Parce qu’il est fragile et tardif, le printemps des Hautes Terres d’Écosse possède pour les hommes et les femmes de ce pays un charme d’une douceur exquise. Ils guettent avec une impatience enfantine le retour des vanneaux dans le ciel tourmenté, le cri amoureux des grouses des marais, et les premières taches mauves des crocus sur l’herbe rare des collines. Chaque signe annonçant le renouveau après la longue nuit hivernale est accueilli comme une joyeuse nouvelle, attendue mais cependant surprenante dans sa puissante verdeur. Et la soudaine explosion des bourgeons, la roseur étoilée de buissons d’aubépine, la brise océane attendrie par des nuées de pollen touchent jusqu’aux larmes le cœur des jeunes et des vieux.
Nulle part le contraste entre l’immense clameur des tempêtes d’équinoxe et les plaintes des hulottes dans les premières nuits de mai n’est plus émouvant que sur les terres du comte de Strathaël. La forteresse de granit où veille le vieux roi Angus domine de sa masse noire des combes verdoyantes tout gloussantes de sources vives, un bois de trembles si fin, si clair dans son jeune feuillage qu’il semble avoir été planté de main de jardinier afin d’offrir un rideau translucide aux promenades des fiancés.
C’était dans ce doux vallonnement de prairies que chevauchaient ce matin-là Colombelle, la jeune fille de lord Angus, et son fiancé, Ottmar, comte des Orcades. Ainsi donc les deux palefrois allaient, épaule contre épaule, écartant de leurs blancs poitrails les herbes hautes émaillées de coquelicots, de marguerites et de boutons d’or, et les jeunes gens devisaient et confabulaient tendrement. Ottmar avait étudié en pays d’Oc, où le comte de Toulouse l’avait accueilli à sa cour comme page de chambre. Il avait assisté aux Jeux floraux et appris par cœur les Leys d’amors établis par le Consistoire des sept mainteneurs du gai savoir. Colombelle, qui n’avait jamais quitté le Haut Pays, l’écoutait avec un ravissement un peu craintif chanter la louange d’un nouvel art de vivre, né dans ces provinces bénies par le soleil, la fin’amor, ou art d’aimer courtoisement et de servir la dame de son cœur.
Il importait premièrement, expliquait-il, de laver les relations amoureuses de toute souillure matérielle. Presque toujours les mariages sont arrangés par les parents, aidés par des clercs, en fonction des deux fortunes qu’il s’agit de rapprocher et d’unir. Aucun sentiment ne survit à pareille compromission. L’idéal serait certes que les fiancés fussent l’un et l’autre également pauvres, absolument pauvres, mais comment approcher cet idéal en dehors de la vie monacale, laquelle sépare toujours strictement les hommes et les femmes ?
Deux bergeronnettes tournoyant et piaillant se jetèrent dans les pieds des chevaux et s’envolèrent aussitôt pour se rejoindre un peu plus loin.
— Voyez les oiseaux des champs, dit la jeune fille. Peut-on être plus démunis ? Et pourtant ils forment des couples qui durent toute l’année et bien au-delà souvent.
— Certes, répondit Ottmar, mais c’est pour les seuls besoins de la procréation qu’ils s’unissent. Le nid, les œufs, la couvaison, le nourrissage de la couvée, tout cela requiert la présence du mâle et de la femelle. Or justement la fin’amor plane infiniment au-dessus des exigences de la procréation. Il n’est d’amour pur que désincarné, spiritualisé, stérile comme le ciel bleu ou la neige immaculée qui couvre en hiver le sommet du Ben Nevis.
— Est-ce à dire que les corps n’ont aucune part à votre fin’amor ? s’inquiéta Colombelle. Faut-il être un pur esprit pour planer comme vous le recommandez au-dessus de la condition humaine ordinaire ?
— Certes non, mais le corps n’est aimable que grâce à l’âme qui le transverbère, comme une flamme fait une lanterne. Que la flamme vienne à s’éteindre et la lanterne n’est plus qu’une petite cage grise et morne.
— Mais cette lumière de l’âme, comment passe-t-elle à travers la chair et les vêtements qui la couvrent ?
— Il y a les mains, il y a le visage, il y a surtout les yeux qui sont les fenêtres de l’âme ouvertes sur l’amant, et qui l’illuminent et le réchauffent. Avez-vous déjà ressenti la froide ténèbre qui enlaidit le visage des aveugles ?
Colombelle sourit de tous ses yeux, clairs comme l’eau vive, aux propos d’Ottmar.
— Mais, poursuivit le jeune homme, il y a surtout les mots. L’amour possède un langage qui lui est propre : la poésie. Le poète est celui qui sait parler l’amour.
Ils avaient maintenant quitté les prairies vermeilles pour pénétrer dans la pénombre d’un sous-bois. Des chênes centenaires se mêlaient à des hêtres géants pour former une voûte fraîche et immobile. Les jeunes gens s’étaient arrêtés et se taisaient impressionnés par le grand calme sylvestre. Les chevaux encensaient puissamment de l’encolure. Un merle bleu s’enfuit en poussant son trille d’alerte. Il se passait quelque chose. Un instant plus tard on entendit en effet un galop précipité et léger sur les cailloux du sentier. Puis une biche déboula, s’arrêta net devant les cavaliers et crocheta violemment à gauche pour les éviter et disparaître dans les taillis. Le silence se reforma, mais les fiancés, familiers de la chasse et des bois, savaient qu’un merle qui siffle l’alerte et une biche lancée aveuglément annoncent un chasseur.
Il y eut des bruits de branches cassées, un rire énorme, enfin la haute silhouette d’un cavalier noir surgit. C’était Tiphaine, le puissant seigneur voisin. Son nain Lucain le suivait, recroquevillé sur un âne. Tiphaine chassait donc sur les terres du comte Strathaël. La courtoisie eût exigé qu’il s’en excusât. Mais Tiphaine ne s’embarrasse pas de courtoisie. Il possède trois châteaux, et ses terres s’étendent jusqu’au cap Wrath. Il vit seul avec son nain dans la plus sombre de ses tours, sa dernière femme étant morte d’esseulement, un hiver, pendant l’une de ses interminables expéditions. Ses sujets fuient son approche. Ses voisins l’évitent. Sa fortune immense sent par trop la violence et le sang.
— J’ai perdu une biche, dit-il, je trouve une femme. Accorte et fraîche, ma foi. Je ne perds pas au change !
Il rit encore. D’un rire qui fait peur. Ottmar intervient.
— Seigneur Tiphaine, vous avez devant vous damoiselle Colombelle, la propre fille de lord Angus, votre voisin, dit-il pour dissiper tout malentendu.
Mais il n’y a pas de malentendu. Tiphaine se soucie apparemment de lord Angus comme d’une guigne. Il ignore Ottmar et apostrophe Colombelle en termes insultants.
— Jolie biche, la douceur du printemps ne vous inspire-t-elle pas des pensers galants ? Un vieux cerf survenant à la corne du bois trouvera-t-il grâce à vos yeux de velours ? Certes il n’a plus la fraîcheur de l’adolescence, mais faites confiance à sa force et à son expérience.
Il éclate de rire en s’approchant du couple.
— Seigneur Tiphaine, dit Ottmar, vous vous oubliez. Je vous prie pour la dernière fois de respecter cette jeune fille.
Tiphaine n’a pas l’air d’entendre ce que dit Ottmar. Il descend de cheval. Il dépose sur sa selle ses gants de chasse, son baudrier avec sa dague. Il retire même son pourpoint de gros velours. Le voilà qui s’avance en ample chemise brodée, et qui tend galamment vers Colombelle une main noueuse surchargée de bracelets et de bagues. Ottmar ne peut en supporter davantage.
— Seigneur Tiphaine, crie-t-il, je vous avertis que si vous faites un pas de plus vers ma fiancée je vous tranche les oreilles !
Il tire son épée, mais il s’écroule aussitôt sur le sol. Lucain qui était monté dans les branches de l’arbre voisin vient de se laisser tomber sur lui. Les deux hommes roulent à terre. Mais le nain se relève d’un bond. Un lacet attaché à son pied gauche enserre le cou d’Ottmar, et le nain tire des deux mains sur l’autre bout. Tiphaine contemple la scène en souriant. Colombelle, blanche comme une morte, défaille d’horreur. Il y a un long silence qui est le temps d’agonie du jeune homme. Puis Tiphaine saisit Colombelle par le poignet. Il ne sourit plus. Il l’arrache de sa selle.
— Allons, jolie biche, dit-il, viens faire ton devoir de femelle. C’est la saison du rut.
*
À mesure que le soleil monte dans le ciel, l’angoisse descend dans le cœur du vieux lord Angus. Voilà maintenant quatre heures que sa fille et son futur gendre sont sortis seuls sur leurs palefrois. Ils devraient être de retour depuis longtemps. Angus a une confiance absolue en Ottmar. On n’a jamais rencontré ni brigands, ni maraudeurs, ni soldats perdus dans la campagne et les bois alentours. Alors pourquoi trembler ? Mais c’est ainsi. Pour lui le ciel glorieux cache d’affreuses ténèbres sous sa tente d’azur et d’or.
Soudain Angus tressaille. Le pas d’un cheval sonne sur les pavés de la cour du château. Ils sont de retour ! Mais pourquoi n’entend-on qu’un seul cheval ? Angus s’approche d’une fenêtre. Il voit un écuyer accourir au-devant d’un cheval qui s’avance sans cavalier. Il reconnaît la jument pie de Colombelle. C’est le malheur qui vient d’entrer à Strathaël.
Il y a des cris, des appels, des ordres. Angus prend la tête d’une petite troupe, et on se jette à la recherche des disparus. La direction dans laquelle on les a vus s’éloigner, c’est celle des bois qui mêlent loin vers l’est les terres de Strathaël et l’immense comté de lord Tiphaine. Personne ne prononce ce nom redoutable, mais il est présent à l’esprit d’Angus et de ses compagnons. Il ne faut pas de longues fouilles dans les taillis et la futaie pour trouver le lieu du double crime. Au bord d’un sentier constellé de campanules, sous un chêne, Ottmar est couché, un sillon rouge autour du cou. On retrouve un peu plus loin nue, ensanglantée, hagarde, la jeune fille qui se laisse emmener sans un mot. Est-elle devenue muette ou folle ? Angus comprend qu’il est inutile de vouloir l’interroger. Elle porte sur son visage un masque immobile et flétri qui impose le silence. Bertram, le grand veneur de Strathaël, examine les traces de chevaux qui s’entrecroisent sur le sol tendre. L’un d’eux venait du levant indiscutablement où se trouve le château de Tiphaine. Ce qui est plus clair encore, ce sont les petits sabots d’un âne dont les empreintes vont dans le même sens. Or personne n’ignore que Tiphaine se fait accompagner fréquemment par un nain à califourchon sur un âne.
Tout cela Angus le sait, mais personne n’ose l’interroger sur ses intentions. Il est seul, âgé et malade. Il ne peut songer à défier Tiphaine, comme il l’aurait fait trente ans plus tôt. Quant à le traduire en justice devant ses pairs pour son horrible forfait, il faudrait pour cela le témoignage de Colombelle. Elle n’est pas en état de le fournir. Le sera-t-elle jamais ? Et si elle recouvrait la force nécessaire, accepterait-elle l’affreuse humiliation d’être confrontée avec son agresseur ? Les hommes qui violent trouvent presque toujours leur salut dans la pudeur de leur victime.
Le lendemain matin un homme se présenta au château menant un cheval par la bride. C’était un valet de Tiphaine. Ce cheval errait aux alentours de son domaine. Venait-il de Strathaël ? Les gens d’Angus reconnurent le cheval d’Ottmar. Angus ressentit cette restitution comme une insulte supplémentaire. Qu’importait ! Sa blessure était si grave que la vengeance devait mûrir. Cette vengeance, il ne savait encore ce qu’elle serait, mais Tiphaine pouvait attendre, plus le temps passerait plus son châtiment serait cruel.
*
Colombelle retrouva l’usage de la parole, une parole murmurée et parcimonieuse. Mais personne n’osait – pas même son père – faire allusion en sa présence au double crime. S’en souvenait-elle même ? Tout dans sa conduite semblait indiquer que sa mémoire avait effacé l’image de ce beau matin de printemps où elle devisait avec son fiancé de la fin’amor.
Sa mémoire peut-être, mais non sa chair, car il apparut à la fin de l’été qu’elle attendait un enfant. C’était un second malheur, plus terrible encore que le premier, car il engageait l’avenir. Ce fruit qui se gonflait en elle, c’était comme une tumeur maligne inguérissable, comme un nouveau viol réitéré à chaque heure. Elle ne quittait plus ses appartements. Elle se nourrissait à peine. Et plus elle s’émaciait, plus sa grossesse devenait monstrueuse. On accrédita la fable officielle – qui ne trompa personne au château – selon laquelle Ottmar aurait été marié secrètement avec elle avant d’être tué par des maraudeurs. Peu avant Noël, elle accoucha d’un garçon.
— Il est innocent, murmura-t-elle à son père qui se penchait vers elle. Pardonnez-lui d’exister.
Le lendemain, elle mourut. Angus voulut que l’enfant fût baptisé le jour des funérailles de sa mère afin de marquer par là la malédiction qui pesait sur lui. Il le fit prénommer Jacques, et l’envoya en nourrice chez des paysans en se promettant de ne jamais le revoir.
Les années passant, il ne put tenir sa promesse. Cet enfant, c’était son petit-fils, son unique héritier. De plus en plus souvent, les promenades qu’il faisait seul ou avec Bertram le menaient vers la ferme où grandissait Jacques. Il se le faisait désigner au milieu de la marmaille crasseuse et vigoureuse qui s’ébattait dans la cour. Il l’observait avec horreur. C’était le fils de Tiphaine, la preuve vivante du double crime de ce printemps maudit. Et pourtant il était innocent. Pardonnez-lui d’exister ! avait supplié Colombelle sur son lit de mort.
Un jour – l’enfant pouvait avoir six ans – Angus le fit approcher pour mieux le voir. Malgré ses allures de petit paysan, il y avait en lui une qualité qui le distinguait des autres bâtards de la ferme. Il le regarda au visage. À travers les cheveux blonds qui croulaient sur sa figure, l’enfant soutenait gravement son regard. Angus ne put retenir un sanglot : c’était les yeux de Colombelle, des yeux clairs comme l’eau vive, qui le fixaient ! Ce jour-là il ramena l’enfant au château.
Il confia son éducation de futur chevalier à Bertram. On fit venir un poney des Shetland pour le mettre en selle. Ses courtes jambes étaient écartelées par le ventre rond comme une futaille du minuscule cheval, mais il criait de joie en le lançant au galop. Il apprit aussi à panser, nourrir et harnacher sa monture.
C’est en observant la fougue avec laquelle il s’escrimait au bâton contre un garçon beaucoup plus âgé, et le courage avec lequel il encaissait les coups, qu’Angus conçut pour la première fois la forme que pourrait prendre la vengeance contre Tiphaine à laquelle il ne cessait de penser. Ce serait Jacques lui-même qui châtierait le père violeur, vengeant ainsi sa mère. Le vieux lord ne se lassait pas de la satisfaction qu’il trouvait dans la simplicité et la rigueur de cette issue. Précipiter contre le monstre un enfant qu’il adorait et détestait en même temps, c’était s’en remettre à Dieu, au jugement de Dieu pour trancher le nœud dans lequel il étouffait. Sans doute le combat serait-il terriblement inégal, même si on attendait que Jacques eût atteint l’âge d’être armé chevalier. Mais justement cette inégalité obligerait la justice divine à se manifester, fût-ce par un miracle. Et l’orgueil d’Angus s’exaltait à l’idée de ce dilemme devant lequel il allait placer Dieu : laisser Tiphaine commettre un troisième crime, mais cette fois contre son propre fils, ou renverser l’ordre naturel en faisant triompher l’enfant sur le géant.
Son âge et sa santé ne lui laissaient pas l’espoir d’assister à l’épreuve. Il pensait du moins vivre assez longtemps pour que Jacques fût en âge d’apprendre le terrible secret de sa naissance et l’exploit que l’honneur exigeait de lui. Il n’en fut rien. Jacques n’avait pas dépassé sept ans quand Angus sentit ses forces décroître mortellement. Ayant réglé toutes ses affaires, il exigea qu’on le laissât seul avec son unique héritier. Et là, sans l’accabler d’explications, il lui fit jurer sur un crucifix de défier et de tuer en combat singulier le seigneur Tiphaine, leur voisin, dès qu’il serait adoubé chevalier. Cette pensée ne devrait jamais quitter son cœur, mais jamais sa bouche ne devrait avant l’heure la trahir d’un seul mot. Élevé dans une atmosphère de mystère et d’héroïsme, l’enfant prêta serment sans manifester de surprise.
Lord Angus mourut, et, selon sa volonté, Bertram assura la tutelle de Jacques et le gouvernement du comté. Bertram continua donc d’être pour l’enfant un père et un ami. Pourtant jamais Jacques ne se laissa aller à la moindre confidence ; il portait seul son lourd secret. Parfois au milieu d’un jeu ou d’une danse qu’il partageait gaiement avec des jeunes gens et des jeunes filles de sa condition, il devenait sérieux, se taisait, semblait absent. Si on l’interrogeait : « Qu’avez-vous, mon seigneur ? Quelle sombre pensée vous absorbe tout à coup ? », il secouait la tête, riait et se replongeait dans le tumulte. Mais ceux qui le connaissaient s’inquiétaient, car ils le savaient d’un naturel insouciant et léger, et seul un noir pressentiment pouvait ainsi parfois endeuiller sa belle humeur.
Il mettait toute son ardeur cependant à se fortifier dans le métier des armes, et c’était surtout au combat singulier, d’homme à homme, qu’il désirait visiblement se préparer. Il montrait tant d’acharnement en ces rencontres que ses compagnons – qui n’y voyaient d’abord qu’un jeu – se récusaient bientôt, craignant de recevoir ou de devoir donner quelque mauvais coup. Les remontrances de Bertram n’y faisaient rien. Relevant la visière de son heaume, Jacques découvrait un visage bouleversé et semblait décidé à modérer sa fougue, mais, sitôt que la visière retombait, on eût dit qu’un autre homme était là, d’une brutalité homicide. Et Bertram ne pouvait se défendre d’une sombre prémonition.
Vint le jour attendu entre tous par les jeunes écuyers, celui où il allait être adoubé. Conformément à la coutume, Jacques ne devait pas être seul à recevoir son épée de chevalier. Deux autres adolescents allaient être armés avec lui, et c’étaient David, prince de Stirling, et Argyll, duc d’Inveraray. La cérémonie et la fête qui suivrait n’en seraient que plus belles pour associer trois maisons voisines et amies.
La veille de cette journée solennelle, les trois jeunes gens s’étaient confessés après le coucher du soleil, puis ils avaient passé la nuit en prières et en méditations dans la chapelle du château. Les trois épées et les six éperons d’or étaient disposés sur l’autel. Le matin, ils avaient communié sous les deux espèces, puis étaient allés prendre quelque repos. À midi, ils accueillaient en grand arroi le comte d’Aberdeen et l’évêque de la cathédrale Saint-Machar, venus spécialement pour présider l’adoubement. Un clair soleil faisait briller les armes, les uniformes et les toilettes de la foule des parents et amis réunis dans la cour d’honneur du château. L’évêque bénit les épées et les éperons. Puis chacun des jeunes écuyers vint se placer à tour de rôle en face d’Aberdeen, lequel, aidé de deux valets d’armes, les ceignit du baudrier, les chaussa des éperons, puis leur donna la colée sur la nuque. Il récita ensuite une courte prière où il suppliait Dieu, qui a autorisé l’emploi du glaive pour réprimer la malice des méchants, d’aider les nouveaux chevaliers à n’en jamais user injustement. Enfin il se tourna vers David pour lui recommander de ne jamais combattre dans un esprit vindicatif. À Argyll, il imposa plus particulièrement d’agir toujours sans calcul et avec générosité. Et il rappela à Jacques qu’un chevalier doit se sentir absolument tenu par un serment, et faire toujours honneur à la parole donnée.
Le hasard étant une invention de mécréant, on ne pouvait attribuer cette exhortation qu’à la Providence, car il n’était pas croyable qu’Aberdeen eût connu les origines de Jacques et son secret. Ce secret devait être dévoilé dans les huit jours qui suivirent, et Bertram fut le premier à en avoir connaissance. Jacques le fit venir et lui lut à haute voix – une voix ferme et impérieuse malgré les notes argentines qu’y mêlait encore l’adolescence – un bref libelle qu’il venait de rédiger :
Seigneur Tiphaine, ayant été armé chevalier, je suis enfin autorisé à tenir un serment que j’ai fait enfant à mon grand-père, lord Angus, comme il se mourait. J’ai juré de vous tuer. Je vous provoque donc en combat singulier, en un lieu et selon les modalités que vous fixerez en accord avec le porteur de ce message, lue plus tôt sera le mieux.
Signé : Jacques d’Angus, comte de Strathaël.
Bertram était atterré. C’était donc cela ! C’était cela le terrible secret de Jacques qui avait plané sur toute son enfance, comme un vautour, et qui à cette heure s’abattait sur lui ! Car il n’avait aucune chance, rigoureusement aucune de vaincre Tiphaine en combat singulier. Tiphaine était un géant. Sa force, son adresse et sa férocité faisaient trembler l’Occident. Angus avec ses seize ans, ses boucles blondes, ses bras de fille et sa voix à peine muée allait au-devant d’une mort certaine. Sa témérité juvénile défiait la montagne, l’orage, le volcan. Bertram ne put retenir ses larmes.
— Pourquoi pleures-tu ? lui demanda Jacques.
— Il faudrait un miracle, répondit Bertram.
— Il y aura un miracle ! affirma Jacques.
Car telle est la foi d’un chevalier chrétien qu’il vit de plain-pied avec Dieu, la Vierge, Jésus et tous les saints.
*
Tiphaine tourne dans sa tour de granit comme un fauve dans sa cage. Les années passant, tout ce qui donnait un goût âcre et piquant à sa vie lui paraît fade et gris. Égorger un cerf aux abois, forcer une fille surprise aux champs, pendre un manant coupable de braconnage, dépouiller un riche voyageur, saccager la demeure d’un voisin chicanier, brûler un clerc soupçonné de sorcellerie, plus rien vraiment ne l’amuse. Même les expéditions lointaines lui paraissent fastidieuses. Ni la mer déchaînée, ni les sables brûlants du désert, ni les glaces du Grand Nord ne peuvent contenir le dégoût qui le submerge. Lui qui a enterré depuis si longtemps sa dernière épouse, et dont les jours et les nuits ont été remplis par les rires et les vociférations de compagnons de sac et de corde, voici qu’il découvre soudain la solitude. Personne. Il n’a plus personne avec lui. Il ne lui reste que Lucain, son nain bossu, son âme damnée, complice de tous ses crimes et témoin de tous ses triomphes.
Pour l’heure Lucain se tient devant lui, un manuscrit lourdement cacheté à la main.
— Qu’y a-t-il encore ? gronde Tiphaine.
— C’est votre voisin qui vous écrit, seigneur Tiphaine.
— Que me veut-il ?
— Vous tuer. En combat singulier.
— Enfin ! s’écrie Tiphaine. Quelqu’un qui me veut du bien ! Je crevais d’inaction. Je me demandais s’il faudrait aller en Chine ou en Arabie pour en découdre. Et voilà qu’on me propose un divertissement de choix à ma porte même. On n’est pas plus serviable. Et comment s’appelle-t-il, ce voisin si empressé à me divertir ?
— C’est Angus, comte de Strathaël.
— Jacques !
— Jacques, confirme Lucain en scrutant le visage labouré de rides et de balafres de ce maître qu’il connaît si bien.
— Jacques, répète Tiphaine hébété. C’est la vengeance de ce diable de vieil Angus. Voilà des années que je me demandais ce qu’il allait bien pouvoir inventer. Je l’entends d’ici ricaner dans sa tombe.
Lucain attend en retenant son souffle. Car depuis dix ans, sur les ordres de Tiphaine, il fait espionner les faits et gestes de Jacques. C’est son fils, son unique enfant, son seul héritier.
— Et il veut me tuer, gronde Tiphaine. Après tout, c’est dans l’ordre. Bon sang ne saurait mentir. Moi aussi j’aurais bien volontiers tué mon père. Seulement voilà, on ne tue pas comme cela un Tiphaine. Nous sommes tout sauf des agneaux bêlants. Et moi, je n’ai pas la moindre envie de mourir.
— Il a seize ans. Il en porte quatorze, précise Lucain. Vous n’en ferez qu’une bouchée !
— Qu’une bouchée ? Mais qui te dit que je veux sa perte ? hurle Tiphaine. Non, non, non. Il exige un combat. Il l’aura. Mais il apprendra qu’on ne se frotte pas impunément à un Tiphaine. Je vais lui donner une leçon assez cuisante. Devant tout le comté, je lui arracherai son bassinet pour lui tirer les oreilles. Une fessée, une bonne fessée, voilà ce qu’il gagnera, ce bâtard impertinent. D’ailleurs pour mieux le railler, j’irai au combat à tête découverte !
— À tête découverte ?
— Oui, à tête découverte. Il verra comme cela ma crinière de lion et ma barbe de prophète. Il se sentira, ce blanc-bec, cloué par mon regard d’aigle sous mes sourcils broussailleux. Ah, ah, ah !
Et les gens du château, entendant le rire énorme de leur seigneur, se demandaient en tremblant quelle nouvelle farce diabolique il était en train de préparer avec son nain.
*
Douze sonneurs de cor en dalmatiques rouges avaient annoncé dans les hameaux, les villages et les bourgs que les deux lords entendaient se rencontrer le dimanche à la onzième heure, en un champ clos dressé dans la lande côtière. Aussi l’affluence était-elle extraordinaire, et comme la journée promettait d’être belle, les familles avaient prévu de déjeuner, puis de danser en plein air.
La légèreté de Jacques consternait Bertram. On eût dit que l’imminence du dénouement du drame de sa vie – quel qu’il dût être – le soulageait de tout souci. Il avait invité un essaim de garçons et de filles de son âge, et les jours précédant le combat n’avaient été qu’une suite de jeux et de divertissements. Était-ce ainsi qu’il entendait se préparer à l’épreuve terrible qu’il allait subir ? Bertram, ayant pu à grand-peine l’isoler, lui avait posé la question avec véhémence. Devenu soudain sérieux, Jacques lui avait répondu : « J’ai remis mon sort entre les mains de Dieu. Pourrait-il abandonner un chevalier qui ne fait que respecter sa parole ? » Par sa foi totale, il rejoignait ainsi, sans le savoir, la vision de son grand-père. Bertram avait baissé la tête. Pourtant il ne put contenir son indignation lorsque le dimanche après avoir entendu la messe et communié, Jacques repoussa les écuyers qui voulaient l’aider à revêtir l’armure et à coiffer le heaume.
— Non, leur dit-il, j’ai ouï dire que le seigneur Tiphaine se propose de combattre à tête découverte pour m’humilier. Je ferai mieux encore. Non seulement j’irai tête nue, mais jambes nues aussi, car je porterai le kilt aux couleurs de mon clan.
Personne ne put le faire revenir sur sa décision. Bertram finit par se résigner lui aussi. Il lui semblait assister impuissant au déroulement d’un mystère dont l’ordonnance majestueuse se situait au-dessus du bon sens et de la raison. D’ailleurs Jacques, nimbé de lumière, n’obéissait plus, n’entendait plus rien, comme porté par la force irrésistible de son destin.
C’est bien ainsi que la foule le vit quand il entra en lice, salué par l’explosion dorée des trompettes. Sur son petit cheval pommelé qui dansait dans un rayon de soleil, l’enfant blond, bleu et rose, vêtu de soie et de tartan, avait l’éclat irréel d’une apparition. Était-ce parce qu’il était promis à la mort ou parce que des anges l’entouraient ? L’un et l’autre peut-être.
Ce fut le sourd grondement d’un escadron de tambours qui annonça l’entrée de Tiphaine à l’autre bout du champ clos. Il était d’une taille vraiment monstrueuse, vêtu de fer, sur un cheval de guerre noir comme la nuit. Mais il avait tenu parole, et, posée sur le gorgerin de son armure, sa tête apparaissait, buisson gris de cheveux et de barbe où brillaient enfoncés deux yeux fauves. Le contraste entre les deux adversaires était saisissant, au point qu’il y eut un murmure de protestation dans la foule. Avait-on jamais vu un combat aussi injustement inégal ? On entendit même des voix qui criaient : « Assez ! Arrêtez ! C’est un crime ! » Puis le silence se fit, car le duc d’Elgin, qui présidait la joute, venait de jeter sa baguette dans la lice pour laisser aller.
Tiphaine continuait d’avancer au pas de sa monture, la lance levée. Jacques avait abaissé la sienne et le chargeait au grand galop. Il y eut un premier choc, mais atténué parce que la pointe de la lance avait glissé sur l’épaulière droite de Tiphaine. Dès ce premier engagement, il apparut que Jacques ne visait pas la tête sans protection de son adversaire, acte de téméraire courtoisie qui le privait de sa seule chance de vaincre. Les deux cavaliers firent demi-tour, mais cette fois Tiphaine mit son destrier au petit galop et abaissa sa lance. Il l’abaissa même au point qu’il sembla soudain viser le cheval de Jacques. La foule murmura. Selon les règles du combat chevaleresque, c’est une félonie de blesser volontairement le cheval de l’adversaire. Le galop du cheval noir se précipita. Jacques arrivait à bride abattue. Il y eut un choc sourd. Le cheval pommelé chancela, mais on vit aussitôt sa selle projetée en l’air, et Jacques rouler dans la poussière. Chacun comprit que Tiphaine avait frappé le pommeau de la selle avec une force telle que la sangle avait cédé. La coutume aurait voulu que Tiphaine mît pied à terre et que le combat se poursuivît à l’épée. Il n’en fit rien. Il attendait immobile que des écuyers ayant maîtrisé le cheval de Jacques lui missent une nouvelle selle. Quant à Jacques, personne n’avait le droit de lui venir en aide aussi longtemps que la joute n’était pas close par le juge. Il s’était prestement relevé et s’élança vers sa monture. Cependant chacun put voir que le sang coulait de son bras gauche sur sa main ; blessure sans doute plus gênante que grave. Tiphaine se préparait à recevoir un nouvel assaut, et en effet, Jacques se ruait sur lui la lance en avant. Mais sa lance glissa sur celle de Tiphaine, et Jacques emporté par son élan se trouva bientôt arrêté par la barrière de la lice. Il fit aussitôt demi-tour. Combien de temps allait durer cette lutte inégale ? Jacques une fois de plus repartait à l’assaut du géant, mais son petit cheval, tout en réflexes et en saccades, n’avait déjà plus le même allant. Tiphaine comptait-il sur l’épuisement du cavalier et de sa monture ? La lance heurta le plastron de Tiphaine avec tant d’impétuosité qu’elle se brisa en plusieurs tronçons. Tiphaine n’avait pas bougé. Jacques se dirigea vers ses valets d’armes qui accouraient avec une autre lance. Mais comme il revenait vers la barrière, il vit Tiphaine s’incliner sur l’encolure de son cheval. Il y eut un murmure de stupeur parmi les spectateurs. En vérité le géant basculait en avant. Il allait toucher du front la crinière de son cheval, quand il glissa sur le côté et s’écroula dans un grand fracas de ferraille. Ses valets se précipitèrent à son aide, cependant que Jacques mettait pied à terre. Il se pencha sur le grand corps étendu comme un gisant. Ce fut pour constater que l’un des morceaux de sa lance – la pointe peut-être – était profondément fiché dans l’orbite droite de Tiphaine.
Il remonta à cheval, salué par une immense ovation. L’enthousiasme était à la mesure de l’angoisse qu’on avait éprouvée pour lui. Des chapeaux s’envolaient, des enfants chargés de fleurs sautaient dans la lice à sa rencontre. Il fut presque emporté en triomphe, cependant que six hommes travaillaient à placer Tiphaine sur une civière. Il semblait à Jacques qu’un voile gris qui lui masquait toutes choses venait de se déchirer. Il apercevait enfin les murs des maisons garnis de tapisseries, les fenêtres décorées d’armoiries, les pennons flottant sur des mâts pavoisés, et surtout cette foule, ces hommes et ces femmes en habits de fête qui clamaient leur liesse. Ses amis l’entouraient d’une cour juvénile et fervente. Comme la chance et la victoire vont bien à la jeunesse ! Comme il était beau sur son petit cheval pommelé avec ses genoux écorchés et ce bras couvert de sang ! Il rayonnait en vérité comme une figure de vitrail. Une volée de sonnaille parvint du clocher de l’église voisine. Jacques s’arrêta et, levant la main en souriant, il dit :
— C’est dimanche, il est midi, et j’ai vaincu Tiphaine !
Et chacun comprit qu’en cet instant le jour dominical, l’heure méridienne et son triomphe se rejoignaient en un sommet insurpassable. Désormais il ne pouvait plus que ravaler.
Durant la soirée et tard dans la nuit, le château de Strathaël brilla de tous les feux d’une fête sans égale. Les tables croulaient de venaisons, de fruits et de friandises. Les échansons prodiguaient des vins de France et d’Italie. On avait fait venir des ménestrels, des jongleurs et des acrobates. Il y eut même un montreur de bêtes qui s’attira un franc succès en produisant ensemble un ours et un singe. Jacques présidait ces réjouissances comme dans un rêve. Il ne sentait pas la fatigue, ou alors elle s’ajoutait pour achever de le griser à la musique, aux liqueurs, au flamboiement des cheminées et aux sourires qui fleurissaient sous son regard.
Minuit approchait quand un valet se pencha vers lui. Un visiteur étranger demandait à être entendu sur-le-champ. D’où venait-il ? Du château du seigneur Tiphaine. Il paraissait porter un message. Un message de Tiphaine ! La surprise était sensationnelle ! Jacques se leva. Le silence se fit. On pria les danseurs de regagner leurs places.
— Qu’il entre ! commanda Jacques.
Il y eut un moment d’angoisse. Sans se l’avouer, on s’attendait à voir s’avancer le chevalier géant en personne, dans son armure, la face ensanglantée par son œil crevé. Ce fut le nain Lucain qui se présenta, et il était si laid que ce fut pis encore. Il n’eut pas un regard pour les convives et se dirigea droit vers Jacques.
— Comte Strathaël, seigneur d’Angus, dit-il, j’ai à vous mander une grande et triste nouvelle : le seigneur Tiphaine a succombé à sa blessure. C’est cependant lui qui m’envoie à vous, car malgré les cruels tourments de ses dernières heures, il m’a dicté à votre intention un message que je dois vous lire.
Il déroula le manuscrit qu’il avait apporté, et de sa voix discordante il entreprit la lecture d’un libelle qui était à la fois une confession, un testament et un défi.
Jacques de Strathaël, je sens la vie qui m’abandonne par la blessure que tu m’as infligée. C’est bien ainsi. J’avais peur de mourir de décrépitude et de pourriture. C’eût été le pire châtiment d’une vie remplie de coups de taille et d’estoc. Châtiment mérité sans doute, si j’en crois l’aumônier auquel je viens de me confesser. Le brave homme était tout retourné par le récit de mes faits, hauts faits et méfaits. Et pourtant, sacrebleu, je ne lui en ai dit que le quart du dixième, sinon nous y serions encore, et puis, n’est-ce pas, on a sa vergogne. Pour en finir avec les bondieuseries, sache qu’au moment de m’absoudre de tous ces crimes, avoués ou non, il m’a demandé de prononcer un acte de contrition. C’était bien le moins. Seulement voilà, de tous les actes, celui de contrition est sans doute l’acte que je suis le moins capable d’accomplir. Me repentir, moi ? Morbleu, j’ai eu la vie que j’ai eue. Un point, c’est tout ! Dieu me prendra comme je suis, ou il me rejettera dans les ténèbres extérieures. Je l’ai bien surpris, mon capucin, en lui avouant que de tout le sang que j’ai fait couler à flots depuis un demi-siècle, le seul qui m’ait affligé, c’est celui que j’ai vu sur ton bras quand tu t’es relevé tout à l’heure. Il fallait bien que je te désarçonne, n’est-ce pas, mais comment ne te faire aucun mal, alors que dans ta jactance d’écervelé tu n’avais ni cuirasse, ni haubert, ni cuissards, rien que de la laine et de la soie ? J’ai fait de mon mieux, mais je m’en veux tout de même de ce sang. Car vois-tu, si j’accepte qu’un fils tue son père – c’est dans l’ordre, et je te jure que si l’occasion s’était présentée de tuer le mien, je n’y aurais pas manqué –, le petit bout de morale que j’ai ne permet pas à un père de tuer son fils. Car tu es mon fils, Jacques, autant te le révéler sans plus tarder. C’est une histoire très simple et très triste qui n’est à l’honneur de personne. Ton grand-père ne m’aimait pas. Cet homme dévot en avait trop entendu sur mon compte. Pourtant je le ménageais. Depuis des années, il ne pouvait pas invoquer le moindre manquement de ma part dans nos rapports de voisinage. J’avais mon idée. Je lui ai demandé la main de sa fille Colombelle dès qu’elle a eu quinze ans. Il a refusé avec indignation. La différence d’âge, disait-il, mes femmes précédentes dont la disparition nourrissait de méchants bruits, mes équipées souvent peu catholiques, j’en conviens. Nous nous sommes quittés pour ne plus jamais nous revoir. Il avait d’autres vues pour Colombelle, un jeune prince des Orcades qui revenait de la cour de Toulouse, la tête farcie de fariboles. J’étais furieux, mais Dieu m’est témoin que je ne méditais rien de précis à l’encontre de mes voisins. Quand un matin de printemps, le hasard d’une chasse m’a mis nez à nez avec les fiancés. J’ai agi comme ma bile et mon sang me le commandaient. Ai-je mal agi ? Sans doute. Mais ce qui est fait est fait, et le résultat, ce fut un bâtard, toi Jacques, et ma foi ce n’est pas si mal. J’ai dit bâtard. C’était vrai il y a encore un instant. Ce ne l’est plus, car, par la présente, je te légitime et fais de toi l’héritier unique de tous mes titres, biens et possessions. Je meurs content de savoir mon héritage et mon nom entre tes jeunes mains. Nous ne nous sommes vus que le temps d’échanger quelques coups dont le dernier m’a tué. Je te souhaite un peu plus de bonheur avec ta progéniture. Je ne meurs pas seulement content, mais aussi absous, car je n’ai pas fini l’histoire de mon unique et dernière confession. Mon brave capucin était fort marri de ne pouvoir me donner l’absolution en l’absence de toute contrition de ma part. Et moi tout de même, car il me faisait peine, et puis je voulais en finir. Il m’a alors expliqué qu’il existait une sorte d’absolution sans acte de contrition, l’absolution in articulo mortis. C’est celle qu’on donne aux agonisants dont la conscience est déjà à demi obscurcie. Il n’était donc pour moi que d’entrer en agonie, ce que j’ai fait incontinent, le temps qu’il marmonne ses patenôtres. Depuis, j’ai recouvré mes esprits, parce que j’avais à te parler, mais je me sens pour l’heure parvenu au bout de mes forces et je crois bien que mon agonie – la vraie cette fois – n’est pas loin de commencer. Le clou que tu as planté dans mon œil, sais-tu qu’il y est encore ? Aucun chirurgien n’a osé arracher cette écharde qui plonge jusqu’à mon cerveau. C’est le doigt de Dieu, m’a dit mon confesseur, encore lui. Il faut admettre que la Providence a parfois des manières assez facétieuses. Mais dis-moi, mon garçon, cette pointe que tu as jetée en l’air de telle sorte qu’elle retombe précisément dans mon orbite, avoue que tu l’avais fait rougir au feu auparavant ? C’est que, vois-tu, elle me brûle toute la tête. Elle lance des gerbes d’étincelles dans tout mon crâne. Ce n’est pas un clou, ni une écharde, ni une pointe, c’est une fusée, c’est un feu grégeois, c’est l’enfer. Jacques Tiphaine, je te… je te…
Lucain se tut et regarda Jacques tout en roulant soigneusement le manuscrit. Le fils de Tiphaine était pâle comme un cierge. La brume dorée de son ivresse s’était dissipée pour faire place à une lucidité amère et désolée. Il avait dans la bouche le goût âpre des choses réelles. Il baissait les yeux sur la table dévastée, jonchée des reliefs du festin, et il lui semblait que ce désordre de fleurs fanées, de pâtisseries défoncées, de coupes renversées et de serviettes souillées symbolisait sordidement les décombres de sa jeunesse. Une à une les paroles transmises par le nain lui avaient arraché ses chimères. Ainsi donc son père avait violé sa mère. Il n’était lui-même que le bâtard issu de ce crime. Son combat contre Tiphaine avait été un faux combat, et donc sa belle victoire n’était qu’une fausse victoire. Et il avait tué sans gloire son propre père. Mais il avait appris également qu’il était légitimé, et que par voie d’héritage direct il devenait le seigneur le plus puissant des Hautes Terres d’Écosse. Des milliers de paysans, d’artisans, de bourgeois, de soldats attendaient son aide, sa protection, ses ordres. Sa claire adolescence pleine de chansons et de rêveries venait soudain de prendre fin. En peu de minutes, en quelques mots, il était devenu un homme.