CHAPITRE 2

Des particules qui dansent
dans un plasma « intelligent »

Au moment même où Bohm était en train de préparer son doctorat auprès du Lawence Radiation Laboratory, il commença à mener des investigations théoriques sur les plasmas, matière gazeuse contenant des électrons et des ions positifs d’une densité très élevée. Dans le cadre de ces enquêtes, il s’aperçut bien vite que les électrons, une fois qu’ils sont dans un plasma, cessent d’apparaître comme des particules individuelles et commencent à se comporter comme s’ils faisaient partie d’un ensemble plus vaste en interconnexion, un océan de particules donnant l’impression d’être vivant, intelligent et conscient en raison de ses caractéristiques d’autorégulation. Ce fut justement par cette recherche que débuta le chemin de Bohm vers cette « physique holistique » qui allait le rendre mondialement célèbre comme l’un des physiciens les plus « hérétiques » et à la fois les plus remarquables et révolutionnaires au monde. Les premières recherches de Bohm sur les plasmas, entreprises alors qu’il était encore un doctorant, le portèrent aussi à découvrir un phénomène physique, connu sous le nom de « diffusion de Bohm », provoqué par de l’instabilité dans le plasma lorsque ce dernier interagit avec un champ magnétique externe et qui consiste en une perte rapide de plasma à travers les lignes de force du champ. L’effet de diffusion découvert par Bohm prévoit qu’elle se manifeste avec une loi 1/B (où B est l’intensité de champ magnétique). Cette découverte se révéla fondamentale pour la future physique des réacteurs nucléaires.

Sa recherche sur les plasmas se poursuivit et connut un développement important à l’époque où Bohm était professeur assistant à l’université de Princeton (1947). Là, il étudia le comportement des électrons dans les métaux. Dans ce cas aussi, il s’aperçut que le mouvement des électrons individuels était en mesure de produire des effets d’ensemble hautement organisés, en découvrant ainsi un phénomène désormais connu sous le nom d’« oscillation des plasmas ». Le travail innovant de Bohm dans le domaine de la physique des plasmas consolida sa réputation de physicien théorique résolument rigoureux et à la fois créatif et original.

Au cours de ses recherches sur les plasmas, il fut attiré pas leur nature extraordinaire, à tel point que pour lui ils avaient les caractéristiques des êtres vivants. Les plasmas présentaient aussi selon lui des traits qui les faisaient ressembler à la doctrine marxiste. Il avait en effet entrevu un rapport entre les individus (particules composant un plasma) et la société (plasma dans son ensemble). De cette façon, il se rendit compte que le plasma n’était autre qu’une parfaite métaphore de la société. Pour parvenir à ces analogies déconcertantes, il avait observé attentivement le comportement des électrons dans les plasmas. Ce qu’il observa est bien décrit dans la splendide biographie que lui consacra le physicien et écrivain britannique David Peat.

Lorsque deux électrons chargés négativement sont totalement isolés, l’interaction entre eux s’étend sur une grande distance. Mais dans un plasma, un nombre gigantesque (de l’ordre de centaines de millions) d’autres particules chargées se recombine pour protéger cette interaction à grande échelle. Chacune des particules chargées du plasma n’interagit alors avec les particules proches que sur de petites distances. Mais les interactions à grande distance n’ont pas encore disparu. Ce sont ces dernières qui permettent que le plasma se comporte de façon cohérente. Vu de loin, un plasma semble être une série d’oscillations collectives comportant un nombre très grand de particules. Grossies plusieurs fois, seul le mouvement aléatoire des particules individuelles résulte toutefois visible. Bohm fut en mesure de créer une description mathématique duale du plasma qui contient les deux points de vue, individuel et collectif. Une description (coordonnées individuelles) explique le mouvement libre des particules individuelles. Puisque les deux descriptions font partie d’un seul tout, le mouvement collectif du tout est renfermé dans le mouvement aléatoire individuel et vice-versa. De façon semblable, une personne peut se sentir relativement libre, même si elle est influencée, à travers perceptions communes et significations, par toutes les valeurs mondiales de la société. Puisque les individus répondent à des significations partagées, la société en tant qu’ensemble est en mesure de soutenir sa structure complexe. Les sociétés humaines, comme les plasmas, sont une synthèse de contraires, afin de permettre aussi bien la liberté individuelle que l’association de l’ensemble. Techniquement parlant, Bohm était ainsi en mesure de démontrer pourquoi les plasmas deviennent instables dans un champ magnétique externe. Il s’agissait là de son exposé théorique du phénomène de la diffusion dans un plasma turbulent, autrement connu sous le nom de diffusion de Bohm.

Le comportement des plasmas, aussi bien les particules individuelles que leur assemblage dans les plasmas, renforça sans aucun doute la foi marxiste de Bohm, mais seulement dans la première partie de sa vie. Dans la seconde moitié, Bohm répudia le marxisme comme philosophie matérialiste (mais pas comme principe en soi) pour accéder à une profonde spiritualité, où le concept de collectivisme matérialiste fut drastiquement remplacé par un « holisme » d’origine éminemment spiritualiste.

L’étude des plasmas fut la porte par laquelle il entra dans le règne de l’ordre implicite.