La légende des parfums
 

Il faut d’abord rappeler que, selon les Écritures, Dieu a façonné Adam avec le sable du désert, et, pour lui donner la vie, il lui a soufflé de l’air dans les narines. Il le vouait, ce faisant, à une existence dominée par des émotions olfactives. Il faut aussi convenir que l’entreprise était paradoxale. Placer un être essentiellement olfactif tout seul dans un désert de sable, n’est-ce pas faire son malheur ? Certes, de nombreux millénaires plus tard, il se trouvera une chanteuse populaire française pour prétendre que son légionnaire sentait bon le sable chaud. Mais toutes les expériences ont prouvé depuis qu’il s’agit là d’une pure licence poétique, car le sable – froid ou chaud –, c’est évident, ne sent rien du tout.

Or donc Dieu, planant un jour au-dessus des dunes de la terre déserte, surprit Adam en étrange posture. Il promenait son nez le long d’un de ses bras et s’efforçait vainement de prolonger son investigation en le plongeant dans le creux de son aisselle.

— Oh là, mon fils, dit Dieu, que fais-tu donc ?

— Je sens, lui répondit Adam, ou plutôt j’essaie de sentir, car je sens surtout que je ne sens rien…

Et il lui tourna le dos en haussant tristement les épaules.

Dieu réfléchit. Si Adam doit avoir une vie olfactive, pensa-t-il, il n’est pas bon qu’il reste seul. Mais ce n’est pas tout. Il lui faut aussi un environnement parfumé.

Il se mit donc au travail et créa le Paradis. Or le Paradis n’était qu’un jardin de fleurs que bordaient des bois de santal, de campêche et d’amarante. Et chacune de ces fleurs s’évaporait ainsi qu’un encensoir, comme l’a écrit le poète. La terre du Paradis ne ressemblait pas non plus au sable sec, stérile et inodore dont avait été formé Adam. C’était un terreau gras, lourd et riche, et c’est dans cette matière que Dieu façonna Ève.

Ève ouvrit les yeux, elle vit Adam, aspira profondément, et lui tendit les bras.

— Viens, bel ami ! lui dit-elle.

Adam s’approcha, perçut les effluves qui flottaient autour de son grand corps nu.

— Jolie Madame ! murmura-t-il charmé.

Ils se prirent par la main et s’avancèrent dans une atmosphère étrangement pure, vierge encore de toute trace humaine, où se composaient seulement la fleur, le bois et le pelage animal.

— Respire, mon chéri, dit Ève. C’est la nature avant l’homme qui nous accueille, les trois notes de l’innocence végétale, forestière et animale.

— L’odeur du 5e jour de la création, précisa Adam, puisque nous avons été créés le 6e jour.

Ainsi se déroulait la vie heureuse au Paradis, scandée par des parfums qui marquaient seuls les heures et les aventures de chaque jour. Aventure lorsque Adam ramassa sur la plage une boule noire et dorée qu’il offrit à Ève. Heure exquise quand la nuit bleue tombait sur eux après le coucher du soleil. Aventure encore le jour où Ève découvrit lové dans l’herbe un admirable serpent dont les écailles semblaient autant de pierres précieuses. Elle tendait la main vers ce vivant joyau quand la voix de Dieu retentit du haut du ciel : « Poison ! » disait cette voix. Adam et Ève reculèrent épouvantés. Mais le Serpent se dressant sur sa queue leur envoya pour les séduire un souffle chaud, vibrant, scintillant, énigmatique. Ils s’enfuirent, mais ils savaient dès lors qu’ils n’en avaient pas fini avec le Serpent.

Or il y avait nombre d’arbres dans le Paradis, et chacun par ses fruits conférait une connaissance particulière. L’un révélait les mathématiques, l’autre la chimie, un troisième les langues orientales. Dieu dit à Adam et à Ève :

— Vous pouvez manger des fruits et tous les arbres et acquérir toutes les connaissances. Gardez-vous cependant de manger du fruit de l’arbre des parfums, car, connaissant l’art de la parfumerie, vous cesseriez aussitôt de recevoir gratuitement les parfums de la nature. Elle ne vous enverrait plus que des odeurs, et, croyez-moi, rien n’est plus morne qu’une odeur !

Adam et Ève étaient perplexes. Le Serpent les enveloppa de son effluve empoisonné et enjôlant.

— Mangez du fruit de l’arbre de la connaissance des parfums, leur dit-il. Connaissant l’art et la chimie de la parfumerie, vous ferez vos propres parfums, et ils égaleront ceux du Paradis.

Ils finirent par céder à la tentation. Or à peine eurent-ils mordu dans le fruit de l’arbre de la connaissance des parfums que leurs narines se pincèrent d’horreur et de chagrin. Tous les parfums du Paradis s’étaient d’un seul coup dissipés, et ne leur parvenaient plus que des odeurs triviales. L’humus, le foin coupé, la feuille morte, le poil mouillé de l’épagneul, le bois qui brûle et la suie qui s’ensuit, ce sont certes pour nous, pauvres hères de l’après-paradis, des remugles d’enfance qui nous touchent le cœur. Pour Adam et Ève, c’était une seule et même puanteur, celle de leur nouvelle misère. Il y avait pire. S’approchant l’un de l’autre et voulant comme par-devant aspirer leurs âmes, ils ne perçurent ensemble qu’un seul fumet, celui de leur transpiration. Car gagner son pain à la sueur de son front ne va pas sans exhalaison besogneuse. C’est alors que d’une seule voix, ils prononcèrent le mot le plus difforme, le plus sinistre, le plus graveleux du sabir international : « Il nous faudrait, dirent-ils, un déodorant. »

Les promesses du Serpent n’étaient peut-être pas totalement fallacieuses, mais il fallut à l’homme des millénaires de tâtonnements et de recherches pour retrouver un à un les grands parfums du Paradis. Lorsque Dieu fait monter Moïse sur le Sinaï, ce n’est pas seulement pour lui donner les Tables de la Loi. Il lui dicte aussi la recette du premier parfum de l’histoire humaine (myrrhe vierge, cinname aromatique, canne odorante, casse, huile d’olive). On a glosé à perte de vue sur la révolution chrétienne. Son véritable sens se trouve dans les cadeaux offerts par les Rois mages à l’Enfant-dieu : l’or, l’encens et la myrrhe. Soit deux grands parfums et le métal de leur flacon – l’or – à une époque où le cristal n’existait pas. Devenu adulte, Jésus montrera qu’il n’a pas oublié cette leçon de sa prime enfance. Lorsque Marie-Madeleine verse sur sa tête un parfum hors de prix, les disciples s’indignent de tant de prodigalité. Jésus les rabroue vertement. Cet hommage ne lui est-il pas dû de plein droit ?

Mais il faut attendre encore, et singulièrement la France du XXe siècle, pour assister à une véritable explosion d’inventions olfactives par une pléiade de parfumeurs de génie.

Tout commença en 1912 lorsque Guerlain lança HEURE BLEUE. Quiconque recevait cette bouffée d’iris, d’héliotrope, de jasmin et de rose de Bulgarie se trouvait transporté au premier crépuscule du monde, lorsque les premières étoiles scintillaient au-dessus du premier couple humain enlacé. Et chacun pleurait dans son cœur ce climat de grâce langoureuse. Ce fut autre chose encore quand en 1921 Chanel créa son NUMÉRO 5. C’était l’indication d’une date, le 5 mai (cinquième mois de l’année). Mais c’était aussi le 5e jour de la Création qu’il évoquait dans notre mémoire ancestrale, lorsqu’il y avait sur terre forêt, mer et animaux, mais d’homme point encore. Puis en 1927 Lanvin fit rouler à nos pieds une boule noire et dorée, celle-là même qu’Adam avait ramassée sur une plage, et qui s’appelle ARPÈGE. Il fallut attendre de longues années encore avant que Balmain avec JOLIE MADAME et Hermès avec BEL AMI retrouvent chacun de leur côté la salutation que nos premiers parents échangèrent en se découvrant merveilleusement différents et complémentaires au sortir de leur sommeil natal. Quant à POISON, l’odeur puissante et séductrice du Serpent, ce sera Christian Dior qui la recomposera.

Ainsi chaque grand parfum est une porte qui s’ouvre sur notre passé paradisiaque. Marcel Proust a rendu célèbre le goût de la madeleine qui lui restituait son enfance. Parce qu’il a des ailes de géant, le parfum nous rend le jardin magique où le premier couple s’aimait innocemment sous l’œil tutélaire du Grand Parfumeur Divin.