10. Les amours de Lagneau
Lagneau avait seize ans, et un calme angélique qui lui avait valu son surnom. Il était gras et rond, avec des joues pâles et pendantes et un petit nez fort bien modelé, des yeux noirs, des cheveux noirs frisés. Ces détails sont indispensables pour comprendre la passion violente qu’il inspira à une charmante enfant, dite Inidos. C’était à Pâques et Lagneau se préparait à l’examen redouté du baccalauréat. Il était à côté de moi en étude et, entre deux conversations ou après une partie de cartes, que nous faisions sur le banc, il se jetait sur d’effarants problèmes et s’exerçait à faire varier des fonctions. Il se plaignait parfois de n’y rien comprendre et me disait tout bas qu’il était « un fainéant », qu’il « collerait », que son père le mettrait en apprentissage et qu’il regrettait infiniment le temps perdu. Cela ne l’empêchait point d’ailleurs d’en perdre encore, le soir, de sept à huit, en allant se promener sur la Plaine, qui est, comme chacun le sait, la plus belle place de Marseille, vaste et plantée de superbes platanes.
Un matin, il arriva au lycée somptueusement vêtu d’un complet de coutil blanc ; sur la tête, un chapeau de paille à larges ailes, qu’il mettait fort en arrière, à la façon d’une auréole. Il m’informa tout bas que pour reconnaître la munificence de son père il voulait réussir au baccalauréat, et que pour commencer il prenait la ferme résolution de se mettre au travail à partir de la semaine suivante.
Je fis remarquer qu’il serait plus sage d’attaquer le programme tout de suite, mais il me démontra que cela était impossible, et pour une raison indiscutable : il avait déjà préparé un emploi de son temps.
Cet emploi du temps, partant du 26 mai, prévoyait pour chaque semaine une certaine tranche du programme de l’examen. Il arrivait ainsi à voir toutes les matières avant le 20 juin. Il lui restait dix jours avant le premier juillet pour faire la révision générale.
— Et tu sais, me disait-il, tout est calculé et dosé minutieusement. Si je commençais aujourd’hui, comme tu me le proposes, vois quelle faute irréparable je commettrais ! Quel désordre dans l’emploi du temps ! C’est alors que l’échec serait certain ! Quant à faire de la révision générale tout de suite, c’est impossible ; car on ne revoit que ce qu’on a vu ; et je n’ai rien vu.
C’était péremptoire, et je l’approuvai.
Comme il lui restait quatre jours avant de renoncer à tout plaisir, il décida sur-le-champ qu’il fallait en profiter au mieux possible. Il prit sa belle plume, et, d’une écriture tourmentée, il écrivit un billet sur un joli bristol dont il avait une provision dans ce but. Ce billet informait Monsieur le Censeur que la mère de Lagneau, gravement malade, avait absolument besoin, ce soir même, des services de son fils ; en conséquence, elle priait l’Administration d’autoriser son fils à quitter le lycée à quatre heures.
Lagneau, ayant mis ce billet dans son portefeuille, entama avec moi une partie d’écarté qui ne fut interrompue que pour la récréation de dix heures, et qui se poursuivit en étude jusqu’à midi.
Monsieur le Censeur recevait dans son cabinet à partir de une heure. Lagneau me quitta donc vers une heure moins cinq et, d’une main qui ne tremblait pas, alla lui présenter son œuvre. Plût au ciel que cet homme eût deviné la supercherie ! Il en eût été quitte pour une bonne consigne… tandis que… Mais vous verrez la suite.
À quatre heures, il sortit, après avoir fait reluire ses souliers avec le pan de la blouse d’un absent. Il se coiffa longuement, rejeta son chapeau en arrière et s’en alla d’un pas léger.
*
Le lendemain, un mercredi, Lagneau me raconta sa merveilleuse aventure. Il était allé se promener sur la Plaine en fumant voluptueusement des cigarettes anglaises.
— Mon vieux, je pensais à toi. J’étais justement en train de me dire que tu aurais fort bien pu venir. Tout à coup, je sens un regard se poser sur moi ; je lève la tête, et je vois, au premier étage d’une somptueuse maison, un visage de jeune fille qui me regardait timidement. Tout de suite elle laissa retomber le rideau. Cela n’avait duré qu’une seconde. Mais je restai là, ébloui de sa beauté. Figure-toi deux yeux très grands, noirs et doux, encadrés de longues boucles brunes, près d’une petite main blanche qui soulevait le rideau. Tu comprends bien que je ne voulus pas partir sans la revoir, et je continuai ma promenade. Je repassai sous sa fenêtre une dizaine de fois sans rien voir. Mais je devinais, aux frissons du rideau, que les beaux yeux étaient derrière. Qui était cette jeune beauté ? Je réfléchis longuement sans perdre de vue la fenêtre. Je ne trouvai rien, rien, rien. Mais une main s’abattit sur mon épaule. Je me tournai, et je vis Peluque, de Math Élem. Il fumait sa vaste pipe crépitante dont le long tuyau recourbé redescend jusqu’à l’ouverture de son gilet. Il me fit quelques remarques sur mon élégance et me demanda ce que je cherchais.
— Peluque, lui dis-je, tu vas me rendre un grand service.
Il grimaça, fit remuer ses oreilles et me dit :
— Vas-y.
— Qui habite là, dans cette maison ?
— Mes amours, me dit Peluque d’une voix assurée.
— Tes amours ? repris-je, suffoqué… Tu…
— Parfaitement. Il y a trois mois que ça biche, et je la vois tous les soirs. Elle est bien, hein ?
— Oui, dis-je. Superbe. Quels beaux cheveux noirs !
— Noirs ? Tu as mal vu, sans doute. Elle est blonde.
— Comment, blonde ?
— Oui, blonde aux yeux bleus. Une belle Normande qui a vingt ans et qui est folle de moi.
— Il y a erreur, dis-je. Pour moi, je viens de voir à cette fenêtre une beauté de seize ans environ, brune, les yeux noirs et profonds.
— C’est la petite, me dit Peluque. La fille du patron. Moi je te parle de la bonne.
— Et comment s’appelle-t-elle ? Que fait-elle ?
— Tu as un pépin ? dit Peluque. Tu as tort. Avec ces petites filles il n’y a point d’amour. Je te conseillerai plutôt de chercher une bonniche.
— Comment s’appelle-t-elle ? repris-je.
— Lucienne, dit Peluque. Son père est ingénieur ; il a un mètre quatre-vingt-dix et je le crois féroce. Elle va au lycée, et chaque matin la bonne l’accompagne. Moi je les suis de loin, et je raccompagne la bonne. C’est d’ailleurs pour ça que j’arrive toujours à deux heures au lycée et que je suis collé chaque jeudi.
Il tira une bouffée de sa pipe, cracha fort loin et, mettant les pouces aux entournures du gilet :
— Que veux-tu ! C’est l’amour…
— Peluque, la petite m’a regardé plusieurs fois de sa fenêtre.
— Tu es sûr ?
— Absolument.
— Mais comment te regarde-t-elle ? Il y a la façon, dit Peluque. Moi je te regarde, mais j’ai pas le béguin pour toi. Faudrait voir.
— Rien n’est plus facile. Séparons-nous et surveille la fenêtre pendant que je me promène en lui tournant le dos.
Au bout de dix minutes de ce manège, Peluque me fit signe de descendre la rue Bergère ; il vint me rejoindre et me dit :
— Ça y est. C’est de la belle amour. Sais-tu ce qu’il faut faire ? Tu vas préparer une lettre. Mais torchée, hein ? Beaucoup de fla fla… Rien d’effrayant, hein ? Des vers… Du sirop, quoi. Tu me la donneras ; je la lui ferai passer par la bonne.
— Eh bien, conclut Lagneau en terminant son récit, il s’agit de faire la lettre.
Et il tira de sa serviette un magnifique papier mauve, suavement parfumé.
— Eh bien, lui dis-je, fais-la. Tu as le temps d’ici à ce soir.
— Seulement, reprit Lagneau, je suis assez embarrassé. Le français, ça n’est pas ma partie forte…
En effet. Ça n’était pas sa partie forte, pas plus que le reste, d’ailleurs.
— Tu devrais bien m’aider et me fabriquer un petit sonnet. Tu es bon pour ça, toi.
Je fus flatté et je consentis – à la condition que Lagneau ne me dirait pas un mot pendant l’opération et qu’il s’occuperait d’autre chose. Il ouvrit donc un cours d’Algèbre et fit de vains efforts pour s’y plonger.
Pour moi, j’invoquai les Muses et je me mis au travail. À peine avais-je écrit deux vers que Lagneau commença à me jeter des regards impatients. Quand le premier quatrain fut terminé il vint le voir par-dessus mon épaule et s’extasia. Il le lut deux fois et dit, d’une voix heureuse :
— C’est calibré !
Au bout d’une demi-heure, j’avais fini le chef-d’œuvre suivant :
Je marchais à pas lents sous les platanes frais.
La Plaine, après l’hiver, semblait enfin renaître,
Je rêvais à l’amour, hélas, sans le connaître
Dans mon sang rajeuni tout le Printemps courait…
Et j’ai senti soudain comme un bonheur secret,
Un effluve d’amour enveloppa mon être
Et j’ai levé la tête : à la haute fenêtre
Un visage divin sourit et disparaît…
Ô les beaux yeux, plus purs que les pures fontaines !
Beauté pensive, à peine entrevue et lointaine,
Je restai là, muet, insensible, hagard…
Je suis parti très tard, sous la nuit embrumée,
Mais de cet ineffable et magique regard
Je sens encor, ce soir, mon âme parfumée…
C’était calibré, je n’en doutais pas une seconde.
Lagneau, sous mon contrôle, fabriqua la prose qui devait être servie avec le sonnet.
Lagneau était d’abord d’avis de se peindre sous les traits d’un jeune millionnaire tuberculeux ; je l’en dissuadai ; suivant mon conseil, il se déclara sportman accompli, et poète à ses heures ; il pria la jeune déesse de se mettre à sa fenêtre chaque soir vers cinq heures, afin qu’il pût la contempler de loin.
Lorsque je vis cet arrangement, je m’insurgeai et montrai à Lagneau que cela n’était point prévu par l’emploi du temps. Il me répondit qu’il allait arranger cela ; il sortirait tous les soirs à quatre heures. Il perdrait donc chaque jour deux heures de travail ; mais ces deux heures seraient rattrapées le soir, de dix heures à minuit ; il travaillerait chaque soir jusqu’à minuit. C’était fort simple, et je l’admirai.
La lettre fut remise par l’intermédiaire de Peluque et de la bonne ; la réponse arriva deux jours après.
Elle était conçue en ces termes :
Monsieur,
J’ai été surprise et heureuse de votre délicieux billet. Je vous avais en effet remarqué, lorsque vous veniez le soir sur la Plaine, et je ne puis vous cacher que je suis bien flattée de votre attention. Je n’ai que seize ans et je vais au lycée où je suis en quatrième. Mon père ne me laisse guère sortir car nous avons un grand jardin où je puis rêver à loisir ; je serai à ma fenêtre, comme vous me le demandez, chaque soir à cinq heures. C’est d’ailleurs une habitude que j’ai depuis longtemps. À ce soir donc.
Votre petite amie.
Elle n’avait pas signé. Ce qui n’empêcha pas Lagneau de se jeter dans des transports de joie délirante. En étude, il ouvrait un livre, il semblait terriblement absorbé. Mais tout à coup il éclatait de rire, se frottait les mains et faisait trembler la table. À la fin de ces démonstrations, qui réveillaient chaque fois le répétiteur, il se penchait vers moi et me disait confidentiellement : « Ça biche ! » Je lui répondais par des sourires, et je l’enviais.
Cette exubérance lui fit recueillir un certain nombre de retenues. Ça ne l’empêchait pas de rire, et de trouver que la vie était une belle chose.
À une heure, il alla présenter au Censeur un nouveau billet, dans lequel, empruntant encore une fois la signature de sa mère, il affirmait que cette robuste dame, dont la maladie empirait, avait besoin de son fils chaque soir, à quatre heures, et pour une période indéfinie. Il eut l’autorisation.
Hélas ! Il m’entraîna sur cette pente. Dans son désir d’avoir un témoin de son bonheur, il m’incita à demander, au nom de mon père, une autorisation pour un soir ; ce que je fis.
Ma main tremblait légèrement lorsque je tendis au Censeur la carte de visite falsifiée ; mais cet homme ne comprit point, et à quatre heures, après une toilette minutieuse, nous sortîmes. Lagneau était fou de joie ; il me répétait sans cesse : « Tu vas la voir ! Tu vas la voir ! Et belle ! Et des yeux ! Et mignonne ! Et des cheveux ! » etc.
Nous allâmes nous installer sur un banc, en face de la fenêtre tant célébrée.
Il y avait à côté de nous un vieux, qui toussait et crachait abondamment, nous n’y prîmes point garde ; et, à cinq heures, la fenêtre s’ouvrit.
Lagneau devint écarlate, et regardant son soulier il me dit tout bas : « N’ayons pas trop l’air… » et n’acheva pas ; mais je vis clairement qu’il avait une fameuse envie de s’enfuir. Pour moi, sans crainte d’avoir trop l’air, je regardai ; je vis une jolie petite personne de seize ans, un peu fluette, et des cheveux bouclés et noirs qui encadraient un visage pâle et rose. Une bouche très petite, un nez petit et régulier, et surtout, des yeux magnifiques, des yeux immenses qui brillaient d’un éclat doux de perle noire.
Elle feignit d’abord de ne pas nous voir. Puis s’enhardit, enfin se fixa sur Lagneau qui, un peu réconforté par les injures que je lui prodiguais, leva la tête et la contempla.
Dès qu’il se remettait à rougir, je l’apostrophai à voix basse et en ces termes :
— Lève la tête, crétin, et regarde-la ! Croquant, tu ne vas pas faire montre d’une telle lâcheté…
Mais déjà Lagneau prenait la fuite, et je ne pouvais que le suivre en le maudissant.
Dès le lendemain, pourtant, nullement découragé par cette défaite, il me demandait de lui composer un nouveau poème. Je lui fis un second sonnet, dont les deux dernières strophes, faut-il l’avouer, me plurent assez.
Au ciel clair, déployant mollement ses longs voiles,
La nuit aux yeux d’argent allume ses étoiles,
Je vois se dessiner un visage moqueur.
Ô je les connais bien, ces larges yeux. C’est elle.
Et cette voix lointaine et douce qui m’appelle,
C’est mon amour caché qui chante dans mon cœur.
Lagneau fut encore une fois satisfait. Je vis sa lettre qui était assez ardente ; jamais il n’avait écrit de devoir français dans un style qui valût celui-là. Le sujet le portait, comme on dit. Il était fort hardi, la plume à la main, et il parlait avec tendresse d’un impossible baiser.
La lettre partit, et Lagneau passa le reste de la journée à dormir sur sa table, pour compenser, me disait-il, la nuit de labeur qu’il allait passer.
Le lendemain, arrivant frais et rose, il me raconta le travail formidable qu’il avait fait, et barra deux paragraphes du programme ; vraiment il supportait très bien ça et vous auriez certainement juré qu’il venait de dormir douze heures.
Il me raconta avec force détails l’entrevue de la veille. Elle avait souri trois fois, elle avait jeté deux fleurs, elle l’avait regardé avec tendresse, puis avec passion. Et sur-le-champ, ayant à écrire une nouvelle lettre, en réponse à celle qu’il avait reçue le matin même, il biffa l’heure de travail de dix à onze, la seule qui restât dans la journée, et la reporta à la suite des autres. De une à deux heures du matin.
Ayant pris cette résolution, il entama sa nouvelle lettre. Et cela dura un mois.
Lagneau ne se ressentait aucunement de l’énorme labeur nocturne. Il faisait quelques progrès en français à cause des lettres qu’il écrivait chaque jour. Et à peu près chaque jour je pondais un sonnet.
Le ton de la correspondance s’exalta petit à petit. Après avoir parlé timidement de l’impossible baiser, Lagneau demandait s’il ne pourrait cependant point le réaliser ; il voulait démontrer peut-être, une fois de plus, qu’impossible n’est pas français.
La jeune fille, après avoir laissé échapper quelques aveux timides, finissait par lui raconter qu’elle le voyait dans ses rêves, qu’elle rêvait de baisers brûlants et prolongés ; Lagneau répliquait qu’elle était sa vie, sa maîtresse bien-aimée, son cher trésor ; il allait jusqu’à dire qu’en rêve il l’avait vue au bord d’une source, toute nue, avec une « gorge d’albâtre » et des jambes au galbe enivrant. Elle parlait de dormir sur son sein ; il la tutoyait éperdument. Elle répliquait en lui avouant qu’elle avait un grain de beauté sur l’épaule droite, et un autre, très joli, sous le sein gauche. Lagneau mangeait la colle des enveloppes que ses lèvres avaient touchées. Il broutait les fleurs qu’elle avait baisées ; et chacun de ces deux innocents se montait l’imagination d’une façon inquiétante.
Malgré tous leurs efforts, la surveillance du père empêchait une rencontre. Quelquefois, dans la rue, ils avaient le bonheur de passer tout près l’un de l’autre. Ces jours-là, Lagneau ne se connaissait plus. Il riait bruyamment en classe et marchait sur les mains dans les couloirs.
Et Peluque, qui faisait l’office de facteur, répétait souvent qu’ils s’écrivaient trop et que, sur tant de lettres, le père finirait bien par en surprendre une.
Aussi, lorsque Lagneau voyait de loin, dans la rue, quelque passant de haute stature, il déguerpissait prudemment et sans fausse honte.
Un matin, je vis que Lagneau était occupé à un nouvel emploi du temps.
— Que fais-tu ? lui dis-je.
— Voilà, répondit-il. Je me suis aperçu qu’au baccalauréat on ne demande que certains sujets, toujours à peu près les mêmes. En français, par exemple, Racine et Corneille. En physique, les lois d’Ohm, la machine de Gramme, etc. Il est donc stupide d’apprendre le reste.
J’en convins.
— J’ai donc barré, poursuivit-il, tous les sujets qu’on ne me demandera pas ; les uns parce qu’on ne les demande jamais, les autres parce qu’on les a donnés l’année dernière.
Je lui fis remarquer qu’il ne devait rester que fort peu de chose.
— Presque rien, me dit-il triomphalement. Presque rien.
— Et si, par hasard, on te donnait un des sujets que tu as barrés ?
Lagneau prit un air méprisant.
— Ils auraient tort. Ils prouveraient qu’ils sont des imbéciles. Et d’ailleurs, je refuse d’envisager pareille éventualité.
Cela tranchait définitivement la question ; et Lagneau déclara que le soir même il se mettrait au travail, suivant l’emploi du temps remanié.
Deux semaines passèrent. Chaque soir, il venait s’asseoir sur le fameux banc, et attendait, pour ainsi dire, le lever du rideau. Je l’accompagnais quelquefois, le jeudi. Les deux amoureux, figés dans une pose d’adoration muette, se contemplaient. Ils semblaient plongés tous les deux dans le Nirvâna des Hindous. Le ton de la correspondance continua d’aller crescendo. Lagneau en avait son casier bondé et Peluque, le facteur, me disait quelquefois : « Ils s’écrivent trop. Ça n’est plus de la vraie amour, ça tournera mal… »
Le jour du baccalauréat arriva. Dès le matin, nous nous retrouvâmes dans la cour du lycée où la première épreuve allait commencer.
Peluque était là, fumant sa pipe éternelle. Polype, l’inventeur ; Babeille, de première A, qui avait mis un chapeau melon et fumait un cigare italien tourmenté comme un cep de vigne ; et Houille, souriant, les oreilles tellement écartées du crâne qu’elles semblaient suspendues par des fils au bord de son chapeau, avait un encrier cacheté à la main et fumait des three castles ; puis Havet, qui allait de groupe en groupe, frémissant et inquiet, demandant à chacun : « Que va-t-on donner, à ton avis ? Est-ce que tu sais les lois d’Ohm ? Est-ce que tu as revu l’Optique ? » Belloche, énorme, haussait les épaules et disait avec un vaste sourire : « Je m’en fous. Je m’en fous… Qu’ils donnent ce qu’ils voudront. Je ne sais rien… Ça m’est égal… »
De temps à autre, un arrivant était salué bruyamment : « Voilà Pédorka ! Arrive ici, ma vieille ! Voilà Merlau. Ohé, le melon !… »
Au milieu de ce brouhaha, je vis arriver Lagneau.
— Eh bien, lui dis-je, ça va ? Es-tu prêt ?
— Si l’on veut, dit-il d’un air sombre.
— Comment, si l’on veut ?
À ce moment, Peluque l’interpella.
— Ohé, l’Amoureux ! Tu as du toupet de venir te présenter ! Tu n’en manques pas ! Ah non ! Oh là là !
Et il s’épuisait en exclamations.
— Quoi ? Quoi ? dit Lagneau. Je suis pas plus bête qu’un autre !
— Je ne dis pas ça, dit Peluque en s’approchant. Je dis seulement que lorsqu’on passe trois mois à regarder une fenêtre, on n’est pas mûr pour réussir. Qu’est-ce que tu en dis, Panier ?
— Je dis, répondis-je, que tu parais avoir raison. Mais tu ignores sans doute qu’il a beaucoup travaillé la nuit.
— C’est lui qui t’a dit ça ? reprit Peluque. Il n’a pas trop une gueule à se coucher à minuit pour travailler. Ah non ! Pour ça, non !
Il remit sa pipe à la bouche et, après un instant de silence :
— Dis donc, Lagneau, sans blaguer, quels sont les points du programme que tu n’as pas vus ? Il y en a certainement, ajouta-t-il d’un ton conciliant.
— Ma foi, dit Lagneau un peu déconcerté, j’aime mieux te dire ceux que j’ai vus : je sais très bien la machine de Gramme, Corneille, la variation des fonctions et en anglais je sais faire un coucher de soleil. Voilà.
Je restai un peu effaré. Peluque s’esclaffa.
— Non ! Et tu viens au Bachot comme ça ! Pour chaque matière tu connais une question ! Une seule !
Lagneau, d’un air calme, fit une réponse digne d’être conservée. Il regarda Peluque froidement, et dit :
— On n’en donne qu’une.
À ce moment, la grande porte s’ouvrit et l’appariteur, muni d’une longue liste, commença l’appel. Tous, nous nous précipitâmes pour répondre. Puis, un à un, il nous laissa entrer. De vieux professeurs nous montraient nos places à de longues tables. Chaque candidat était à deux mètres de son voisin et, pour éviter les collaborations, chaque élève de Lettres avait à côté de lui deux Scientifiques.
La salle était immense, avec un plafond en voûte, à quinze mètres au-dessus de nos têtes. Par les fenêtres ouvertes, le soleil entrait à flots. Quand tout le monde fut en place, l’un des vieux messieurs solennels alla vers la chaire qui s’élevait au fond de la salle et, prenant un paquet jaune, le montra à bout de bras, en ouvrant la bouche de plusieurs façons différentes et successives ; je n’entendis rien, mais il est vraisemblable qu’il parlait… Je compris même, vu les circonstances, qu’il nous priait de constater que le cachet de cire du paquet de textes était intact. Cela m’était égal et j’attendis la distribution.
La version latine fut facile, et je m’en débarrassai rapidement.
En levant la tête, je vis, trois tables plus loin, la figure désolée de Lagneau. Sans doute on ne lui avait pas donné le sujet, l’unique sujet à quoi il avait réduit tout le programme. Je m’informai auprès de mon voisin, en profitant d’un instant où les surveillants causaient.
— C’est le même sujet que l’année dernière, me dit-il.
Ainsi, les examinateurs, aux yeux de Lagneau, avaient prouvé qu’ils étaient des imbéciles, et ils lui avaient imposé un sujet qu’il ne connaissait point…
Le soir, en anglais, il eut comme sujet à donner son avis sur Macbeth. Quand nous sortîmes il m’expliqua comment il avait réussi à placer son coucher de soleil.
— Vois ce coup, me dit-il. J’ai commencé comme cela : « On parle souvent de Macbeth. Mais la vraie façon de lire cette pièce célèbre, c’est d’aller s’asseoir sous un chêne, le livre ouvert sur ses genoux, à l’heure où le soleil se couche… » etc. Tu vois d’ici le truc. Deux pages de coucher de soleil.
— Et Macbeth ? Qu’en fais-tu, dans tout ça ?
— J’ai résumé la pièce, à peu près, tu sais…
— Tu la connaissais donc ?
— Vaguement. Tout le monde connaît ça, voyons… Le Maure qui étouffe sa femme. La tache de sang qui ne veut plus s’effacer. Tu seras roi… To be or not to be…
Je ne jugeai pas utile de le détromper.
— J’ai arrangé ça tout à fait bien, me dit-il. Je peux compter sur un vingt-cinq.
Il avait un air d’assurance qui faisait plaisir à voir.
Le lendemain, il sortit radieux de la composition de mathématiques. On avait donné la seule question qu’il connût. De même, le soir, en français, il choisit une explication de texte de Corneille. Il se frottait les mains joyeusement. Nous l’attendions dehors avec Peluque.
— Ça y est, nous dit-il. Je suis certainement reçu. En physique, j’ai séché. Mettons cinq sur quarante. Mais en anglais, vingt-cinq. Ça fait trente. En math, tu peux mettre trente. Ça fait soixante. En français, tiens, je ne mets que vingt-cinq. Ça fait quatre-vingt-cinq. Je suis reçu avec cinq points d’avance.
C’étaient là de vastes espoirs.
Peluque sortit alors de sa poche deux lettres de sa maîtresse adorée.
— Il y en a une d’hier, dit-il. Je ne te l’ai pas donnée pour que tu aies l’esprit plus libre pour composer.
Lagneau les ouvrit rapidement et me les passa aussitôt lues. En même temps, il fit plusieurs sauts démesurés, jeta son chapeau en l’air, le rattrapa au vol, le remit très en arrière sur sa tête et s’écria :
« Je vais lui parler ! Je vais la prendre dans mes bras ! Hurrah ! Bravo ! Ça y est ! Ohé ! » et toutes sortes de cris extravagants.
J’en compris la raison en lisant la seconde lettre. L’ardente Lucienne l’informait qu’elle irait, le 8 juillet, à une grande kermesse donnée par plusieurs œuvres charitables, tous les élèves des lycées y seraient invités. Son père n’y pourrait venir et une vieille tante débonnaire l’y accompagnerait. Ils pourraient enfin se voir, et peut-être s’isoler dans les bosquets du Parc ! Ô joie !
Pendant les trois jours qui suivirent, nous continuâmes à fréquenter le lycée, quoique les classes de première fussent vides. Là, nous étions absolument libres, avec un peu de prudence. De huit heures à midi, réfugiés dans une classe inoccupée, nous faisions des manilles en fumant des cigarettes, avec Houille et Peluque. Comme il faisait très chaud, nous ôtions la chemise et la flanelle, et nous avions le torse nu sous les blouses.
À midi, nous allions dîner au réfectoire. De midi et demi à deux heures nous nous promenions dans les cours. De deux à quatre, nouvelles manilles. À quatre heures nous sortions tous, car des candidats au baccalauréat étaient libres à partir du 1er juillet.
Lagneau allait se poster sur le banc.
Pour moi, je suivais Peluque, qui, à l’Académie de billard, m’enseignait les secrets du coup dur et des coulés par bande.
Le grand jour arriva. C’était un jeudi. Lagneau vint me prendre chez moi, où j’étais en train de revoir, ou plutôt de voir le programme d’histoire et de géographie ; d’ailleurs prêt à partir, et le chapeau sur la tête.
À peine eut-il sonné, j’étais en bas ; et nous partîmes au beau soleil de juillet, en veston léger et en chapeau de paille.
Il était éblouissant : un pantalon de flanelle blanche à grands revers, un long veston gris, un gilet blanc largement ouvert. Cravate somptueuse, souliers jaune clair. Un œillet à la boutonnière, des gants clairs et un petit mouchoir de soie bleue sortant légèrement de la poche de sa veste.
Le long d’une grande avenue plantée d’arbres épais, nous allions côte à côte ; il m’exposa son plan, où tout était prévu.
J’y jouais un rôle, d’ailleurs peu intéressant.
D’abord, reconnaissance du Parc. Il fallait y dénicher à l’avance deux ou trois coins secrets où l’entrevue pourrait avoir lieu, suivant les circonstances.
Ensuite, nous rechercherions la jeune beauté et, profitant d’un moment favorable, on lui indiquerait par une télégraphie expressive l’endroit choisi. Puis, lorsque tous deux y seraient réunis, je devais jouer le rôle sans gloire et sans plaisir de la sentinelle.
À la porte, j’exhibai nos cartes d’entrée et tout de suite nous partîmes vers le Parc.
Il y avait un château superbe, au milieu d’une véritable forêt de pins et d’yeuses. Autour du château, de nombreuses baraques étaient installées : ici des petits chevaux, là un bazar de charité, là un tir à la cible, là une loterie. Dans un coin du Parc, aux allées bien ratissées, un théâtre en plein air. Cette région ne faisait point notre affaire et nous nous dirigeâmes vers la partie la plus boisée où de petits sentiers tenaient lieu d’allées. Ces parages convenaient à souhait et nous découvrîmes une grotte artificielle, cachée au milieu de ronces du plus bel effet. Un sentier y donnait accès. Lagneau me fit remarquer seulement que si leurs baisers y étaient surpris ils ne pourraient pas s’enfuir ; la grotte dissipa cette crainte : elle avait trois issues et, en cas de surprise, chacun des amoureux pouvait s’enfuir de son côté, sans aucun risque.
Lagneau la visita soigneusement, releva un vieux banc qui s’y trouvait et l’épousseta. Puis il me désigna l’endroit où je monterais la garde ; et je m’exerçai à émettre une toux spéciale, qui serait le signal d’alarme.
Quand tout fut prêt, nous redescendîmes vers la région habitée.
Les invités affluaient. Des jeunes filles anémiques, vêtues de rose tendre, suivies de mères énormes en toilettes de jeunes filles, avec des fleurs aux corsages ; des messieurs graves et ennuyés, gantés de beurre frais et surmontés de claques à dix reflets.
Des professeurs à lorgnon, de vieilles dames à réticules. Des directrices de lycées et d’écoles supérieures, si bien coiffées qu’elles n’osaient remuer. Des normaliennes au buste concave, enfin des lycéens, en assez grand nombre. Belloche, au ventre somptueux, Babeille, toujours souriant, Havet se répétant intérieurement les dates importantes du ministère Polignac, et enfin Peluque, méconnaissable avec des escarpins vernis, une cravate pareille à une bannière et un chapeau de paille aux vastes bords. Sa main, dans sa poche, tourmentait sa bouffarde, qu’il n’osait point sortir car, me confia-t-il, ce serait indécent ! Et pourtant, il avait une fameuse envie d’en incendier une… Les petites baraques étaient assaillies et chaque lycéen, ayant déjà « repéré » quelque beauté de son goût, se mettait en chasse, armé de bonbons fondants et de fleurs.
Lagneau frémissait d’impatience ; il me confia tout bas qu’il allait lui proposer de l’enlever, car il ne pouvait plus vivre sans elle… Havet vint à nous et nous demanda si nous étions contents de nos épreuves ; pour lui, il nous donna son compte de points et de demi-points ; et comme nous ne l’écoutions guère, il se rabattit sur Polype qui arrivait, et l’assiégea.
Tout à coup, Lagneau s’écria : « La voilà !… » C’était elle, en effet, tout de bleu vêtue, avec un col blanc qui lui donnait un air charmant de fillette. Deux cousines l’accompagnaient et, derrière elles, marchait une dame fort grosse et vêtue de soie brillante, qui semblait demander grâce à chaque pas. Elles se tournèrent vers la dame, et se concertèrent. Puis le petit groupe, à travers la foule, se dirigea vers la buvette en plein air. La grosse dame accabla de son poids une chaise de jardin, et se fit apporter de la limonade. Puis elle distribua de l’argent aux jeunes filles, qui tout de suite s’avancèrent vers les baraques. Nous les y suivîmes discrètement ; Peluque se joignit à nous. « Je vais faire la commission, insinua-t-il tout bas. Où est-ce ? »
Lagneau lui indiqua la région où se trouvait la grotte :
— Dans la grotte, dit Lagneau.
— Vas-y tout de suite, reprit Peluque. Elle ira t’y trouver.
Lagneau, s’efforçant de prendre un air naturel, s’en alla à pas lents, et avec de tels regards autour de lui qu’on aurait pu croire qu’il invitait toutes les personnes présentes à le suivre.
Ces jeunes filles, au milieu d’une cohue qui sentait la jeunesse et les parfums Pivert, tiraient à la carabine sur des pipes que le bruit seul de la détonation mettait en miettes, et mangeaient deux macarons à chaque triomphe. Elles cédèrent la place à d’autres mais restèrent dans la cohue pour admirer leurs successeurs. Peluque, jouant des coudes, se fit un passage jusqu’à Lucienne ; et, dans un murmure qui attira l’attention de tout le monde, il lui dit : « Dans la grotte, là-bas, près de ce bouquet de pins. » Et tout de suite il prit l’air innocent, et s’intéressa prodigieusement au tir à la carabine.
L’amoureuse sortit de la foule suivie des deux cousines. Elles se concertèrent, puis Lucienne, accompagnée de l’une d’elles, se dirigea à pas lents vers le rendez-vous. Je remarquai qu’elle était fort rouge et riait avec affectation. Je partis comme un trait ; je trouvai Lagneau assis sur le banc ; il éternuait terriblement, car la grotte était fraîche, et paraissait mal à l’aise. Dès qu’il me vit, il se leva et me dit d’une voix étranglée :
— Elle va venir ?
— Elle vient, lui dis-je.
Il regarda anxieusement le sentier et pâlit, de bonheur sans doute.
Je me mis à mon poste et je vis venir les deux beautés ; derrière elles marchait Peluque, fumant une cigarette.
J’étais un peu ému. « Que va-t-il se passer ? me demandai-je. Au point où ils en sont, épistolairement parlant, ça ne va pas faire long feu. Ils vont tomber dans les bras l’un de l’autre et faire retentir la grotte de leurs baisers. Ça va peut-être prendre des proportions… »
Je me promis de ne point regarder et de remplir mon rôle avec abnégation.
Pourquoi diable venait-elle avec sa cousine ? Cela me chiffonnait. Cela devait paraître peu convenable à Peluque, car il les rejoignit à quelque distance de la grotte, et je l’entendis qui offrait à la cousine (charmante, ma foi) de lui faire visiter le Parc. On aurait cru vraiment qu’il en était l’indiscutable propriétaire, et il disait ça si bien qu’elle accepta, et tous deux montèrent sous les yeuses, tandis que Lucienne s’avançait vers la caverne. De ma cachette, j’entendis éternuer Lagneau.
Elle entra.
Je n’entendis rien… J’eus bien envie de me retourner mais je luttai. Puis une voix, celle de Lagneau, s’éleva :
— Alors, tu… tu… vous êtes un peu venue à cette kermesse ?
— Oui.
— Ah ah ! C’est très bien. C’est très bien…
Je n’y pus résister, et je regardai.
Lagneau, écarlate, était debout, en face de Lucienne, sur la porte de la grotte. Il tournait gauchement son chapeau dans ses mains et regardait fixement son soulier gauche. La jeune personne, les joues en feu, chiffonnait nerveusement une fleur…
— Il y a beaucoup de monde, fit remarquer Lagneau.
Elle ne répondit pas.
— La recette sera bonne, reprit-il. Puis, d’un ton convaincu : Tant mieux. C’est pour les pauvres…
J’étais ahuri. Ça n’était pas de la vraie Amour, aurait dit Peluque.
Lagneau devenait grenat à force d’être rouge. Il voulut encore parler. Il montra la caverne.
— C’est une grotte, dit-il. Il y a un banc.
Elle ne répondit pas davantage.
Alors, je fis émerger ma tête de la verdure et je regardai Lagneau fixement. Il m’aperçut et ma vue lui donna du courage. Il se précipita sur sa Dulcinée, et la pressa violemment sur son cœur en s’écriant :
— Je t’aime… Viens. Viens, je t’adore…
Et il voulut l’entraîner dans la grotte. Mais elle fondit en larmes, et se mit à déchirer son mouchoir. Lagneau fit un pas en arrière et la regarda fixement. De son beau mouchoir de soie bleue, il essuya son front en sueur, puis, envahi par une soudaine panique, il prit la fuite.
J’étais stupéfait. La jeune fille pleura encore un moment, avec des cris peu articulés, et en frappant du pied : puis elle tira de je ne sais où un petit poudrier dont le couvercle portait à l’intérieur un miroir. Elle répara le désordre de son visage, calma celui de son esprit par quelques réflexions puis, pensive, elle s’en alla.
La bouche pleine d’injures, je partis à la recherche de l’Amant. J’arrivai à temps pour l’empêcher de s’enfuir, et je le traitai sur-le-champ d’imbécile et de gaspilleur d’amour.
— Aussi, me dit-il, pourquoi t’es-tu montré ?
— Ah non ! m’écriai-je… Tu ne vas pas me mettre cette catastrophe sur le dos ? Pourquoi t’es-tu enfui ? Imbécile ! Sauvage ! Ça valait bien la peine de lui parler du galbe de ses hanches ! Tu es encore un beau phénomène, toi ! Un fameux don Juan !
Il ne répondit pas à mes reproches.
— Penses-tu que tout soit perdu ? me demanda-t-il.
Ça m’en a tout l’air, lui répondis-je. Il faudrait demander conseil à Peluque. Mais tu sais qu’il va te charger d’injures quand il saura de quelle façon brillante tu as donné l’assaut !
Je l’entraînai dans la foule. Ahuri, il se laissait faire. En passant devant la buvette, je vis la tante débonnaire, assise entre Lucienne et l’une des cousines. Toutes trois buvaient de la limonade en abondance. La maîtresse adorée rougit lorsqu’elle nous vit passer. Quant à Lagneau, ce spectacle le jeta dans un tel trouble qu’il salua le groupe comme de vieilles connaissances. La vieille dame lui rendit son salut en le dévisageant à l’aide d’un face-à-main. Puis elle se pencha vers sa nièce, pour lui demander sans doute « quel était ce jeune homme »…
Après force poussées, nous réussîmes à sortir de la foule, devenue compacte ; nous nous dirigeâmes vers les fourrés. Ils n’étaient plus aussi solitaires et çà et là nous rencontrâmes quelques couples timides, qui se promenaient par les sentiers, avec l’âme poétique et des fleurs à la main.
Nous cherchâmes longtemps, et nous étions sur le point d’abandonner notre exploration lorsque j’entendis sortir d’un hallier une voix qui ressemblait fort à celle de Peluque. Je fis signe à Lagneau de s’approcher.
À travers les branches, au milieu d’une petite clairière, nous vîmes Peluque, assis tout près de la jolie cousine, sur un tronc d’arbre moussu. Elle s’appuyait à son épaule, en fumant une cigarette. Peluque, d’une main, lui entourait la taille ; de l’autre il tenait une cigarette ; entre chaque bouffée, ils échangeaient tous deux de tendres baisers.
— Il sait se débrouiller, l’animal ! murmurai-je.
La voix de Peluque s’éleva.
— Qui sait ce qu’ils font en ce moment ?
— Mon Dieu ! dit la cousine avec un petit rire effrayé… C’est que leurs lettres étaient… passionnées.
Peluque se montra profond psychologue :
— Bah ! dit-il. Ça ne veut rien dire. Ils en font peut-être moins que nous.
Ils s’embrassèrent.
— Je vous parie cent sous, reprit Peluque en mêlant le parfum du tabac à celui des baisers, je vous parie cent sous qu’il ne lui a même pas pris la taille !
Il l’embrassa de nouveau.
— Croyez-vous ? dit la cousine.
— J’en suis sûr, reprit Peluque. Je connais Lagneau. C’est un jobard.
L’Amant déconfit me serra le bras. Ô douleur ! Bredouille et bafoué ! Je l’entraînai vers les bruits de la fête, tandis qu’un bruit de baisers et de rires frais montait des feuillages…
Deux jours après, nous étions au lycée, attendant le résultat de l’écrit. Dans une cour de l’internat, un grand nombre de candidats se promenaient en causant. J’étais avec Lagneau et nous parlions de ses amours.
— Je lui ai envoyé une lettre tapée, me dit-il. J’espère que ça va marcher ; et je ne manquerai pas une autre occasion. Ah non !
Et il le disait avec tant de force qu’il en était convaincu lui-même.
Houille s’approcha.
— Ah ah ! Lagneau ! Ce qu’il s’en est payé, hier ! dit-il d’un air d’envie. Sa petite y était ; je l’ai vue s’en aller vers les taillis et le don Juan l’y attendait sans doute… Tu rougis, Lagneau ! J’ai bien deviné ! J’ai deviné ! Oh, le paillard ! Ce qu’il a dû lui dire ! Quels transports ! Tu ne devais pas être embarrassé, hein ?
Lagneau ne savait où se mettre, d’autant que Houille était sincère et croyait fermement à quelque débauche de baisers.
Peluque arriva. Il était porteur d’une lettre. Lagneau la lut. Pendant ce temps, je mettais Peluque au courant de l’entrevue à la kermesse. Il leva les bras au ciel et s’écria à plusieurs reprises : « Ô jobard ! jobard ! Ô trois fois jobard ! Après ça, tu viendras faire le zigotto ! »
Mais l’Amant avait un tel air d’accablement qu’il ne continua pas.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je.
Il nous tendit la lettre et je la lus à mi-voix. Elle contenait ceci :
Monsieur,
Je ne sais comment commencer cette lettre et je suis presque aussi embarrassée que nous l’étions tous les deux avant-hier. Je crois que notre amour ne peut survivre à ce rendez-vous, qui m’a appris sur mon état d’esprit beaucoup de choses que je soupçonnais déjà. Je ne crois pas vous aimer vraiment, car je n’avais pas du tout envie de me laisser embrasser, je vous l’avoue carrément. Je crois que vous m’avez plu surtout parce que je suis très seule et cet amour était un peu comme dans les livres. Si cela vous fait de la peine, je vous prie de me le pardonner. Je ne vous oublierai jamais et j’aurai toute ma vie une petite émotion quand je penserai à notre amour épistolaire.
Votre
P.S. Je vous serais reconnaissante de brûler mes lettres ou de me les renvoyer. Celles que vous m’avez écrites vous seront remises avec celle-là.
— Ah oui, dit Peluque. Il y avait un paquet avec la lettre. Mais il était trop gros, et je l’ai chez moi. Il ne doit pas y avoir que des lettres. Ça pèse bien cinq kilos.
— Je lui ai écrit chaque jour pendant trois mois, et des lettres de vingt pages.
— Malheur ! dit Peluque éloquemment.
À ce moment, il y eut une ruée vers un coin de la cour : deux professeurs affichaient les listes d’admissibles.
Nous nous précipitâmes.
En un clin d’œil, la cour prit un aspect bizarre : quelques-uns calmes ; d’autres accablés ; d’autres jurant épouvantablement et faisant serment de casser la g… au président du jury ; d’autres encore se livrant à l’allégresse la plus mouvementée ; Havet poussait des éclats de rire aigus d’hystérique…
Pour moi, j’étais admissible. Je cherchai le nom de Lagneau. Il n’y était pas…
Il l’avait déjà vu, et seul, adossé à un platane, il personnifiait la désolation. Peluque, qui était admissible, me prit le bras, et nous allâmes lui prodiguer des consolations.
Il nous accueillit par un geste de révolte.
— Alors quoi ? s’écria-t-il. Pas d’amour et pas de Bachot ? C’est trop fort ! Réellement ! Ah non ! Ces crétins du jury !
Car le lecteur doit savoir que, s’il y a des refusés à tout examen, c’est certainement la faute du jury.
— Au moins, si ça marchait d’un côté ! Mais rien ! Rien !
Il s’en alla tristement, le dos voûté, les mains dans les poches du beau pantalon blanc et, détail caractéristique, le chapeau enfoncé sur les yeux.
Peluque alluma sa bouffarde :
— Tout ça, c’est de sa faute, conclut-il. Ces amours-là, ce sont des enfantillages, ça n’est pas sérieux. S’il m’avait écouté, il aurait pris une bonniche.
*