CHAPITRE
PREMIER
Les Pierres Sonnantes
Le 25 septembre 1937, un courant de perturbations circulant de Terre-Neuve à la Baltique dirigeait dans le couloir de la Manche des masses d’air océanique doux et humide. À 17 h 19 un souffle d’ouest-sud-ouest découvrit le jupon de la vieille Henriette Puysoux qui ramassait des pommes de terre dans son champ, fit claquer le store du Café des Amis de Plancoët, rabattit brutalement l’un des volets de la maison du docteur Bottereau en bordure du bois de la Hunaudaie, tourna huit pages des Météores d’Aristote que lisait Michel Tournier sur la plage de Saint-Jacut, souleva un nuage de poussière et de paille broyée sur la route de Plélan, mouilla d’embruns le visage de Jean Chauvé qui engageait sa barque dans la baie de l’Arguenon, fit bouffer et danser sur la corde où ils séchaient les sous-vêtements de la famille Pallet, emballa l’éolienne de la ferme des Mottes, et arracha une poignée de feuilles dorées aux bouleaux blancs du jardin de la Cassine.
Le soleil s’inclinait déjà derrière la colline où les innocents de Sainte-Brigitte cueillaient des asters et des chicorées sauvages qui s’amoncelleraient le 8 octobre en bouquets maladroits aux pieds de la statue de leur patronne. Cette côte de la baie de l’Arguenon, orientée à l’est, ne reçoit le vent marin que des terres, et Maria-Barbara retrouvait à travers les brumes salées des marées de septembre l’odeur âcre des fanes brûlant dans tout l’arrière-pays. Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués l’un à l’autre dans le même hamac.
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c’est difficile de se rappeler l’âge des enfants ! Comment se souvenir de quelque chose qui change constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs. D’ailleurs cette immaturité, cet attardement de ses deux derniers apaise et rassure Maria-Barbara. Elle les a allaités plus longtemps qu’aucun de ses autres enfants. Elle a lu un jour avec émotion que les mères eskimos donnaient le sein à leurs enfants jusqu’à ce qu’ils fussent capables de mâcher le poisson gelé et la viande boucanée – donc jusqu’à trois ou quatre ans. Ceux-là au moins, ce n’est pas fatalement pour s’éloigner de leur mère qu’ils apprennent à marcher. Elle a toujours rêvé d’un enfant qui viendrait à elle debout, bien droit sur ses petites jambes, et qui d’autorité dégraferait de ses mains son corsage, sortirait la gourde de chair et boirait, comme un homme à la bouteille. En vérité elle n’a jamais bien su dégager du nourrisson l’homme, le mari, l’amant.
Ses enfants… Cette mère innombrable ne sait pas au juste combien ils sont. Elle s’y refuse. Elle ne veut pas compter, comme elle s’est refusée pendant des années à lire dans le visage de son entourage un reproche grandissant, une sourde menace. Stérilisée. La naissance des jumeaux a exigé une brève anesthésie. En aurait-on profité pour commettre l’horrible attentat ? Édouard se serait-il prêté à ce complot ? Le fait est qu’elle n’a plus enfanté depuis. Sa vocation maternelle paraît s’être épuisée dans cette naissance double. D’habitude, elle commence à être inquiète dès que son plus jeune est sevré. Elle appartient à la race des femmes qui ne sont heureuses et équilibrées qu’enceintes ou allaitantes. Mais on dirait que ses jumeaux l’ont comblée définitivement. Peut-être y a-t-il des « mères gémellaires » dont chaque enfant est à demi manqué aussi longtemps qu’il ne naît pas flanqué d’un frère-pareil…
Un concert d’aboiements et de rires. C’est Édouard qui vient d’arriver. Son voyage à Paris aura duré moins longtemps qu’à l’accoutumée. Perdrait-il en vieillissant le goût des escapades dans la capitale ? Il est monté à la Cassine pour se changer. Puis il va venir saluer Maria-Barbara. Il s’approchera à pas de loup derrière sa chaise longue. Il penchera son visage vers le sien, et ils se regarderont à l’envers. Il la baisera au front et il viendra se placer devant elle, grand, mince, élégant, avantageux, avec un sourire tendre et ironique sur lequel il aura l’air de poser l’index, comme pour mieux le lui montrer, en lissant du bout du doigt sa courte moustache.
Édouard est le second mari de Maria-Barbara. Le premier, elle l’a à peine connu. De quoi est-il mort au juste ? En mer, certes, et d’ailleurs il était second officier dans la Marine marchande. Mais de maladie ou d’accident ? Elle ne s’en souvient qu’obscurément. Peut-être a-t-il disparu simplement parce que sa femme était tellement absorbée par sa première grossesse qu’elle en avait oublié son éphémère auteur.
Sa première grossesse… C’est le jour où la jeune femme a su qu’elle attendait un enfant que sa vraie vie a commencé. Avant, c’était l’adolescence, les parents, l’attente au ventre plat et affamé. Ensuite les grossesses ne se succèdent pas, elles se fondent en une seule, elles deviennent un état normal, heureux, à peine coupé par de brèves et angoissantes vacances. Peu importait l’époux, le semeur, le donneur de cette pauvre chiquenaude qui déclenche le processus créateur.
Les jumeaux remuent en gémissant, et Maria-Barbara se penche sur eux, le cœur serré une fois de plus par l’étrange métamorphose qu’opère le réveil sur leur visage. Ils dorment, et, rendus au plus intime d’eux-mêmes, ramenés à ce qu’il y a en eux de plus profond et de plus immuable – ramenés à leur fonds-commun – ils sont indiscernables. C’est le même corps enlacé à son double, le même visage aux paupières mêmement abaissées qui présente à la fois sa face et son profil droit, l’une ronde et sereine, l’autre sec et pur, tous deux murés dans un refus unanime de ce qui n’est pas l’autre. Et c’est ainsi que Maria-Barbara les sent le plus près d’elle. Leur ressemblance immaculée est l’image des limbes matriciels d’où ils sont sortis. Le sommeil leur restitue cette innocence originelle dans laquelle ils se confondent. En vérité tout ce qui les éloigne l’un de l’autre les éloigne de leur mère.
Le vent est passé sur eux, et ils sont parcourus par le même frisson. Ils se dénouent. L’environnement reprend possession de leurs sens. Ils s’ébrouent, et les deux visages répondant différemment à l’appel de la vie extérieure deviennent ceux de deux frères, celui de Paul, sûr de lui, volontaire, impérieux, celui de Jean, inquiet, ouvert, curieux.
Jean-Paul se dresse sur son séant et dit : « J’ai faim. » C’est Paul qui a parlé, mais Jean, tapi derrière lui, tendu comme lui vers Maria-Barbara, a accompagné cet appel, lancé ainsi conjointement.
Maria-Barbara prend dans une corbeille d’osier une pomme qu’elle offre à Paul. L’enfant la repousse d’un air étonné. Elle saisit un couteau d’argent et coupe en deux le fruit qu’elle tient dans sa main gauche. La lame s’enfonce en crissant dans la collerette de cinq minuscules feuilles desséchées qui s’épanouit au creux de la face inférieure de la pomme. Un peu d’écume blanche mousse au bord de la peau tranchée par la lame. Les deux moitiés se séparent retenues encore par la courte queue de bois. La pulpe humide et pelucheuse entoure une loge cornée en forme de cœur où s’incrustent deux pépins bruns et cirés. Maria-Barbara donne une moitié à chaque jumeau. Ils examinent avec attention leur part, et, sans un mot, ils en font l’échange. Elle ne cherche pas à comprendre le sens de ce petit rite dont elle sait seulement qu’il ne relève pas d’un caprice enfantin. La bouche pleine, les jumeaux engagent un de ces longs et mystérieux conciliabules dans cette langue secrète qu’on appelle dans la famille l’éolien. Le réveil les a un moment séparés en les arrachant à la confusion du sommeil. Ils recréent maintenant l’intimité gémellaire en réglant le cours de leurs pensées et de leurs sentiments par cet échange de sons caressants où l’on peut entendre à volonté des mots, des plaintes, des rires ou de simples signaux.
Un épagneul feu déboule sur la prairie et entoure de sauts joyeux le « bivouac » de Maria-Barbara. Une tête se penche au-dessus d’elle, à l’envers, un baiser tombe sur son front.
– Bonsoir, ma chérie.
Édouard est maintenant devant elle, grand, mince, élégant, avantageux, le visage éclairé d’un sourire tendre et ironique qu’il paraît souligner de l’index en lissant sa courte moustache.
– Nous ne vous attendions pas si tôt, dit-elle. C’est une bonne surprise. Paris vous amuse moins, on dirait.
– Vous savez, je ne vais pas à Paris seulement pour m’amuser.
Il ment. Elle le sait. Il sait qu’elle le sait. Ce jeu de miroirs, c’est leur rituel à eux, la reprise au niveau du couple conjugal du grand jeu gémellaire dont Jean-Paul est en train d’instaurer patiemment les règles, une reprise triviale et superficielle, semblable aux amours ancillaires qui dans certaines pièces de théâtre doublent sur le mode comique les amours sublimes du seigneur et de la princesse.
Il y a vingt ans, Édouard a obligé Maria-Barbara à choisir avec lui et à décorer un bel appartement dans l’île Saint-Louis. C’était – disait-il – pour leurs fugues d’amoureux – grand restaurant, théâtre, souper. Avait-il oublié – ou seulement feint d’oublier – le peu de goût de Maria-Barbara pour les déplacements, pour Paris, pour les parties fines ? Elle voulut bien se prêter au jeu, par gentillesse, par paresse, visita, décida, signa, décora, mais, le dernier artisan parti, elle ne retourna plus dans l’île Saint-Louis, laissant à Édouard le champ libre pour ses rendez-vous d’affaires. Ces rendez-vous s’étaient vite multipliés, prolongés. Édouard disparaissait des semaines entières, laissant Maria-Barbara à ses enfants, et les ateliers des Pierres Sonnantes au contremaître Guy Le Plorec. Apparemment au moins elle a pris son parti de ces absences, absorbée par les soins jardiniers, la surveillance du ciel, la grande volière, la foule de ses enfants à laquelle se mêlaient toujours des innocents de Sainte-Brigitte, et surtout les jumeaux dont la présence rayonnante suffit à l’apaiser.
Elle se lève et aidée par Édouard elle rassemble les objets familiers qui entourent traditionnellement ses après-midi de chaise longue. Ses lunettes repliées sur un roman – le même depuis des mois –, la corbeille où elle range le tricot rendu vain par l’improbabilité d’une nouvelle naissance, son châle tombé dans l’herbe qu’elle jette sur ses épaules. Puis laissant à Méline le soin de rentrer tables, chaises et hamac, appuyée au bras d’Édouard, elle emprunte d’une démarche lourde le sentier scabreux qui monte en lacets vers la Cassine où les jumeaux se précipitent en gazouillant.
La Cassine est une vaste bâtisse assez peu caractéristique, comme la plupart des maisons de haute Bretagne, à l’origine une vieille et pauvre ferme, promue à la fin du siècle dernier maison bourgeoise par les maîtres des Pierres Sonnantes. De son passé modeste elle conserve des murs en pisé – le granit n’apparaissant qu’aux angles, aux encadrements des portes et des fenêtres et au soubassement –, une toiture à deux fortes pentes dont le chaume a été remplacé par des ardoises grises, un escalier extérieur qui gagne les combles. Ceux-ci ont été aménagés par Édouard pour y loger les enfants, et la lumière y pénètre par quatre lucarnes saillant fortement avec leur propre toiture à versant frontal formant auvent. Édouard a refoulé toute sa progéniture dans ce grenier où il ne s’est pas aventuré trois fois en vingt ans. Il avait rêvé que le rez-de-chaussée demeurât le domaine privé du couple Surin, celui où Maria-Barbara consentirait à oublier un moment qu’elle était mère pour redevenir épouse. Mais ces combles, où régnait un désordre chaleureux et secrètement organisé selon la personnalité de chacun et le réseau de ses relations avec les autres, exerçaient sur elle un attrait irrésistible. Tous ses enfants qui lui avaient échappé en grandissant, elle les retrouvait dans cette confusion affectueuse et elle s’oubliait dans la foule disparate des jeux et des sommeils. Il fallait qu’Édouard dépêchât Méline à sa recherche pour qu’elle consentît à redescendre vers lui.
Sainte-Brigitte, un établissement destiné aux jeunes handicapés, partageait de l’autre côté de la route avec l’usine de tissage les bâtiments de l’ancienne Chartreuse du Guildo, désaffectés depuis 1796. Les innocents disposaient des bâtiments de servitude – anciens dortoirs, réfectoires, ouvroirs, infirmerie et bailliage – auxquels s’ajoutait naturellement la jouissance des jardins qui descendaient en pente douce vers la Cassine. De leur côté les ateliers de l’usine occupaient le palais abbatial, les appartements des officiers groupés autour du cloître, la ferme, les écuries et l’église dont le clocher-pignon couvert de lichen doré se voit de Matignon à Ploubalay.
La Chartreuse du Guildo a connu ses heures de gloire et de détresse lors du désastre essuyé par les Blancs en 1795. Le débarquement à Carnac d’une armée royaliste le 27 juin avait été précédé d’une action de diversion dans la baie de l’Arguenon. Là, un groupe armé, débarqué à l’avance, avait infligé de lourdes pertes aux troupes républicaines avant de se retrancher dans l’abbaye dont le chapitre lui était acquis. Mais la victoire de Hoche sur Cadoudal et ses alliés avait scellé le sort des chouans du Guildo, dont le rembarquement avait été retardé par la marée basse. L’abbaye avait été prise d’assaut la veille du 14 juillet, et les cinquante-sept prisonniers blancs fusillés et enterrés dans le cloître transformé en fosse commune. L’année suivante le décret de désaffectation ne fit que consacrer la disparition de la Chartreuse du Guildo, effective depuis la disparition de ses moines.
L’usine avait logé ses bureaux dans les appartements du chapitre. On avait couvert le cloître d’une toiture légère pour y entreposer les rouleaux de toile et les caisses de bobines, cependant que la récente matelasserie avait été reléguée dans les anciennes écuries grossièrement restaurées. Le cœur de l’usine se situait dans la nef de l’église où ronflaient vingt-sept métiers, servis par une ruchée d’ouvrières en blouse grise, les cheveux serrés dans des fichus de couleur.
L’usine, Sainte-Brigitte, et, en contrebas, de l’autre côté de la petite route descendant vers la plage des Quatre Vaux, la Cassine où vivait la grande tribu Surin formaient ainsi l’ensemble des Pierres Sonnantes, assez hétéroclite en principe et qui n’avait d’autre raison de composer un tout organique que la force de l’habitude et de la vie. Les enfants Surin étaient chez eux dans les ateliers et à Sainte-Brigitte, et on s’était accoutumé à voir des innocents divaguer dans l’usine et se mêler aux familiers de la Cassine.
L’un d’eux, Franz, fut un temps le compagnon inséparable des jumeaux. Mais c’était Maria-Barbara qui entretenait avec les innocents les relations les plus tendres. Elle se défendait autant que ses forces y suffisaient contre l’appel d’une redoutable violence qui montait vers elle de ce troupeau maladif, désarmé, d’une simplicité animale. Combien de fois dans le jardin ou la maison, elle sentit des lèvres se poser sur sa main abandonnée ! Alors d’un mouvement doux, elle caressait une tête, une nuque sans regarder le masque batracien levé vers elle avec adoration. Il fallait se défendre, se reprendre, car elle savait quelle force doucereuse, irrésistible, implacable pouvait émaner de la colline des innocents. Elle le savait par l’exemple d’une poignée de femmes venues parfois par hasard, pour un temps limité, pour un stage, par curiosité ou par conscience professionnelle d’éducatrice voulant avoir un aperçu des méthodes employées à l’égard des jeunes handicapés. Il y avait une première période d’accoutumance pendant laquelle la nouvelle devait faire effort pour surmonter la répugnance que lui inspiraient malgré elle la laideur, la gaucherie, parfois la saleté de ces enfants, d’autant plus décourageants que, tout anormaux qu’ils étaient, ils n’étaient pas malades, la plupart se portaient même mieux que la moyenne des enfants normaux, comme si la nature, les ayant suffisamment éprouvés, les tenait quittes des maladies ordinaires. Cependant le poison agissait insensiblement, et la pitié dangereuse, tentaculaire, tyrannique enveloppait le cœur et la raison de sa proie. Certaines partaient sur un coup de force désespéré, pendant qu’il était encore temps peut-être de s’arracher à l’emprise mortelle pour ne plus entretenir désormais que des relations équilibrées avec des hommes et des femmes ordinaires, sains et autonomes. Mais la redoutable faiblesse des innocents avait raison de cet ultime sursaut, et, obéissant à l’appel muet mais impérieux de Sainte-Brigitte, elles revenaient, vaincues, se sachant prisonnières à vie désormais, prétextant cependant un nouveau stage, des recherches supplémentaires, des projets d’études qui ne trompaient personne.
*
En épousant Maria-Barbara, Édouard était devenu le directeur et le principal actionnaire de l’usine de textile des Pierres Sonnantes dont son beau-père avait hâte de déposer la charge. Pourtant on l’aurait beaucoup surpris en lui disant qu’il faisait un mariage d’argent, tant il allait de soi pour lui que s’accordassent ses intérêts et ses inclinations. L’entreprise se révéla très vite d’ailleurs une source de déceptions assez amères. Les vingt-sept métiers de la fabrique étaient en effet d’un type suranné, et il n’y avait d’espoir de sauver l’entreprise qu’en investissant une fortune pour renouveler tout le matériel. Malheureusement à la crise que traversait l’économie occidentale s’ajoutait le malaise d’une mue technique profonde et incertaine qui affectait à cette époque les industries textiles. On parlait notamment de métiers à tisser circulaires, mais ils constituaient une innovation révolutionnaire, et les premiers utilisateurs assumeraient des risques incalculables. De prime abord Édouard avait été séduit par une spécialité des Pierres Sonnantes, la grenadine, tissu de laine et de soie à armure façonnée, draperie légère, claire, transparente, exclusivement destinée aux grands couturiers. Il s’était épris de l’équipe de liciers et de l’antique jacquard consacrés à ce tissu de haut luxe, et il donnait tous ses soins à cette production de faible débit, aux débouchés capricieux et médiocrement bénéfiques.
Le salut de l’entreprise reposait en fait sur les épaules de Guy Le Plorec, ancien mécanicien d’atelier passé contremaître et faisant office de sous-directeur. La solution aux difficultés des Pierres Sonnantes, Le Plorec l’avait trouvée aux antipodes de la grenadine, en adjoignant aux ateliers d’ourdissage et de tissage une matelasserie de trente cardeuses qui avait le mérite d’absorber une part substantielle de la toile fabriquée sur place. Mais cette innovation avait contribué à détourner Édouard d’une entreprise pleine d’aléas et de chausse-trapes qui paraissait de surcroît ne pouvoir survivre qu’en s’enfonçant dans la trivialité. L’ouverture de la matelasserie avait en outre amené un renfort d’ouvrières sans tradition artisanale, faiblement spécialisées, cultivant l’absentéisme et la revendication, qui contrastait avec le corps aristocratique et discipliné des ourdisseurs et des licières.
C’est à cet aspect de la petite révolution de Le Plorec qu’Édouard avait été le plus sensible. Pour cet homme à femmes, devenir le patron d’une entreprise occupant trois cent vingt-sept ouvrières, c’était à la fois troublant et amer. Au début lorsqu’il s’aventurait dans l’espace vrombissant et poussiéreux des ateliers, il était gêné par la curiosité sournoise qu’il suscitait et à laquelle se mêlaient toutes les nuances de la provocation, du mépris, du respect et de la timidité. D’abord incapable de restituer leur féminité aux silhouettes en blouses grises coiffées de fichus de couleur qui s’affairaient autour des encolleuses ou le long des poitrinières, il avait eu le sentiment qu’un sort ironique avait fait de lui le roi d’un peuple de larves. Mais son coup d’œil s’enrichit peu à peu au spectacle des femmes gagnant le matin les ateliers ou les quittant le soir, habillées normalement cette fois, certaines gracieuses, presque élégantes, la mine avivée par le bavardage et le rire, le geste léger, voltigeant, accort. Il s’était appliqué dès lors à repérer dans les étroites travées qui séparaient les machines, telle ou telle fille dont il avait remarqué la silhouette au-dehors. L’apprentissage avait duré des mois, mais il avait porté ses fruits, et Édouard savait désormais retrouver la jeunesse, la gentillesse, la beauté sous l’affublement et l’accablement du travail.
Toutefois il lui aurait répugné de séduire l’une de ses ouvrières, plus encore d’en faire une maîtresse attitrée et choyée. Édouard n’avait pas à proprement parler de principes, et l’exemple de son frère Gustave le renforçait dans sa méfiance à l’égard de la morale, dans sa crainte d’un puritanisme sec qui pouvait mener aux pires aberrations. Mais il avait en revanche du goût, un instinct très fort de ce qui pouvait se faire – même en violation de toutes les lois écrites – sans troubler une certaine harmonie, et de ce dont il fallait au contraire se garder comme d’une rupture de ton. Or cette harmonie voulait que les Pierres Sonnantes fussent le domaine attitré de sa famille, et que ses libres amours ne trouvassent leur juste place qu’à Paris. Et puis l’ouvrière restait pour lui un être inquiétant, infréquentable parce qu’elle déconcertait ses idées sur la femme. La femme pouvait bien travailler, mais à des choses domestiques, à la rigueur dans une ferme ou une boutique. Le travail industriel ne pouvait que la dénaturer. La femme pouvait bien recevoir de l’argent – pour la maison, pour l’ornement, pour le plaisir, pour rien. La paie hebdomadaire l’avilissait. Telles étaient les idées de cet homme aimable et simple qui répandait spontanément autour de lui l’atmosphère d’insouciante gaieté hors laquelle il ne pouvait vivre. Mais il éprouvait parfois un grand accablement de solitude entre sa femme toujours enceinte et exclusivement préoccupée de ses petits, et la foule grise et laborieuse des Pierres Sonnantes. « Je suis le bourdon inutile entre la reine de la ruche et les abeilles ouvrières », disait-il avec une mélancolie enjouée. Et il allait en voiture jusqu’à Dinan prendre le train direct pour Paris.
Pour ce provincial, Paris ne pouvait être qu’un lieu de consommation et de vie brillante, et c’est autour de l’Opéra et des Grands Boulevards qu’il aurait de lui-même cherché un appartement. Maria-Barbara dûment consultée et plusieurs fois amenée à Paris pour cette délicate entreprise avait fixé son choix sur le quai d’Anjou de l’île Saint-Louis, dont l’horizon de feuilles, d’eaux et d’absides s’harmonisait à la vie calme et horizontale qui lui était propre. En outre Édouard se trouvait ainsi à quelques minutes seulement de la rue des Barres où sa mère habitait avec son jeune frère Alexandre. Il s’accommoda de cette demeure dont la noblesse et le prestige flattaient en lui un fond de conservatisme, bien qu’elle ennuyât le jouisseur qui aurait souhaité plus de bruit et de brillant.
Ce va-et-vient d’Édouard entre Paris et la Bretagne correspondait à la place intermédiaire qu’il occupait entre ses deux frères, l’aîné Gustave demeuré à Rennes dans la maison familiale, et le cadet Alexandre qui n’avait eu de cesse que sa mère ne se fixât auprès de lui à Paris. Il était difficile d’imaginer contraste plus irréconciliable que celui qui opposait l’austérité un peu puritaine, cossue à force d’avarice de Gustave et le dandysme criard qu’affichait Alexandre. La Bretagne, province traditionnellement conservatrice et religieuse, offre souvent l’exemple dans une même famille d’un frère aîné confit en respect pour les valeurs ancestrales, combattu par un cadet subversif, boutefeu et provocateur de scandales. L’hostilité des deux frères s’envenimait en outre d’une circonstance matérielle. Certes pour la vieille Mme Surin, la présence à ses côtés et à sa dévotion de son fils préféré était un réconfort auquel on ne pouvait songer à la priver. Mais elle subsistait grâce à une mensualité que lui versaient ses deux aînés et dont Alexandre profitait par la force des choses. Cette situation exaspérait Gustave qui ne manquait pas une occasion d’y faire aigrement allusion, accusant Alexandre d’empêcher sa mère – pour des raisons d’intérêt évidentes – de vivre à Rennes au milieu de ses petites-filles, comme il eût été dans l’ordre.
Édouard se gardait d’évoquer ces griefs lorsqu’il rencontrait Alexandre à l’occasion des petites visites rituelles qu’il rendait à sa mère, de telle sorte qu’il assumait naturellement son rôle d’intermédiaire familial avec tous. D’Alexandre, il avait le goût de la vie et même de l’aventure, l’amour des choses et des êtres – bien que leurs inclinations fussent divergentes – une certaine curiosité qui donnait du dynamisme à leur démarche. Mais tandis qu’Alexandre ne cessait de conspuer l’ordre établi et de conspirer contre la société, Édouard avait en commun avec Gustave un respect inné du cours des choses qu’il considérait comme normal, partant sain, souhaitable, béni. Certes il serait facile de rapprocher le conformiste Gustave du confiant Édouard au point de les confondre. Mais ce qui distinguait profondément les deux frères, c’était la part de cœur qu’Édouard mettait en tout, cet air gai et engageant, ce savoir-vivre et ce bien-être innés, rayonnants, contagieux qui faisaient les gens accourir et demeurer, comme pour se réchauffer, se rassurer à son contact.
La vie partagée qu’il menait avait longtemps paru à Édouard un chef-d’œuvre d’organisation heureuse. Aux Pierres Sonnantes il se donnait tout entier aux exigences de l’usine et aux soins de Maria-Barbara et des enfants. À Paris, il redevenait le célibataire oisif et argenté de sa seconde jeunesse. Mais avec les années, cet homme peu porté à l’analyse intérieure dut cependant s’avouer que chacune de ces vies servait de masque à l’autre et l’aveuglait sur le vide et l’incurable mélancolie qui constituaient leur commune vérité. Dès que l’angoisse le poignait à Paris après une soirée qui allait le rendre à la solitude du grand appartement dont les fenêtres hautes et étroites miroitaient de tous les reflets de la Seine, il se portait avec un élan de nostalgie vers le tendre et chaud désordre de la Cassine. Mais aux Pierres Sonnantes, quand ayant achevé une inutile toilette avant de se rendre au bureau de l’usine, il envisageait l’interminable journée qui béait devant lui, il était pris d’une fièvre d’impatience et devait se faire violence pour ne pas courir à Dinan où il serait temps encore d’attraper le rapide de Paris. Il s’était d’abord senti vaguement flatté qu’on l’appelât à l’usine « le Parisien », mais d’année en année la nuance de désapprobation et de doute sur son sérieux et sa compétence que comportait ce surnom lui avait été plus sensible. De même s’il avait longtemps accepté avec un sourire amusé que ses amis le considérassent – lui le charmeur, si anciennement expert en l’art des parties fines – comme un riche provincial, un peu jobard, ignorant de la grande ville parée à ses yeux de prestiges imaginaires, il s’irritait maintenant de cette idée qu’ils se faisaient de lui, un Breton saisi par la débauche parisienne, une version mâle de Bécassine, Bécassin en chapeau rond enrubanné et en sabots, avec un biniou sous le bras. En vérité si cette double appartenance qui l’avait longtemps comblé comme un surcroît de richesse prenait désormais pour lui l’aspect d’un double exil, d’un double déracinement, ce désenchantement trahissait son désarroi en face d’un problème imprévu, devant une perspective sinistre et impraticable : vieillir.
Ses relations avec Florence illustraient fidèlement ce déclin. Il l’avait vue pour la première fois dans un cabaret où elle se produisait à la fin de la soirée. Elle disait quelques poèmes un peu hermétiques, et chantait d’une voix grave en s’accompagnant d’une guitare dont elle savait se servir. D’origine grecque – juive sans doute – elle faisait passer dans ses paroles, dans sa musique quelque chose de la tristesse particulière aux pays méditerranéens qui n’est pas solitaire, individuelle comme la tristesse nordique, mais au contraire fraternelle, voire familiale, tribale. Elle était venue ensuite s’asseoir à la table où il sablait le champagne avec quelques amis. Florence l’avait étonné par sa lucidité drôle et amère, un trait qu’il aurait attendu davantage d’un homme que d’une femme, et surtout par le regard ironique et plein de sympathie en même temps dont elle l’avait envisagé. Nul doute qu’il n’y eût du Bécassin dans cette image de lui-même qu’il voyait dans ses yeux sombres, mais il y lisait aussi qu’il était un homme d’amour, une chair si étroitement pénétrée de cœur qu’une femme se sentait confiante et rassurée par sa seule présence.
Florence et lui avaient vite été d’accord pour « faire un bout de chemin ensemble », une formule dont le scepticisme aimable le séduisait en le choquant un peu. Elle ne se lassait pas de le faire parler des Pierres Sonnantes, de Maria-Barbara, des enfants, des bords de l’Arguenon, de ses origines rennaises. Il paraissait que cette nomade, cette errante était fascinée par la musique des noms qu’il citait au hasard de ses évocations et qui sentaient la grève et le bocage, Plébouille, la Rougerais, le ruisseau Quinteux, le Kerpont, la Grohandais, le Guildo, les Hébihens… Il était peu probable qu’elle allât jamais dans ce fond de province, et ils ne firent jamais allusion l’un ou l’autre à une pareille éventualité. L’appartement du quai d’Anjou où elle s’était risquée au début de leur liaison lui inspirait un éloignement qu’elle justifiait en invoquant la froide distinction, l’ordre compassé, la beauté morte de ces grandes pièces vides dont les parquets de chêne mosaïqués répondaient aux plafonds à caissons peints. Cette demeure, expliquait-elle à Édouard, ce n’était ni la famille bretonne, ni un quelconque aspect de Paris, mais le produit manqué et comme l’enfant mort-né de deux sources vainement mêlées.
Édouard répondait à ce refus par des arguments contradictoires, à l’image de ses propres incohérences. Les belles demeures de jadis, disait-il, étaient normalement vides. Lorsqu’on avait besoin d’une table, de chaises, de fauteuils, voire d’une chaise percée, les domestiques accouraient avec l’objet demandé. C’est la raréfaction des gens de maison qui nous oblige à vivre dans un encombrement où les contemporains de Molière auraient vu à coup sûr un déménagement imminent ou un emménagement récent. Et il vantait la beauté large et noble des pièces chichement meublées, hautes de plafond et dont la principale et subtile richesse est l’espace même qu’elles offrent à la respiration et aux mouvements corporels. Mais il ajoutait aussitôt que si son appartement restait froid et inhospitalier, c’était faute de présence féminine. Maria-Barbara clouée à la Cassine ne venait jamais à Paris, et si Florence elle-même refusait d’habiter avec lui, il n’y avait aucune chance pour que ces lieux prissent jamais vie.
– Une maison sans femme est une maison morte, argumentait-il. Débarquez ici avec vos malles, répandez dans ces pièces votre désordre personnel. Moi-même, croyez-vous que je me plaise dans ce musée désaffecté ? Une simple salle de bains, tenez ! Je ne m’y sens à l’aise que si je dois chercher mon rasoir au milieu des pots de démaquillant, des crèmes astringentes et des vaporisateurs de parfum. Tout le plaisir de faire sa toilette c’est dans l’indiscrète découverte de la panoplie féminine qu’il réside. Ici la salle de bains est triste comme un bloc opératoire !
Elle souriait, se taisait, disait finalement que cela lui ressemblait vraiment, voulant défendre un appartement trop chic, de se retrouver si vite dans la salle de bains au milieu des pots de crème, des houppettes et des papillotes. Mais finalement, c’était toujours dans son appartement à elle qu’ils se rencontraient, rue Gabrielle, sur la butte Montmartre, une caverne rouge surchargée de tentures, encombrée de bibelots, faite pour vivre la nuit à la lueur de veilleuses rouges et au ras du sol, sur des divans, des poufs, des fourrures, dans un bric-à-brac levantin dont Édouard avait dès le premier jour vanté « l’exquis mauvais goût ». En vérité il était attaché à Florence et à sa bonbonnière par un lien très fort mais complexe qu’il ressentait dans sa chair et dans son cœur, chair captive, mais cœur réticent. Il ne pouvait se nier qu’il aimât Florence d’une certaine manière. Mais paradoxe incroyable, il l’aimait à contrecœur, toute une part de lui-même – la part Gustave aurait dit Alexandre en ricanant – restant sur la réserve. Or cette part de lui-même, il savait qu’elle se trouvait à la Cassine, au chevet de Maria-Barbara, auprès des enfants, des jumeaux surtout.
Sa maladie, après vingt années de mariage heureuses et créatrices, c’était une certaine fêlure de son être qui séparait en lui la soif de tendresse et la faim sexuelle. Il avait été fort, équilibré, sûr de lui et des siens aussi longtemps que cette faim et cette soif étroitement mêlées s’étaient confondues avec son goût de la vie, son assentiment passionné à l’existence. Mais voici que Maria-Barbara ne lui inspirait plus qu’une grande tendresse, vague et douce, dans laquelle il englobait ses enfants, sa maison, sa côte bretonne, un sentiment profond mais sans ardeur, comme ces après-midi d’automne où le soleil émerge des brumes de l’Arguenon pour y redescendre aussitôt dans des nuées suaves et dorées. Sa virilité, il la recouvrait auprès de Florence, dans sa caverne rouge, pleine de maléfices naïfs et douteux qui lui répugnaient un peu bien qu’ils affectassent d’en rire ensemble. Cela aussi l’étonnait et l’attirait, cette faculté qu’elle possédait de prendre ses distances à l’égard de ses origines méditerranéennes, de sa famille à laquelle elle faisait allusion avec désinvolture, et en somme d’elle-même. Savoir observer, juger, moquer, sans rien renier pour autant, en maintenant intacte sa solidarité, son amour profond et intangible, voilà ce dont il était incapable, et dont Florence lui donnait un exemple magistral.
Lui se sentait déchiré, doublement traître et défaillant. Il rêvait d’une rupture, d’une fuite qui restaureraient son ancien bon cœur tout d’une pièce. Il dirait un adieu définitif à Maria-Barbara, aux enfants, aux Pierres Sonnantes, et recommencerait une vie nouvelle à Paris, avec Florence. Le malheur d’un homme comme lui – de beaucoup d’hommes – c’est d’avoir en leur vie assez de ressource pour faire au moins deux fois carrière de mari et de père de famille, alors qu’une femme est épuisée, rebutée bien avant d’avoir établi son dernier enfant. Le second mariage d’un homme avec une femme neuve, d’une génération plus jeune que l’ancienne, est dans la nature des choses. Mais parfois Édouard se trouvait lui-même las, usé, sa virilité ne parlait plus si fort en présence de Florence, quand elle ne faisait pas tout à fait silence. Il pensait alors que sa place était auprès de sa compagne de toujours, sur ses terres bretonnes, dans la demi-retraite érotique et sentimentale de la solide et calme tendresse des vieux couples.
Les guerres semblent faites tout exprès pour trancher ces insolubles alternatives.