La légende de la musique et de la danse
 

Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or les ténèbres couvraient la terre et le silence emplissait le ciel. Dieu créa donc les astres, les luminaires et les planètes.

Et la lumière fut.

Mais pas seulement la lumière, car les astres, les luminaires et les planètes en accomplissant dans le ciel leurs paraboles et leurs révolutions émettaient des sons. Et on ne cessait d’entendre une sorte de concert céleste, doux, profond et ravissant : la musique des sphères.

Ensuite Dieu créa l’homme. Et il le fit mâle et femelle, ce qui veut dire qu’il avait des seins de femme et un sexe de garçon à la fois. Et Dieu se retira derrière un nuage pour voir ce qu’Adam allait faire.

Qu’allait donc faire Adam ? Il dressa l’oreille et écouta ce chant flûté qui tombait du ciel. Puis il mit un pied devant l’autre, il étendit les bras en croix, et il tourna lentement sur lui-même. Il tourna, tourna, tourna, si bien que, pris de vertige, il tomba sur le sol où il resta un moment hébété. Enfin il se secoua, et mécontent appela son père :

— Ohé, Dieu du ciel !

Dieu qui n’attendait que cet appel apparut aussitôt :

— Mon fils, qu’y a-t-il ?

— Il y a, dit Adam, que je ne puis entendre cette musique sans danser. Or les sphères sont nombreuses et leur musique est celle d’un véritable ballet. Et moi, je suis seul. Quand mes pieds avancent, ils ne savent vers quoi, quand mes bras se tendent, ils ne savent vers qui.

— C’est vrai, dit Dieu, si l’homme doit danser, il n’est pas bon qu’il demeure seul.

Alors il fit tomber Adam dans un profond sommeil. Puis il sépara son corps en deux moitiés, la moitié mâle et la moitié femelle, et de cet être devenu double, il fit un homme et une femme. Quand ces deux êtres ouvrirent les yeux, Dieu dit à l’un :

— C’est ta cavalière.

Et il dit à l’autre :

— C’est ton cavalier.

Puis il se retira derrière son nuage pour voir ce qu’ils allaient faire. Que firent donc Adam et Ève en se découvrant si merveilleusement différents et complémentaires ? Ils tendirent l’oreille à la musique des sphères.

— N’est-ce pas un pas de deux que nous entendons ? demanda Ève.

Et ils dansèrent le premier pas de deux.

— N’est-ce pas là un menuet ? demanda plus tard Adam.

Et ils dansèrent le premier menuet.

— N’est-ce pas une valse ? demanda ensuite Ève.

Et ils dansèrent la première valse. Enfin prêtant l’oreille, Adam demanda :

— N’est-ce pas cette fois un quadrille ?

— Sans doute, lui répondit Ève, c’est un quadrille. Mais pour cette danse-là, il faut être au moins quatre. Arrêtons-nous donc un moment et songeons à Caïn et à Abel.

Et c’est ainsi, pour les besoins de la danse, que l’humanité se multiplia.

Or il y avait nombre d’arbres dans le Paradis, et chacun par ses fruits conférait une connaissance particulière. L’un révélait les mathématiques, l’autre la chimie, un troisième les langues orientales. Dieu dit à Adam et à Ève :

— Vous pouvez manger des fruits de tous les arbres et acquérir toutes les connaissances. Gardez-vous cependant de manger des fruits de l’arbre de la musique, car, connaissant les notes, vous cesseriez aussitôt d’entendre la grande symphonie des sphères célestes, et, croyez-moi, rien n’est plus triste que le silence éternel des espaces infinis{2} !

Adam et Ève étaient perplexes. Le Serpent leur dit :

— Mangez donc des fruits de l’arbre de la musique. Connaissant les notes, vous ferez votre propre musique, et elle égalera celle des sphères.

Ils finirent par céder à la tentation. Or à peine eurent-ils mordu dans un fruit de l’arbre de la musique que leurs oreilles se bouchèrent. Ils cessèrent d’entendre la musique des sphères, et un silence funèbre tomba sur eux.

Ainsi finit le Paradis terrestre. L’histoire de la musique commençait. Adam et Ève, puis leurs descendants entreprirent de tendre des peaux sur des calebasses et des boyaux sur des archets. Ils percèrent des trous dans des tiges de roseaux et tordirent des lingots de cuivre pour fabriquer des diapasons. Cela dura des millénaires, et il y eut Orphée, et il y eut Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven. Il y eut Ravel, Debussy, Benjamin Britten et Pierre Boulez.

Mais le ciel demeura désormais silencieux, et plus jamais on n’entendit la musique des sphères.