C’était… je ne sais plus. Il y a quelques années. Avec l’Inde, on s’y perd toujours. Un pays qui détruit tout. Les visages, les corps, les oiseaux, les souvenirs, le calendrier. Nous avions décidé, Karl et moi, d’abandonner l’Europe au plus noir de l’hiver et de partir vers l’est. Ex oriente lux !
Escale à Téhéran : ténèbres et brouillard. Arrivée à New Delhi : froid et vent. Coup d’aile vers le sud : Calcutta. Une chaleur qui nous semble d’abord douce et accueillante. Nous n’avions pas encore découvert les corps. Normalement, l’Indien n’a pas de corps. C’est un visage peint, aux yeux lumineux, dévoré de spiritualité, qui se tend vers vous au-dessus d’un mannequin habillé de voiles. Rien ne décourage le contact physique, la caresse et plus encore l’échange érotique autant que cette légère poupée qui, pour être drapée, n’en est pas moins dépourvue de mystère. Non, rien n’attire ni n’excite dans le corps émacié de l’Indien, lequel paraît lui-même sans désir.
Et puis il y a la moiteur. Comment avoir soif du corps d’un autre quand on est déjà excédé par le poids, l’humidité, la viscosité de son propre corps ? Certes l’Inde est une terre de chasteté…
Pourtant à Calcutta les corps sont là, partout, obsédants, debout, accroupis, mais le plus souvent couchés en large, en long, en travers. Le tiers de la population étant sans domicile dort la nuit là où elle vit le jour, lieu de travail ou de mendicité. Le chauffeur couche dans son taxi, le liftier dans son ascenseur, le marchand de légumes sur sa carriole, le boucher sur son étal. Le matin, on se lave et on fait ses besoins en toute innocence dans le caniveau. L’absence d’érotisme s’équilibre, comme c’est bien souvent le cas, par une présence scatologique exorbitante.
Dès le premier jour, nous avions été confrontés au problème des mendiants. Comment ne rien leur donner ? Mais comment leur donner sans provoquer une émeute ? Car le mendiant indien, sitôt qu’il a reçu quelque don, alerte ses congénères dans un esprit de solidarité louable mais catastrophique. Et alors, c’est la ruée sur le malheureux donateur. « Je viens de commettre une mauvaise action, écrivait Anatole France, j’ai fait l’aumône à un pauvre. »
Karl eut recours d’abord à un stratagème. On nous avait distribué dans l’avion des boîtes-repas contenant les éléments d’une modeste collation. L’une de ces boîtes s’étant retrouvée dans mon sac de voyage, nous avions eu l’idée d’en faire profiter l’un des enfants faméliques qui se dressaient comme des spectres devant nos pas. Mais loin de l’hôtel et emballée de façon assez solide pour nous donner le temps de disparaître. L’expérience avait été concluante. Intrigué, l’enfant s’était assis sur ses talons et avait entrepris d’ouvrir le paquet bardé de bandes adhérentes. Il était en plein travail quand nous nous sommes éclipsés.
Dès lors nous passions une partie de nos journées à acheter de menus aliments et à les empaqueter pour les distribuer ensuite au hasard de nos déambulations.
Le système fonctionna trois jours. La catastrophe se produisit le quatrième. Nous avons pu les voir dès l’aurore de nos fenêtres. Des dizaines d’enfants faisaient le guet en face de l’hôtel, à distance respectueuse des gardiens. Le téléphone indien avait fait son œuvre. Nous étions repérés. Il fallut sortir par une porte de derrière, et bien entendu les mains vides, ce qui ne nous épargna pas une escorte suppliante et inlassable. Ah, ces gestes affreux, le poing agité devant une bouche ouverte (manger ! manger !) ou la chemisette soulevée pour découvrir un torse squelettique, ou le bébé tendu à bout de bras par une fillette minuscule ! Que faire, oui que faire des mendiants de Calcutta ! Et le plus horrible, c’est qu’on finit par s’habituer à ce chœur lamentable jusqu’à recevoir d’un front impassible la malédiction fulminante d’un prophète loqueteux furieux de se voir ignoré, ou le jus rouge d’une chique craché avec dédain.
Un soir, la salle à manger de l’hôtel nous réserva une surprise. Des guirlandes de lanternes multicolores couraient d’un chapiteau de colonne à l’autre, et les nappes s’adornaient de branchettes de sapin tout à fait exotiques en cette latitude. Nous interrogeâmes le serveur. « Christmas, sir, Weihnachten meine Herren, Noël… », expliqua-t-il avec une mimique de ravi provençal. Eh mon dieu oui ! Nous n’avions pas pris garde à l’approche du 24 décembre, et ma foi, c’était ce soir même ! Ces Indiens se montraient on ne peut plus prévenants à l’égard des barbares occidentaux que nous étions.
Karl paraissait préoccupé cependant.
— À quoi penses-tu ?
— Au Howrah Bridge.
Il nous avait laissé il est vrai une impression inoubliable, ce gigantesque pont métallique qui franchit le Hooghly. Son immense tablier était couvert par une fourmilière humaine, une masse compacte de piétons, bicyclettes, cyclopousses, vaches et chevaux dans laquelle quelques centaines de camions et de voitures paraissaient engluées à jamais.
— Je me suis renseigné. Ce formidable trafic est dû en partie à l’importante gare de chemins de fer qui se trouve à proximité sur la rive droite.
— Je pense surtout à ce que nous avons vu sous le pont, dit Karl.
Cela, c’était le résultat d’un réflexe assez « parisien » que j’avais eu. J’ai habité des années dans l’île Saint-Louis. J’avais pris l’habitude de petites expéditions nocturnes sur les berges de la Seine pour frayer avec la population clocharde qui gîtait à l’époque sous les ponts Marie, Louis-Philippe et de la Tournelle. Comme nous voguions, emportés par la foule du Howrah Bridge, j’avais dit à Karl :
— Et dessous ? Allons voir dessous !
Ce n’avait pas été une petite affaire de trouver la ruelle serpentant entre des taudis qui permettait d’accéder à la berge du fleuve. La pente et l’humidité du sol nous avertissaient seules que le fleuve n’était pas loin. Des rats énormes détalaient devant nos pas. Nous écrasions des choses molles que nous préférions ne pas identifier. Nous contournions des baraques informes, des tentes noires et basses, des planchers surélevés jonchés de corps drapés de la tête aux pieds, comme dans une morgue. Parfois un visage halluciné se dressait vers nous pour disparaître aussitôt. Une main crochue se tendait au bout d’un bras squelettique. Une fumée âcre et rousse nous faisait tousser et pleurer. C’est que le soir tombait, et, la température s’abaissant de quelques degrés, les Indiens se serraient par groupes loqueteux autour de petits feux où cramaient du papier, des étoffes, des épluchures, des étrons, des choses innommables.
— Combien sont-ils ? murmura Karl.
Question vaine. Exclamation plutôt. C’était plus qu’un camp, une ville souterraine, grouillante sous le grouillement du pont, comme une fourmilière sous une fourmilière. En amont, sur la même rive, nous apercevions les bûchers funéraires du Nimtala Ghât. Par bonheur nous passions relativement inaperçus.
— C’est parce que nous n’avons rien à leur donner, avait dit Karl.
Instruits en effet par l’expérience, nous avions entrepris cette expédition les poches vides, et on aurait dit que cette foule misérable le savait. J’évoquai à ce propos un passage mémorable du livre de Lanza del Vasto Le pèlerinage aux sources. Un jour, il se baigne en laissant ses vêtements sur la plage. Quand il revient, il s’aperçoit que le mouchoir noué où il serrait son mince pécule de voyageur a disparu. Il est pris d’un vertige : le voilà seul, sans la moindre ressource, au cœur du continent indien ! Puis il éclate de rire. Il vient de comprendre qu’il vit un de ces rares moments où Dieu prend soin de nous montrer avec évidence qu’il est notre seul soutien. Dès lors et pour toujours sa vie a changé. Mystérieusement avertis de son absolue pauvreté, les Indiens non seulement ne le sollicitent plus, ne cherchent plus à l’exploiter, à le voler, mais ils l’accueillent au contraire, le vêtent, le nourrissent. Jamais plus il ne possédera quoi que ce soit. Et j’avais noté ces mots de Lanza del Vasto qui ressemblent à un précepte de douceur et de confiance : « L’homme qui tombe à l’eau du dénuement n’a qu’à s’y détendre en souriant aux anges. Alors il flotte… »
C’était donc cette population campant sous le pont géant qu’évoquait soudain Karl en cette salle d’hôtel 4 étoiles, enluminée par la veillée de Noël.
— Et alors ? Que t’inspire-t-il ce grand pont ?
— Si on y retournait ?
— Ce soir, dans la nuit ?
— Oui. On fait Noël avec eux ! On achète tout ce qu’on peut, on les invite à ripailler avec nous !
C’était bien Karl, dangereux et admirable compagnon, qui vous plaçait sur un coup de folie en face d’un dilemme terrifiant : ou se lancer dans une entreprise superbe mais terrible, ou se terrer, la honte au cœur.
— Nous irons puisque tu y tiens, soupirai-je, mais au moins finissons de dîner.
Ce fut vite expédié. Puis nous ressortîmes. Rien de plus funèbre sur les trottoirs que tous ces corps enveloppés d’un voile blanc semblable à un linceul. Mais à Calcutta, la vie ne s’arrête jamais, et nous pûmes sans difficulté emplir un couffin que nous avions acheté en premier lieu. Karl semblait possédé par une joyeuse fièvre de réveillon. Il acheta en vrac des dattes, des bananes, des raisins secs, des noix de cajou, des boulettes de farine de riz, des mangues, des ananas, et même quelques-uns de ces beignets dorés frits dans la graisse et ruisselants de miel liquide. Il ajouta, par défi sans doute, une quantité de chiques indiennes, mélange incendiaire de tabac, de noix d’arec et de chaux vive enveloppé dans une feuille de bétel. Cependant nous approchions du grand pont de l’Hooghly River.
L’affluence était la même qu’en plein jour, et ce fut un travail compliqué par le couffin, dont nous tenions chacun une anse, de fendre cette foule ambulante. Mais l’ombre déchirée çà et là par des flambeaux et des lanternes, le silence qui enveloppait mystérieusement ces hommes et ces femmes au pas mécanique, au visage sans vie, avaient quelque chose d’irréel.
— Des morts, murmura Karl. On dirait des morts en marche vers l’au-delà.
— Charon, débordé, a pris sa retraite, dis-je. Et on a jeté un pont de pierre et d’acier sur le Styx.
Un grand vieillard au regard farouche nous croisa sans nous voir. Il menait en laisse un formidable molosse aux yeux jaunes.
— Rhadamanthe avec Cerbère, dit Karl. C’est vraiment la descente aux Enfers !
— Te souviens-tu dans l’Odyssée ? Ulysse veut consulter le roi Tirésias, mort depuis des lustres. Il traverse l’Océan pour atteindre la caverne qui est la gueule béante des Enfers. Au seuil de cette porte fatale, il creuse une fosse carrée d’une coudée de profondeur, et il y verse en libation du lait au miel, puis du vin doux, enfin un nuage de blanche farine. Les morts ne se manifestent pas encore. Alors Ulysse immole un agneau blanc et une brebis noire, et leur sang jaillit en fumant dans la fosse. Les morts exsangues et assoiffés de vie se ruent en foule à l’entrée de la caverne. Ulysse défend l’abord de la fosse avec son glaive. Étrange combat ! L’armée grise et diaphane des défunts assiégeant ce trou ensanglanté, et Ulysse, debout, seul, repoussant leur assaut de la pointe de son glaive ! C’est que seul Tirésias doit pouvoir approcher et étancher sa soif de vampire. Ce qu’Ulysse n’avait pas prévu, c’est l’apparition de sa propre mère, Anticlée. Il l’avait laissée pleine de vie à Ithaque, et il retrouve son ombre mêlée aux défunts innombrables. Il ne savait pas qu’elle était morte de chagrin en l’attendant. Il pleure, mais il a la force de la repousser elle aussi. Seul Tirésias boira le sang.
Ulysse affronté à la ruée des ombres, c’était nous, fendant cette masse obscure pour parvenir au camp des morts. Mais nous n’aurions pas à les repousser de la pointe d’une épée, nous leur jetterions la provende du réveillon à pleins bras, étranges Pères Noël occidentaux, perdus en ces confins asiatiques. Encore fallait-il parvenir jusque-là…
Après avoir contourné la dernière pile du pont, il nous restait à descendre vers la berge, et nous maudissions notre imprévoyance, car une lampe de poche nous aurait été précieuse dans le dédale boueux où nous tâtonnions. Le dernier numéro du Telegraph, le journal anglophone de Calcutta, dont un exemplaire recouvrait notre couffin, fit les frais de notre éclairage. Page par page, Karl le transforma en torches qui, brandies à bout de bras, devaient nous donner une singulière allure. L’angoisse nous inspirait des références familières auxquelles nous nous accrochions.
— Rembrandt : la ronde de nuit, murmurai-je.
— Don Juan et Leporello vont pique-niquer au cimetière avec la statue du Commandeur, rectifia Karl.
Mais il émit un juron, car une soudaine glissade venait de le précipiter à terre. Il se releva en gémissant.
— Le pique-nique au moins est intact. Mais quelque chose m’intrigue. Depuis que nous avons quitté le pont, il n’y a pas âme qui vive. L’autre jour ça grouillait par ici, non ?
Je ne dis rien. Moi aussi j’étais frappé par l’absence de tout être humain. Ce fut bien autre chose quand nous débouchâmes enfin sur la berge. Le ciel étoilé était coupé net par la noirceur du tablier du pont. On ne pouvait rien voir de la foule qui le parcourait dans les deux sens, mais on entendait son piétinement de fourmis. Quant à l’aire immense qui s’étendait sous le pont et au-delà, elle était déserte. Le village de clochards que nous y avions découvert, ces tentes basses, ces corps étendus sur des planchers, ces petits groupes serrés autour d’un foyer fuligineux, tout avait disparu.
— Bon dieu, mais où sont-ils ?
— Ils sont tous partis réveillonner, tiens !
— On a bonne mine avec nos victuailles !
— Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va tout de même pas rapporter ça à l’hôtel !
— Faisons comme eux : réveillonnons !
Il s’était assis sur une souche vermoulue rejetée par le fleuve et disposait le couffin entre ses pieds. Je pris place à côté de lui. Il éplucha une banane.
— Quelle ironie admirable ! Nous arrivons les mains pleines, craignant un assaut furieux, et nos merveilleux cadeaux nous restent sur les bras !
— Cela va plus loin que tu ne penses. Te souviens-tu du film de Chaplin La ruée vers l’or ? Le petit émigré malchanceux est amoureux. C’est le soir de Noël. Il invite sa bien-aimée et ses belles amies à souper avec lui. Il s’est ruiné en friandises, en menus cadeaux. Dans sa baraque, il a dressé une table magnifique avec des bougies sur une nappe blanche. Et personne ne vient. Il s’endort le nez sur la table.
— Oui, je me souviens. Il rêve. Il rêve que les belles dames sont venues, et pour les amuser, il exécute la fameuse danse des petits pains.
— Les invités récalcitrants. Le riche dont personne ne veut des cadeaux. La terrible solitude du riche. Les pauvres se serrent autour de leur misérable pitance. Ils se tiennent chaud. Le riche a froid et manque d’appétit, seul devant sa table surchargée.
— C’est le thème d’une parabole des Évangiles, la plus étrange et la plus cruelle des histoires. Un homme riche veut traiter magnifiquement ses meilleurs amis. Il lance ses invitations, et prépare le banquet le plus fin et le plus succulent qui soit. Le soir dit, tout est prêt. La table resplendit de linge brodé et de vaisselle d’or. Il ne manque plus que les invités. L’hôte attend. Les heures passent. Personne. Alors il envoie ses serviteurs aux nouvelles. Plus tard ils reviennent les uns après les autres avec des excuses. L’un des invités a acheté un champ, il faut qu’il aille le voir, l’autre doit essayer cinq paires de bœufs, le troisième se marie. Alors le maître de maison irrité dit à ses serviteurs : « Allez sur les places et par les rues de la ville, et ramenez ici les mendiants, les aveugles et les boiteux. » Ce que font les serviteurs. Mais il y a encore de la place, et c’est là qu’on touche à une sublime folie. Le maître dit aux serviteurs : « Armez-vous, ressortez et ramenez ici les passants que vous rencontrerez, l’épée dans les reins s’il le faut ! » Pas un peintre n’a eu à ce jour l’audace de représenter cet incroyable banquet : la table somptueuse, le maître dévoré de chagrin et de rancune, et une brochette d’estropiés et de calamiteux, et enfin ces pauvres passants ahuris et épouvantés qu’on a traînés là de force. Pas un romancier n’a raconté la suite de cette stupéfiante soirée !
Il y eut un silence, et nous n’entendîmes plus que le piétinement innombrable qui passait sur nos têtes. J’avais dit « stupéfiante soirée » en évoquant une parabole des Évangiles. Mais notre soirée de Noël à Calcutta, qui voudrait la croire ?
Il faisait chaud. Peut-être avons-nous un peu dormi. Plus tard Karl raconta un souvenir récent.
— Je ne t’en ai pas parlé. Hier matin, quand je suis rentré seul à l’hôtel, un garçon était en train de faire la chambre. Je le dérangeais dans son travail, et lui aussi me dérangeait. Au bout d’un moment, il s’est approché et a touché ma chemise du doigt. Je lui ai aussitôt expliqué dans mon sabire anglo-hindî que je lui confierais mon linge à laver plus tard. Il a secoué la tête en souriant. C’était un malentendu. Il voulait autre chose. Il saisit ma chemise entre le pouce et l’index, et appliqua son autre main sur sa poitrine. C’était clair : il voulait ma chemise. Un cadeau, quoi ! J’ai ri. C’était énorme, non ? Et désarmé, j’ai obtempéré. Je me suis retrouvé torse nu, et il est parti débordant de remerciements avec ma chemise trempée de sueur. J’ai pensé à saint Martin. Ce soldat a été canonisé pour avoir coupé son manteau en deux avec son épée pour le partager avec un pauvre. Moi je venais de donner toute ma chemise.
— Mais tu en avais une douzaine d’autres dans ta valise.
— C’est vrai, concéda-t-il en entamant un ananas.
Nouveau silence. Bruit de piétinement.
— La mendicité. Je cherche à saisir la relation qu’elle établit entre deux êtres, dis-je. L’autre jour, j’étais harcelé par un jeune garçon beau comme un dieu. Il n’avait nullement l’air misérable. Je le repoussais en riant. Il finit par rire aussi, et ses sollicitations de plus en plus familières prirent l’allure d’un jeu. Comme je continuais à marcher, nous nous sommes perdus dans le jardin botanique au milieu de la forêt de racines adventices du fameux banian bicentenaire. Lui, enhardi par ma bonne volonté évidente, s’apprêtait à fouiller mes poches. Je me suis arrêté en le regardant. Je me disais : « Un jeune Arabe se serait déjà déculotté dix fois ! » Mais tout dans son comportement décourageait la moindre avance sexuelle. Oui, la jeunesse pauvre de l’Inde est revêtue d’un manteau d’innocence. On ne peut toucher aux intouchables non à cause de leur impureté, mais au contraire en raison de leur pureté. Il y a une absolue incompatibilité entre mendicité et prostitution. Les prostituées des quartiers chauds de Bombay sont superbement habillées et coiffées, et elles évoluent dans des décors de théâtre.
— Bien sûr, dit Karl. La prostitution suppose que la prostituée est désirée par le client. Elle se doit professionnellement d’être belle, séduisante, provocante. Cette relation existe aussi en un certain sens dans la mendicité. Mais alors c’est toi sans t’en rendre compte qui es beau, séduisant, provocant aux yeux du mendiant. L’argent ou la chemise que tu donnes au mendiant, c’est un morceau de toi ou de ton univers que tu livres à sa concupiscence. Le riche est la putain du pauvre.
Le silence retomba sur cette belle formule. Combien de temps sommes-nous restés, accablés par l’atmosphère gluante de chaleur humide ? À la fin, nous nous sommes secoués. La surface moirée du fleuve diffusait une lueur phosphorescente. Nous nous sommes retournés une dernière fois vers la masse noire du pont qui nous écrasait. Au pied d’un pilier, nous laissions notre couffin aux trois quarts plein encore. C’est alors que nous l’avons découvert, notre unique mendiant de ce Noël à Calcutta. Il était perché au sommet du pilier. Accroupi à vingt mètres du sol, grand oiseau déplumé et décharné, le coude posé sur le genou en un geste immémorial, il tendait sa main ouverte vers le ciel scintillant d’étoiles.