À la recherche de la matrice de la pensée
5.1. PENSER, C’EST OBSERVER ; L’ESPRIT EST LA MATIÈRE
Parallèlement à ses recherches sur une technique mathématique valable, en mesure de décrire ses concepts sur l’ordre implicite et le mouvement holographique, Bohm se rendit compte qu’en plus des méthodes mathématiques, il était important de trouver le bon langage pour communiquer, étant donné que du langage et du dialogue pouvait émerger la vraie réalité des concepts. Ces derniers, s’ils sont bien conçus et définis à l’aide du langage et du dialogue, dans un contexte de pensée sain qui génère un consensus détaché, sont distants de la virtuosité stérile et souvent inopportune des techniques mathématiques lorsque ces dernières sont appliquées comme une fin en soi – c’est-à-dire sans avoir bien compris les problèmes en amont. Ces mêmes concepts permettent aussi de fournir les bases et les conditions appropriées pour développer les bonnes formules mathématiques en mesure de résoudre les problèmes relatifs à des concepts bien précis. Lorsque la pensée qui se trouve derrière un concept est bien conçue et qu’elle s’articule en dehors de l’ego et de la compétition d’idées, la parole et l’objet deviennent étroitement symbiotiques. Les paroles influencent les pensées et les émotions : ces dernières sont des choses réelles dans le monde et peuvent, pensait Bohm, produire des changements dans les fonctions et dans les processus électrochimiques qui ont lieu dans le cerveau.
Il parvint à ces conclusions sur la nécessité de perfectionner le processus de la pensée, en écoutant aussi attentivement les discussions entre Bohr (principal partisan de la théorie quantique classique) et Einstein (principal partisan de la théorie de la relativité) et en prenant acte du caractère inconciliable de leurs deux théories respectives qui, justement parce que ces discussions jouaient sur la compétition de deux ego, conduisaient à une fragmentation de la pensée en éloignant ainsi de la vérité.
Bohm se rendit compte que plus que les mathématiques, il était important de trouver le bon langage pour communiquer. Ce fut ainsi que dans son esprit commença à percer l’idée que la structure intime de la réalité ne pouvait être atteinte que par le « dialogue », en entendant par là cette circonstance où les interlocuteurs ne parviennent à se rencontrer autour d’une pensée commune que lorsqu’ils se libèrent de l’instinct de vouloir défendre à tout prix les élans de leur ego. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’ouvrir la structure intime de la pensée et avec elle celle de la réalité, justement parce que pensée et réalité sont intimement liées, tout comme sont unis l’ordre implicite et l’ordre explicite. Pour comprendre la réalité, il est nécessaire de comprendre la réalité cachée qui en constitue la structure de pensée. Et la pensée, lorsqu’elle n’est pas la manifestation mécaniste de la seule logique et quand elle ne jaillit pas de l’ego, mais d’une opinion partagée, est une ramification de l’ordre implicite. Sur la valeur du dialogue, Bohm dit :
Une différence clef entre le dialogue et une discussion ordinaire, c’est que dans la seconde, les personnes maintiennent d’habitude des positions relativement rigides et argumentent en faveur de leurs visions du moment en tentant de convaincre les autres à changer. Cette attitude peut, au maximum, produire un accord ou un compromis, mais ne favorise pas l’émergence de la créativité… Ce qui est ici essentiel, c’est la présence de l’esprit du dialogue, lequel en bref représente la capacité à suspendre de nombreux points de vue, dans l’intérêt premier d’atteindre la création d’un sens commun.
C’est justement pour cette raison que Bohm parvint, en faisant un parallèle avec le fait que l’observateur et l’observé se fondent en une seule entité en mécanique quantique, à comprendre que du moment où la nature quantique de la réalité concerne aussi bien l’esprit que la matière, l’acte d’observer coïncide avec l’acte de penser. Mais afin que l’acte de penser soit effectué correctement, il est nécessaire de faire en sorte que le penseur se fonde avec la pensée. Ce qui n’est possible que si le penseur est en mesure de contrôler ses processus cérébraux en éliminant les pollutions générées par l’ego. Le grand problème reste cependant de parvenir à se rendre compte que la pensée et le penseur sont la même chose, car à un certain moment, le penseur reflète tout sur son ego et ne parvient pas à voir sa pensée du dehors tel qu’on devrait le faire, par exemple, avec le temps atmosphérique. Malheureusement, le cerveau n’a pas de nerfs qui enregistrent son propre processus de pensée. Et là, Bohm utilisa l’analogie de la proprioception grâce à laquelle nous parvenons, même les yeux fermés, à percevoir, par exemple, où sont situés nos membres dans l’espace. Mais il n’existe malheureusement aucun organe dans notre corps en mesure de nous dire exactement de quelle façon nous pensons. C’est-à-dire qu’il manque une proprioception analogue pour la pensée. De quelle manière alors la pensée peut-elle avoir la perception d’elle-même ?
5.2. LE DIALOGUE COMME ACTE PURIFICATEUR DE LA PENSÉE
Ce niveau de contrôle ne peut être atteint qu’à travers le dialogue qui permet, dans un contexte collectif et partagé, de trouver des points communs avec une très grande objectivité. Ces points communs représentent la seule clé de lecture mentale de la réalité, et dans ce contexte le dialogue représente une espèce d’acte purificateur ou de catharsis qui, en unissant les êtres humains, peut les pousser à comprendre des problèmes irrésolus concernant la science et eux-mêmes, à décider avec une extrême clarté comment et où effectuer l’enquête mathématique sur certains aspects de la réalité, à contenir les dégâts créés par l’ego chez l’individu et à créer, sur la base d’une pensée commune, une société du futur qui soit juste, équitable et respectueuse de l’environnement. Parallèlement au besoin de construire un modèle mathématique sur les aspects les plus avancés de la mécanique quantique non classique qu’il avait pressentis avec l’hypothèse de l’ordre implicite, le rêve de Bohm était de purifier la pensée de l’homme comme seul moyen pour atteindre la vraie connaissance, pour se libérer du poids de l’ego et des morcellements qu’il produit dans la société, et donc pour bâtir une société juste, parce qu’unie dans la connaissance du tout dans laquelle elle est immergée. Bohm dans les processus de pensée n’incluait pas seulement la logique, mais aussi l’intuition et les émotions, et il s’attendait à ce que ces qualités de l’esprit puissent s’harmoniser entre elles justement par la technique du dialogue. À ce propos, il affirma :
Ma suggestion est que le véritable mode d’opération de l’esprit exige à chaque niveau un contrôle total de ce qui est généralement connu, non seulement dans la logique formelle et en termes mathématiques, mais aussi intuitivement, dans les images, les sentiments, dans l’usage poétique du langage, et ainsi de suite. Nous pourrions peut-être dire que c’est ce qui crée l’harmonie entre le “cerveau gauche” et le “cerveau droit”. Cette manière globale de penser n’est pas seulement une source importante de nouvelles idées théoriques : il est également nécessaire que l’esprit humain fonctionne dans son ensemble harmonieusement pour, peut-être, participer à l’émergence d’une société stable et ordonnée… Si je suis dans le vrai lorsque je dis que la pensée est la source ultime, il s’ensuit que si nous ne faisons rien en ce qui concerne la pensée, nous n’arriverons nulle part. Nous ne pouvons que momentanément soulager les problèmes de la population, de l’environnement, etc., mais ces problèmes reviendront d’une façon ou d’une autre.
D’après Bohm, la pensée – entendue comme processus dynamique – subsiste dans un moment actif, tandis que les pensées sont des formes fixes basées sur les réactions à des sensations passées. Il faut ralentir la pensée pour en permettre l’observation. Le dialogue a pour but de faire émerger des thèses et des positions communes pour pouvoir aller plus loin. L’un des rêves de Bohm était de faire participer les scientifiques à ces dialogues, afin de leur permettre d’arriver à des connaissances collectivement partagées et conscientes sur un même objet. La production du sens véritable des choses, c’est-à-dire partagé par le groupe, était d’après Bohm exprimée par la phrase « un changement du sens est un changement de l’être », ce qui exprime la dualité du subjectif et de l’objectif. La dualité doit être dépassée car c’est un piège de l’esprit et elle représente un blocage de la créativité.
C’est ainsi que s’ouvrit la période des Dialogues, à travers lesquels, à l’initiative de Bohm, on tenta de dépasser les limites de la pensée humaine en essayant de mettre fin aux problèmes qui naissent dans les débats normaux et qui font dégénérer la pensée en anéantissant la conscience collective. Les groupes de dialogue, techniquement parlant, se manifestaient d’une façon qui permette de ralentir le processus de la pensée afin de le montrer dans l’arène publique. Du moment où le processus de la pensée œuvre très rapidement, nous ne sommes pas en mesure de noter la dynamique qui s’instaure entre l’impulsion et la réponse. C’est pour cette raison qu’il faut modérer la pensée. Les dialogues de groupe de Bohm se basent sur ce principe. Ils exposent clairement les processus de la pensée de manière à ce qu’ils deviennent manifestes à tout le groupe, afin de pouvoir en corriger les déformations et de transformer le penseur en un penseur pur et imperturbable, non dissocié de la pensée, jusqu’à créer une pensée collective bien claire. D’ailleurs, le terme « dialogue » dérive du grec « dialogos », qui est l’association de deux mots qui fournissent un sens bien précis. Le terme « logos » signifie « parole », mais dans notre cas nous pourrions le comprendre comme « sens de la parole ». Le terme « dia » signifie « à travers ». Ainsi, le « dialogue » est compris par Bohm comme un « courant de paroles qui ont un sens » qui circule entre, avec et à travers nous. Cela permet alors de créer un flux de sens à l’intérieur d’un groupe afin qu’une nouvelle compréhension puisse émerger. Cette nouvelle compréhension doit à son tour conduire à un « sens partagé » à l’intérieur du groupe de dialogue, qui sert de colle ou de ciment pour préserver la cohésion du groupe. Le groupe doit donc être élargi à la société dans son ensemble.
Bohm mûrit l’idée que la pensée n’est ni spécifiquement subjective ni spécifiquement objective. Comme l’observateur et l’observé dans la théorie quantique, ou les pôles d’un aimant, les deux choses sont inséparables.
5.3. L’AMITIÉ AVEC KRISHNAMURTI : DE LA MÉDITATION À LA PENSÉE ÉLABORÉE
Sa rencontre avec le penseur indien Jiddu Krishnamurti, avec lequel il passa beaucoup de temps dès le début des années 60 jusqu’à la mort de ce dernier en 1986, le poussa sans aucun doute à étudier la nature de la pensée. Krishnamurti fournit à Bohm une méthode d’introspection qui l’aida aussi bien à étudier la nature de la pensée et de la conscience qu’à lui fournir de très précieuses occasions pour sa physique et métaphysique de l’ordre implicite. Ce fut ce même penseur indien qui le poussa à créer des groupes de dialogue pour permettre d’explorer la nature de la pensée, des groupes qui continuèrent jusqu’à la mort de Bohm et qui se poursuivent aujourd’hui encore. Durant la longue période passée avec Krishnamurti, Bohm se rapprocha nettement du mysticisme oriental et transforma la foi communiste de sa jeunesse en une aspiration à construire une société juste et égalitaire, unie non pas par l’échec du matérialisme dialectique d’inspiration soviétique, mais par une pensée commune et partagée, créée pour générer une conscience commune rapprochant l’homme et la société à la spiritualité la plus vraie.
Krishnamurti considérait que « la pensée est un mouvement dans le temps », celui qui pense reste donc pris au piège dans sa dimension psychologique de temps, incapable d’entrer dans l’actualité du « moment », parce que le penseur est séparé de la pensée. Une transformation de la pensée était alors nécessaire afin que le penseur et la pensée soient la même chose, et on peut y parvenir en « mourant à la pensée » afin de parvenir à ce silence total (cerveau éteint) en mesure d’activer le substrat implicite de la pensée et de la réalité qui interagit avec elle. Ceci était, pour Bohm, la même chose que la mécanique quantique : « observateur et observé sont la même chose. » Bohm et Krishnamurti partageaient l’idée que si les individus, à travers la méditation et le dialogue pour purifier la pensée, subissaient une mutation radicale à travers la bonne méditation, ils pouvaient subir une métamorphose drastique au niveau cérébral aussi. Krishnamurti sentait que les choses se passaient ainsi car il l’avait appris en méditant (activité dont il était aussi un maître), tandis que Bohm sentait la même chose car il la rattachait à toutes ses activités de pensée qui l’avaient conduit à concevoir, en partant des thèses les plus étranges de la mécanique quantique, un monde latent en interaction dynamique et participative constante avec le monde manifeste. En effet, si le cerveau pouvait vraiment subir des changements au niveau biochimique à la suite de l’activité de la « pensée claire » (qui n’est autre que le résultat de l’explication collective d’une méditation de groupe), cela signifiait que la pensée était un acte provenant du monde latent qui se reflétait directement sur cette manifestation qu’est la nature biochimique du cerveau. De cette façon, l’hypothèse de Bohm sur la structure de la réalité se confirmait.
David Bohm et Krishnamurti en train de dialoguer.
David Bohm parlait ainsi au sujet de sa relation avec la pensée de Krishnamurti :
Mon premier contact avec l’œuvre de Krishnamurti a eu lieu en 1959, lorsque je lus son livre La première et dernière liberté. Ce qui éveilla particulièrement mon intérêt fut sa profonde intuition au sujet de la question de l’observateur et de l’observé. Cette question était depuis longtemps au centre de mon travail, en tant que physicien principalement intéressé au sens de la théorie quantique… C’est là que j’ai fait la découverte extraordinaire de Krishnamurti. Ce qu’il proposait sérieusement, c’est que tout ce désordre, qui est à l’origine de tant de tristesse et de misère, et qui empêche aux êtres humains d’œuvrer ensemble correctement, trouve ses racines dans le fait que nous ignorons la nature générale de nos processus de pensée. Ou, pour l’exprimer différemment, on peut dire que nous ne voyons pas réellement ce qui se passe au moment où nous sommes occupés à penser. À travers une ferme attention et une observation de cette activité de pensée, Krishnamurti sent que ce qu’il perçoit directement dans cette pensée est un processus matériel, qui a lieu à l’intérieur de l’être humain dans le cerveau et dans le système nerveux comme un tout. D’habitude, nous sommes surtout conscients du contenu de cette pensée plutôt que de la façon dont elle a effectivement lieu. Comment une telle conscience peut-elle émerger ? Selon Krishnamurti, à travers ce que nous appelons méditation… Krishnamurti a observé que le véritable acte de la méditation, en soi, apporte de l’ordre à l’activité de la pensée sans l’intervention de la volonté, du choix, de la décision ou de toute autre action du « penseur ». Dès que cet ordre se fraie un chemin, le bruit et le chaos, qui sont le bruit de fond normal de notre conscience, disparaissent et l’esprit devient généralement silencieux… La pensée (logique) dans l’acception du terme la plus prosaïque n’émerge que lorsqu’on le demande pour quelque objectif valable et naturel, puis elle s’arrête, jusqu’à ce qu’on fasse à nouveau appel à elle… Savoir si ces pensées particulières sont importantes ou non nécessite l’action d’une énergie qui n’est pas mécanique, une énergie que nous appellerons intelligence.
D’après ces profondes réflexions, Bohm met en relation harmonieuse et évolutive les concepts de pensée, d’intelligence, de conscience et de méditation. Il en ressort que la pensée en tant que telle est une opération purement mécanique qui fait usage de la logique pour se déployer. Si cette pensée se déploie ainsi, sans finalité, et si l’ego, ou la détermination à affirmer avec force et autorité une idée, est le seul rapport avec elle, alors cette pensée est stérile et ne conduit qu’au morcellement, non seulement entre les hommes, mais aussi entre les nations. Mais si la pensée, celle éminemment logico-mathématique, est utilisée comme moyen d’exprimer une intuition naturelle et cristalline, sans rapport aucun avec le besoin d’imposer son ego, alors la pensée devient intelligence. Et l’intelligence ne naît que comme un acte créatif et perceptif, un acte qui peut se déployer lorsque la conscience est entraînée à observer l’univers aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur. Pour pouvoir arriver à ce résultat, c’est-à-dire pour construire une pensée épurée qui ne soit ni la pensée mécanique de la pure logique mathématique, comme fin en soi, ni la pensée mécaniquement et instinctivement asservie à l’ego, il faut apprendre à expérimenter la méditation. C’était la raison fondamentale pour laquelle Bohm était attiré par Krishnamurti, indépendamment des phrases que ce dernier prononçait et qui l’avaient frappé. Il fallait une technique de méditation pour s’observer, une technique de communication pour dialoguer de façon pure et créer, aussi bien au niveau individuel que collectif, les conditions optimales qui permettent d’accéder à l’intelligence au sens propre. Une intelligence, qui en rassemblant les caractéristiques de la conscience, de la pensée, de l’intuition et de la perception, peut rapprocher l’être humain de la nature la plus sublime qui est l’ordre implicite. L’acte d’intelligere devient alors un processus qui s’enclenche dans la réalité manifeste et qui, en extrayant des informations de la réalité latente – celle de la conscience au sens propre –, fournit un résultat. De cette façon, à travers l’intelligence, le « grand joueur » qui œuvre au sommet de toutes les couches de l’ordre implicite acquiert la conscience de soi. Si nous voulions concevoir l’existence d’un Dieu, nous pourrions alors considérer que ce dernier est porté à penser que ce qui survient dans le monde de sa création, c’est-à-dire dans l’ordre explicite, si justement élaboré et rendu cristallin, le pousse à acquérir pleine conscience de soi comme « personne supérieure ». C’est un merveilleux mécanisme de feedback. Les personnes, ces sub-totalités qui vivent dans l’ordre explicite, en parvenant à se libérer de l’ego, parviennent par conséquent à communiquer à l’unisson entre elles et donc à accéder à ce règne supérieur qu’est l’ordre implicite. Dans le même temps, Dieu, à travers l’union mentale qui a lieu entre des individus à l’origine séparés, se fait individu. La conscience devient alors un échange biunivoque, et en devenir, entre l’ordre explicite et l’ordre implicite.
Ce que Krishnamurti faisait avec la méditation, Bohm le transformait donc en une « pensée élaborée », dans l’intention d’amorcer une métamorphose complète et améliorée de l’humanité aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif. Krishnamurti parlait exclusivement de la transformation de la conscience. Et le sujet fascinait Bohm, d’autant que Krishnamurti semblait vivre en personne ce que Bohm avait supposé dans sa théorie. Krishnamurti parla de « mourir sur le coup », de liberté humaine et de fin de la souffrance. La vraie raison des problèmes humains résidait dans la nette séparation entre le penseur et l’acte de penser. Krishnamurti disait que « le penseur est la pensée », tout comme « l’observateur est l’observé ». Rien de plus pertinent à la question fondamentale de la mécanique quantique. Bohm était totalement ouvert à la rencontre avec lui, justement parce qu’il le plaçait devant le grand problème de la « transcendance », qui était la plus grande énigme de sa vie. Il fut tellement absorbé par la relation spirituelle avec Krishnamurti qu’il pensa même parfois abandonner la physique et ne suivre que ce dernier. Cela lui posa des problèmes avec ses collègues. En réalité, à la différence de ce que pensent certaines personnes, Bohm, tout en absorbant les enseignements de Krishnamurti, avait très bien su séparer ses activités philosophiques et mystiques de celles inhérentes à la physique qu’il s’apprêtait à construire avec une grande ténacité et de grands objectifs. L’un des rêves de Bohm était de parvenir à créer un institut de scientifiques et d’intellectuels se consacrant au raisonnement collectif et créatif, mais sans le frein de la compétitivité, un institut qui tire profit, notamment pour les activités scientifiques, des expériences qu’il avait fait sur les dialogues et le langage.
Krishnamurti lui offrait une occasion en or pour développer sa recherche qui, bien qu’apparaissant parfois métaphysique ou philosophique justement en raison de l’aspect holistique qui la caractérisait, était en fait finalisée à la construction pleinement scientifique d’un nouveau modèle décrivant correctement la réalité dans son ensemble. Cette transformation, et la science qui en dépendait donc aussi, n’était possible qu’en apprenant à penser de façon claire, en se libérant des pièges de l’ego et du morcellement qui en découlait dans l’acte de penser. Bohm commença à se rendre compte que l’acte d’observer une pensée en détail change la nature de cette pensée, et comme l’observateur et l’observé dans la théorie quantique, ainsi le penseur et la pensée ne peuvent jamais être séparés, mais doivent former une totalité.
5.4. LE BON LANGAGE POUR COMMUNIQUER CONDUIT À LA NAISSANCE DE LA NOOGÉNÈSE
Pour explorer des modèles de pensée se rapprochant le plus possible de l’idéal de la vraie connaissance, Bohm, accompagné du physicien David Peat, rencontra au cours de la dernière année de sa vie un groupe d’Amérindiens et fut profondément frappé par leur langue principalement structurée sur les verbes, qui dénotait une vision du monde basée sur le processus et la transformation.
C’était un langage assez proche de celui que Bohm voulait créer pour rendre ce dialogue collectif possible, en mesure de fouiller une pensée claire et non disjointe du penseur en personne. En effet, avec ses étudiants du Birbeck College, avec lesquels il dialoguait sans cesse afin de clarifier les révolutionnaires concepts de physique qui étaient en train d’émerger, il suggéra d’utiliser un langage constitué uniquement de verbes, un langage qu’il baptisa rhéomode, dans la tentative, probablement réussie seulement en partie, de rendre justice à la nature transcendantale de la réalité et de son intelligibilité en utilisant la forme correcte de pensée et la technique de communication correspondante.
Le processus qui conduit à la formulation d’une pensée collective claire à travers les bonnes techniques de communication et de langage est le processus qui conduit à purifier la conscience de l’humanité, une fois qu’elle a appris à faire partie intégrante d’un tout.
Pour atteindre un certain niveau de conscience, il est nécessaire d’accéder à un contenu d’information qui est exactement celui qu’on peut atteindre en se reliant à l’ordre implicite et en ayant l’impression de faire partie d’un mouvement holographique. C’est cette conscience collective de l’humanité qui est le facteur réellement le plus significatif et motivant pour Bohm, car cette conscience est vraiment une et indivisible, et c’est la responsabilité de tout être humain d’apporter sa propre contribution à la construction d’une conscience réelle de l’humanité, celle que l’on peut dénommer « noosphère », c’est-à-dire une couche qui, comme les autres couches plus physiques telles que l’exosphère, la magnétosphère, l’atmosphère et la lithosphère, entoure la Terre d’une « strate de conscience ». En effet, Bohm affirmait à ce propos de façon lapidaire :
Il n’y a vraiment rien d’autre à faire, et rien d’autre de différent. C’est exactement ce qu’il faut absolument faire, et rien d’autre ne pourra fonctionner… Notre futur dépend de notre perception de cet unique tout : en faisons-nous partie ou sommes-nous en séparés ?
Bohm acquit donc l’intime conviction que le rôle de chaque individu est d’achever ce que l’on peut définir une « noogénèse », c’est-à-dire la création et l’évolution d’une noosphère. En se référant à tous les éléments du cosmos, y compris les êtres humains, comme projections d’une totalité ultime, il observe :
L’être humain prend part à cette totalité et à son processus ; il a ainsi fondamentalement changé en agissant dans le seul but de modifier cette réalité, qui est le contenu de la conscience.
5.5. DIEU, LA MORT ET LE MAL
Bohm pressent donc que l’être humain et l’humanité dans son ensemble, en réalisant avec succès la noogénèse, atteindront la plénitude dans une dimension plus grande de la réalité, l’Apex cosmique. Tout cela revient à dire, même si Bohm prononça rarement le mot « Dieu », que le vrai sens de l’existence est de vivre en harmonie avec Dieu et son projet créatif, ce qui est possible en vivant intimement ce potentiel infini auquel il est possible de n’avoir accès qu’à travers une réalité multidimensionnelle. En effet, Bohm disait à ce propos :
Il existe une vérité, une réalité, un être bien au-delà de ce qui peut être saisi par la pensée ; c’est l’intelligence, le sacré, la sainteté.
Enfin, par rapport au thème de la mort, Bohm fait des déclarations qui dénotent sa foi dans l’éternité. À ce propos, en utilisant à nouveau l’une de ses analogies, celle du chêne, il affirme :
Dans le chêne, la création, la dissolution et de nouveau la création coexistent. Les feuilles se forment sans cesse et certaines tombent en même temps, de telle sorte qu’un arbre apparaît constamment. C’est du non manifeste que l’arbre se forme sans cesse et c’est dans le non manifeste qu’il meurt.
Et que pense Bohm de la thématique du mal ? Là, il n’y a aucun doute. Le mal naît exclusivement du désordre, de l’ignorance et de l’aveuglement. Cela ne peut survenir que si l’ego de chaque individu s’effondre sur lui-même dans un micro-univers artificiel, ce qui conduit à s’éloigner de l’intelligence universelle. Le morcellement qui dérive de cet effondrement de tant d’ego enfermés dans leur trou noir fait de réalités illusoires est à la source des discordes entre les hommes, des guerres et de l’indifférence de l’homme visà-vis de la santé de sa planète. Dans le domaine écologique, par exemple, la pollution a lieu lorsque l’absence d’informations, ou d’une « information active » canalisée par le bon processus de pensée, subsiste et quand persiste donc un manque d’ordre, celui dicté par notre association intime avec le monde latent, Pour Bohm, le processus du dialogue est justement cette information active qui nettoierait la société de la pollution dans son ensemble. Voilà la raison de son grandiose projet d’unir la société dans une noosphère réelle qui, justement parce que née de l’union entre les hommes et les femmes qui pensent à l’unisson de manière cristalline, assemble l’humanité tout entière à l’absolu et au sacré.
5.6. LA TRANSFORMATION DE LA CONSCIENCE COMME FORCE ET ASCÈSE
D’après Bohm, la raison des grandes découvertes de Newton, d’Einstein et d’autres scientifiques vraiment importants parce que justement révolutionnaires, résidait dans le fait qu’ils avaient expérimenté une transformation de la conscience qui les avait mis en contact avec le champ actif d’information qui est généré par le monde latent. Cela leur avait permis de penser de façon correcte, complète et surtout créative. On pourrait dire la même chose de grands artistes, musiciens, poètes, pacifistes et vrais révolutionnaires de la société et de la religion. Il n’est pas surprenant qu’à la lumière de tout cela, Bohm ait plusieurs fois aussi rencontré le dalaï-lama, avec lequel il entretenait un dialogue fructueux. Cette grande figure hiératique toujours en vie était certainement le prototype de la sérénité accessible à travers la méditation, une bonne façon de penser, la compassion et le partage des sentiments du monde. Et le dalaï-lama s’intéressait beaucoup à la physique, car il en pressentait le grand potentiel transformateur, mais il affirmait aussi avec beaucoup d’humour avoir oublié en un instant tout ce qui lui avait dit Bohm un instant auparavant, comme pour dire que la vérité, même en physique, ne peut être atteinte qu’au cours d’un processus dialectique continu et dynamique en mesure d’en épurer, une minute après l’autre, les contenus pour les débarrasser d’une virtuosité inutile, des effets de l’ego et de présumés dogmatismes très totalisants.
Ce fut probablement le plus grand rêve de David Bohm : enseigner à l’humanité à penser consciemment. Un rêve né en partie de la grande douleur que son âme sensible éprouvait sans cesse lorsqu’il constatait l’existence de guerres dans le monde et en partie de sa compassion pour les hommes et pour lui-même. Tout était né de ses études de mécanique quantique, dont il avait saisi le cœur, et dont il espérait formuler un nouveau développement mathématique concernant de façon consistante aussi bien l’esprit que la matière. La raison de son acharnement à vouloir développer une « théorie mathématique du tout », qui donne de l’importance et du crédit à sa théorie du mouvement holographique, découlait de la compassion qu’il éprouvait pour le monde et visait à fournir une preuve forte qui pouvait pousser quiconque, et pas seulement ses collègues scientifiques, à regarder en soi et en dehors. Le grand mystère inhérent à la théorie quantique est que le dessus et le dessous, le dehors et le dedans, sont des projections différentes d’une conscience unitaire. Ce mystère peut être dévoilé en rendant sa propre façon de penser cristalline, condition nécessaire et suffisante pour arriver à fixer les piliers – les piliers mathématiques – de la physique ultime. Celle née d’un véritable processus d’ascèse qui doit concerner toute l’humanité.
L’acte d’expérimenter l’ascèse, dans le sens voulu par Bohm, avec pureté, pourrait aussi être défini une « force ». Un film comme La Guerre des étoiles, où le héros principal essaie de contrôler et de se faire guider par ce qu’il définit « la force », est une intuition inconsciente du metteur en scène. Pour une raison ou une autre, « la force » - peut-être générée par la conscience collective même et par les besoins de purification de l’humanité - diffuse de manière subliminale et symbolique dans l’imaginaire collectif ce que Bohm avait déjà profondément pressenti. D’ailleurs, même le grand physicien théoricien John Archibald Wheeler, l’un des plus grands chercheurs de la théorie de la gravitation et des trous noirs, avait déjà pressenti l’existence de cette force sublime, qui n’est pas la force mécanique communément employée par la physique de Newton, mais une force qui jaillit directement du champ d’information introduit par le potentiel quantique en mesure d’influencer aussi bien le monde de la matière que celui de l’esprit. Le chemin de Bohm et ses projets pour l’humanité visaient tous à chercher et à mettre cette force en pratique, qui ne peut naître que de la connaissance de soi, non pas comme un ego morcelé, mais comme un être cosmique en mesure de chevaucher consciemment et sans peur les ondes de cet immense océan sous-jacent à notre réalité qui s’appelle le mouvement holographique.
5.7. UNI À L’INFINI, SEUL À L’UNIVERSITÉ… MAIS LES AMIS NE MANQUENT PAS
Étant donné la nature même des thèses et des objectifs de Bohm – notamment toute l’architecture parfois paradoxale qui est à la base de l’ordre implicite et du mouvement holographique qui l’anime ; les aspects philosophiques et métaphysiques de sa pensée ; le peu de confiance qu’il accordait au calcul mathématique comme moyen de résoudre les problèmes physiques ; le rôle de la conscience et son amitié avec Krishnamurti ; le mélange de sa pensée avec la philosophie, la psychologie, les aspects sociaux, le langage, l’art et le mysticisme – il n’est pas surprenant que ses collègues physiciens de l’époque aient réagi avec beaucoup de scepticisme ou d’indifférence. Quasiment personne ne s’intéressait aux profondes conséquences philosophiques de son travail, préférant poursuivre une route faite uniquement de virtuosités mathématiques souvent stériles. Bohm les critiquait lorsqu’il en venait à affirmer que les équations auxquelles ils se fiaient aveuglément étaient un véritable piège. Il détestait la mentalité pratique de la physique de l’époque (très mathématique) qui ignorait n’importe quelle idée profonde à la base de chaque concept. En effet, il disait souvent justement :
La physique est plus un “organisme quantique” qu’une mécanique quantique. Je pense que les physiciens manifestent de vives réticences à l’admettre. Le “credo” dans la mécanique quantique a une longue histoire. Et ils n’aiment pas constater que leur foi est remise en question… Et si ce questionnement ne contient pas de formules, ils ne veulent pas le prendre en considération. Les formules sont un outil pour parler de choses totalement insensées jusqu’à ce que l’on arrive à comprendre ce qu’elles signifient. Chaque page de formules contient habituellement six ou sept thèses arbitraires qui demandent des semaines de dur travail pour en saisir le sens… Dans le domaine scientifique, chaque petite chose est fragmentée par n’importe quelle autre. Les scientifiques, qui œuvrent dans un domaine particulier, savent difficilement ce qui se passe dans un domaine d’études légèrement différent du leur. Et ce processus continue. La connaissance est fragmentée. Chaque chose est brisée en mille morceaux.
Et, quand on lui demanda si sa théorie, le jour où les autres scientifiques l’accepteraient, pourrait changer leur mentalité et le sens de la science en général, il retourna la question et répondit de manière décisive que la science est responsable de dévastations :
Nous sommes devenus une société scientifique. Cette société a produit toutes sortes de découvertes et de technologies, mais si elle conduit à la destruction, que ce soit à travers la guerre ou à travers la dévastation des ressources naturelles, alors cela aura été la pire des sociétés possibles qui n’aura jamais existé. Et c’est justement pour ça que nous sommes en danger aujourd’hui.
Dès le moment où Bohm eut mis au point l’équation de Schrödinger, après ses recherches sur les plasmas et le comportement des électrons – malgré sa façon toute particulière d’affronter les problèmes de la physique – il gagna la considération et le respect inconditionné du milieu universitaire, au point d’être considéré comme un possible candidat au prix Nobel de physique. Mais lorsque ses recherches – notamment à partir du début des années 60 – se tournèrent franchement vers des aspects plus conceptuels, non quantitatifs et, surtout, avec des contenus métaphysiques résolument déconcertants pour les bien-pensants de la physique, il commença à être considéré comme une espèce de « paria » par la communauté universitaire. Mais son choix d’étudier plus profondément les concepts, parfois très exotiques, plutôt que les mathématiques qui étaient à leur base, n’était pas du tout disjoint de son but ultime de physicien théoricien, qui était justement de construire un modèle mathématique décrivant précisément tout ce qu’il avait élaboré. En effet, Bohm opérait en parallèle : d’un côté, il examinait dans le détail des concepts apparemment métaphysiques sur l’ordre implicite et il essayait de formuler la nature même de l’acte de penser, et de l’autre il poursuivait les objectifs qui sont ceux de tous les physiciens. Mais rares sont ses collègues qui l’avaient compris. Sans aucun doute, les physiciens, parfois importants, qui le comprirent ne manquèrent pas. Ils le connaissaient bien et le soutinrent même lorsqu’il s’éloigna apparemment du parcours conventionnel de la physique ; notamment le prix Nobel Albert Einstein, qui le considérait comme son héritier intellectuel, et l’autre prix Nobel Richard Feynman, qui l’admira jusqu’au bout pour sa créativité, son courage et sa pensée originale tout en partageant sa méthodologie qui consistait à bien comprendre les limites d’un problème avant de passer à la phase du calcul. Et naturellement, il fut admiré et soutenu par ses collègues David Peat et Basil Hiley. Le premier le connut tellement bien qu’il en écrivit une très belle et complète biographie. Le second fut son brillantissime collègue qui, au Birbeck College de Londres, l’accompagna comme assistant pendant toute la seconde partie de sa vie. Hyley était entre autres un physicien aux formidables capacités mathématiques, capacités qui s’intégraient harmonieusement avec les facultés conceptuelles de Bohm. Ce fut en effet justement Hyley qui fournit à Bohm la technique mathématique pour tenter de construire un modèle rigoureux à la base de la théorie de l’ordre implicite, cette technique qui puisait à la typologie algébrique, mais qui malheureusement, au bout d’un certain moment, porta les deux scientifiques à s’enliser en raison de difficultés impossibles à affronter. Il est très instructif et amusant de se souvenir de la façon dont Basil Hiley considérait Bohm. Hiley dit en effet :
Dave arrive toujours aux justes conclusions, mais ses mathématiques sont terribles. Je les emmène à la maison et je trouve toujours toutes sortes d’erreurs, et puis je dois passer la nuit entière à tenter de développer la bonne version. Mais à la fin, le résultat est toujours exactement le même que celui que Dave avait vu directement dans son esprit.
De plus, Basil Hiley disait que dans son travail scientifique, Bohm « évoluait comme une hélice », en allant sans cesse de l’avant tout en circulant tout autour. C’est un peu comme dire qu’il allait toujours de l’avant, mais qu’il le faisait en sens rotatoire, c’est-àdire en s’arrêtant pendant un certain temps pour réfléchir sur une étape déterminée de son cheminement de pensée. Cette similitude reflète de manière extrêmement fidèle, de la part de son collaborateur le plus proche, l’esprit de Bohm, qui de fait était un « esprit holistique ». Avec une incroyable détermination, il était habitué à raisonner de façon non linéaire, tout occupé à faire la synthèse et, à l’occasion, l’analyse. C’était un esprit qui n’utilisait pas le potentiel de la pensée logique de façon instinctive, mais c’était un esprit en mesure d’observer son cheminement tandis qu’il pensait. On le voit très bien lorsque Bohm commença à s’intéresser aux dialogues et au langage. Il s’agissait certainement d’un génie, mais d’un génie d’une qualité résolument insolite, que le monde n’avait sûrement jamais connu auparavant.