CHAPITRE XXXVI

De la fête de Mangu-Khan, et comment sa principale femme et son fils aîné sa trouvèrent aux cérémonies des nestoriens.

Le jour de la fête étant venu, le moine ne m’appela point, mais on m’envoya quérir de la cour dès six heures du matin, et je le trouvai qui en revenait avec ses prêtres, l’encensoir et le livre des évangiles. Ce jour-là Mangu fit un festin, suivant la coutume qui est qu’à tels jours de fête, selon que ses devins ou les prêtres nestoriens le lui ordonnent, il fait un banquet, et quelquefois les prêtres chrétiens s’y trouvent. À ces fêtes-là ils y viennent les premiers avec leurs ornements, priant pour le Khan, bénissant sa coupe. Après qu’ils s’en sont allés, les prêtres sarrasins viennent, qui font de même, puis les prêtres idolâtres ; ces derniers en font autant. Le moine me donnait à entendre que le Khan croyait aux chrétiens seulement ; que néanmoins il veut que tous prient pour lui ; mais tout cela n’était que mensonge : il ne croit à personne de tous ceux-là, comme Votre Majesté pourra le reconnaître. Toutefois, tant les uns que les autres suivent sa cour, comme les mouches à miel vont aux fleurs : car il donne à tous, et chacun lui désire toutes sortes de biens et de prospérités, croyant être de ses plus particuliers amis.

Nous nous arrêtâmes devant la cour, mais assez loin toutefois, et là on nous apporta de la viande à manger. Mais je leur dis que nous ne mangions pas là, et que s’ils nous voulaient donner quelque chose, il fallait que ce fût à notre logis. Sur cela ils nous répondirent que nous nous en allassions donc chez nous, puisque nous n’étions invités pour autre chose que pour manger. C’est pourquoi nous retournâmes avec le moine, qui était tout honteux d’avoir inventé la menterie du baptême du Khan qu’il m’avait contée. Ce qui fut cause que je ne lui parlai point de toute cette affaire ; cependant quelques nestoriens me jurèrent qu’il avait été baptisé, mais je leur dis que je ne le croyais pas, ni que jamais je ne le rapporterais ailleurs, puisque je n’en avais rien vu.

Nous revînmes en notre logis, où il faisait grand froid et où tout manquait ; on nous y prépara quelques lits et couvertures et de quoi faire du feu. On nous apporta aussi quelques quartiers d’un mouton fort petit et fort maigre, qui nous devait servir de vivres pour six jours à trois que nous étions, et chaque jour un peu de millet pour faire cuire avec notre viande ; une quarte de bière faite de millet, et une chaudière avec son trépied pour cuire la viande. Le peu qu’ils nous donnaient nous eût pourtant suffi s’ils nous eussent laissé en paix et à notre liberté ; mais parmi eux il y a tant de pauvres gens qui meurent de faim et ne trouvent rien à manger, qu’aussitôt qu’ils voyaient apprêter quelque viande pour nous ils entraient hardiment et en voulaient manger leur part ; alors je reconnus bien quelle misère et martyre c’est de donner en sa pauvreté. Comme le froid recommençait, Mangu nous envoya des vêtements faits de peaux, dont ils mettent le poil en dehors : ce que nous reçûmes avec grands remerciements ; il nous fut aussi demandé de sa part comment nous étions pourvus du manger ; à quoi je répondis que peu de vivres nous suffiraient, pourvu que nous eussions un logis où nous puissions prier en repos pour Mangu-Khan ; que le nôtre était si petit que nous ne pouvions presque pas y demeurer debout, et aussitôt que nous faisions un peu de feu nous ne pouvions lire dans nos livres à cause de la fumée. Cela étant rapporté à Mangu, il envoya savoir du moine si notre compagnie lui serait agréable ; à quoi il répondit gaiement que oui.

Depuis cela nous fûmes toujours mieux logés, demeurant avec lui proche de la cour, en un lieu où personne ne logeait que nous. Les devins avaient leurs logements plus près, devant le palais de la plus grande dame et nous à côté vers l’occident, vis-à-vis du palais de la dernière femme. Vint le jour de devant l’octave de l’Épiphanie. Sur le matin, le jour même de l’octave, tous les prêtres nestoriens s’assemblèrent en leur chapelle, où ils chantèrent solennellement matines, puis se revêtirent de leurs ornements et préparèrent l’encensoir avec l’encens. Comme ils attendaient ainsi sur le matin, la principale femme de Mangu, nommée Cotota Caten (Cotota était son nom propre, et Caten c’est à dire dame), vint en la chapelle avec plusieurs autres dames, son fils aîné, nommé Baltou, et plusieurs autres petits enfants nés d’elle. Ils se couchèrent tous touchant du front la terre, à la mode des nestoriens ; ils touchaient les images avec la main droite qu’ils baisaient après ; ils touchèrent aussi les mains de tous ceux qui étaient présents, ainsi que font les nestoriens quand ils entrent en l’église.

Pendant que nous nous en allions à notre logis, Mangu-Khan vint lui-même à cette église, où on lui apporta un lit doré, sur lequel il s’assit avec la reine sa femme vis-à-vis de l’autel ; alors on nous envoya quérir, ne sachant pas que le Khan y fût allé. À l’entrée l’huissier nous fouilla partout de peur que nous n’eussions quelque couteau caché ; mais je ne portais en mon sein que mon bréviaire avec une Bible ; étant entré dans l’église, je fis premièrement la révérence devant l’autel, puis à Mangu-Khan. Ainsi passant auprès de lui, nous demeurâmes entre le moine et l’autel. Alors il nous fit chanter à notre mode, et entonnâmes cette prose : Veni, sancte Spiritus. Puis Mangu se fit apporter nos livres, à savoir la Bible et le bréviaire, et demandant ce que signifiaient les images qui y étaient, les nestoriens répondirent ce que bon leur sembla et que nous n’entendîmes pas, car notre interprète n’était pas entré avec nous. Quand je me trouvai la première fois en sa présence, j’avais aussi ma Bible, qu’il voulut voir et considéra fort. Mangu s’en étant allé de là, la dame y demeura, faisant plusieurs dons à tous les chrétiens ; elle ne donna au moine qu’un jascot, et à l’archidiacre nestorien autant. Elle fit étendre devant nous un nassic, qui est une pièce de drap de soie, large comme une couverture, avec un bougran ; sur notre refus, elle l’envoya à notre interprète, qui garda tout pour lui et apporta ce nassic en Chypre, où il le vendit quatre-vingts besans ou sultanins de Chypre ; mais par le chemin il s’était fort gâté. Après on nous apporta à boire de la cervoise faite de riz, et du vin clairet semblable à du vin de la Rochelle, avec du koumis. La dame, prenant la coupe toute pleine en la main, se mit à genoux en demandant la bénédiction ; pendant que les prêtres chantaient, elle la but, et d’autant que mon compagnon et moi ne voulûmes point boire, on nous fit chanter à haute voix lorsque tous les autres étaient à demi ivres. On nous apporta à manger quelques pièces de mouton, qu’ils dévorèrent aussitôt avec de grandes carpes, mais tout cela sans pain et sans sel ; moi je mangeai bien peu. Cette journée, jusqu’au soir, se passa ainsi. Enfin la dame, étant ivre comme les autres, s’en retourna dans son chariot chez elle, les prêtres ne cessant toujours de chanter, ou plutôt de hurler en l’accompagnant.

Deux voyages en Asie au XIIIe siècle
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