CHAPITRE LXIV

De la noble ville de Quinsai.

À cinq journées de la ville de Singui, il y a une autre ville remarquable nommée Quinsai(131), qui veut dire « ville du Ciel » ; elle est une des plus grandes du monde. Moi Marco, j’ai été dans cette ville et l’ai examinée diligemment en remarquant les coutumes et les mœurs du peuple. C’est pourquoi je rapporterai en peu de mots ce que j’ai vu et remarqué. Cette ville a cent milles de circuit ; elle a douze mille ponts de pierre, dont les arches sont si hautes que les plus grands vaisseaux peuvent y passer dessous sans baisser leurs mâts. La ville est bâtie dans un marais à peu près comme Venise, en sorte que sans le grand nombre de ses ponts il serait impossible d’aller d’une rue à l’autre. Il y a des artisans et des négociants en si grand nombre que cela paraîtrait incroyable si je le rapportais. Les maîtres ne travaillent point, mais ils ont des garçons pour cela. Les habitants de cette ville vivent dans les délices, mais surtout les femmes ; ce qui les fait paraître plus belles qu’ailleurs. Du côté du midi il y a un grand lac dans l’intérieur des murailles de la ville, qui a trente milles de circonférence(132), sur lequel on voit plusieurs maisons de gentilshommes, ornées dehors et dedans. Il y a là aussi des temples des idoles. Au milieu du lac il y a deux petites îles, où l’on voit dans chacune un très magnifique château ou palais, dans lesquels on garde tous les ustensiles nécessaires à de grands festins ; car tous les citoyens donnent de grands repas et mènent là leurs invités pour les recevoir avec plus d’honneur. Il y a dans cette ville de Quinsai des maisons très magnifiques ; il y a aussi dans chaque rue des tours publiques, où chacun retire ses effets dans les incendies. Car cette ville a beaucoup de maisons de bois ; ce qui fait qu’elle est sujette au feu. Les habitants sont idolâtres ; ils mangent la chair de cheval, de chien et d’autres animaux impurs ; ils se servent de la monnaie du Grand Khan. Le Grand Khan y a mis une forte garnison, pour la tenir en bride ; et, pour empêcher les vols et les homicides, il y a une patrouille de dix hommes, la nuit, sur chaque pont. Il y a dans l’enceinte de cette ville une montagne qui soutient une tour, sur le haut de laquelle il y a des tables de bois que l’on y conserve ; les gardes qui font sentinelle toutes les nuits, dès qu’ils aperçoivent le feu en quelque endroit de la ville, frappent sur ces tables avec des maillets de bois, dont le bruit se fait entendre par toute la ville et réveille les habitants et les met en état d’éteindre le feu. On frappe aussi ces tables lorsqu’il arrive quelque sédition. Toutes les places de la ville sont pavées de pierres, ce qui la rend très propre. On y voit aussi plus de trois mille bains qui servent aux hommes pour se laver : car cette nation fait consister toute la pureté dans celle du corps. Cette ville est éloignée de l’Océan de vingt-cinq milles à l’orient. Il vient en cet endroit-là une infinité de vaisseaux de l’Inde et des autres pays. La rivière, sur laquelle on amène toutes sortes de marchandises, vient de Quinsai à ce port-là. Comme la province de Mangi est fort étendue, le Grand Khan l’a partagée en neuf royaumes, à chacun desquels il a donné un roi. Tous ces rois sont puissants, mais ils sont sujets du Grand Khan ; c’est pourquoi ils lui rendent compte tous les ans de leur administration et lui payent un certain tribut. Un de ces rois demeure dans la ville de Quinsai et commande à cent quarante villes. Toute la province de Mangi contient mille et deux cents villes, dans chacune desquelles il y a des garnisons mises par le Grand Khan pour tenir les peuples dans leur devoir. Les soldats ou gardes de ces villes sont comme le ramassis de plusieurs nations et tirés de l’armée du Grand Khan. Il y a dans cette province et principalement dans celle de Mangi une grande attention pour le mouvement des astres, par le moyen desquels on observe l’horoscope des enfants le jour de leur naissance, remarquant exactement le jour et l’heure que l’enfant vient au monde et la nature de la planète qui présidait alors. Ils se règlent par ces jugements astrologiques dans toutes les actions de la vie, et surtout dans leurs voyages. C’est aussi une coutume en ce pays-là, quand quelqu’un meurt, que ses parents se couvrent de gros sacs et portent le corps mort en chantant ; ils peignent sur du papier les images de serviteurs, de servantes, de chevaux et de monnaie, et brûlent tout cela avec le cadavre, croyant que le mort jouit de tout cela réellement en l’autre monde, et qu’il aura autant de serviteurs qu’il y en a eu de peints sur ces papiers. Après cela ils font sonner plusieurs instruments de musique, disant que leurs dieux recevront le mort en l’autre vie avec une pareille cérémonie. Il y a dans la ville de Quinsai un palais fort magnifique où le roi Facfur faisait autrefois sa résidence ; le mur extérieur qui défend ce château est de figure carrée et contient dix milles de circonférence, et est large à proportion. Dans l’enceinte du mur il y a de beaux vergers qui donnent d’excellents fruits ; il y a aussi plusieurs fontaines et viviers remplis de poissons. Au milieu est le palais royal, dont nous avons parlé, qui est très ample et très beau, ayant vingt cours d’une égale grandeur, dans chacune desquelles dix mille hommes pourraient se remuer. Toutes ces cours sont peintes et embellies royalement. Au reste, on compte dans la ville de Quinsai six cent mille familles, en comptant pour chaque famille le père, la mère, les enfants, les domestiques, etc. Il n’y a qu’une seule église de chrétiens nestoriens. C’est aussi la coutume dans cette province et dans toute celle de Mangi que chaque chef de famille écrive son nom sur la porte de sa maison, celui de sa femme et de toute sa famille jusqu’au nombre des chevaux qu’il a ; et lorsqu’il meurt quelqu’un de sa famille ou qu’on change de logis, on efface le nom du mort ou de celui qui a changé de lieu ; mais l’on écrit le nom d’un nouveau-né ou d’un enfant adoptif. Par ce moyen-là on peut savoir aisément le nombre de tous les habitants de la ville. Les hôteliers écrivent de même sur leur porte les noms des voyageurs et des hôtes qui logent chez eux et quel jour et quel mois ils sont arrivés.

Deux voyages en Asie au XIIIe siècle
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