu de la maison – outre bien entendu celui de la vieille cuisinière que Méline ne cessait de malmener à grand bruit. La pièce ressemblait à un bivouac où en permanence on mangeait, on dormait, on travaillait au milieu des jeux et des disputes. À gauche de la cheminée, le dos à une fenêtre, Maria-Barbara, assise dans un fauteuil raide et sobre devant le cadre de sa tapisserie, ayant à portée de la main un panier d’écheveaux de laine multicolores, travaillait à gestes lents et précis, flanquée d’un chien, d’un chat et d’un innocent en extase.

Édouard avait repris son va-et-vient entre Paris et la Bretagne. Le contraste vertigineux qu’il constatait entre la plénitude chaleureuse de sa maison et la misère physique et morale de Paris flattait le provincial qu’il était resté et alimentait les réflexions qu’il semait autour de lui. Le marché noir avait été le premier signe d’une réorganisation de la vie urbaine. Toutes les marchandises ayant d’abord disparu, on les vit reparaître sous le manteau dès le début de l’année 1941 à des prix fantastiques. D’abord indigné par ce trafic, Édouard dut bien faire des concessions en s’apercevant que Florence elle-même – qui se produisait dans des boîtes de Pigalle bourrées d’Allemands et de trafiquants – s’était installée par la force des choses dans un milieu irrégulier dont les lois n’étaient pas celles du commun. Un incident burlesque l’obligea dès le printemps à se compromettre plus gravement. Alexandre – qui continuait de diriger le dépôt de Saint-Escobille – venait d’être arrêté pour escroquerie et infraction aux règlements économiques. Lui aussi vivait visiblement en marge des lois, bien que dans un autre style. Tout l’hiver, il avait fait fonctionner un réseau de vente « libre » de charbon. Jamais l’expression de « marché noir » ne s’était, semble-t-il, mieux appliquée, si ce n’est que la marchandise livrée n’avait des têtes de moineau promises et payées leur poids d’or que l’apparence la plus superficielle. Il s’agissait en fait de graviers de rivière roulés dans du goudron liquide. Le résultat avait assez bonne mine, mais au feu il ne fournissait qu’un peu de fumée âcre. Alexandre avait découvert d’emblée la règle d’or de l’escroquerie : faire de sa victime un complice afin de l’empêcher de porter plainte. C’était la base même du marché noir. C’est sans doute pourquoi le trafic des têtes de moineau dura tout l’hiver. Édouard s’entremit pour faire libérer son frère, moyennant une simple amende administrative. Ce fut pour eux l’occasion de retrouvailles qui ne furent pas cordiales. À mesure que les années passaient, l’écart de leur âge s’estompait. Pourtant quelle différence entre les deux hommes ! En vieillissant certains fruits pourrissent, d’autres se dessèchent. On voyait bien chez Édouard l’amorce d’un blettissement, tandis qu’Alexandre semblait nourrir un feu aride qui ne lui laissait que la peau et les os. Ils s’observèrent avec surprise. Alexandre avait du mal à croire que quelqu’un se fût trouvé au monde pour intervenir en sa faveur. Édouard cherchait dans cet oiseau de proie calciné le tendre petit frère toujours caché dans les jupes de leur mère. Ils hésitèrent un instant à s’embrasser, et s’en tinrent finalement à une poignée de main. Puis ils se quittèrent persuadés qu’ils ne se reverraient pas, car ils pensaient tous deux à la mort, Alexandre, abreuvé de déceptions et de dégoûts, Édouard comme à une fin héroïque.

Peu après cette rencontre, un ami de toujours en qui il avait une entière confiance fit entrer Édouard dans un réseau de résistance qui se constituait en liaison avec Londres. L’organisation était encore improvisée, balbutiante, les Allemands eux-mêmes n’avaient pas eu le temps de réagir. Édouard n’en vivait pas moins déjà dans l’exaltation d’une revanche espérée, d’un risque couru, d’un sacrifice suprême possible. Il se félicitait surtout d’être seul exposé, tandis que Florence devant son public vert-de-gris, Maria-Barbara dans sa lointaine province demeuraient à l’abri. Aussi lorsque Florence ayant manqué un rendez-vous resta introuvable malgré toutes ses recherches, songea-t-il d’abord à une affaire de marché noir analogue à celle qui avait valu quelques jours de prison à son frère. Cette conjecture parut se confirmer lorsque la concierge de Florence finit par lui avouer qu’elle avait vu la jeune femme emmenée par deux hommes en civil au petit matin. Pourtant il ne trouva rien du côté des services français de répression des fraudes qu’il connaissait depuis l’affaire des têtes de moineau. Ce furent ses amis du réseau qui lui apprirent que les rafles des juifs avaient commencé à Paris et que Florence avait dû en être l’une des premières victimes.

Florence juive ! Édouard l’avait toujours su sans doute, mais justement avec le temps, il avait fini par n’y plus penser. Pourtant comment se pardonner de n’avoir pas songé que les Allemands étant friands de ce genre de gibier, la jeune femme courait un réel danger ? Il aurait pu facilement la cacher, l’envoyer en province, en zone libre, en Espagne peut-être, ou tout simplement aux Pierres Sonnantes, îlot de paix imperturbable. Tout aurait été possible s’il avait eu seulement un brin de cervelle. Rentré dans son grand appartement du quai Bourbon, Édouard se regarda dans une glace avec accablement et, pour la première fois, il se détesta. Puis une idée lumineuse, torturante se présenta à son esprit : Angelica déjà, sa petite pâtissière de Saint-Amand… et son grand corps recroquevillé sur une chaise fut secoué de sanglots. Il lutta contre le désespoir en consacrant toutes ses forces à l’activité de son réseau clandestin.

Mais le havre de paix restait la Cassine, blottie dans l’estuaire de l’Arguenon. Il y faisait de trop brefs séjours. Il y serait volontiers resté maintenant que Florence ne l’accueillait plus dans sa caverne rouge, mais la lutte contre l’occupant l’appelait à Paris. Ainsi sa présence parmi les siens donnait-elle un air de fête à la maison. Il y avait toujours foule dans la grande salle quand il racontait Paris. Il était le maître, le père, il avait eu une conduite magnifique dans les combats des Flandres, une activité mystérieuse le retenait à Paris, il parlait, on l’écoutait religieusement, amoureusement.

Paul

Notre enfance fut longue et heureuse, et elle se prolongea jusqu’à la date du 21 mars 1943. Ce jour-là commença notre adolescence…

Ce jour-là, comme à l’accoutumée, Édouard et Maria-Barbara régnaient avec bonheur sur un peuple d’enfants, d’innocents et d’animaux familiers. De perpétuelles allées et venues entre la cuisine, le cellier et le bûcher assuraient le renouvellement des gâteaux, des viandes, du cidre doux et du bois, et faisaient claquer à tout moment les trois portes de la pièce. Maria-Barbara étendue à demi sur une chaise longue de rotin, un plaid à franges jeté sur ses genoux, crochetait un vaste châle de laine mauve sous la surveillance extasiée d’une naine myxœdémateuse dont la petite bouche grande ouverte laissait fuir un filet de salive méditatif. Édouard allait et venait devant l’âtre en palabrant pour son public habituel.

Encouragé par l’atmosphère chaleureuse et son optimisme naturel, il avait enfourché une fois de plus l’un de ses dadas favoris, la comparaison du calme bonheur des Pierres Sonnantes avec la noirceur, la misère et les dangers de la capitale. Nous n’avions que des souvenirs vagues de Paris, mais nous comprenions qu’en l’absence de champs cultivés, de jardins potagers, d’arbres fruitiers et de troupeaux l’immense cité était condamnée à la famine. Quant au marché noir, nous l’imaginions sous la forme d’une foire nocturne, rassemblée dans de vastes caves, tous les marchands ayant la tête couverte d’une cagoule percée de deux trous pour les yeux. Édouard évoquait l’exploitation de la misère, les honteux trafics, les personnages interlopes qu’on côtoyait dans des atmosphères troubles.

– Le degré de déchéance où sont tombés les Parisiens est à ce point qu’on serait soulagé si tout cela était inspiré par le goût des jouissances et la cupidité, ajoutait-il. Parce que voyez-vous, mes enfants, goût des jouissances et cupidité, ce sont encore des façons d’aimer la vie, des réactions basses mais saines. Mais ce n’est pas cela ! Paris est infecté par quelque chose de morbide, la peur, une peur verte, une peur à odeur de charogne. Les gens ont peur. Peur des bombardements, des occupants, des épidémies dont on agite sans cesse la menace. Mais c’est surtout la peur de manquer qui les tenaille. Peur d’avoir faim, froid, de se retrouver sans ressources dans un monde hostile et ravagé par la guerre…

Il marchait en parlant d’un bout de l’âtre à l’autre bout, revenait, repartait, et chaque fois il offrait aux rougeoiements de la flamme tel profil, à nous qui l’écoutions le profil inverse, puis cela changeait, et nous machinalement – parce que ce manège évoquait d’une façon à la fois impérieuse et confuse l’un de nos rites secrets – nous cherchions à rattacher ce qu’il disait au profil qu’il nous montrait à ce moment-là, son profil droit pour célébrer les Pierres Sonnantes, la vie paisible et féconde de la campagne, son profil gauche pour évoquer Paris, ses rues sombres, ses boutiques louches, les personnages inquiétants qui s’y glissaient.

Mais c’était du profil droit qu’il affirmait aussi avec exaltation que Paris n’était pas tout entier dans ce triste tableau, qu’il y avait encore, Dieu merci, des âmes généreuses et des cœurs ardents et que, dans ces mêmes souterrains où grouillait la pègre du marché noir, se rassemblait une armée secrète, sans uniforme, mais rompue à toutes les techniques de la lutte clandestine. La province paisible pouvait préparer les récoltes dont la France aurait besoin à l’heure de la libération. Le Paris de Gavroche préparait son insurrection libératrice.

Ce n’était pas la première fois qu’il évoquait la résistance parisienne en notre présence. C’était un sujet qu’il développait à toute occasion avec une sorte de lyrisme heureux où il puisait visiblement du réconfort mais si nous nous étions demandé quelle était la part de l’imaginaire et celle du réel dans ses récits, nous aurions été en peine de répondre. Il parlait de réseaux secrets, de dépôts d’armes, de liaisons radiophoniques, d’attentats préparés et perpétrés, de plans dressés en vue d’actions concertées en liaison avec Londres, parachutages, bombardements, voire débarquements sur les côtes françaises. Et toute cette action héroïque se tramait dans l’ombre humide où prospérait le marché noir.

Nous l’écoutions sans parvenir à partager son exaltation. La lutte armée aurait peut-être revêtu quelque séduction pour nous si son caractère clandestin ne l’avait pas dépouillée des prestiges que donnent à la guerre les étendards, les armes lourdes – canons, chars d’assaut, avions de chasse et de bombardement. Ces combattants de la nuit, fuyant en rasant les murs, après avoir déposé des explosifs ou poignardé une sentinelle, ne trouvaient pas le chemin de notre cœur.

Mais ce qui nous rebutait le plus dans les histoires d’Édouard, c’était qu’elles se situaient toujours à Paris. Nous nous sentions certes rassurés, mais frustrés en même temps et vaguement honteux lorsqu’il opposait aux miasmes et aux fièvres de Paris la province calme et heureuse – car il va de soi que par « province » nous n’entendions rien d’autre que notre Guildo.

Il était seize heures et dix-sept minutes ce vingt et un mars 1943, le profil gauche d’Édouard nous entretenait de l’odyssée d’un aviateur anglais tombé en parachute sur le toit d’un immeuble, recueilli, soigné et rapatrié en Grande-Bretagne quand Méline fit irruption dans la pièce avec un visage que personne ne lui avait jamais vu. La naine myxœdémateuse fut sans doute la première à l’apercevoir, car cette muette que personne n’avait jamais entendue proférer un son poussa un hurlement bestial qui nous glaça le sang. Le visage de Méline était gris comme la cendre, un gris uni, sans tache, la couleur sans vie d’un masque de cire vierge. Et dans ce masque les yeux flambaient, ils flambaient d’un éclat où il y avait peut-être de l’horreur, peut-être de la joie et qui n’était sans doute que le reflet d’une terrible et imminente catastrophe.

– M’sieur dame ! Les boches ! L’armée ! Toute l’armée boche qui cerne la maison ! Eh là mon Dieu ! Il en sort de partout !

Édouard cessa son va-et-vient, il cessa de nous présenter ses profils, il s’arrêta et nous fit face, soudain grandi et anobli par le malheur qui fondait sur nous, sur lui seul, croyait-il.

– Mes enfants, nous dit-il, voici l’épreuve. Je l’attendais. Je savais que tôt ou tard l’ennemi me ferait payer mes activités clandestines. Je n’imaginais pas, je l’avoue, qu’il viendrait me chercher au Guildo, parmi vous. Ici, aux Pierres Sonnantes, je me croyais imprenable, protégé par le rempart de tous mes enfants, innocenté par la présence de Sainte-Brigitte, rendu invulnérable par le rayonnement de Maria-Barbara. Ils viennent. Ils vont m’arrêter, m’emmener. Quand nous reverrons-nous ? Nul ne le sait. C’est l’heure du sacrifice. J’ai toujours rêvé d’un sacrifice final. N’est-ce pas une grâce suprême de finir en héros, plutôt qu’en malade, en gâteux, en épave humaine ?

Il parla ainsi un temps que je ne puis évaluer, dans un silence menaçant. Même le feu avait cessé de craquer et de fulminer, et il n’y avait plus dans l’âtre que des incandescences immobiles. Parce qu’il croyait sa fin prochaine, Édouard d’habitude si discret, si pudique, nous livrait le fond de son cœur. Nous apprenions que cet homme d’un naturel si heureux, si bien accordé aux choses de la vie, si ouvert à tout ce qu’une existence humaine ordinaire promet d’épreuves et de bénédictions était secrètement tenaillé par la peur de la fin, par la peur de mal finir. Or cette peur avait trouvé son remède grâce à la guerre ; ce remède, c’était l’héroïsme, une fin héroïque, un sacrifice utile et exaltant. Ces hantises suicidaires sont moins rares qu’on ne pense chez des hommes profondément en accord avec la vie, d’autant qu’elles s’accompagnaient chez Édouard d’une très grande et très touchante naïveté.

Il fut interrompu par l’irruption de deux soldats allemands armés de mitraillettes que suivait un officier tout raide de jeunesse et de zèle.

– Je suis bien chez Mme Maria-Barbara Surin ? demanda-t-il avec un regard circulaire.

Édouard s’avança vers lui.

– Je suis Édouard Surin, dit-il. Maria-Barbara est ma femme.

– J’ai un ordre d’arrestation…

Il s’interrompit pour fouiller dans un porte-documents.

– Ne perdons pas de temps en formalités inutiles, je suis à votre disposition, s’impatienta Édouard.

Mais l’officier entendait respecter les formes et ayant enfin trouvé ce qu’il cherchait dans son porte-documents, il récita : « Ordre d’arrestation immédiate de Mme Maria-Barbara Surin, née Marbo, domiciliée à Notre-Dame du Guildo, au lieu-dit les Pierres Sonnantes. Motifs : contacts avec l’ennemi, émissions radiophoniques clandestines à destination de Londres, hébergement d’agents ennemis, ravitaillement de terroristes, dépôts d’armes et de munitions… »

– Ma femme est hors de cause, c’est un absurde malentendu, s’échauffa Édouard. C’est moi, vous entendez, moi seul que vous venez arrêter. D’ailleurs mon activité clandestine à Paris…

– Nous ne sommes pas à Paris, trancha l’officier. Nous sommes au Guildo qui dépend de la Kommandantur de Dinan. Je n’ai aucun ordre vous concernant, monsieur Surin. Nous avons ordre d’arrêter Mme Surin, plus onze ouvrières de vos ateliers et cinq membres du personnel de l’institution de Sainte-Brigitte, compromis comme elle dans des activités contraires aux stipulations de votre armistice. D’ailleurs on est en train de les faire monter dans des camions.

Maria-Barbara avait arrêté son ouvrage par un double nœud de laine, et elle le pliait soigneusement en quatre sur la chaise longue. Puis elle s’approcha d’Édouard.

– Calme-toi, voyons. Tu vois bien que c’est pour moi qu’on vient, lui dit-elle comme si elle parlait à un enfant.

Édouard était abasourdi par ce qu’il voyait et qui ressemblait à une sorte d’entente par-dessus sa tête entre sa femme et l’officier allemand. Car lorsque l’Allemand faisait allusion à un émetteur radio clandestin découvert dans les combles de l’abbatiale, à des hommes amenés par marée haute en sous-marins, débarqués dans l’île des Hébihens et gagnant la côte par marée basse déguisés en ramasseurs de coquillages, à des caisses d’explosifs trouvées dans une grotte de la falaise des Pierres Sonnantes, à un maquis retranché dans la forêt de la Hunaudaie et dont les antennes passaient par Sainte-Brigitte, Maria-Barbara savait visiblement de quoi il s’agissait, et voyant que tout était perdu, elle ne se donnait pas la peine de feindre l’ignorance, alors que lui, Édouard, le fier organisateur des réseaux clandestins parisiens, tombait des nues et se sentait de plus en plus ridicule en continuant d’affirmer que c’était lui, et lui seul, le responsable de tout, et que l’implication de Maria-Barbara dans cette affaire provenait d’un malentendu.

Finalement, on lui refusa la permission d’accompagner Maria-Barbara à Dinan, et il fut seulement convenu que le lendemain Méline se rendrait à la maison d’arrêt avec une valise de vêtements destinés à la prisonnière.

Elle partit sans un mot d’adieu, sans un regard en arrière pour cette maison dont elle était l’âme, pour cette foule d’enfants dont elle était la terre nourricière. Édouard monta s’enfermer dans une chambre du premier. Il ne reparut que tard dans la journée du lendemain. Nous avions quitté la veille un homme dans la force de sa seconde jeunesse, nous vîmes descendre à nous d’un pas mécanique un vieillard au visage ravagé dont l’œil avait la rondeur et la fixité du gâtisme.

*

Si l’arrestation de Maria-Barbara avec seize membres du personnel des ateliers et de l’institution fut pour Édouard le début de la vieillesse, elle marqua pour nous la fin de l’enfance, l’entrée dans l’adolescence.

Né dans le sein de sa mère, porté par le ventre de sa mère, l’enfant monte après sa naissance à la hauteur de ses bras noués en berceau et de sa poitrine qui le nourrit. Vient enfin le jour où il faut partir, rompre avec la terre natale, devenir soi-même amant, mari, père, chef de famille.

Au risque de lasser, je répète que la vision gémellaire des choses – plus riche, plus profonde, plus vraie que le point de vue ordinaire – est une clé qui livre bien des révélations, y compris dans le domaine des sans-pareil.

En vérité, l’enfant ordinaire né sans jumeau, l’enfant singulier, ne se console pas de son isolement. Il est affecté de naissance d’un déséquilibre dont il souffrira toute sa vie, mais qui dès son adolescence va l’orienter vers une solution, le mariage, imparfaite, boiteuse, vouée à tous les naufrages, mais enfin consacrée par la société. En perte d’équilibre congénital, l’adolescent singulier s’appuie sur une compagne aussi labile que lui, et de leurs doubles trébuchements naissent le temps, la famille, l’histoire humaine, la vieillesse…

(Les petites filles jouent avec des poupées, les petits garçons avec des ours en peluche. Il est instructif d’opposer l’interprétation sans-pareil et l’interprétation gémellaire de ces jeux traditionnels. On admet communément que la fillette qui joue à la poupée fait ainsi l’apprentissage de sa future vocation de maman. Et pourtant… Dira-t-on avec autant d’assurance que le garçonnet répète sur son ours en peluche son rôle de futur papa ? On ferait mieux de s’aviser que les vrais jumeaux de l’un ou l’autre sexe ne jouent jamais ni à la poupée, ni à l’ours en peluche. Certes cela pourrait s’expliquer par la sexualité proprement gémellaire, cette sexualité ovale qui ne débouche pas sur la procréation. Mais au lieu de s’acharner à interpréter en termes sans-pareil un phénomène gémellaire, il y a toujours tout à gagner à faire l’inverse. En vérité, si je n’ai jamais désiré d’ours en peluche, c’est que j’en avais déjà un, vivant de surcroît, mon frère-pareil. L’ours et la poupée ne sont pas pour l’enfant sans-pareil des anticipations de paternité ou de maternité. L’enfant se soucie comme d’une guigne de devenir un jour papa ou maman. En revanche, il ne se console pas de sa naissance solitaire, et ce qu’il projette dans l’ours ou la poupée, c’est le frère-pareil ou la sœur-pareille qui lui manque.)

L’adolescent singulier brise le cercle familial et cherche la partenaire avec laquelle il tentera de former le couple dont il rêve. La disparition de Maria-Barbara fit passer brutalement Jean-Paul de l’enfance à l’adolescence, mais il s’agissait d’une adolescence gémellaire, laquelle est en grande partie l’inverse de l’adolescence sans-pareil. Car ce partenaire imparfait que l’adolescent singulier cherche en tâtonnant loin de chez lui, à travers le monde, le jumeau le trouve d’emblée en face de lui, dans la personne de son frère-pareil. Pourtant on peut – on doit – parler d’une adolescence gémellaire qui tranche profondément sur l’enfance gémellaire. Car avant la date maudite du 21 mars 1943, Maria-Barbara était notre lien. Le propre de notre enfance, c’était la possibilité de nous distraire l’un de l’autre, de nous oublier des journées entières, étant assurés de pouvoir retrouver à tout moment un commun port d’attache en Maria-Barbara. C’était elle la source vive où chacun de nous pouvait s’abreuver de gémellité sans se soucier de ce que faisait son frère-pareil. Maria-Barbara disparue, un élan instinctif nous jeta l’un vers l’autre. Le désespoir, la peur, le désarroi face au malheur qui venait de frapper notre univers environnaient notre étreinte baignée de larmes et enténébrée de chagrin. Mais la dévastation des Pierres Sonnantes n’était que l’envers d’une réalité plus profonde : le départ de Maria-Barbara venait de douer d’immédiateté notre relation fondamentale. Nous savions que chacun de nous désormais ne devait plus chercher son fonds commun ailleurs qu’en son frère-pareil. La cellule gémellaire roulait maintenant dans l’infini, libérée du socle maternel sur lequel elle avait jusque-là reposé.

En même temps que notre union devenait momentanément plus étroite, nous ne pouvions nous dissimuler qu’elle devenait aussi plus fragile. C’était cela notre adolescence, l’adolescence gémellaire : une fraternité dont nous étions devenus les seuls dépositaires, et qu’il dépendait de nous seuls d’épanouir ou de briser.

Ainsi le ralentissement du travail dans les ateliers, le renvoi dans leur famille d’une partie des innocents de Sainte-Brigitte, le soudain vieillissement d’Édouard et son désintérêt de la vie, toutes ces séquelles de la déportation de Maria-Barbara et de seize familiers des Pierres Sonnantes coïncidèrent avec une merveilleuse plénitude de la cellule gémellaire. J’ai dit que nous n’avions jamais joué avec des poupées ou des ours. À cette époque – et bien que nous fussions grands déjà – un autre objet prit valeur de fétiche à nos yeux, et ce fut Jean qui l’intronisa dans le jeu de Bep. Il s’agissait d’une sphère de celluloïd transparente à demi emplie d’eau. À la surface du liquide flottaient et s’entrechoquaient deux petits canards cols-verts. Apparemment, ces deux canards étaient identiques, mais nous arrivions à les distinguer par des signes infimes, et nous avions chacun le nôtre. Foudroyées, les Pierres Sonnantes sombraient, la cellule gémellaire avec son canard-Jean et son canard-Paul surnageait et se fermait d’autant plus au monde extérieur que les circonstances devenaient plus menaçantes.

Hélas, Jean-le-Cardeur ne devait pas tarder à fausser le jeu de Bep avant de trahir la solidarité gémellaire…

*

Édouard n’était plus que l’ombre de lui-même. La fabrique tournait au ralenti sous la direction de Le Plorec, et c’était Méline qui régnait sur la Cassine. Nous apprîmes que nos déportés avaient quitté la France. La guerre s’exaspérait. Les villes allemandes étaient labourées par les bombardements. La botte de l’occupant s’appesantissait sur le pays. De nos absents aucune nouvelle, si ce n’est un mot allemand inconnu, le nom imprononçable d’un lieu où ils seraient détenus : Buchenwald. À l’occasion d’un voyage à Rennes, Édouard alla voir un ancien professeur d’allemand du lycée du Thabor où il avait fait ses études. « Nous avons cherché ensemble sur une carte de l’Allemagne, très détaillée pourtant, nous n’avons pas trouvé cette ville, nous raconta-t-il au retour. Il paraît que ça veut dire Forêt des hêtres. C’est plutôt rassurant, non ? On les fait peut-être travailler comme bûcherons ? Je ne vois pas Maria-Barbara avec une cognée… »

C’est l’année suivante que se situe un épisode que je n’ai jamais pu élucider tout à fait faute de témoignages. Un matin, Édouard nous réunit tous dans la grande salle. Il ne nous fit pas de discours. Le goût lui en avait passé depuis le jour maudit. Mais il nous embrassa avec une émotion évidente, et surtout nous avons remarqué qu’il avait ceint sous son manteau son écharpe tricolore de maire de notre commune. Il allait à Dinan. Le soir il était de retour plus abattu et plus découragé que jamais. Encore une fois je ne peux faire que des conjectures sur le but de ce mystérieux et solennel voyage. Mais je sais avec certitude que deux jours plus tard un groupe de neuf « terroristes » – ainsi appelait-on alors les résistants –, pris les armes à la main, avaient été fusillés à Dinan. Partout furent placardées des affiches portant leur nom, leur photo et le texte du jugement signé par le colonel responsable de la région. Or le plus jeune – qui avait dix-huit ans – était originaire d’un village voisin du nôtre, et il était possible qu’Édouard eût connu sa famille. Malgré sa naïveté, je ne pense pas qu’il allât à Dinan pour implorer la grâce de cet enfant. D’après certains rapports – que confirment les adieux qu’il nous fit ce matin-là – il serait allé demander une autre grâce au colonel de la Kommandantur de Dinan : celle de prendre la place du jeune résistant devant le peloton d’exécution. Bien entendu, on lui rit au nez. Cette mort magnifique qu’il implorait, qui donc en aurait fait les frais, sinon le renom des troupes d’occupation ? Il fut éconduit, et ne parla jamais de cette affaire à âme qui vive. Pauvre Édouard ! Il était condamné à voir tomber autour de lui des êtres jeunes ou bien-aimés, et à s’acheminer lui-même vers la déchéance de la maladie et une mort grabataire…

La Libération qui survint dans notre région dès juillet 1944 et l’année qui suivit lui réservèrent ses pires épreuves. Des seize déportés des Pierres Sonnantes, dix revinrent les uns après les autres d’hôpitaux ou de centres de regroupement où l’on s’était efforcé de leur refaire une santé. Néanmoins, trois d’entre eux moururent avant l’automne. Mais personne ne put – ou ne voulut peut-être ? – fournir des nouvelles de Maria-Barbara. Édouard s’acharna avec une passion qui le brisa à apprendre quelque chose de son sort. Il avait garni une planchette de deux portraits de Maria-Barbara avec son nom et la date de son arrestation, et il déambula portant ce panneau sinistre pendu autour du cou dans tous les centres de déportés d’Allemagne, de Suisse, de Suède et de France. Ce calvaire qui dura six mois fut totalement vain.

En novembre 1947, il fit encore un voyage à Casablanca pour régler la vente d’une propriété ayant appartenu à Gustave, l’aîné des frères Surin. Nous eûmes le droit de l’accompagner dans ce voyage qui coïncida avec la mort de notre oncle Alexandre, assassiné dans les docks du grand port marocain.

Édouard mourut lui-même, presque aveugle, en mai 1948.