CHAPITRE 3

Mécanique quantique non locale et
potentiel quantique

3.1. DES LACUNES ÉMERGENT DE L’ÉTUDE APPROFONDIE DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE DES QUANTA…

En 1951, Bohm, dans la tentative de comprendre la théorie quantique, écrivit un manuel intitulé Quantum Theory1, un classique du genre, dans lequel il présenta et développa clairement l’interprétation classique et orthodoxe de la mécanique quantique, celle qui était née de la glorieuse « école de Copenhague » fondée dans les années 20 et dirigée par l’éminent physicien danois Niels Bohr en collaboration avec le physicien allemand Werner Heisenberg. Les mathématiques utilisées dans ce livre n’étaient pas une fin en soi et ne constituaient un outil indispensable qu’une fois qu’avaient été développées de véritables notions de physique, profondément pressenties, et ciselées dans le temps à la façon d’un peintre lorsqu’il retouche l’un de ses tableaux. Bohm affirma dès l’époque où il rédigea ce livre que c’est le désir de comprendre le sens des phénomènes qui guide la théorie, et pas la théorie qui guide le physicien. De plus, il voulait présenter un texte simple, clair et concis. Dans cet ouvrage, dont le contenu était pour l’essentiel dans la lignée des connaissances quantiques de Bohr, Schrödinger, Heisenberg et Von Neumann, Bohm commença à introduire les concepts qu’il développerait par la suite et que résumait déjà bien cette phrase :

Les concepts quantiques sous-tendent que le monde agit plus comme une unité indivisible, où la nature “intrinsèque” de chaque partie (onde ou particule) dépend aussi d’une certaine manière de la relation qu’elle entretient avec ce qui l’entoure.

Bohm, en écrivant ce livre, commence à faire part de son opinion sur la façon de procéder en physique, une opinion qui devient tout à fait fondée lorsqu’il se trouve aux prises avec les formidables énigmes de la mécanique des quanta. Il s’aperçoit que la physique a pris une tournure extrêmement mathématique, qui vise plus à la résolution des problèmes qu’à leur véritable compréhension en tant que questionnement physique. Dans cette optique, il pense que ses collègues ne réfléchissent pas de manière suffisamment approfondie sur les implications de certains concepts physiques, en préférant passer tout de suite à leur solution pragmatique. Mais un passage trop rapide à la phase de résolution des problèmes (problem solving) porte nécessairement à l’établissement d’une carte de complaisance de la réalité, une procédure qui éloigne le scientifique de la pensée objective, mais qui lui donne l’illusion de posséder l’univers simplement parce que ses équations, même si elle sont souvent mal posées ou incomplètes, fournissent des solutions en soi satisfaisantes. Cela revient un peu, d’après Bohm, à enfermer le cerveau à l’intérieur d’une carte au lieu de s’ouvrir à la nature réellement « ontologique » – c’est-à-dire à « ce qui existe réellement » et pas à ce que nous croyons savoir – de la science qu’il faudrait élaborer. Nous rapportons ici à ce sujet ses propres mots :

Dans mon approche de la mécanique quantique, j’ai surtout usé de mon sens intuitif de la nature… La physique a changé par rapport à sa forme primitive, quand elle tentait d’expliquer les choses et de fournir un quelconque cadre physique. Aujourd’hui, l’essence de la physique et celle des mathématiques se confondent. On entend dire que la vérité est dans les formules. Aujourd’hui, mes collègues espèrent trouver un algorithme au moyen duquel ils comptent bien expliquer un vaste éventail de résultats expérimentaux, mais il présentera encore des faiblesses. Ils espèrent finir par expliquer tous les résultats qu’il est possible d’obtenir, mais cela reste un espoir.

Évidemment, Bohm ne niait pas la valeur d’une rigoureuse formalisation mathématique en physique. Au contraire, il y croyait fermement, mais il était aussi convaincu qu’il était beaucoup plus important de bien comprendre les concepts sous-jacents, ce qu’il était possible de faire en associant le raisonnement à la créativité et à l’intuition. Sa confiance dans la pensée profonde le poussa en effet à rédiger un texte de mécanique quantique extrêmement clair au regard des concepts exposés et des problèmes ouverts, avec une formalisation mathématique essentielle, centrée sur le nœud du problème physique. Son texte Quantum Theory2, même si les concepts développés étaient exprimés avec beaucoup de rigueur, fut certainement rédigé de manière drastiquement différente de ce qui était jusqu’alors resté la « bible » mathématique de la mécanique quantique, Fondements mathématiques de la mécanique quantique, écrite en 1931 par le physicien John Von Neumann. Le texte de Neumann, qui vantait et développait d’un point de vue mathématique la théorie de Bohr et de l’école de Copenhague, prouvait par les hautes mathématiques qu’une normale réalité déterministe ne pouvait être à l’origine de la théorie quantique, tandis que le texte de Bohm, tout en respectant le modèle canonique de la mécanique quantique unanimement accepté, du moins jusqu’à cette époque, et sans, pour l’instant, introduire de modèles alternatifs, mettait en lumière les aspects obscurs de la théorie classique, c’est-à-dire l’impossibilité de traiter les objets de la mécanique quantique de manière causale et déterministe comme cela avait été le cas avec la mécanique classique de Newton. Bohm était très embarrassé par l’impasse dans laquelle se trouvait la physique quand elle avait fini par reconnaître que certains de ses objets étaient nécessairement indéterminés. Il fallait résoudre ce problème et introduire à nouveau d’une manière ou d’une autre le déterminisme, un déterminisme qui s’adaptait aussi au monde de l’infiniment petit. À vrai dire, Bohm aspirait à une rationalité qui émergeait paradoxalement de ses intuitions sur le problème. D’un côté, il y avait une théorie quantique hautement mathématique qui aboutissait toutefois à des conclusions d’inspiration quasiment métaphysique (conclusions également partagées par Niels Bohr et Wolfgang Pauli), et de l’autre, il y avait l’aspiration – née exclusivement de l’intuition de Bohm – à porter les conclusions de la théorie quantique à un niveau rationnel et déterministe.

En rédigeant ce texte, Bohm eut donc le mérite d’éclaircir de manière exemplaire les nombreux points encore en suspens de la théorie quantique, qui fut présentée en des termes relativement simples, et sans user de trop de formules mathématiques sophistiquées. Cela convenait très bien aux étudiants en physique, à qui il fallait communiquer cette théorie de manière efficace. Dans le même temps, avec ce livre, Bohm mit en lumière les problèmes encore irrésolus de la mécanique quantique : cela semblait être le vrai but de cette œuvre, qui aujourd’hui encore est considérée comme le meilleur manuel sur le sujet. Alors qu’il mettait au point son texte, résolument snobé par les autres physiciens de l’époque, à commencer par Bohr, il eut d’innombrables discussions avec Einstein. Ce dernier s’intéressait beaucoup à la mécanique quantique car ses thèses les plus importantes, notamment le mouvement aléatoire des électrons et certains effets non locaux des particules, ne le convainquaient pas et ne pouvaient aucunement se rattacher à sa théorie de la relativité, théorie classique et déterministe née dans le prolongement de la vieille physique d’Isaac Newton.

Bohm, avec son célèbre texte, parvint à fixer et à tirer au clair les points les plus critiques de l’interprétation classique de la mécanique quantique. Après quoi, avec deux célèbres articles publiés dans la prestigieuse revue de physique Physical Review, il commença à reformuler cette théorie sous un angle complètement différent de celui sous lequel elle avait été traitée par Bohr et ses acolytes. Bohm était profondément déçu par les conclusions de l’interprétation classique, mais sa déception était aussi partagée par certains de ses illustres collègues comme Erwin Schrödinger, Albert Einstein, Eugene Wigner, Alfred Landé, Paul Dirac et John Wheeler. Ces collègues, à la différence de l’absolutisme apparent de Niels Bohr qui les avait guidés, avaient déjà exprimé de sérieux doutes sur le fait qu’une théorie fondée sur l’indéterminisme et le hasard puisse fournir une vision réelle de l’univers qui nous entoure, mais n’avaient pas trouvé le courage d’envisager l’éventualité qu’il existe des voies alternatives pour interpréter la mécanique quantique. Bohm était en effet le seul qui avait retroussé ses manches, pris son courage à deux mains et commencé à travailler sur une interprétation non classique, en acceptant sans peur de s’ouvrir à des horizons déconcertants qui auraient pu ébranler tout l’édifice de la physique construit pendant plusieurs siècles d’histoire.

3.2. CE QUE L’ON CROYAIT SAVOIR JUSQU’ALORS

Les thèses classiques de la théorie quantique, sur la base du célèbre principe d’incertitude d’Heisenberg (du nom du physicien Werner Heisenberg), affirmaient en substance qu’il n’est pas possible de déterminer la trajectoire d’une particule élémentaire comme l’électron dès lors qu’il est impossible de connaître simultanément et à chaque instant sa position et sa vitesse. Ainsi, à la différence de la trajectoire d’une fusée lancée dans l’espace qui suit une mécanique newtonienne bien déterminée et prévisible, la trajectoire d’un électron ne peut être prédite qu’avec des techniques probabilistes et non mécaniques. C’est en effet justement à ça que sert la « fonction d’onde » qui est utilisée dans les équations fondamentales de la mécanique quantique. Un système quantique est représenté par une fonction d’onde, l’un des termes fondamentaux de l’équation de Schrödinger. On peut utiliser la fonction d’onde pour calculer la probabilité de localiser une particule en un point déterminé de l’espace. Lorsqu’une mesure est effectuée, on ne trouve naturellement la particule qu’en un point donné, mais si l’on suppose que la fonction d’onde fournit une description complète et littérale d’un système quantique, cela signifie qu’entre une mesure et l’autre la particule se dissout en une « superposition d’ondes de probabilité » et qu’elle est potentiellement présente dans de nombreux endroits différents à la fois. Quand la mesure suivante est effectuée, on suppose alors que ce paquet d’onde « s’effondre » à nouveau instantanément, de façon aléatoire et mystérieuse, dans une particule localisée. Cet effondrement soudain et discontinu de la fonction d’onde viole l’équation de Schrödinger, et l’interprétation conventionnelle ne donne pas d’explications ultérieures à ce sujet. Cette approche de la matière conduisit à l’« interprétation probabiliste » de l’école de Copenhague, pour laquelle en substance l’équation de Schrödinger ne représente que « la moyenne » des événements subatomiques qui surviennent dans un domaine encore plus profond et inconnaissable.

3.3. LA MÉCANIQUE DE BOHM COMME INTERPRÉTATION CAUSALE DU MONDE SUBATOMIQUE

L’interprétation de Bohm, qu’on définit « ontologique » (c’est-àdire relative à « ce qui existe ») et « causale », rejette la thèse selon laquelle la fonction d’onde fournit la description la plus complète possible de la réalité. C’est pourquoi Bohm évitera d’introduire la notion, mal définie et insatisfaisante, d’effondrement de la fonction d’onde et tous les paradoxes qui en découlent. Au contraire, il supposera l’existence réelle de particules et de champs. Bohm n’acceptait pas cette absence totale de causalité dans les lois de la nature lorsqu’on entre dans l’infiniment petit et n’acceptait pas non plus la dualité de cette théorie dès lors que, selon les conclusions auxquelles elle mène, l’électron se comporte parfois comme une onde et parfois comme une particule, et il décida d’enquêter sur la façon dont l’électron était guidé dans sa trajectoire. Pour y parvenir, en s’inspirant aussi du concept d’« onde pilote » conçu par son illustre collègue français Louis de Broglie, il reformula complètement la célèbre équation de Schrödinger, celle qui décrit le mouvement de l’électron en utilisant une fonction d’onde spéciale, en y ajoutant un paramètre crucial. Ce paramètre, défini par Bohm comme « potentiel quantique », parvint à transformer le caractère probabiliste de la mécanique quantique pour en faire une théorie déterministe. Ainsi, l’électron ne devient pas effectif par hasard, mais se meut sous l’action d’un « potentiel quantique » lequel, en transmettant l’information de l’environnement général et en garantissant des connexions directes non locales (c’est-à-dire instantanées) entre les systèmes quantiques, le guide dans une trajectoire bien précise et, potentiellement, déterminable. Il était ainsi possible d’expliquer la nature quantique de manière entièrement causale. On parvint alors à démontrer que les particules peuvent se mouvoir le long de trajectoires prédéfinies, sous l’action d’un potentiel quantique, un potentiel aux curieuses « propriétés holistiques » qui agissent pour conduire les électrons. Bohm formula ainsi une interprétation rationnelle de la mécanique quantique. Ce fut ainsi qu’il créa ce que l’on définit inexactement comme une « Mécanique bohmienne », c’est-à-dire une mécanique quantique non classique qui fait usage de concepts qui à l’époque furent définis très exotiques, en particulier si l’on observe les caractéristiques du potentiel quantique dont Bohm se servit. Les concepts qui émergèrent dans l’exposé quantique de Bohm semblaient aussi exotiques que dut l’être, à l’époque de Newton, la force de gravité, alors considérée comme une « action à distance » et comme une espèce de force occulte. Bohm pensait que le potentiel quantique « phare » guidait l’électron de manière non mécanique, mais la façon exacte dont cela se passait reste un mystère. Avec son collègue français Jean-Pierre Vigier, il avait supposé l’existence d’un « fluide subquantique » par lequel l’électron pouvait échanger énergie et moment afin d’être sujet à une poussée (idée de Vigier). C’était un peu le concept très élaboré de l’« onde pilote » de Louis de Broglie, développé au tout début de la mécanique quantique.

3.4. LE POTENTIEL QUANTIQUE ET LE CHAMP DU POINT ZÉRO

Les caractéristiques du potentiel quantique ne sont pas une pure abstraction de Bohm, du moment où l’existence d’un vaste océan d’énergie auquel peut puiser le potentiel quantique est reconnue par la théorie quantique standard (c’est-à-dire la théorie classique). Cet océan d’énergie est justement le vide quantique, autrement défini comme le « champ de point zéro », dont l’existence fut démontrée par une célèbre expérience réalisée en 1948 par le physicien hollandais Hendrik Casimir. De ce champ, qui est soumis au monde de la matière et qui s’étend aussi probablement sur un domaine hyper-dimensionnel, on sait encore peu de choses, mais sa densité d’énergie a été estimée à environ 10108 J/cm3, un nombre immensément élevé qui nous montre que le monde de la matière dans lequel nous vivons n’est qu’une cristallisation transitoire dans le monde tridimensionnel et dans le temps d’une énergie qui provient d’ailleurs, une énergie qui gouverne l’univers tout entier et la vie en lui. Dès son enfance, Bohm eut plusieurs fois de très nettes « visions » de lumière et de très grandes énergies. Au sujet du concept du vide, il dit :

L’espace n’est pas vide. Il est plein, c’est un “plenum” en opposition au vide absolu, et c’est le terrain qui permet l’existence de toute chose, y compris la nôtre. L’univers n’est pas séparé par cet océan cosmique d’énergie, c’est une ride à sa surface, une espèce de “zone d’excitation” au milieu d’un océan incomparablement vaste. Cette zone d’excitation est relativement autonome et donne lieu à des projections approximativement récurrentes, stables et séparables dans un ordre de manifestation tridimentionnelle.

3.5. L’ÉQUATION DE SCHRÖDINGER DE BOHM ET LA MÉTAPHORE DU BATEAU

Le potentiel quantique de Bohm n’est pas une quantité qui diminue avec l’inverse du carré de la distance comme le font tous les signaux électromagnétiques dans la physique classique ; c’est une quantité dont l’intensité ne dépend pas de la distance, mais seulement de la « forme ». D’après Bohm :

À la différence de ce qui se passe avec les potentiels électrique et magnétique, le potentiel quantique ne dépend que de la forme. Cela signifie que même lorsque ce potentiel quantique est faible, il peut influencer énormément la particule. C’est comme si l’onde d’un lac était en mesure de faire tressauter un bouchon de liège qui flotte dans l’eau, même si ce dernier est loin de la source de l’onde. Ce concept est fondamentalement différent des vieilles notions développées par Newton. Car il sous-tend que même des caractéristiques environnementales distantes peuvent fortement influencer les particules.

Cela comporte la construction d’un modèle de portée cosmologique qui change drastiquement les thèses les plus importantes de la physique. Évidemment, la communauté des physiciens de l’époque commença à voir d’un mauvais œil cette innovation majeure que Bohm introduisit dans la mécanique quantique et qui traîna alors une réputation d’hérétique au sein du milieu universitaire. Mais Bohm ne se découragea pas. Il était parti des plasmas, en découvrant qu’il s’agissait d’une espèce de conglomérat intelligent de particules avec des caractéristiques aussi bien individuelles que collectives, pour aboutir à une échelle plus vaste où le potentiel quantique représente une espèce de force invisible qui guide toutes les particules de l’univers de façon complètement différente par rapport à tous les champs connus en physique.

Mais comment Bohm parvint-il à introduire cette entité aussi incroyablement exotique ? Il avait pris l’équation de Schrödinger, laquelle décrit, en représentant l’équation centrale de la mécanique quantique, la façon dont une fonction d’onde Ψ, qui détermine la probabilité de trouver une particule dans un point déterminé de l’espace à un instant donné, évolue dans le temps. En utilisant des techniques mathématiques très élégantes, Bohm partagea cette équation en deux termes : un terme classique qui reproduit essentiellement la physique de Newton et un terme non classique qu’il appela justement le potentiel quantique. La partie classique traite l’électron comme une particule ordinaire, comme dans la physique classique de type newtonnien. La partie non classique décrit le potentiel quantique comme quelque chose de semblable à une onde qui fournit de l’information à l’électron en l’unissant au reste de l’univers. C’est justement le potentiel quantique qui est responsable de la très célèbre dualité onde/particule et de tous les autres phénomènes pour lesquels la mécanique quantique est devenue célèbre. Le potentiel quantique, de par sa nature même, est en particulier capable de rendre compte des « effets non locaux » prévus par une célèbre « expérience mentale » (comme c’est souvent le cas en physique théorique) qu’on appelle le « paradoxe EPR » (des initiales des physiciens qui l’ont élaborée : Einstein, Podolsky et Rosen). Nous parlerons de cette expérience en détail par la suite. Sur la base des propriétés du potentiel quantique qu’il avait mises en évidence dans sa façon d’interpréter l’équation de Schrödinger, Bohm parvint, pour la première fois en physique, à introduire ce qui est un véritable « champ d’information », où l’électron n’est pas à la merci du hasard ou d’une mystérieuse finalité métaphysique, mais une quantité bien définie, même si en incessante transformation, sans cesse informée de l’environnement qui l’entoure. Mais cet étrange « environnement » n’est pas un système typique – qu’il soit ouvert ou fermé – de la physique, mais un monde qui transcende tout l’espace dans une unité sans temps. Cela ne signifie pas que Bohm a découvert Dieu dans l’équation de Schrödinger, mais qu’il a découvert un élément déconcertant au sein de la physique, une espèce de « cinquième élément » qui gît au-delà de la physique comme on la conçoit normalement. Tout cela prouve que la physique peut être rigoureusement adaptée à l’existence de règnes plus élevés de vérité, d’ordre et d’existence, où le concept d’« éternité » commence à jouer un rôle d’importance fondamentale.

Plutôt que de passer à des détails ultérieurs de la théorie qui est à la base du potentiel quantique, comme extension drastique de la mécanique quantique, il est plus instructif de commenter ces notions en rapportant les célèbres métaphores par lesquelles Bohm expliquait des concepts extrêmement complexes. Dans ce cas spécifique, le sens de l’« équation de Schrödinger dédoublée » selon la mécanique bohmienne peut être représenté par la célèbre métaphore du bateau. Dans ce cas, l’électron pourrait être symbolisé par un bateau qui arrive au port grâce à la puissance de ses moteurs, mais piloté par des signaux émis par un radar. Les moteurs représentent la mécanique classique tandis que le radar représente le potentiel quantique de la mécanique bohmienne. La grande puissance de ses moteurs conduit le bateau à travers la mer, mais sa route est déterminée par les signaux radar. L’énergie associée à ces signaux est négligeable par rapport à la puissance des moteurs. Mais ces signaux radar sont riches d’informations et indiquent précisément la direction du bateau. Voilà qu’apparaît donc à nouveau le concept de « champ d’information ». Le potentiel quantique n’est donc rien d’autre qu’une énergie faible, mais hautement informée en mesure de donner forme à une énergie brute « non formée ». Quelque chose d’analogue se passe avec le mouvement de l’électron. Cette description, c’est-à-dire les considérations sur le champ d’information, a un caractère objectif, dans le sens où elle permet de décrire la réalité indépendamment de l’observateur. Le concept d’« information » doit donc flanquer celui d’énergie et de matière comme l’un des facteurs qui sous-tendent les processus de l’univers.

Tout cela, selon Bohm, revient un peu à dire que la mécanique quantique nous révèle la double structure de la réalité cosmique : un ensemble de forces qui gouvernent la matière et un « système de pilotage » qui fournit au monde de la matière l’information sur la manière de bouger. Le premier facteur est prévalent dans le monde macroscopique, descriptible aussi bien par la mécanique newtonienne que par la relativité d’Einstein, où le rôle de l’observateur n’a aucune influence sur la réalité, tandis que le second facteur prédomine dans le monde microscopique où, comme nous le verrons dans le détail par la suite, l’observateur en personne participe de la réalité observée. Et pourtant, du moment où le monde macroscopique est lui-même composé d’un nombre incommensurablement grand d’éléments microscopiques, le monde macroscopique aussi, c’est-à-dire la réalité que nous vivons tous les jours, est intimement pilotée par un « champ de forme » qui prévient à chaque instant la matière sur la façon de bouger. Le monde macroscopique ne peut exister que si l’espace et le temps existent eux aussi ; la physique qui le décrit a donc des caractéristiques locales, tandis que le monde microscopique n’a pas besoin de l’espace ni du temps, mais perçoit le pilotage et l’information de manière instantanée, de sorte que la physique qui le décrit est définie « non locale ». Le monde microscopique reflète l’existence d’un infini en dehors de l’espace et du temps et ne reçoit pas l’information d’un lieu précis, mais de tout l’univers dont l’« emplacement » est identifié dans une espèce de « préespace », siège de la conscience de l’univers, un ordre qui existe sous le niveau des particules fondamentales et qui précède les notions d’espace et de temps. Dans le préespace, il n’existe aucune distinction entre l’espace, le temps et la matière. À ce propos, Bohm affirme :

En mécanique classique, le mouvement, ou la vitesse, est défini comme le rapport entre la position actuelle et la position d’il y a un instant. Ce qu’il y avait il y a un instant s’en est allé ; on met donc en relation ce qui est avec ce qui n’est pas. Ce n’est pas logique. Dans l’ordre implicite où le potentiel quantique est à l’œuvre, on met en relation différents états qui sont présents ensemble dans la conscience. On met en rapport ce qui est avec ce qui est… Le “sens” est le pont entre la conscience et la matière… Tout regroupement de matière a un sens pour chaque esprit distinct.

Ce sont les concepts que Bohm, au cours de sa vie, parviendra à approfondir de manière philosophique et à travers quelques tentatives mathématiques mal réussies. Tout cela après être parti d’une reformulation mathématique de l’équation fondamentale de la mécanique quantique, celle qui le poussa à déclencher une vraie révolution en physique.

3.6. DE POSSIBLES PRÉDICTIONS EXPÉRIMENTALES

La classique théorie probabiliste de la mécanique quantique (née des esprits de Bohr, Heinsenberg et Schrödinger) – pour laquelle le concept de probabilité était un concept absolu – n’était autre qu’une mesure de notre ignorance dans l’interprétation du mouvement compliqué des électrons, dont l’identification exige d’aller bien en dessous de la limite de Planck (10–13 cm). Dans la théorie quantique classique, à la suite d’une mesure, le système tend rapidement à randomiser (c’est-à-dire à se comporter de façon aléatoire) ; en conséquence, les mesures suivantes semblent ne pas être liées avec la première. Bohm considérait que si deux mesures consécutives étaient effectuées dans un intervalle suffisamment petit (par exemple, de l’ordre d’un milliardième de seconde), le système n’aurait pas le temps de randomiser. De cette façon, il aurait été possible d’observer de légers liens entre des mesures consécutives. En effet, à la différence de l’école de Copenhague de Bohr, Bohm considérait qu’une mesure quantique sans observateur est possible. Des mesures de ce genre, pensait Bohm, auraient pu être réalisées à l’avenir en utilisant des techniques de pointe, en permettant ainsi de choisir entre la théorie classique et sa théorie quantique. Selon le modèle classique de la mécanique quantique, les électrons se comportent de façon aléatoire, lorsqu’on les observe. En réalité, ils évoluent dans un fluide subquantique qui agit sur eux à leur insu, mais de façon causale, tout comme des molécules d’eau invisibles exercent une influence cachée sur les grains de pollen en suspension dans l’air en les faisant bouger de manière apparemment aléatoire. Mais le nouveau concept de hasard introduit par Bohm avec son potentiel quantique était complètement différent de celui des théories déterministes de type newtonnien. Des calculs furent tentés, en collaboration avec son collègue français Jean-Pierre Vigier, pour mettre au point des prédictions sur les expériences futures en mesure d’établir les effets du potentiel quantique sur les particules, mais ils ne parvinrent pas à atteindre un résultat concret permettant de réaliser des tests fondamentaux. Espérons que ces tests finiront par être effectués quand les appareils de mesure seront devenus si sophistiqués et précis qu’ils permettront aux senseurs d’enregistrer des événements avec une résolution temporelle de l’ordre du milliardième de seconde, par exemple. Sans aucun doute, l’équation de Schrödinger ne représente que la « moyenne temporelle » de choses qui se passent dans un domaine encore plus profond, et bien que l’on dispose des capacités déterministes inhérentes au concept de potentiel quantique, il manque encore une observation expérimentale en mesure de confirmer la pourtant rigoureuse dérivation théorique du potentiel.

3.7. CHAMP D’INFORMATION, ONDES ET PARTICULES

Dans sa théorie quantique, Bohm explicita ce qui avait toujours été implicite : la notion de totalité, conséquence de la nature du potentiel quantique avec lequel il avait reformulé l’équation de Schrödinger. La grande différence entre le potentiel classique (comme, par exemple, un champ magnétique) qui augmente au fur et à mesure que diminue la distance entre les deux particules, et le potentiel quantique, c’est que le potentiel quantique ne dépend pas de la distance. Cela génère inévitablement des effets non locaux. Et le potentiel quantique ne dépend pas de l’intensité, mais de la « forme ». De plus, le potentiel quantique s’annonce comme une « information active » car il contient des informations sur toute la situation expérimentale dans laquelle se trouve l’électron. Quand l’électron évolue le long de son parcours, il répond à ce paquet d’information, en atteignant une espèce de « statut ». Lorsque ce « statut » est enregistré dans le monde macroscopique, l’information devient inactive et ce qui était une potentialité est transformé en « actualité ». Dans ce vaste contexte, des particules distantes de systèmes quantiques sont intimement liées à travers le potentiel quantique, quelle que soit la distance à laquelle elles se trouvent. Cette nouvelle et plus fidèle version du monde quantique remet en question l’existence d’objets indépendants. Le concept de « non-localisation » sera développé par la suite dans le cadre d’une théorie plus vaste.

De quelle façon Bohm résolut-il la nature duale d’onde et de particule de l’électron, dans le cadre de ce nouvel exposé de l’équation fondamentale de la mécanique des quantas ? Dans cette optique, l’électron apparaît comme une entité dynamique. Bohm visualise l’électron comme une onde qui s’écroule vers l’intérieur de l’univers jusqu’à prendre l’apparence d’une particule pour ensuite se répandre à nouveau vers l’extérieur jusqu’à prendre l’apparence d’une onde. Et que dire des photons ? Bohm se rendit compte que la lumière (et d’autres champs) peut être traitée comme l’action de champs purs afin que le photon devienne un objet global non local. De la sorte, la lumière et le champ électromagnétique en général sont entendus comme un mouvement vers l’intérieur du champ et vers l’atome excité pour ensuite se répandre de nouveau vers l’extérieur, tout en prenant l’énergie en excès de l’atome. À propos de particules élémentaires, et de l’électron en particulier, Bohm affirma :

Selon la physique classique, la réalité est effectivement constituée de petites particules qui séparent le monde dans ses éléments indépendants. Je propose à présent le contraire, c’est-à-dire que la réalité fondamentale soit un processus de fermeture et d’ouverture, et que ces particules ne soient que les abstractions de ce processus. Nous pourrions nous imaginer l’électron non pas comme une particule qui existe sans cesse, mais comme quelque chose qui entre et qui sort et qui rentre à nouveau. Si ces condensations sont très proches dans le temps, elles peuvent approcher une trace. L’électron ne peut jamais être séparé de la totalité de l’espace, lequel est son terrain.

Le dualisme onde/particule est donc vu comme un processus dynamique qui a lieu des milliards de fois par seconde, en mesure de raccorder sans cesse le micromonde au macromonde. De la même façon, pour citer l’une des nombreuses métaphores qu’il utilisait pour expliquer sa physique, Bohm comparait la nature quantique de l’électron à un tourbillon d’eau qui se forme dans un lavabo lorsque le trou d’écoulement est ouvert. Le tourbillon a l’air d’être, du moins pendant un certain temps, une entité stable et bien localisée, mais en réalité il n’existe pas si on ne l’associe pas au trou au fond du lavabo et à l’eau. Le tourbillon n’existe que comme forme momentanée : les particules de la mécanique quantique fonctionnent de la même façon.

3.8. LE PARADOXE EPR ET LA NON-LOCALISATION

La base épistémologique de toute la théorie de Bohm réside certainement dans le célèbre « paradoxe EPR », une expérience de pensée née des esprits des physiciens Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen, peaufinée par le physicien John Bell (qui en fit un théorème), explicitée par Bohm dans le cadre de sa mécanique et, enfin, confirmée par le physicien Alain Aspect en 1982. Le concept qui est à la base de ce paradoxe est que si l’on prend une particule élémentaire, par exemple un électron, sans spin (le spin représente la caractéristique de rotation des particules élémentaires), et qu’on la scinde en deux parties, l’une doit obligatoirement avoir un spin de +1/2 et l’autre un spin de –1/2. Cela est inévitable afin de garantir la loi de conservation du spin – qui doit avoir une somme égale à zéro – lorsque les deux moitiés redeviennent une seule particule avec spin +1/2–1/2=0. Si l’on suppose à présent que chacune de ces particules est envoyée dans des directions contraires jusqu’à atteindre des distances très grandes, on s’attend à ce que le spin total reste égal à zéro et cela afin que la loi de conservation du spin soit respectée. Supposons alors qu’on inverse le signe du spin d’une des deux particules. Comment se comporterait l’autre particule ? Pour garantir la loi de conservation du spin, elle devrait instantanément changer le signe de son propre spin. De cette façon aurait lieu ce que Bohm appelle l’effet des « spins liés ». Mais ici naît le paradoxe. Dans la tentative de garantir le respect de la loi de conservation du spin, on viole le plus grand des piliers de la théorie de la relativité qui affirme que les signaux ne peuvent pas se propager instantanément, mais seulement à une vitesse finie, qui est celle de la lumière. La tentative de la seconde particule génère un événement non local, c’est-à-dire instantané, absolument non prévu par la physique classique. Le concept de non-localisation sous-tend que des objets distants sont liés entre eux d’une manière que la physique classique ne peut expliquer. Toutefois, la non-localisation, selon la mécanique quantique, n’a rien à voir avec des interactions ou des signaux : elle est instantanée et semble transcender les limites de l’espace et du temps. On ne peut l’expliquer sur la base d’un champ conventionnel ou d’une force. Il est quasiment impossible d’expliquer le concept avec le langage ordinaire, mais comme Bohm s’en rendit compte avec beaucoup de profondeur dans la seconde moitié de son parcours de recherche, la création d’un nouveau langage, qui doit à son tour naître d’une nouvelle façon de penser et de percevoir la réalité, est nécessaire.

Les résultats de l’expérience EPR montrent clairement que des particules subatomiques qui sont éloignées l’une de l’autre sont en mesure de communiquer entre elles d’une manière qu’on ne peut pas expliquer par l’émission de signaux qui voyagent à la vitesse de la lumière. Par conséquent, comme le pensait Einstein, ou la mécanique quantique est complètement fausse, ou les particules doivent nécessairement répondre à des « variables cachées » qu’il faut découvrir. Bohm avait très probablement identifié ces variables cachées justement dans le potentiel quantique, qui détermine le caractère non classique de la mécanique quantique tout en permettant de trouver un élément en mesure de gouverner de manière apparemment déterministe et causale la trajectoire des particules quantiques. Sans aucun doute, en réfléchissant de manière approfondie sur les conséquences de l’expérience EPR, Bohm commença à subodorer que la raison pour laquelle les particules subatomiques restent en contact indépendamment de la distance qui les sépare réside dans le fait que leur séparation est une illusion. Dans les étapes successives de sa vie, en particulier avec sa théorie de l’« ordre implicite », il développa et mûri en effet l’idée qu’à un certain niveau de réalité plus profond, ces particules ne sont pas des entités individuelles, mais des extensions d’un même « organisme » fondamental. Un organisme qui remplace complètement le concept de froid « mécanisme », tel que le concevait la physique classique pour décrire l’interaction entre les objets.

En 1959, Bohm et un jeune assistant israélien qui s’appelait Yakir Aharonov découvrirent un important exemple de ce qui peut être défini une « interconnexion quantique ». Ils découvrirent qu’en certaines circonstances, les électrons sont en mesure de « sentir » la présence d’un champ magnétique proche même s’ils sont en train de voyager dans des régions d’espace où la force d’un champ magnétique est égale à zéro. Même en l’absence d’un champ et d’une source, l’électron est capable de sentir l’action d’un potentiel : ce célèbre « potentiel vecteur », une quantité qui dans l’électrodynamique classique n’était considérée que comme un pur artifice mathématique, mais sans aucune signification physique, et qui au contraire, avec l’expérience d’Aharonov et de Bohm, est capable d’agir seul sur l’électron en altérant la phase de sa fonction d’onde. Ce phénomène est à présent connu sous le nom d’« effet Aharonov-Bohm », et cette découverte de grande portée laissa de nombreux physiciens incrédules. Ce fut toutefois une découverte qui pour de nombreux autres physiciens aurait pu valoir le prix Nobel à David Bohm.

3.9. ÉTHER, ESPACE ABSOLU ET PRÉESPACE

D’autres physiciens qui collaborèrent pendant un certain temps avec Bohm comme, par exemple, le Français Jean-Pierre Vigier et plusieurs physiciens de l’Institut Henri Poincaré de Paris, vont jusqu’à expliquer le potentiel quantique en termes de fluctuations d’un « éther » réel disséminé dans tout l’univers, en contredisant par là même l’expérience de Michelson et de Morley qui, en faveur de la théorie de la relativité d’Einstein, en niait l’existence. Mais Bohm en personne, qui s’interrogeait sur ce point depuis qu’il était enfant, fut poussé à penser que les particules élémentaires pouvaient être le résultat d’un nombre démesuré de particules encore plus petites qui se comportent de façon collective, exactement comme le font les électrons dans les plasmas. Cette idée germa justement à partir de la notion d’« éther » sur laquelle il avait réfléchi depuis l’époque du lycée. En effet, Bohm voulait décrire l’électron comme une structure complexe qui évolue dans un éther sous-jacent. À des distances des millions de fois plus petites que l’électron, la relativité d’Einstein se briserait dans un « espace absolu » bien réel (que Einstein avait rejeté), un éther fait de particules minuscules. Bohm savait que la non-existence de l’éther n’avait jamais été démontrée. Des recherches de ce genre se relient nécessairement au « champ du point zéro », que plusieurs physiciens dans le monde ont étudié et étudient encore. Le fil rouge de certaines recherches, c’est qu’il semble exister dans l’univers, bien qu’en partant de principes différents et en empruntant des chemins différents, un « je-ne-sais-quoi » qui en régit les propriétés matérielles et énergétiques comme une force invisible et, pour l’instant, impossible à mesurer. En poussant plus loin la comparaison, il semblerait que ce je-ne-sais-quoi, pour David Bohm le potentiel quantique, ne soit autre que l’esprit de la matière vivante et non vivante, une entité infinie dotée de conscience en mesure de créer, apparemment à partir de rien, et de « piloter » le monde de la matière et de l’énergie en s’accrochant à ses particules les plus petites, c’est-à-dire à la structure intime de la réalité. Une réalité qu’on ne peut définir ni objective, ni subjective. Le monde de la matière et celui de l’esprit sont si intrinsèquement liés qu’ils finissent par former un seul ensemble et qu’il faudrait forger un nouveau terme, « omniectif », pour définir la réalité. Et pourtant, ce concept n’est absolument pas nouveau, mais remonte à deux mille ans lorsque la tradition tantrique du monde hindou postulait une philosophie identique. D’après elle, la réalité n’est qu’une illusion, cette illusion qu’on appelle le « voile de Maya ». Par conséquent, l’erreur principale que nous commettons en ne percevant pas ce voile illusoire, c’est que nous nous percevons comme des êtres séparés du monde qui nous entoure. C’est un règne où les lois de la physique classique ne sont plus valables, et il représente le but ultime de la physique, mais aussi son plus grand écueil : nous ne sommes pas encore parvenus à trouver la métrique, le domaine géométrique et les opérateurs mathématiques en mesure de le décrire formellement.

Sous cet espace absolu – autrement appelé « préespace » – dont il supposait l’existence, Bohm considérait que toute la matière contenait une infinité de niveaux qualitativement différents, tous liés. Cela le conduisit à penser à l’univers comme à une structure holistique et organique, pratiquement semblable à un corps humain. Dans ce contexte, les électrons d’un atome de carbone du cerveau humain sont liés aux particules subatomiques qui constituent chaque saumon qui nage, chaque cœur qui bat et chaque étoile qui brille dans le ciel. Toute chose interpénètre toutes les autres, et même si la nature humaine est tentée de catégoriser, classer et diviser les différents phénomènes de l’univers, toutes ces scissions sont nécessairement artificielles et tout, dans la nature, constitue un réseau infini.

La physique, selon Bohm, n’est donc que l’approximation d’un certain niveau, et l’ultime niveau ne pourra jamais être atteint ni qualitativement, ni quantitativement. Le but du physicien consiste alors à découvrir tous les niveaux, un par un, en allant de plus en plus profondément et en espérant que les particules suivent, à des niveaux très profonds, des propriétés causales. Ces propriétés sont entièrement guidées par le potentiel quantique, et c’est justement pour cette raison que la mécanique quantique selon Bohm, en antithèse avec le probabilisme et l’indéterminisme presque métaphysique de l’école de Bohr, prend une valeur déterministe. Mais ce déterminisme n’a rien en commun avec celui de la physique de Newton et d’Einstein car les objets traités (c’est-à-dire les particules élémentaires) ne sont pas soumis à la théorie classique des champs, où l’action d’un champ (notamment électromagnétique) sur une particule donnée se propage par signaux et à la vitesse de la lumière et dépend de l’intensité de ce champ et de la distance de la particule, mais à une espèce de « champ d’information », dit potentiel quantique, qui en guide instantanément la trajectoire aussi bien individuellement que dans le cadre d’un domaine plus vaste où tout est lié.

3.10. L’ILLUSION DE LA FRAGMENTATION, L’INFINI ET L’UN

Sur la base des résultats déconcertants de l’expérience EPR, en rapport étroit avec le concept de « potentiel quantique » élaboré par Bohm, émerge un tableau de l’univers où l’univers lui-même, dans toute son infinité, est un ensemble fermé, concentré en un point, où n’importe quel déplacement apparent n’est qu’une illusion, d’où il découle que deux particules, nées d’une seule particule, maintiennent l’unité originaire même à de très grandes distances. Ici réside le grand mystère du cosmos, celui que David Bohm était parvenu à découvrir dès le début de ses recherches avec les plasmas. La matière ne peut être fragmentée, ce n’est qu’une illusion. L’univers ne peut être compris que dans sa totalité, et la physique classique, justement aux débuts du siècle passé, en entrant dans les méandres de la mécanique quantique, ouvrit au monde une nouvelle porte vers l’inconnu. Cela ébranla cet immense édifice de la science que l’on pensait solide comme un roc, et bien peu de physiciens dans le monde acceptèrent le nouveau défi, en préférant se raccrocher au monde illusoire et fragmenté de la physique classique, où tout semble effectivement fonctionner comme une montre, mais où la connaissance n’a pas accès à la dimension la plus profonde de l’être.

David Bohm, au nom de la recherche d’une « vérité vraie », accepta le défi et combattit en son nom des batailles en tout genre jusqu’à la fin de sa vie, même si le fait de ne pas être parvenu à trouver un opérateur mathématique en mesure de décrire la matrice réelle qui se cache derrière notre réalité illusoire lui laissa un sentiment de frustration. Ce fut justement avec le travail et la pensée de Bohm qu’eut lieu la fin du dualisme cartésien, où physique et philosophie étaient nettement séparées. En effet, la confirmation théorique et empirique de la mécanique quantique, notamment son développement non classique effectué par Bohm, démontre que les thèses mécanistes et atomistes de la science de Newton et de Descartes ne sont qu’une excellente mise en scène de la réalité, même s’il s’agit d’une approximation valable à l’échelle macroscopique, et qu’elles ne constituent pas une description réelle du monde à ses niveaux fondamentaux, en particulier quand on le compare avec le monde subatomique. De cette façon, la mécanique quantique, et notamment les développements mis au point par Bohm, représentent la seule porte possible pour décrire la réalité dans ses fondements. Cela représente un profond processus de transformation de la physique qui l’oblige nécessairement à s’interroger sur ses principes et ses méthodes. La méthode mathématique d’enquête des phénomènes physiques est et reste valable, mais à des niveaux profonds, l’esprit du physicien est obligé d’ouvrir de nouveaux horizons de la pensée qui se rattachent en partie à la philosophie platonicienne et en partie aux philosophies et religions du monde oriental. Dans le même temps, les nouveaux principes qui émergent d’une interprétation profonde de la mécanique quantique exigent de nouvelles techniques mathématiques en mesure de permettre le traitement formalisé de concepts complètement exotiques comme les phénomènes non locaux. Bohm n’y parvint pas malgré toutes ses tentatives, en particulier celles avec la topologie algébrique effectuées en collaboration avec Basil Hiley, son fidèle collègue du Birbeck College qui l’accompagna pendant une bonne partie de sa vie. Le dernier travail réellement mathématique de David Bohm concerne la reformulation de l’équation de Schrödinger en intégrant le potentiel quantique. Par la suite, en revanche, quasiment tout le travail de Bohm est purement conceptuel et d’inspiration nettement philosophique, même s’il vise à chercher de nouveaux principes de la physique en mesure de décrire la réalité au niveau profond.

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1   Bohm, David. Quantum Theory. Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1951. Ouvrage non traduit en français (N.d.T.).

2   Op. cit. (N.d.T.).