7. Rencontre d’Yves
 
 

Tous les jours, pendant la courte récréation de dix heures, dans la grande cour de l’externat, je me promenais, rêveur, sous les hautes arcades de la galerie, et je « composais », l’air inspiré. Mais quand je voyais, sur la demi-porte des cabinets, pendre une ceinture, je ramassais, au pied d’un platane, une poignée de gravier, puis, caché derrière le tronc, mais risquant un œil, je lançais cette mitraille par-dessus la porte basse.

On voyait aussitôt surgir un buste furibond, un vrai buste sans bras, comme dans les musées, parce que la victime retenait sa culotte à deux mains. Ce buste criait quelques injures, terminées par des menaces, mais sans me voir : immobile, derrière le tronc protecteur, je jouissais de la partie auditive de mon entreprise.

Dans le silence rétabli, je risquais encore une fois un œil : le buste venait de redescendre, pour l’accomplissement de la fonction interrompue. Je lançais alors, à loisir, deux autres poignées de gravier. Je savais que l’accroupi furieux ne reparaîtrait pas tout de suite, retenu qu’il était par l’impérieuse nature, mais ses cris de rage retentissaient derrière la porte. Alors, je lançais la dernière poignée composée des plus gros cailloux, mêlés à de la terre, et je fuyais vers les arcades. Là, je feignais, à pas lents, de poursuivre ma rêverie, tout en surveillant la suite des événements.

Enfin, le lapidé reparaissait ; aux mouvements saccadés de ses épaules, on voyait bien qu’il rentrait les pans de sa chemise en grande hâte, tout en promenant un regard farouche autour de la cour. Puis, il reprenait sa ceinture, la bouclait en sortant, et se ruait, vers quelque innocent, très occupé à jouer aux billes tout seul, qui ne comprenait d’abord rien à ce coup de pied au derrière, mais se ruait aussitôt à l’attaque de l’agresseur.

Ces batailles absurdes faisaient ma joie, jusqu’à l’arrivée du pion, qui emmenait les combattants vers le cabinet de Monsieur le Surveillant Général.

Mais un jour – j’aurais dû me méfier, car la ceinture qui chevauchait la porte était fort large – à la première volée de pierres, je vis surgir une très grosse tête, puis de larges épaules. C’était un grand, qui n’aurait pas dû venir dans notre cour, mais que la nécessité y avait conduit. Celui-là n’hésita pas une seconde. Sans dire un mot, il remonta sa culotte avec une rapidité magique, ouvrit la porte, saisit au passage sa ceinture, et bondit vers moi. Il m’arracha du tronc que j’embrassais, et cingla mes mollets. Le pion était loin : je m’élançai vers lui, rattrapé à chaque pas par la lourde bande de cuir ; mes mollets brûlaient, et j’allais me laisser tomber à terre, lorsque j’entendis un juron furieux, et le « grand » s’étala, le menton en avant, sur le gravier de la cour ; un garçon à peine plus grand que moi, par un habile croc-en-jambe, avait précipité Goliath dans la poussière et le déshonneur.

Mon défenseur était brun, la joue pâle et creuse, les épaules hautes et carrées. Il regardait le géant terrassé, d’un air calme, mais les poings tout faits.

L’autre se releva ; son menton était rougeâtre, ses regards furieux.

— Petit salaud ! dit-il avec force. Espèce de petit salaud !

Le garçon brun répondit, d’une voix un peu rauque :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici, grand con ?

Stupéfait par l’insolence de ces paroles, le géant s’élança vers lui, le bras levé, la ceinture pendante dans son dos, prêt à frapper à la volée. Mais au moment où la lanière de cuir s’envolait, je m’y suspendis tout à coup, si bien que la boucle glissa dans sa main ; le garçon brun, aussi rapide qu’un chat, fit un bond en avant, et feignit de vouloir frapper l’ennemi au visage, alors qu’il lui décochait un coup de pied très sec dans le tibia.

La brute cria de nouveau : « Petit salaud ! » sur le ton d’une douloureuse rage. Mais ce coup n’aurait pas suffi à l’arrêter, et il allait saisir le garçon brun par les cheveux, pour lui bourrer la figure de coups de poing ; alors, je fis tournoyer la ceinture, et, par-derrière, de toutes mes forces, je le frappai ; par un coup exceptionnellement heureux, la lourde boucle de nickel s’abattit, par la tranche, sur le sommet du crâne, qui résonna sourdement. Il s’arrêta net, prit sa tête à deux mains, et se tourna de mon côté, au comble de la fureur, ce qui permit à mon allié de lui allonger un admirable coup de pied au derrière ; mais cette attaque, pourtant réussie, n’eut d’autre effet que d’accélérer sa ruée vers moi.

Il m’avait déjà pris aux cheveux, et je cachais mon visage dans mes bras repliés, lorsqu’une voix puissante retentit :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Cette question, qui ne méritait pas de réponse, était posée par le pion, accouru sur ses longues jambes. D’une main, il saisit l’épaule du grand, de l’autre il serra la mienne, et il nous entraîna à grands pas vers le cabinet du Surveillant Général, tandis qu’un demi-cercle d’amateurs accourus nous accompagnait, célébrant à haute voix la défaite de l’intrus.

Quand nous fûmes devant la porte de la Justice, je vis que le garçon brun nous avait suivis. Malgré la gravité de la situation, il gardait un sang-froid remarquable.

Le pion se tourna brusquement, et lui cria dans la figure :

— Qu’est-ce que vous faites là ? Vous voulez peut-être une consigne ?

Le garçon répondit clairement :

— Moi aussi, je me suis battu. Alors j’ai tout vu, et je suis témoin. C’est le grand qui a commencé !

— C’est pas vrai ! hurla l’autre… Moi j’étais venu aux cabinets dans cette cour, parce que dans la mienne il n’y avait plus de place, et alors…

Mais une voix redoutée l’interrompit : c’était celle du Surveillant Général, qui venait de sortir de son antre.

— Que veniez-vous faire dans ces cabinets ?

Le grand allait répondre à cette question singulière, mais Monsieur le Surveillant Général dit sévèrement :

— Taisez-vous ! Vous mentez ! Vous veniez FUMER ! Ce n’est pas à moi qu’il faut raconter des histoires ! Vous FUMIEZ ! Taisez-vous ! C’est la troisième fois qu’on vous surprend en pleine tabagie ! Quatre heures ! Taisez-vous !

Le pion fit alors un bref récit de la bataille qu’il n’avait vue que de très loin. Puis, je déclarai que cette grande brute m’avait attaqué par-derrière à coups de ceinture, et que sans l’intervention hardie du garçon brun, je serais sans doute à l’infirmerie. Je parlai, très hypocritement, d’une voix enfantine un peu entrecoupée, et je faisais de mon mieux une très petite figure.

— Et par-dessus le marché, tonna le Surveillant, il a l’audace de brutaliser un enfant ! Huit heures de consigne ! Si je vous revois dans cette cour, vous serez chassé du Lycée. Taisez-vous !

Le grand, qui avait depuis longtemps renoncé à parler, frottait le sommet de son crâne. Il avait tiré de ses épaules un cou de girafe et il tournait la tête à droite et à gauche, l’œil vague, et l’air hébété.

— Allez ! dit le Surveillant Général.

Le grand pivota sur ses talons, puis, l’épaule basse et la tête penchée, il s’en alla vers son destin.

— Et ces deux-là ? demanda le pion.

— Ces deux-là, dit le Surveillant Général, ne m’ont pas l’air très catholiques… Je me demande si une heure de consigne ne leur serait pas profitable…

Il feignit de réfléchir un moment, pendant que, les mains derrière le dos, nous regardions la pointe de nos souliers. Il répéta :

— Oui, je me le demande ! Qu’en pensez-vous, Monsieur Poinsot ?

— Ce garçon était beaucoup plus fort qu’eux, dit noblement M. Poinsot.

— Soit, dit le Surveillant Général. Réservons donc cette consigne pour la prochaine occasion. Rompez !

Nous rompîmes.

 

*

 

Afin de parler tout à notre aise, j’entraînai mon allié jusqu’au fond de la cour. Chemin faisant, je l’observais. Il était assez maigre, sans doute parce qu’il avait grandi trop vite. Ses jambes et ses bras étaient si longs, et leurs articulations si souples, qu’il ne semblait pas pouvoir les contrôler exactement… Il avait quelques poils très longs sur les mollets, une ombre de moustache, sous un nez légèrement recourbé, et son regard noir était d’une franchise lumineuse : je le trouvai viril et beau, et ce fut le coup de foudre de l’amitié.

Nous allâmes nous asseoir dans un coin, à demi cachés par le pilier d’une arcade, et masqués par le tronc d’un platane.

Je lui demandai :

— Comment t’appelles-tu ?

— Yves Bonnet.

— Tu es externe ?

— Oui.

C’était visible : il avait de très beaux souliers fauves, et un nœud de cravate en soie bleue.

— En quelle classe es-tu ?

— Cinquième A2.

— Moi, dis-je fièrement, je suis en quatrième A1.

— Moi, dit-il, je n’ai que douze ans et demi.

— Tu es bien grand pour ton âge.

— C’est parce que mon père est très grand ; et il pèse cent kilos.

Je ne parlai pas tout de suite du mien, car dans cette évaluation des pères sur pied j’étais battu d’avance. Il continua :

— Il est chef mécanicien sur l’Athos, et il fait Marseille-Yokohama. C’est au Japon. Ça fait qu’il n’est pas souvent à la maison…

— Alors, tu es tout seul avec ta mère ?

— Avec ma mère, et mes deux frères. Ils sont plus jeunes que moi… Comme mon père ne vient que tous les trois mois, il n’a pas le temps de nous gronder, et il nous apporte toujours des cadeaux.

C’étaient des bâtonnets pour manger le riz, de petites cages taillées dans la masse d’un cube de bois dur, qui contenaient un singe minuscule, sculpté lui-même à travers les barreaux, et des « sirènes » empaillées, pas plus grosses qu’une rascasse. Pour sa femme, il rapportait des châles, des écharpes, et des tapis de soie ornés de dragons flamboyants.

Cette façon de vivre me parut romanesque ; je le regardai avec admiration, c’est-à-dire avec envie, et je cherchai aussitôt comment je pourrais me rendre intéressant.

— Moi, dis-je, mon père est directeur d’une grande école, la plus grande école de Marseille.

C’était un mensonge ; mais Joseph avait dit un jour à table qu’il pensait obtenir assez vite une direction. Je trouvai donc légitime de réaliser cet espoir en le magnifiant, surtout en face d’un garçon qui possédait des sirènes empaillées, et qui marchait pieds nus sur des dragons.

Ma déclaration fit un excellent effet ; mais comme je n’ai jamais aimé mes propres mensonges, je n’insistai pas sur ce chapitre, et je retournai élégamment dans la vérité, en disant :

— C’est surtout un très bon chasseur.

Je me lançai alors dans le récit de ses exploits, et je narrai, une fois de plus, le triomphal « doublé » de bartavelles.

Cette épopée – à mon insu – s’était grandement enrichie, pour avoir été trente fois remise sur le métier : le poids et les dimensions des perdrix royales avaient doublé, mon père les avait abattues à plus de cent mètres, et, en les recevant sur la tête, je m’étais évanoui, dans une mare de sang.

J’ajoutai que cet exploit était unique au monde, car jamais, de mémoire d’homme, aucun chasseur n’avait réussi pareil « coup du roi ». Yves fit alors un petit sourire, et dit gentiment :

— Là, je crois que tu te trompes. Moi, pendant les vacances, il y a deux ou trois ans, on m’a montré un chasseur qui avait fait la même chose.

Cet attentat contre la gloire de mon père me coupa le souffle.

— Ce n’est pas possible. Ça, je te le dis, ce n’est pas possible.

— Et pourtant, c’est vrai. Moi, cet homme, je l’ai vu. C’était un monsieur de la ville, qui passait ses vacances dans un cabanon des Bellons, plus loin que la Treille, et le curé a même fait sa photographie.

Une fierté immense me gonfla le cœur. Je bondis sur mes pieds, et je criai :

— Eh bien, c’était lui ! Oui, c’est mon père qu’on t’a fait voir, et la photo, nous l’avons à la maison ! Et chaque année, nous allons passer les vacances aux Bellons, à la Bastide-Neuve !

— Ça, dit-il, avec une grande exaltation, c’est extraordinaire… Parce que, nous aussi, nous avons une maison à la Treille !

— Au village ?

— Non ! Plus loin ! C’est à gauche, sous la route des Bellons, une grande maison blanche, au milieu de la pente qui descend au Ruisseau… Ça s’appelle Rossignol…

Nous ne savions plus que dire, car cette découverte nous paraissait l’événement le plus prodigieux de notre vie ; ce n’était pas une coïncidence, mais un arrêt du Destin : Yves connaissait mes collines ! Il montait chaque samedi dans le glorieux tramway de la Barasse ! Pourquoi ne l’avais-je jamais vu de près ? Pourquoi, jusqu’à cette miraculeuse bataille, le Destin n’avait-il pas permis notre rencontre ?

Il allait me l’expliquer, lorsque je vis s’avancer vers nous les deux souliers noirs immenses sur lesquels naviguait le pion ; il nous attaqua soudain, d’une voix aboyante, car la cour était déjà vide, et nous n’avions pas entendu le tambour…

Nous partîmes en courant, chacun vers sa classe, sous un vol noir de menaces ailées, mais qui ne concernaient que la « prochaine fois ».

Notre professeur de latin, que nous appelions Zizi, portait une moustache assez fournie, et une barbiche blanche taillée en pointe. Il passait pour une « vache », parce qu’il était très difficile de le tromper.

Mon arrivée tardive ne fit pas un bon effet ; cependant, Zizi ne me dit rien, et je n’eus pas besoin d’inventer une excuse.

L’explication latine était déjà commencée ; j’ouvris en hâte mon « César », puis, les poings aux tempes, et deux plis verticaux entre les sourcils, je feignis un intérêt passionné.

Tandis que les Eduens tentaient vainement d’encercler la IIe légion, je pensais à ma propre bataille, et au miracle de mon nouvel ami ; je cherchais vainement la clef de la grande énigme : pourquoi ne l’avais-je pas rencontré plus tôt ? Pourquoi ?

À cette série d’interrogations, Zizi ajouta soudain la sienne ; en me désignant de son index pointé, il dit :

— Pourquoi oppido est-il à l’ablatif ?

Je me levai, les bras croisés, et je répondis clairement :

— Parce qu’il ne prenait pas le même tramway…

Le visage pâle de Zizi exprima aussitôt une stupeur indignée, tandis que le sang me montait au visage, et qu’un rire immense secouait toute la classe. Zizi frappa trois fois, du plat d’une règle sur son bureau, puis, comme le rayon d’un phare maléfique, son regard fit un demi-tour, et les rires fauchés tombèrent. Dans le silence rétabli, il dit :

— Monsieur, je tolère la stupidité, quand elle n’est pas insolente. Votre réponse n’est qu’une pitrerie. Vous me traduirez donc pour lundi le chapitre IX des Commentaires de César.

Puis, jugeant que j’avais mon compte, il m’abandonna à ma rêverie, et dirigea ses flèches vers Picot, puis vers Albert Cohen ; ils avaient ri à grands éclats, mais il les consterna tour à tour au moyen d’un subjonctif.

Cependant, je pensais à Yves, à la Bastide-Neuve, à Rossignol, et ma tête était pleine de cigales. Quand pourrions-nous reprendre nos révélations ? Yves, par malheur, était externe. Il allait donc quitter le Lycée à quatre heures ! Je ne pourrais donc pas le revoir avant le lendemain, ce qui me parut inacceptable. Je résolus alors de bondir hors de ma classe dès le premier roulement de tambour, et de courir vers la sienne, afin de l’intercepter ; nous aurions ainsi quelques minutes pour échanger nos principaux secrets.

Les ébats guerriers des Eduens, qui redressaient sur leurs genoux les épées de cuivre, tordues au premier choc, ne purent raccourcir cette heure d’attente. Cependant les siècles même ont une fin, et le tambour roula soudain sous la voûte de la galerie.

Au tout premier coup de baguette, je fis un bond de grenouille, et ma main serrait déjà le bouton de cuivre de la porte, lorsque dans la classe à peine levée, la voix de Zizi retentit.

— Qui est cet énergumène ? C’est encore vous ? Venez ici ! Quelle est, Monsieur, cette folie ? C’est là tout l’intérêt que vous portez à vos études ? Au piquet, devant le tableau ! Vous sortirez le dernier !

Puis, quand je fus installé au pilori, il se tourna vers la classe, et dit :

— Allez, Messieurs !

C’était irréparable. Je souhaitais, de tout mon cœur, que ce bourreau tombât raide mort à mes pieds. Vœu stérile. Je ne reverrais pas Yves avant le lendemain…

Quand tout le monde fut sorti, le cruel Zizi marcha lui-même vers la porte, à pas comptés. Il s’y arrêta au moins trente secondes. Enfin, il se tourna vers moi, et dit : « Allez », tandis qu’il s’en allait lui-même.

Je m’élançai. Un fleuve d’élèves descendaient la galerie, et il me fut difficile de remonter le courant sans bousculer quelques inconnus, ce qui me valut pas mal d’injures, et un remarquable coup de pied au derrière, heureusement atténué par la vitesse de ma course… Mais quand j’arrivai devant la cinquième A2, elle n’était plus habitée que par un grand pantin à la craie qui remplissait le tableau noir, et qui se prenait sans doute pour Monsieur le Censeur, car il portait un chapeau haut de forme, une barbiche et deux oreilles d’âne.

Yves était donc parti, grâce à l’abominable Zizi, qui ne saurait certainement jamais de quelle catastrophe il était responsable.

Je redescendis vers la sortie, à pas pressés, regardant encore de tous côtés, mais sans grand espoir, car les garçons qui passaient maintenant, la lourde serviette sous le bras, étaient des êtres d’un autre monde, c’est-à-dire des élèves de seconde, ou même de première.

Alors, nonchalamment, j’allai vers le bout de la galerie, où la double file des demi-pensionnaires attendaient les ordres d’un autre pion pour descendre vers les études et les cours de l’Internat. Ce pion était si maigre que j’imaginais que son nombril était collé comme une arapède sur la face antérieure de sa colonne vertébrale.

Il avait de longs cils roux autour de ses grands yeux bleus, et nous l’appelions Poil d’Azur.

J’allai prendre place au bout de la file, et je regardai encore de tous côtés. J’avais eu l’espoir qu’Yves me rechercherait, ou, tout au moins, qu’il m’attendrait un moment. Mais non. Il était parti en courant avec les autres, et ma déception fut presque un chagrin…

Tout à coup, une main tira ma blouse. Je me retournai : il était là, et la joie me fit éclater de rire.

— Tu m’attendais ?

— Oui, je descends avec toi…

— Mais c’est défendu, puisque tu es externe !

— Je m’en fous, dit-il. Si on me repère, je dirai que je suis descendu pour réclamer mon De viris à Chausson qui est pensionnaire. Je le lui ai prêté hier, et il est à l’infirmerie. Et puis, quand on fait ce qui vous plaît, ça vaut la peine de risquer quelque chose.

À ce moment, Poil d’Azur toussa, et dit d’une voix morne :

— Serrez les rangs !

Comme il nous regardait fixement, Yves plongea son nez dans son mouchoir et baissa la tête, pour cacher son visage d’externe. Ces habiles précautions étaient d’ailleurs inutiles, car Poil d’Azur n’eût pas remarqué, dans nos rangs, la présence d’un cerf, ou d’un colonel en grande tenue. Il préparait – depuis plusieurs années – une licence de mathématiques, et ses yeux n’enregistraient plus le réel : leur regard était tourné vers la fourmilière de chiffres qui grouillait dans les galeries de sa cervelle dévastée.

D’une voix éteinte, il dit :

— Allez !

Et nous allâmes.

Au fond des cours de récréation de l’Internat, il y avait, derrière de hautes arcades romanes, un très grand préau pour les jours de pluie. La lumière y était moins claire que dans la cour. Un banc de bois était fixé le long du mur du fond. C’est là que nous allâmes nous asseoir.

Cette récréation, qui durait pourtant une heure, fut bien courte.

Yves m’apprit d’abord que sa grand’mère maternelle habitait toute l’année à la Treille, et qu’elle possédait une très jolie voiture – en acajou verni – traînée à une vitesse prodigieuse, par un véloce « bardot ». Comme je lui demandais quelques précisions sur l’espèce de cet étrange animal, il me répondit que c’était, en apparence, un petit cheval, mais qu’au point de vue scientifique c’était « le contraire d’un mulet », et qu’il n’en savait pas davantage.

Chaque samedi, à quatre heures, sa famille prenait le tramway, non pas celui de la Barasse, mais celui qui allait à Saint-Marcel ; là, le mystérieux « bardot », piloté par un paysan, venait les chercher, pour les conduire, à grandes étincelles, jusqu’au village, d’où ils allaient à pied à Rossignol, par un sentier bordé d’aubépines, de sauge, de rue et de romarin…

Ainsi le mystère était expliqué, et ma réponse – que Zizi avait jugée absurde – était la bonne. Il m’apprit ensuite qu’il connaissait à peine mes collines, car il n’était monté qu’une fois jusqu’au Taoumé ; ses propres explorations le conduisaient d’ordinaire du côté de la grotte des Pestiférés, et du Bec-de-Pugnaou, sur le territoire d’Allauch.

Alors, je fis une description romantique des vraies garrigues, les miennes. Il me regardait, la bouche ouverte, avec une inquiétude passionnée. Ainsi les hommes du Moyen Âge ont dû écouter les récits de Marco Polo. Et moi, je me promettais mille joies enivrantes à lui révéler les gorges lointaines de Passe-Temps, la douceur des brises du soir sur le silence minéral des rocailles de Precatori, la verte force des parfums sur les kermès de la Garette, la danse de l’air sur les pierres bleues, l’insolence de mes échos, et cet épervier solitaire, au plus haut de la courbe du ciel, sur l’immensité de ces royaumes.

Et je le regardais : il était vivant, un peu sauvage, mais serein.