3. La tragédie de Lagneau
 
 

Lagneau était le fils unique d’un maître camionneur du port de Marseille. Ce puissant chef possédait, dans de longues écuries, une centaine de chevaux, car en ce temps-là « l’essence de pétrole » ne servait qu’à nettoyer les gants, à transformer les taches des vêtements en auréoles, et parfois à faire exploser, sous la cafetière matinale, de petits réchauds garantis sans danger. Les chevaux de M. Lagneau n’étaient donc pas encore enfermés sous un capot, mais ils trottaient au grand jour, énormes, et cachant quatre pavés sous chaque sabot. Leur maître était à leur image. Pour m’en donner une idée, Lagneau me dit :

— Tu connais la bibliothèque de l’étude ? Eh bien ! chaque fois que je la vois, je pense à lui. Il est presque aussi large, un peu moins haut, et plus épais… Avec une moustache noire énorme, et tellement de poils sur les mains que des fois il les coiffe avec un petit peigne… Et en plus, une voix terrible qui lui rabote le gosier…

Ce père de la grande espèce se vantait d’avoir fait fortune à la force du poignet – ce qui n’était pas une métaphore, car il faut un poignet de fer pour conduire des attelages de trois percherons. Après plus de vingt-cinq ans de travail, et de nuits bien courtes, il avait pu faire peindre son nom, en lettres blanches, sur les trois ridelles de cinquante camions, et, au-dessous du nom, il y avait un numéro qui, par une sorte de magie, correspondait (comme un nom) à une machine téléphonique logée dans une boîte à manivelle qui était vissée contre le mur. Avec cet appareil, il était possible de parler, sans crier, à des personnes qui étaient de l’autre côté du Vieux-Port. J’en avais entendu parler, mais je ne savais pas que ça existait chez des gens comme une machine à coudre ou une cafetière. Le camionneur, assez peu instruit lui-même, croyait à la vertu des études, et il était sur ce chapitre fort sévère pour son fils. C’est pourquoi, pendant la première année de sixième, Lagneau avait reçu un certain nombre de « corrections », c’est-à-dire quelques volées de coups de canne dont la plus remarquable avait failli – selon lui – l’envoyer à l’hôpital : il me confia que sa peau en était restée zébrée de profondes cicatrices, trop mal placées d’ailleurs pour qu’il pût les montrer au lycée, même sous le préau. J’étais effrayé par la description d’aussi graves sévices, et je le regardai d’un air apitoyé : mais il cligna de l’œil et déclara :

— Tout ça, c’est du passé, ça n’existe plus, parce que ma mère et ma tante, à force de réfléchir, ont trouvé un truc formidable, et maintenant je peux m’offrir gratuitement une ou deux retenues par semaine, et j’en rigole de bon cœur ! Je vais t’expliquer le truc.

J’avais vu sa mère quelquefois, le soir, à la sortie du lycée, car elle venait l’attendre sur la petite place : mais je ne l’avais jamais approchée. Lagneau, pour d’évidentes raisons de dignité, lui avait défendu de se manifester tant qu’il était avec des camarades.

Elle restait donc en sentinelle au coin de l’étroite rue Mazagran, où des dames peintes comme des poupées prenaient l’air du soir en se promenant infatigablement. Lorsque nous sortions, Lagneau feignait de ne pas la voir, et elle nous suivait d’assez loin. C’était une dame assez grosse, qui avait des chapeaux superbes (avec des fleurs et des oiseaux) et une voilette sur la figure ; mais comme ses cheveux paraissaient blancs, j’avais cru deviner que c’était sa grand-mère. Elle aurait pu l’être, car il me révéla qu’elle avait presque cinquante ans.

Cette tendre mère avait une sœur, qui était non seulement la tante mais la marraine de Lagneau. Je ne l’avais vue (de loin) qu’une seule fois, mais sa personnalité m’avait paru si remarquable que je ne l’avais pas oubliée. Elle était très grande, avec les épaules tombantes comme les bouteilles d’eau minérale, et elle faisait des gestes immenses en marchant dans la rue, au risque de gifler un passant : Lagneau me dit que c’était un « cœur d’or », ce qui m’étonna d’abord, mais je pensai ensuite que les cœurs d’or se cachent souvent dans des personnes dégingandées, comme Don Quichotte.

Ces deux femmes adoraient Lagneau, fils et neveu unique ; elles étaient révoltées et déchirées par les violences du camionneur, et quand Lagneau recevait une fessée de coups de canne, la mère mangeait son mouchoir, et la tante ne pouvait plus s’asseoir pendant deux jours.

La première année de sixième, dévastée par des retenues presque hebdomadaires, avait été pour elles un long martyre : chaque semaine n’était que l’attente du mercredi, fatale échéance de la distribution des « colles ».

Ce jour-là, elles faisaient de grands efforts pour prendre quelque nourriture à midi, à la table du camionneur qui dévorait le pâté de grives, le rumsteack et le gratin dauphinois avec l’insouciance d’un ogre, et elles tremblaient à le voir prendre ainsi des forces pour la vespérale bastonnade… L’après-midi se passait en conversations dont l’optimisme était clairement démenti par les soupirs de la mère et les tics de la tante, qui pour se rassurer elle-même chantait parfois, le menton tremblant sous une voix stridente, quelque romance du temps jadis.

Enfin, vers sept heures, Lagneau arrivait. Parfois, il criait dans l’escalier :

— Ce soir, il y aura du dessert !

Alors, la joie était si grande que la tante, penchée sur la rampe, fondait en larmes, et que la mère courait prendre ses « gouttes » pour calmer les battements de son cœur. Mais quand il montait les escaliers sans rien dire et qu’il sortait de sa serviette la feuille de sa condamnation, alors, après quelques gémissantes questions, elles restaient muettes et comme frappées de stupeur, mais tressaillantes aux tintements lugubres de la pendule, qui rapprochaient le retour de l’exécuteur…

C’est pourquoi, pendant la trêve des grandes vacances, elles avaient mis au point un plan longuement mûri, pour échapper au triple martyre.

Comme la famille était au repos dans une villa près d’Allauch, la tante révéla au camionneur stupéfait qu’elle avait toujours eu la passion des excursions dans la colline, et, tous les deux jours, on la voyait partir vers les sept heures du matin, sac au dos, et le bâton ferré à la main.

Le beau-frère ne blâma point cette folie ambulatoire, et déclara qu’il était bien naturel qu’une vieille fille calmât ses nerfs d’une façon ou d’une autre, et que l’alpinisme était préférable au gigolo. Puis il s’avisa que l’air des collines ferait plus de bien au « petit » que la fréquentation des voyous du village. Lagneau fit semblant de rechigner avant de s’incliner devant le désir de son père. Il n’aimait pas du tout les excursions, mais il était dans la confidence, et il savait que ces hygiéniques promenades ne le mèneraient pas plus loin que les Quatre-Saisons, où un bistrot bien approvisionné lui servirait un plantureux repas, et où il pourrait jouer toute la journée avec des garnements de son âge.

Ce régime lui profita, et le camionneur en fut ravi : c’est pourquoi, dès la rentrée, les deux tendres friponnes proposèrent au père que ces bienfaisantes sorties fussent continuées le jeudi.

Il fronça le sourcil, et ricana :

— Le jeudi ! Dans notre famille, le jeudi, c’est le jour des retenues !

— Il n’en aura plus ! cria la tante. Jamais plus vous n’aurez à signer de bulletins de retenue ! Jamais plus.

— Dieu vous entende ! dit le camionneur incrédule. Enfin, nous verrons…

 

C’est pourquoi, tous les jeudis matin, la tante-marraine, déguisée en alpiniste, venait appeler son neveu-filleul. Sous deux sacs tyroliens, qui contenaient le saucisson de l’excursionniste, l’omelette aux tomates, la côtelette crue, le pain, le gilet de laine et l’imperméable, griffant les trottoirs de leurs souliers à clous, ils partaient glorieusement pour aller purger deux heures de retenue, et parfois quatre, et parfois six… Le camionneur, comme la tante le lui avait promis, n’eut plus jamais à signer de bulletin de retenue : son épouse s’en était chargée, après un long entraînement clandestin… En arrivant au coin de la rue du Lycée, la tante s’emparait du sac de son neveu, et Lagneau, pour gagner le lieu de sa détention, patinait gaiement sur le marbre des couloirs, dont ses clous d’alpiniste tiraient des fusées d’étincelles. Libéré à midi, il allait s’installer chez sa tante, pour y déguster non pas le casse-croûte du vaillant excursionniste, mais le pilaf de moules au riz, merveilleusement safrané, puis le poulet de grain rôti à la broche, entouré de pommes soufflées ou de champignons grillés sur une braise de sarments. Il croquait ensuite le dur nougat d’Arles, mastiquait l’onctueux calisson d’Aix, et se faisait enfin la bonne bouche avec un petit verre d’une liqueur appelée « crème de cacao ».

Parfois, il lui fallait retourner au lycée pour reprendre ses fers jusqu’à quatre heures, parfois même jusqu’à six heures. Mais, le plus souvent, il passait son après-midi au parc Borély, pour y faire de la bicyclette ou du canotage. Enfin, avant de rentrer chez lui, il étudiait les cartes des excursionnistes marseillais, et choisissait l’itinéraire de l’imaginaire randonnée, afin d’être en état de répondre aux questions vespérales que posait parfois le camionneur.

 

Ce système fonctionnait à ravir, et le papa Lagneau était ravi lui-même de voir son fils si merveilleusement transformé par les bienfaits de l’escalade et la vertu de l’air des cimes. Bref la famille nageait dans le bonheur.

C’est ainsi que mon ami, non sans vanité, me dévoila son « truc » : je le trouvai d’autant plus admirable qu’il lui avait permis de me sauver moi-même, et je lui jurai une reconnaissance éternelle : trois mois plus tard, j’eus enfin l’occasion de la lui prouver.

C’est au mois de mars que commença l’affaire des « boules puantes ».

Ces boules n’étaient que de grosses larmes de verre, pleines d’un liquide jaunâtre, dont je sus plus tard que c’était de l’hydrogène sulfuré. Elles se brisaient au moindre choc, et empoisonnaient immédiatement l’atmosphère d’une épouvantable odeur.

Le premier lanceur de boules puantes, je veux dire le premier de cette année-là dont l’exploit eut fait quelque bruit, fut un certain Barbot, de quatrième B, qui réussit – sans le vouloir – un coup de maître, car le fragile projectile (qui ne visait rien d’autre qu’un point de chute quelconque) explosa sur le sommet du crâne de Tignasse, dont la longue chevelure en fut si merveilleusement empestée qu’il dut se résigner à la sacrifier, et à nous révéler ainsi son véritable visage, c’est-à-dire une aimable bille de clown.

Cet exploit resta anonyme, mais la gloire de Barbot fut grande chez les initiés. C’est pourquoi Soliman, un Turc de cinquième B, voulut le dépasser, par l’ingénieux emploi d’une technique nouvelle. Il l’expérimenta pendant la classe de M. Verdot, un professeur de mathématiques au visage grave et triste, dont on ne savait rien encore, car il venait d’un autre lycée. On disait que nul ne l’avait vu sourire, et on l’appelait Funérailles.

Soliman, qui semblait disposer de capitaux importants, acheta (au bazar de la rue Sibié) cinq boules puantes d’une exceptionnelle grosseur. Mais au lieu de lancer tout bêtement ces capsules (opération dangereuse, et de plus indélicate, car elle peut faire condamner un voisin innocent) il se glissa dans la classe avant l’heure, et les disposa en quinconce sous la chaire, aux endroits où Funérailles poserait probablement ses pieds, qui étaient grands.

— Comme ça, avait annoncé Soliman, c’est lui qui en profitera le premier !

Ces conjectures se révélèrent justes.

Dès que la classe fut installée, Funérailles monta prendre place à la chaire, et inaugura sa leçon par la récitation, ex abrupto, du théorème de Pythagore. Mais au moment même où il prononçait le fameux « si je ne m’abuse », ce clou d’or auquel reste accroché dans nos mémoires le carré de l’hypoténuse, on entendit un léger craquement, amplifié par le bois sonore de l’estrade.

Funérailles ne s’abusa pas davantage : il baissa le nez, flaira l’air et, pour la première fois, on vit paraître sur son visage le sourire émerveillé de la Pythie, car il était comme elle (ou comme un jambon fumé) juste au-dessus de la source d’un flot montant d’odorantes vapeurs. Sans hâte, et toujours souriant ineffablement, il repoussa sa chaise en arrière, regarda le plancher sous sa chaire, puis se baissa à quatre reprises et déposa devant lui quatre capsules intactes. Alors, promenant sur la classe un sourire effroyablement amical, il dit dans un silence épouvanté :

— Il y a dans cette classe quelqu’un qui sait que j’adore le parfum puissant de l’hydrogène sulfuré (H2S) et qui m’a fait ce présent quintuple. Je ne veux pas connaître son nom, mais je le remercie cordialement. Surtout que personne n’ouvre les fenêtres, afin de ne pas gâter notre plaisir !

Il se leva et, devant la classe glacée de stupeur, il lança tour à tour les quatre boules contre le mur du fond : elles firent quatre taches grises, en forme de soleils stylisés.

Il se rassit, flaira l’air d’un nez gourmand et enchaîna, sur un ton plaisant :

« Est égal, si je ne m’abuse,

« À la somme des carrés

« Construits sur les autres côtés.

Sans la moindre enquête, sans poser une seule question, il fit une brillante leçon d’une heure entière.

C’est à la sortie que Soliman reçut la récompense de son invention, car les externes, le nez rouge, les yeux larmoyants, et comme enivrés par cette longue puanteur, le reconduisirent, à grands coups de pied au derrière, jusqu’à l’escalier de l’internat. On eût pu croire que son échec, suivi de cette fuite propulsée, allait le rendre ridicule : tout au contraire, le récit de la folie de Funérailles fit le tour du lycée, et Soliman, qui l’avait déclenchée, devint tout à coup célèbre. J’ai compris ce jour-là qu’il est toujours profitable d’être mêlé, de quelque façon que ce soit, à un événement important, et que la gloire, c’est quand on parle de vous. Lagneau fut jaloux de ces lauriers ; c’est un lundi, vers les neuf heures moins le quart, pendant la classe d’histoire, qu’il lança deux boules puantes.

 

La première eut un plein succès, car M. Michel nous tournait le dos pour écrire sur le tableau noir des dates et des noms, réunis par des accolades. Il ne vit rien, n’entendit rien et ne fut avisé de cet exploit anonyme que par une épouvantable odeur. Comme les fenêtres étaient ouvertes, il crut que cette puanteur venait de l’extérieur : il ordonna de les fermer et nous tourna de nouveau le dos, la craie en main.

Lagneau, tout glorieux de ce premier succès, se leva soudain à demi et lança la seconde capsule de verre : elle se brisa contre le tuyau du poêle, dont la tôle résonna. M. Michel se retourna brusquement, les poings sur les hanches, les sourcils froncés sur un regard noir : il regardait de notre côté. Mais Lagneau, promptement rassis, la tête un peu penchée sur le côté, fignolait une accolade, et j’écrivais moi-même avec application, comme mes voisins, qui redoutaient une erreur judiciaire possible. Seul, Mérinos, devant moi, luttait, le cou gonflé, contre un accès de rire qui l’étouffait, et j’étais sûr qu’il était perdu, lorsque la porte s’ouvrit largement, et monsieur le proviseur – en jaquette et chapeau de soie – entra d’un pas assuré. Il était suivi de monsieur le censeur, qui tenait à la main de grandes feuilles de papier. Ces autorités venaient nous dire solennellement les résultats de la composition d’histoire. Toute la classe se leva d’un seul élan, selon l’usage. Mérinos lui-même, fils d’Ulysse (ou peut-être d’Achille), ne riait plus : la situation était grave et Lagneau devint blanc comme un navet.

En effet, monsieur le censeur palpitait déjà des narines et regardait le parquet, autour du poêle : quelques menus éclats de verre y étaient clairement visibles.

En moins d’une seconde, il conjugua les renseignements que lui fournissait son nez et ceux qui brillaient sous ses yeux.

Alors, d’un geste rapide, il pointa vers Lagneau le fluide maléfique de son index tendu et dit d’un ton sans réplique :

— Levez-vous !

Lagneau, pâle et tremblant, ne se leva pas, mais il tourna vivement ses regards vers le fond de la classe, comme si cet ordre ne pouvait en aucune façon le concerner, et comme s’il était curieux de savoir à qui le censeur en avait. Mais cette naïve démonstration d’innocence ne fit pas le moindre effet, et la voix tonna, sarcastique :

— Vous ! Oui. Vous ! Ce n’est pas la peine de jouer la comédie. Je vous ai vu, par la fenêtre ! Oui, je vous ai vu lancer quelque chose, et maintenant, nous savons bien quoi ! Votre nom ?

— Mais, m’sieur, dit Lagneau, j’ai peut-être fait un geste mais ce n’est pas moi ! J’ai voulu attraper une mouche, et alors…

La désolante stupidité de cette explication fit courir un rire léger à la surface de la classe, tandis que le censeur tonnait :

— Taisez-vous ! Votre nom ?

— Lagneau.

Le censeur tira de sa poche un carnet, dévissa le capuchon de son stylographe et il inscrivit le nom, la classe et le motif. Pendant ce temps, l’odeur intolérable, épaissie par un silence de mort, s’élargissait, se répandait, envahissant toute la classe, infectant la responsabilité de Lagneau et l’aggravant à chaque seconde.

 

Les externes, avec leur habituelle hypocrisie, se bouchaient le nez, indignés. Monsieur le proviseur, qui ne pouvait en faire autant, ordonna d’une voix calme et grave :

— Ouvrez les fenêtres !

Les externes se précipitèrent. Enfin, monsieur le censeur déchira la page de son carnet et la tendit à Lagneau, disant :

— Prenez vos affaires et portez ceci à la permanence !

Lagneau, accablé, prit ses livres, ses cahiers, descendit les trois gradins, marcha lentement vers la porte, l’entrebâilla et disparut.

Alors, monsieur le censeur, d’une voix naturelle, commença sa lecture et dit, comme d’habitude :

— Premier, Robin, 19½. Conduite 10, devoir 9, leçons 10.

Je retrouvai Lagneau dans la cour de l’internat. À ma grande surprise, il me parut très inquiet :

— Mais alors, dis-je, et le truc ?

— Le truc marchera très bien si c’est quatre heures, ou même une consigne entière. Mais il y a le censeur et le proviseur dans cette affaire… Et puis, l’assassin de la permanence m’a dit que ça serait probablement le conseil de discipline et une mise à la porte de huit jours.

— Il a dit ça pour te faire peur…

— Peut-être, mais ce n’est pas sûr… Et, en plus, un grand m’a dit que, quand on te met à la porte, le proviseur fait venir ton père ! Tu te rends compte !

 

Pour le rassurer, j’appelai en consultation Nelps et Carrère, le beau petit boiteux de troisième A2.

Nelps cita cinq cas de lanceurs de boules puantes et nous apprit que la peine maximale avait été une consigne entière du dimanche, infligée à Barbot. Il conclut avec une autorité rassurante :

— Tu es bon pour une consigne entière jeudi prochain, mais rien de plus.

Carrère, esprit plus abstrait, essayait d’évaluer l’aggravation des peines que causait en général la présence du censeur, malheureusement alourdie et solennisée par celle du proviseur, et il se montra pessimiste.

Toutefois, en considération du fait que le jet de la capsule avait été commis avant l’entrée des autorités et dans l’ignorance de leur venue, il finit par conclure qu’une consigne entière lui paraissait largement suffisante et que le conseil de discipline ne serait pas alerté, ce que Nelps confirma avec beaucoup d’assurance, et il ajouta :

— D’ailleurs, si tu risquais plus qu’une consigne, on t’aurait déjà appelé chez le censeur !

— Il a raison ! s’écria Lagneau. Et si ce n’est qu’une consigne, ça n’a aucune importance ! J’ai deux Buffalo Bill et trois Nat Pinkerton, ça me fera toute ma journée !

Et il se mit à danser en riant aux éclats.

À ce moment, la voix du destin retentit : elle sortait de la moustache du concierge et elle cria longuement sur toute la cour :

— Lagneau, cinquième A2, chez Monsieur le censeur !

Puis ce héraut, indifférent à l’annonce redoutable qu’il venait de lancer, se retira sans même se retourner.

Lagneau blêmit, racla sa gorge et dit, après un ricanement lugubre :

— Quel salaud !

Puis il s’éloigna, les épaules tombantes, mais les poings fermés.

Nous attendîmes son retour en devisant sous les platanes ; je fus un peu inquiet pour mon ami, car les deux arbitres me parurent moins optimistes en l’absence de l’inculpé, et Nelps fit intervenir un facteur nouveau, qui était l’abus récent de l’usage des boules puantes, et il déclara qu’il craignait que le censeur ne voulût faire un exemple pour y mettre fin. De plus, l’absence de Lagneau se prolongeait, ce qui ne me semblait pas rassurant ; mais Carrère allégea mon inquiétude en me disant que « plus ils parlent, moins ils punissent », et que Lagneau allait peut-être s’en tirer avec quatre heures et une homélie moralisatrice… Enfin, cette pénible attente fut soudain raccourcie par un incident plaisant. Marion, de cinquième B ; ayant plongé un bâton dans les entrailles des cabinets, s’approcha de Schmidt, et lui dit brusquement :

— Un peu voir si tu es plus fort que moi !

Et il lui tendit l’extrémité odieusement graissée de ce bâton.

Schmidt, sans méfiance, la saisit à pleine paume et tira : le bâton lui glissa dans la main, en y laissant une épaisse viscosité, tandis que Marion fuyait en ricanant. Schmidt, qui comprenait pourtant la plaisanterie, ne goûta pas du tout celle-là : il rattrapa son persécuteur en trois enjambées, le colla contre le mur et essuya longuement sa main sur la figure du mauvais plaisant, qui se mit à vomir à grand bruit.

Je ne vis pas la suite de cet intéressant épisode, car Lagneau venait de paraître à la porte de la cour. Son visage était décomposé. Il s’avança vers nous d’un pas incertain, et la tête basse.

— Alors, dit Nelps, c’est une consigne ?

Lagneau fit « oui » de la tête.

— Pour jeudi ?

Il chuchota :

— Oui.

Il voulut ajouter quelque chose, mais il fondit en larmes, courut appuyer son avant-bras contre le mur, pour soutenir son front, et pleura tout à son aise.

Je fus très surpris par ce désespoir et j’allai lui parler à voix basse :

— Qu’est-ce que ça peut te faire, une consigne, puisque tu as ton truc ?

Sans mot dire, il tourna vers moi ses yeux rougis, haussa les épaules et gratta le sol de la pointe de son soulier.

Les autres s’étaient rapprochés, mais personne ne posa de questions, et nous respectâmes son silence jusqu’au roulement du tambour.

En étude, il reprit sa figure ordinaire. Il avait installé devant lui sa grammaire latine et, les bras croisés, il regardait fixement un « exemple » imprimé en caractères gras : « Noctua cicadam interfecit, quanquam clamitabat » ou « quamvis clamitaret ».

Mais son esprit était bien loin de ces subtilités, car il poussait de temps à autre un soupir d’au moins un mètre. Enfin, au bout d’un quart d’heure, il me chuchota la vérité.

Le censeur lui avait annoncé une consigne de huit heures, de huit à midi et de deux à six.

 

Condamnation négligeable en soi, et fort élégamment annulée par le truc, mais il avait ajouté :

— J’ai eu quelquefois l’impression que vos bulletins de retenue étaient signés par Madame votre mère, et j’ai toléré cette incertitude jusqu’à aujourd’hui. Cette fois-ci, vous êtes allé trop loin. Pour éclaircir mes doutes, je me vois forcé d’envoyer à l’adresse du bureau de Monsieur votre père un double de votre feuille de retenue, avec ma carte de visite qui lui dira tous mes regrets.

Cette révélation me fut faite par bribes à cause de quelques regards inquisiteurs de M. Payre qui interrompirent plusieurs fois la communication.

Quand je fus en possession du message – que j’avais écouté en feuilletant studieusement mon dictionnaire latin – je réfléchis pendant un moment, puis, feignant d’écrire, la tête baissée, du coin de la bouche, je répondis :

— C’est embêtant, mais ce n’est pas terrible… Pour ton père, ce sera la première retenue de l’année… Pour la première, on n’a jamais tué personne…

Il ne me répondit pas tout de suite, car la voix puissante de M. Payre retentit : elle informait Berlaudier qu’une étude n’était pas un dortoir.

 

Après cette alerte, Lagneau chuchota :

— Il va sûrement venir voir le censeur pour demander des explications, et alors il va savoir toutes mes colles.

Je convins en moi-même que là était le danger, et je ne sus que répondre. Cependant, après quelques minutes de réflexion, je conclus que la révélation unique et collective d’une vingtaine de colles ne lui vaudrait pas vingt corrections et que, en somme, il resterait le bénéficiaire. J’allais lui faire part de cette idée consolante lorsqu’il me dit tout à coup :

— Et surtout, surtout, il va savoir l’affaire des bulletins trimestriels.

Ça, c’était pour moi du nouveau.

— Quelle affaire ?

Il ne me répondit pas tout de suite, car M. Payre venait de descendre de sa chaire, et il faisait sa tournée habituelle. Derrière son dos, sa main gauche serrait son poignet droit. À pas lents, il parcourait les travées, s’arrêtant çà et là, pour se pencher sur le travail d’un élève. Il donnait des conseils, faisait des observations, parfois fort désobligeantes. C’était le bon moment pour bavarder, parce que, ses oreilles bourdonnantes du son de sa propre voix, il n’entendait plus nos chuchotements.

Alors, Lagneau me raconta la terrible affaire. Ce fut long et difficile, parce que le discours des désespérés n’a point d’ordonnance, qu’il est entrecoupé de silences convulsifs, et qu’il est toujours mal articulé.

Cependant, je finis par comprendre l’histoire des bulletins trimestriels, et je l’ai reconstituée pour le lecteur.

L’activité frauduleuse de la mère et de la tante n’avait pas pu se limiter à l’escamotage des retenues : toujours le crime en appelle un autre, car c’est l’engrenage du diable. Elles avaient pensé tout à coup au bulletin trimestriel, qui allait révéler brutalement trois mois de paresse et d’inconduite, et peut-être mentionner les punitions…

Épouvantées, elles décidèrent de l’intercepter et de le falsifier.

La tante découvrit sans peine, sur une feuille de retenue, le nom de l’imprimeur du lycée : elle réussit à corrompre un typographe alcoolique, qui lui donna douze bulletins vierges en échange de douze bouteilles d’absinthe, et douze enveloppes à en-tête du lycée pour six bouteilles d’Amer Picon.

À la fin du premier trimestre, la mère et la tante vécurent une semaine d’angoisse et de folie : munies d’une fausse clef de la boîte aux lettres, elles surveillaient en tremblant les passages du facteur.

Par bonheur, le vrai bulletin arrivait vers neuf heures, après le départ du camionneur, qui ne manquait jamais d’être sur les lieux de son travail dès six heures du matin. Les deux femmes coupables saisirent la lettre fatale et coururent s’enfermer dans le cabinet de toilette. Là, dans la vapeur d’eau chaude, elles firent glisser entre les deux épaisseurs de la collure une persuasive aiguille à tricoter. Elles allèrent ensuite se réfugier dans la chambre, pour examiner longuement le trop véridique bulletin.

Elles tressaillirent sur quelques zéros, soupirèrent sur les 3 et les 4, s’attendrirent sur un 8 et accordèrent un sourire à un 14 (en dessin) mais certaines « observations » des professeurs étaient accablantes.

« Tout à fait nul » (mathématiques).

« Impertinent, paresseux, dissipé » (anglais).

« Incapable de fixer son attention, cet élève perd son temps au lycée » (latin).

Ces appréciations – selon la tante – prouvaient clairement que plusieurs professeurs l’avaient « pris en grippe ». Il y en avait cependant de moins cruelles : « Progrès nettement insuffisants » (français).

— « Insuffisants », dit la tante. Mais progrès tout de même !

Et toutes deux se délectèrent de « Pourrait mieux faire ».

— Bien sûr, dit la mère. On peut toujours mieux faire. Ça, ce n’est pas une critique !

— Au contraire ! Ah ! S’ils disaient : « Pourrait bien faire », ça signifierait qu’il ne fait pas bien. Tandis que « Pourrait mieux faire », ça veut dire : « Il fait bien, et même très bien, mais il pourrait faire encore mieux ! »

Puis, elles discutèrent – comme l’eût fait un conseil de classe – des notes qu’il convenait d’attribuer aux différentes activités du cher garçon. Non pas correspondantes à ses exploits scolaires, mais mesurées aux désirs de son père, sans toutefois les satisfaire entièrement.

— N’exagérons pas ! dit la tante, en remplaçant un 3 par un 10. Il ne faudrait tout de même pas qu’Édouard s’attende à un prix d’excellence !

C’est ainsi que les zéros devinrent des 6 ou des 9, signes qui d’ailleurs n’en diffèrent que par l’adjonction d’une queue. Le 5 en latin fut remplacé par un 10 (n’exagérons rien !), le 3 en histoire bondit jusqu’à 9 et le 7 de français, dans un élan patriotique, creva le plafond de la moyenne et s’élança jusqu’au 13, qui porte bonheur.

Quant aux injustes commentaires, ils furent remplacés par d’autres ; mais, par honnêteté, la tante conserva quelques termes de l’original. Par exemple, « Progrès insuffisants » devint plus simplement « En progrès », « Ne fait rien, ne veut rien faire » fut traduit : « Pourrait faire mieux, s’il le voulait ».

Enfin, toujours par honnêteté, et pour compenser en quelque sorte ces améliorations, l’impitoyable tante réduisit de deux points la bonne note de gymnastique.

Le camionneur trouva ce bulletin dans la boîte aux lettres, le lendemain soir. Il le lut à table, à haute voix, et le commenta. Il fit des réserves sur le 13 en français, qu’il trouvait nettement insuffisant ; mais il finit par dire que, dans l’ensemble, ce bulletin était meilleur que ceux de l’année précédente, et qu’il voulait bien le considérer comme un début acceptable. Cependant, la mère et la tante, tout en tremblant à la pensée de ce qu’il aurait dit s’il avait su la vérité, se repentaient d’avoir lésiné sur les notes et se promettaient de faire mieux la prochaine fois. Elles n’y manquèrent pas, car le bulletin du second trimestre exigea des aménagements encore plus importants que celui du premier. De même que le fabricant clandestin de billets de cent francs s’avise un jour qu’il ne serait pas plus coupable s’il faisait des billets de mille, elles n’hésitèrent pas à transformer un 6 en 16 – ce nombre, d’ailleurs, contient aussi un six – et appliquèrent ce procédé d’une façon générale, d’autant plus facilement que presque toutes les notes étaient inférieures à la moyenne. Le camionneur en fut charmé : tout à fait rassuré sur l’avenir de son escadron et la pérennité du numéro de téléphone, il se réjouissait en secret.

Cependant, les deux femmes vivaient dans l’angoisse leur vie de faussaires : une rencontre fortuite censeur-camionneur pouvait dévaster l’heureuse famille. Malgré l’usage de somnifères, leurs nuits étaient ravagées par le remords, grand improvisateur de cauchemars. La tante voyait le père, dans une crise de folie furieuse, disperser à coups de martinet des nuées bourdonnantes de zéros. La mère l’imaginait plutôt étendu raide sur le tapis du grand bureau, la face violette, la bouche tordue et serrant dans sa main crispée un vrai bulletin trimestriel.

 

Tel fut le récit de Lagneau. Cette révélation me consterna, car j’entrevis l’ampleur de la catastrophe possible et l’attitude de mon ami, pendant toute la journée, me brisa le cœur. Nous descendîmes au réfectoire. Il ne prit aucune nourriture. Blême, il pleura en silence sur la saucisse aux haricots ; il offrit la sienne à Berlaudier qui, tout ricanant, la déclara un peu trop salée par les larmes, mais la dévora tout de même.

Pendant la récréation, il alla sous le préau et, les bras croisés, une tempe contre le mur, il resta une heure immobile, et comme frappé de stupeur… Je lui parlais, il ne m’entendait plus.

Cette désolation fut vite remarquée par nos camarades, qui posèrent quelques questions. Je les écartais doucement, en leur disant, sans autre explication, qu’il était collé jeudi toute la journée, et que ça serait un drame chez lui, ce qui fit rire quelques durs à cuire, et surtout Péridier (de cinquième B), dont la mère, qui était veuve, croyait depuis toujours que les « cours supplémentaires gratuits du jeudi » étaient une récompense réservée aux bons élèves. L’après-midi, en classe, Socrate – insensible à son air désespéré – lui donna l’ordre de réciter la leçon de latin.

Il se leva, croisa les bras, le regarda d’un air hagard, balbutia le premier vers (considérablement modifié) de la fable de Phèdre et se rassit sur un zéro, en murmurant :

— Maintenant, qu’est-ce que ça peut me faire ?

Il avait dit cette phrase comme sur son lit de mort.

Pendant la récréation de quatre heures, nous nous promenâmes, lugubres, à travers les jeux des autres, cherchant la solution de l’insoluble problème.

Il envisagea un moment une fuite à l’étranger en se cachant – le soir même – dans un wagon de marchandises. Je fis observer que nous avions encore vingt-quatre heures devant nous et qu’il valait mieux demander de l’argent à sa mère pour s’installer commodément dans un train de voyageurs.

Puis je suggérai autre chose : ne serait-il pas plus raisonnable d’aller se cacher dans mes collines ? J’avais une grande expérience de ce genre d’aventure, puisque j’avais failli le faire moi-même et que j’y avais longuement pensé. Je lui exposai mon plan ; il le repoussa, en disant :

— Non, non ; moi, ce n’est rien. Tant pis s’il m’assomme. Mais la catastrophe, c’est ma mère et ma tante. Je te parie qu’il va les divorcer toutes les deux… Et même il n’aura pas le temps, parce que ma mère va s’empoisonner et ma tante se jettera sous un tramway. Je ne rigole pas. Un jour, elle l’a dit : « Je n’aurai plus qu’à me jeter sous un tramway ! » Par ma faute ! Tout ça, c’est par ma faute !

Et au moment où il regardait rouler sur les rails les sanglants tronçons de la tante, un choc violent fit tressaillir sa tête : il venait de recevoir, sur l’œil gauche, une balle de cuir qui venait du fond de la cour. Il y porta vivement les deux mains et se balança comme un ours, en proférant une plainte modulée. Je m’élançai, j’écartai ses mains. Son œil larmoyait et commença à rougir, mais il ne montrait pas d’autre dommage. Je courus mouiller mon mouchoir sous le robinet et je tamponnai longuement la contusion, tandis qu’il disait avec force :

— C’est bien fait ! Tant mieux ! S’il est crevé, c’est très bien fait !

Comme si cette punition prématurée venait en déduction de sa culpabilité.

Le soir, en étude, je lui passai le brouillon de ma version latine, afin qu’il n’eût qu’à le recopier. Mais il repoussa ce présent d’un geste las et, tournant vers moi le regard mince de son œil poché, il dit :

— Elle est pour vendredi… et vendredi, qui sait où je serai ?

Nelps siégeait à trois bancs devant le nôtre. Le désespoir de Lagneau avait touché ce cœur sensible. C’est pourquoi, de temps à autre, il se tournait vers nous, souriant, haussait les épaules, clignait un œil et faisait des signaux de dénégation, qui voulaient être des messages de consolation. Mais sa bonté gesticulante l’entraîna si loin que la voix puissante de M. Payre retentit soudain, l’accusant « de faire le guignol depuis un quart d’heure », et le menaça d’un zéro de conduite, qui eût été le premier de sa vie scolaire et peut-être d’une longue série, car les virginités perdues ouvrent parfois les écluses des pires débordements…

Terrorisé, il ne nous montra plus que son dos studieux, tandis que Lagneau regardait d’un œil morne un livre ouvert au hasard. Et lorsque le tambour de sept heures nous délivra, il dit en se levant :

— Ces deux boules puantes, j’aurais mieux fait de les croquer.

À la sortie, il s’appuya sur mon bras et marcha d’un pas chancelant. Je le soupçonne aujourd’hui d’avoir quelque peu exagéré les manifestations de son angoisse, qui était pourtant sincère. Nelps nous suivait, en égrenant des consolations amicales, tandis que l’ingrat Berlaudier lui demandait de très loin, à très haute voix, à quelle distance il supposait que son père allait l’envoyer par le premier coup de pied au derrière. Nous l’accompagnâmes jusqu’à sa porte, puis Nelps bondit sur le marchepied du tramway de Saint-Barnabé, et je remontai vers la Plaine, inquiet et me sentant coupable par la seule connaissance d’un tel secret, que j’avais honte de faire entrer dans la maison de Joseph.

 

Enfin se leva l’aube du mercredi, jour de la tragédie fixé par le destin et le règlement. Il était absolument certain que le concierge viendrait, entre huit et neuf heures, pendant la classe d’anglais, portant sous son bras gauche le grand registre noir sur lequel Pitzu inscrirait les noms des absents et, dans sa main droite, une dizaine d’enveloppes jaunes, dont chacune contiendrait les retenues d’une classe. Il donnerait la nôtre à Pitzu, qui distribuerait ensuite ces contraintes par corps. La petite cérémonie était inéluctable, rien ne pouvait l’empêcher ni la retarder, sauf peut-être la mort du concierge à son lever, ou un tremblement de terre, ou la fin du monde, événements vraiment peu probables. Il me restait pourtant encore un espoir. Espoir fragile et sans doute chimérique, comme presque tous nos espoirs : le censeur avait peut-être oublié toute l’affaire comme il avait un jour oublié d’inscrire une consigne donnée à Barbey, surpris en train de fumer dans les cabinets ; une autre fois, après avoir tancé d’importance Rémusat (qui avait placé un pique-cul sur la chaise de Tignasse), il lui avait infligé quatre heures de retenue, dont le condamné n’avait jamais plus entendu parler. Il n’était donc pas absolument impossible qu’il oubliât l’affaire Lagneau. Nous avions une petite chance, très petite, évidemment ; mais s’il nous en restait une, elle était là et, si petite qu’elle fût, elle pouvait supporter un peu d’espoir. À huit heures moins le quart, je trouvai Lagneau dans la cour. Appuyé contre un platane, et les mains dans les poches, la tête basse, il écoutait les raisonnements consolateurs de Nelps. Raisonnements inefficaces, parce qu’ils étaient fondés sur l’ignorance du truc. Nelps croyait en effet que le père de Lagneau était depuis longtemps habitué à signer des bulletins de retenue et que cette consigne n’était pas plus grave que les précédentes : au contraire, il pensait qu’une histoire de boules puantes avait un côté comique qui n’échapperait probablement pas à M. Lagneau. Mais l’autre, avec un triste sourire, haussait des épaules de condamné…

Pendant la première demi-heure de classe d’anglais, nous attendîmes le concierge, sinistre messager de la permanence. La porte s’ouvrit soudain : j’en eus un petit frisson aux joues. Lagneau baissa brusquement la tête, comme pour esquiver la flèche du destin. Mais ce n’était qu’un externe, qui arrivait en retard, protégé par un billet d’excuses. La demie sonna au bout d’une heure. Lagneau était de plus en plus nerveux. Il prenait fiévreusement des notes illisibles, pendant que Pitzu, une fois de plus, nous révélait l’emploi du présent, au lieu du futur, après when, ce qui était son ablatif absolu – et je compris que, par cette application, il espérait obscurément obtenir des dieux l’annulation de sa consigne. Encore une heure ou deux, et le carillon égrena moins le quart.

Il me fit un faible sourire, un sourire des joues, mais qui ne brilla pas dans ses yeux. Le concierge était en retard : peut-être ne viendrait-il plus ? Peut-être était-il mort dans la nuit ? Peut-être… Mais le voilà qui ouvre la porte, s’avance horriblement vers la chaire et, dans sa main droite, brillent les enveloppes jaunes…

Il posa son registre grand ouvert devant Pitzu qui inscrivit les noms des absents, puis il chercha cruellement, parmi les enveloppes, celle de la cinquième A2. Lorsqu’il les eut toutes vues, il parut surpris, car il n’avait pas trouvé la nôtre ! Lagneau, sous la table, choqua son genou contre le mien, et refit sa grimace désespérée. Mais l’autre recommençait son examen et, soudain, il saisit l’enveloppe fatale : avec un sourire hideux, il la posa sur la chaire, reprit le registre, le remit sous son bras et sortit, fort content de sa mauvaise action.

Lagneau, écrasé par le destin, planta son coude gauche sur la table, soutint dans sa main son front glacé, et attendit que la voix de Pitzu proclamât les noms des condamnés, afin qu’ils vinssent à la chaire recevoir de ses mains leur contrainte par corps.

Malgré tout, il me restait encore un espoir : cette enveloppe contenait des retenues, mais celle de Lagneau n’y était peut-être pas ? Il espérait toujours, lui aussi, car il se mit à trembler si fort que je vis frissonner la surface de l’encrier. Nous attendions ; la voix de M. Pitzu s’éleva soudain. Elle disait : « When I am in England, I shall eat plum pudding. »

Lagneau leva la tête. L’enveloppe jaune brillait sur le coin de la chaire, comme oubliée.

 

— C’est-à-dire, poursuivit M. Pitzu, que l’Anglais considère que celui qui parle sera déjà en Angleterre quand il mangera le plum-pudding et que, par conséquent, ce sera pour lui le présent. Monsieur Robin, voulez-vous me traduire : « Quand mon père sera vieux, il aura des cheveux blancs. »

Robin répondit tout d’un trait :

— When my father is old, his hair will be white.

— Parfait, dit M. Pitzu, avec une véritable joie.

Il se tourna vers nous et s’écria :

— Master Lagneau, will you translate into french this sentence : « When I am at home, I shall have a pleasant dinner with my family. »

Lagneau se leva et parut réfléchir tout en orientant ses oreilles pour capter les messages qui l’environnèrent aussitôt. Schmidt et Berlaudier s’évertuèrent et Lagneau put articuler péniblement :

— Quand je serai… à la maison… je dînerai agréablement… avec ma famille.

— Merci, dit M. Pitzu. M. Schmidt aura un 10, parce qu’il a bien traduit cette phrase, et un zéro de conduite, parce qu’il vous l’a soufflée. Pour vous, vous aurez un zéro en leçon parce que vous n’avez fait que répéter, et sans rien y comprendre, les chuchotements de M. Schmidt. Asseyez-vous !

 

Puis il attaqua l’emploi de shall et de will, de should et de would, et nous ne comprenions pas un mot de ce qu’il disait : nous ne regardions que ses gestes. Allait-il prendre l’enveloppe ? Il ne la regardait même pas. Il s’exalta ensuite sur une poésie que je trouvais ridicule, et dans laquelle, après avoir conseillé à une étoile de scintiller, il lui demandait qui elle était… Lagneau, au comble de l’énervement, balançait ses jambes sous le pupitre avec tant de force que la travée en tremblait.

Le tambour roula soudain. Pitzu replaça ses livres dans sa serviette, et Galliano, selon son habitude, avait gagné la porte d’un seul bond, lorsque Pitzu cria : « Halte ! Silence ! », et il prit enfin, sur le coin de son bureau, l’enveloppe des condamnés.

Il l’ouvrit, en tira cinq ou six bulletins et il annonça :

— Galliano ! Voici justement un avis qui vous concerne !

Il lui tendit la première retenue et le fuyard s’arrêta net, puis s’avança, en jouant une pantomime remarquable qui exprimait la stupeur et l’indignation.

Il appela ensuite Péridier (qui reçut avec une parfaite indifférence cette invitation aux « cours supplémentaires du jeudi »), Vernet (qui haussa les épaules discrètement), puis Gontard (qui regarda sa feuille et ne put maîtriser sa joie, car il laissa échapper un grand éclat de rire).

— Comment ? dit sévèrement M. Pitzu. C’est tout l’effet que ça vous fait ?

— M’sieur, dit Gontard, je croyais que j’avais une consigne entière et Monsieur le censeur ne m’a mis que quatre heures !

— J’espère, dit M. Pitzu, que Monsieur votre père n’en rira pas aussi gaiement que vous, et je ne sais ce qui me retient d’ajouter une rallonge à une punition qui vous paraît si courte !

Tout en parlant, M. Pitzu agitait le dernier bulletin et Lagneau enfonçait ses ongles dans mon biceps.

— C’est la mienne, murmurait-il, je suis sûr que c’est la mienne…

Eh oui, c’était la sienne ; M. Pitzu regarda la feuille, et dit :

— À propos de « consigne entière », en voici une… Elle est la récompense des efforts de M. Lagneau, qui a lancé, paraît-il, une boule puante pendant la classe d’histoire ! Il viendra donc demain matin de huit heures à six heures du soir, ce qui n’est vraiment pas cher pour un pareil méfait.

Il lui tendit la fatale feuille : Lagneau alla la prendre, mais il n’osa pas la regarder devant tout le monde ; il la glissa dans son cahier de textes et il allait sortir lorsque M. Pitzu ajouta :

— Une punition de cette importance peut être extrêmement bienfaisante, et je veux vous aider à en tirer profit : pour utiliser au mieux cette journée, vous me traduirez, sur copie, les douze premières versions de votre English Comrade, et votre anglais en sera tout ragaillardi !

À l’annonce de cette punition supplémentaire, Lagneau demeura stupide, tandis que Berlaudier éclatait de rire et que la foule murmurait : les cancres protestaient, les bons élèves ricanaient hypocritement. Je vis que mon ami allait prononcer des paroles irréparables et, repoussant le cercle des badauds, je l’entraînai vers les couloirs de l’internat.

Dans un coin de la cour, nous examinâmes le bulletin : il n’avait rien d’extraordinaire, car il annonçait simplement que l’élève Lagneau, de la classe de cinquième A2, serait retenu au lycée le lendemain jeudi, de huit heures du matin à six heures du soir, pour avoir « lancé une boule puante pendant la classe d’histoire ». Une boule puante : je soulignai aussitôt cette réduction de son exploit, devenu unique, et sans récidive. Nelps accouru fut formel. Une, ce n’était pas bien grave : Lagneau pourrait dire à son père qu’un voisin la lui avait passée et qu’il l’avait jetée au loin avec dégoût, sans même savoir ce que c’était, et qu’il avait été le premier surpris, et même effrayé, par cette odeur nauséabonde qui lui avait donné mal au cœur. Cette version me parut admirable et, dans un élan d’amitié, je déclarai :

— Tu n’as qu’à dire que c’est moi qui te l’ai passée !

— À tant faire, dit Lagneau, je peux dire aussi que c’est toi qui l’as lancée !

— Si tu veux, ton père ne connaît pas le mien ; par conséquent, il ne pourra pas le lui dire !

— Oui, dit Nelps, mais s’il vient se plaindre au lycée et dire au censeur que c’est toi le coupable ?

— Le censeur ne le croira pas, dit Lagneau, puisqu’il m’a vu par la fenêtre. Et puis, si mon père vient au lycée, alors, ils auront autre chose à se raconter et vous ne me reverrez jamais ici !

Je ne rapporterai pas nos conversations de la journée, car nous répétâmes cent fois la même chose.

Pendant l’étude du soir, un orage éclata : de grosses gouttes rapides crépitaient par instants sur les vitres, qui vibraient aux coups de tonnerre.

L’étude était silencieuse ; M. Payre, à sa chaire, lisait un journal. Nelps se retournait de temps à autre pour un sourire d’amitié, mais sans faire le moindre geste. On entendait siffloter les becs de gaz, et les fumivores se balançaient au-dessus des cheminées de verre.

À tout hasard, j’avais prévenu ma mère que je serais en retard d’au moins vingt minutes ce soir-là, parce que je devais passer chez un ami pour y prendre des livres.

Cinq minutes avant le tambour, Lagneau était prêt.

— Je les ai prévenues, dit-il, et elles m’attendent toutes les deux. Viens avec moi. Viens, tu diras à ma mère que tu veux bien que je dise que c’est toi.

 

Je refermai livres et cahiers. Le tambour roulait encore quand nous franchîmes la porte de l’étude. L’orage s’était calmé et une pluie fine brillait dans la lumière jaune des becs de gaz. Elles attendaient, immobiles, au coin de la petite rue, sous le même parapluie.

La tante, très maigre et très grande, attendait sous un chapeau pareil à ceux des dames de l’Armée du Salut, et elle avait des yeux immenses, bleus comme la mer.

Nous nous avançâmes :

— Voilà, dit Lagneau, c’est Marcel.

Sans même me regarder, la mère demanda, d’une voix étouffée :

— Tu l’as ?

Lagneau lui tendit le bulletin.

À cette vue, la tante poussa un cri étranglé : « Mon Dieu ! » et elle appliqua la paume de sa main sur sa joue, comme pour soutenir sa tête.

La mère déplia le papier et s’élança vers le réverbère ; la tante la suivit, tenant le parapluie ouvert.

La pauvre femme essaya de lire les petites lignes noires qui allaient avoir tant d’importance pour la paix de son ménage. À travers la poussière de pluie que la lumière faisait briller, je voyais trembler sa main, qui était grasse, blanche, avec une bague à chaque doigt. Elle ne pouvait pas lire et la tante prit le bulletin.

D’une voix brisée, elle dit :

— A lancé… une bille… une balle…

— Une boule puante, dit Lagneau.

Elle répéta deux fois cette phrase, avec des intonations différentes, comme si elle espérait en changer le sens, puis elle dit avec force :

— Et d’abord, pourquoi est-il permis de vendre des boules puantes à des enfants ? Est-ce qu’on leur vend des revolvers ? Elle est jolie, la République ! C’est le gérant du bazar Sibié qui devrait venir faire cette consigne. C’est lui qui l’a lancée, cette boule puante ! Il l’a lancée dans la classe d’histoire quand il l’a mise dans la main de ce pauvre petit !

— Calme-toi, Anna, dit la mère. Ne parle pas si fort.

Elle se tourna vers son fils.

— Tu es sûr qu’il a prévenu ton père ?

— Il m’a dit qu’il lui enverrait « un double » à son bureau.

— À son bureau ! répéta la tante indignée. À son bureau ! Quelle méfiance !

Il me sembla que cette méfiance abominable était en somme justifiée, mais que les femmes et surtout les tantes ne raisonnaient pas comme nous…

La mère se raidissait, mais je vis qu’elle avait des larmes dans les yeux. Elle murmura : « S’ils l’ont envoyée ce matin, elle a dû arriver au courrier de six heures, et nous allons la trouver à la maison… »

— Écoute, dit Lagneau, il faut dire à papa que c’est une punition injuste, parce que ce n’est pas moi qui ai lancé cette boule. Nous dirons que c’est Marcel.

— Il ne le croira pas ! dit la tante.

— Et s’il le croit, dit la mère, il viendra au lycée demain matin pour protester… Et alors…

Ils étaient là tous les trois, muets, immobiles, sous la petite pluie désolée. Et soudain, Lagneau, lâchant ses livres, s’élança vers sa mère et se cramponna à sa taille en sanglotant. La tante fondit en larmes, sous le parapluie tremblant. Je fus bouleversé par ce spectacle. Tout en ramassant les livres dispersés du malheureux, j’avais bien envie de pleurer moi-même.

Alors, je pensai au sacrifice de Lagneau, qui avait fait pour moi la consigne du pendu, et je pris une décision héroïque.

— Écoutez, madame, moi j’ai une idée !

La tante hoquetante ouvrit ses yeux immenses :

— Quelle idée ? Irène, il a une idée. Quelle idée ?

— Si vous voulez, moi je vais lui dire, à M. Lagneau, que c’est moi qui ai lancé la boule puante… Et puis je lui expliquerai que je suis boursier et que, s’il va voir le censeur, moi, on m’enlèvera ma bourse, et que mon père est instituteur, et que peut-être il en mourrait !

— Vous feriez ça ? dit la mère angoissée.

Je devins héroïque.

— Oui, je le ferais tout de suite.

La tante me regarda de ses yeux de folle. Elle poussa une sorte de gémissement et elle dit :

— C’est Dieu qui envoie cet enfant !

Nous descendîmes à grands pas la Canebière, car Lagneau habitait la rue Paradis, celle de la riche bourgeoisie. Et, tout en marchant, les deux femmes me faisaient la leçon et mettaient au point le scénario de la tragi-comédie.

Lagneau me tenait le bras et, tout en reniflant, il murmurait :

— Ça va marcher ! Ça va marcher !

Je commençais à être inquiet : l’héroïsme, c’est comme le soufflé au fromage, ça ne supporte pas très bien l’attente. Je dis soudain :

— J’espère qu’il ne va pas me frapper ?

— Certainement pas ! dit la mère. Il est sévère, mais il n’est pas fou.

— Et puis, dit la tante, nous serons là toutes les deux !

— Il va peut-être écrire à mon père !

— Je ne crois pas, dit la mère. En tout cas, s’il le fait, moi j’irai le voir, votre père, pour lui dire toute la vérité ! Et je suis sûre qu’il sera fier de vous !

La tante mit sa main sur mon épaule, comme pour s’assurer de ma personne, tandis que Lagneau tenait toujours mon bras, et tous deux me poussaient en avant, vers le sacrifice…

C’était vraiment une belle maison ; l’escalier était éclairé à l’électricité, il y avait un tapis rouge sur les marches, et le premier poteau de la rampe était remplacé par une femme en marbre, qui avait une robe en bronze. C’était superbe.

Nous montâmes lentement au premier étage, sans faire de bruit : les deux femmes s’arrêtaient toutes les trois marches pour écouter : était-il déjà rentré ? Allions-nous le trouver dans le vestibule, énorme, et la canne à la main ?

Non, il n’était pas rentré. La mère de Lagneau me conduisit dans un salon si beau qu’on aurait dit un petit musée, et elle me fit asseoir dans un magnifique fauteuil noir en bois de piano, mais tout tortillé en spirales ; puis, elle me dit :

— Restez ici : il ne faut pas qu’il vous voie tout de suite. Quand il arrivera, nous le préparerons, et je viendrai vous chercher au moment voulu. N’ayez pas peur. Ça va se passer très bien.

 

Elle allait sortir, mais elle se ravisa et prit sur un meuble une grande boîte de carton, toute pleine de glands en chocolat, et un petit panier rond, surmonté d’une ganse de ruban et garni de fruits confits de toutes les couleurs.

— Tapez là-dedans, me dit-elle, et n’ayez pas d’inquiétude.

C’était bien facile à dire, et je pensai tout à coup que cette tendre mère avait sans doute plus de sollicitude pour les fesses de son fils que pour les miennes, et que j’allais peut-être payer pour lui.

Mais quoi ! J’avais une dette de reconnaissance envers Lagneau. Et puis, quand le vin est tiré, il faut le boire. Je pris deux chocolats à la fois, car je craignais de n’avoir pas beaucoup de temps pour profiter de l’aubaine.

Je n’entendais aucun bruit. Tout en mastiquant les chocolats, j’admirais le somptueux décor, et je me levai pour admirer de plus près tant de merveilles.

Sur la cheminée, entre deux grands bougeoirs de verre à plusieurs branches, se dressait une pendule dorée. Au-dessus du cadran, il y avait une petite statue, qui représentait une jeune femme toute nue. Elle courait si vite qu’un seul de ses pieds touchait le sol et encore, tout juste du bout de l’orteil. L’autre pied traînait en l’air, bien loin derrière elle. Tout en courant, elle tirait avec un arc, et, autour d’elle, c’était plein de chiens bondissants. Je m’approchai, pour toucher du doigt sa poitrine, qui était superbe. Mais je constatai que, dans ce tableau magnifique, il manquait le principal : l’arc n’avait pas de corde ! Il me sembla que c’était bien dommage, et je décidai de conseiller à Lagneau d’y mettre un élastique double, doré avec de la poudre d’or.

Comme je n’entendais toujours rien, je pris en hâte un chocolat fourré.

Sur une espèce de table (dorée, elle aussi), j’admirai de petits éléphants en porcelaine, des statues de soldats en couleurs, des poupées japonaises avec de vrais cheveux, un petit âne avec de vrais poils, qui balançait la tête quand on la touchait. C’était beau, et il y avait autant d’objets d’art que dans la vitrine d’un bazar.

Après avoir choisi une petite orange confite, j’admirai le lustre pendu au plafond. Il y avait au moins dix lampes électriques, plantées au fond de tulipes en perles ! Au beau milieu, en dessous, un ange en verre blanc planait sur des ailes vertes en jouant d’une trompette en or… Je pensai que ça devait être féerique, quand toutes les lampes étaient allumées pour recevoir des invités… Confondu par la vue de tant de richesses, j’admirai le caractère de mon ami : en découvrant ce luxe, je découvrais sa modestie, car il ne m’avait jamais parlé de sa fortune, et il était aussi gentil qu’un pauvre. Je n’hésitai donc pas à prendre un abricot confit, tout verni de sucre, et je commençais la dégustation, lorsque j’entendis claquer une porte, puis une voix épaisse et sourde gronda, puis une voix de femme qui parlait très vite, puis ces deux voix à la fois, puis une autre porte, puis je n’entendis plus qu’un murmure, et je retrouvai dans ma bouche le goût de l’abricot.

Je pensai : « Elles sont en train de le préparer. »

J’espérais que cette préparation serait assez longue pour me permettre de mener à bonne fin cet abricot dont la dernière moitié s’était collée à mon palais. La tante ouvrit soudain la porte. Elle souriait, mais je vis bien qu’elle le faisait exprès pour me rassurer. D’un signe de tête, elle m’appela. Je la suivis.

Lagneau n’avait pas exagéré. Son père était aussi grand et aussi large qu’une armoire. Ses cheveux grisonnants, coupés court, se dressaient tout raides sur sa tête, et ses yeux noirs, petits et perçants, s’abritaient sous des sourcils énormes, d’où sortaient des pattes d’araignée.

Debout près de son bureau, il tenait à la main le bulletin.

Dès que je parus, il parla d’une voix rugueuse, une voix de général enroué.

— Alors, c’est vous, monsieur, qui lancez des boules puantes dans les classes du lycée ?

Je baissai la tête, humblement, et je ne répondis rien.

— Et de plus, de plus, vous laissez punir un camarade à votre place ?

Je gardai une attitude accablée, et je regardai le tapis : il était brodé d’arabesques vertes sur un fond rouge.

Alors sa voix devint encore plus forte :

— Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ?

Les bras croisés, il attendait une réponse, mais l’abricot paralysait ma langue ; alors, il répéta :

— Est-ce que vous vous rendez compte ?

La tante répondit pour moi :

— Mais oui, Édouard, il se rend compte !

— Mais non ! dit-il avec force, il ne réalise pas, et il faut que je lui mette les points sur les i. Il montra du doigt son fils, qui ne manifestait aucune gêne, mais montrait le pâle et douloureux sourire d’un martyr.

— Voilà un garçon, dit-il, qui, depuis le commencement de cette année – depuis le mois d’octobre, – a fait des efforts considérables pour s’améliorer. Il a plus que la moyenne en conduite sur ses bulletins trimestriels, il n’a pas eu une retenue depuis huit mois, et voilà que, grâce à vous, il attrape une consigne ! Tous ses efforts sont anéantis, il va falloir qu’il reparte à zéro ! Oui, à zéro !

Lagneau dit froidement :

— Ça, je m’en charge !

— Vous voyez, Édouard, dit la tante, il s’en charge !

— Parce qu’il ne se rend pas compte, lui non plus, de la gravité de la chose. Je suis sûr que ses professeurs vont croire qu’il est redevenu comme l’année dernière, et ils vont le surveiller spécialement. Et quand on a dans l’idée qu’un élève est capable de lancer des boules puantes, c’est toujours sur lui que ça retombe ! Maintenant, il faudra qu’il fasse attention à ses moindres gestes et, à la prochaine sottise de n’importe qui, c’est lui qui sera consigné. Voilà ce que vous avez fait !

— Édouard, dit la mère, je crois que tu exagères un peu !

— D’autant plus, dit la tante, que les autres professeurs ne savent même pas qu’il a été puni. N’est-ce pas, Jacques ?

Jacques leva la tête, et dit d’une voix douce :

— Il n’y a que M. Michel qui le sait… et puis peut-être monsieur le censeur. Mais il en voit tellement que, la semaine prochaine, il n’y pensera plus !…

Le gros homme réfléchit quelques secondes, et me dit brusquement :

— À votre âge, on peut faire une bêtise, mais, au moins, on en prend la responsabilité. Moi, monsieur, à votre place, je me serais dénoncé.

— Il ne pouvait pas, dit la mère. Je te l’ai dit. Il est boursier, et son père est instituteur… Ce n’est pas bien riche, un instituteur. Si ce petit perdait sa bourse, il ne pourrait plus continuer ses études !…

— Il fallait y penser avant ! Et puis, quand on est boursier, on se tient tranquille. N’oublions pas que c’est avec mes impôts que le gouvernement paie cette bourse – et voilà un monsieur qui empeste une classe – et par-dessus le marché, il fait condamner mon fils ! C’est une bizarre mentalité. Si c’est ça la jeunesse moderne, ça nous fera de drôles de soldats ! Ce n’est pas à coups de boules puantes que nous reprendrons l’Alsace-Lorraine !

 

Cette idée absurde me parut comique, et je ne pus retenir un sourire.

— Et il rit ! s’écria le camionneur. On lui parle des provinces perdues, et ça le fait rire ! Ça, c’est le bouquet !

La mère intervint timidement :

— Écoute, Édouard, n’oublie pas qu’il a eu le courage de venir te dire la vérité.

— C’est toi qui l’as forcé à venir ?

— Pas du tout, dit la tante. C’est lui qui nous l’a proposé !

Le père fit quelques pas, puis revint vers son bureau et s’adressa à son fils :

— Alors toi, sur le moment, tu n’as rien dit ?

— J’ai dit : « Ce n’est pas moi », mais ils ne m’ont pas cru.

— Ça c’est passé quand ?

— Lundi matin.

— Et depuis lundi matin, tu n’as pas eu l’idée de le dénoncer ?

Le visage de Lagneau exprima aussitôt une surprise indignée.

— Moi ? dit-il, dénoncer un ami ? Ah, non ! C’est une chose qui ne se fait pas !

— Pourtant, tu savais que tu allais recevoir une correction !

— Oui, je le savais. Mais je comptais te dire la vérité et j’espérais que tu me croirais !

— Tu te trompais ! S’il n’était pas venu, je ne t’aurais pas cru.

— Tu vois, Édouard, s’écria la mère, comme tu es parfois injuste !

— C’est vrai, dit la tante, pathétique, vous ne faites jamais confiance à cet enfant !

Le père réfléchit encore un instant, puis il déclara :

— Finalement, tout n’est pas vilain dans cette affaire.

Il se tourna vers moi.

— Vous, vous n’avez pas le beau rôle, certes non ! Vous êtes venu ici, c’est vrai. Mais, avant de lancer cette boule puante, vous auriez pu penser à Monsieur votre père. C’est un honnête homme, Monsieur votre père. Qu’est-ce qu’il dirait, s’il apprenait votre conduite ?

L’apparition de mon cher Joseph dans cet imbroglio de mensonges et d’hypocrisies me gêna horriblement. Il insista :

— Oui, qu’est-ce qu’il dirait ? Qu’est-ce qu’il dirait, Monsieur votre père ?

J’avais envie de lui répondre : « Il dirait que vous êtes une andouille ! »

Mais, vraiment, je n’en eus pas le courage, et je secouai la tête tristement, trois ou quatre fois, tout en essayant avec le bout de ma langue de décoller cette moitié d’abricot qui adhérait toujours à mon palais.

Il y eut un assez long silence. Le gros camionneur marchait à pas lents de la porte à la fenêtre, et il paraissait plongé dans de profondes réflexions. Les femmes attendaient, muettes, mais déjà rassurées. Lagneau dans un fauteuil, les bras croisés, regardait le tapis – mais chaque fois que son père nous tournait le dos, il me faisait un clin d’œil, et lui tirait la langue. Enfin, le penseur arrêta sa promenade, et dit :

— Soit ! Puisqu’il est venu se confesser ici, je n’en dirai rien à personne, ni à son père ni au lycée.

— Bravo ! dit la tante. Bravo ! Édouard, vous êtes un homme généreux et un noble cœur !

— Mais attention à la prochaine fois ! ajouta-t-il, en levant vers moi un index menaçant.

— Il n’y aura pas de prochaine fois ! s’écria la mère, qui pleurait de joie. N’est-ce pas, Jacques ?

Jacques fut infâme, car il ouvrit de grands yeux innocents, et s’écria :

— Pourquoi me dis-tu ça à moi ? Moi j’y suis pour rien !

— Il a raison, dit le père. La seule chose qu’il ait faite, c’est de se laisser punir pour ne pas dénoncer un ami. Je le note. Je le note, et ce n’est pas à son déshonneur.

Tout en parlant, il s’était approché de son fils, et il posa sa grosse main sur la tête frisée de cette petite canaille, qui prit un air modeste et confus.

— Il a accepté la faute d’un autre, parce qu’il n’a pas voulu qu’on dise : « Le petit Lagneau, le fils du camionneur, a dénoncé un camarade. » J’en tiendrai compte. J’en tiens compte.

Il en tenait compte, en effet, car il me sembla tout à coup qu’il avait encore grandi ; je vis s’épanouir sur cet épais visage un sourire magnifique, et deux lumières mouillaient ses gros yeux.

 

Les résultats de cette aventure furent prodigieux.

Tout d’abord, Lagneau, deux jours plus tard, trouva à son réveil, au pied de son lit, une étincelante bicyclette à changement de vitesse avec une selle rembourrée, et des pédales à patins de caoutchouc : le terrible camionneur s’était levé la nuit pour simuler (à la Pentecôte) un revenez-y du Père Noël. Cette récompense imméritée, qui aggravait ses responsabilités, le terrorisa. Mon ami se mit au travail avec une énergie surprenante : c’est-à-dire qu’en nourrissant Bigot de caramels mous, il lui fit faire ses versions latines. Il copia très exactement mes problèmes, et il consacra les jeudis à composer ses rédactions françaises avec la collaboration de sa tante.

De plus, il recopiait la leçon de latin, en grosses lettres, sur une feuille détachée d’un carnet, et il engageait le haut de la feuille sous le col du veston de Rémusat, qui était assis devant nous : il nous présentait ainsi, comme une sorte d’homme-sandwich, mais seulement visible à partir du second gradin, la fable de Phèdre, ou les règles sur l’emploi du superlatif étalées entre ses frêles omoplates. Toutes ces tricheries eurent une grande influence sur sa destinée, car il obtint, d’abord par la fraude, d’excellentes notes qui le remplirent d’orgueil et de confiance en soi ; d’autre part, à force de penser au truquage de ses études, il finit par s’y intéresser pour tout de bon et s’aperçut qu’il était plus facile d’apprendre ses leçons que d’organiser ces impostures compliquées. Enfin, dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner.

Non, il n’obtint pas le prix d’excellence, mais le troisième accessit en latin et le quatrième en français, si bien qu’au dernier trimestre la tante, éperdue de joie, mais prisonnière de son passé, dut faire encore une fois un bulletin frauduleux (à cause du changement d’écriture, qui aurait pu intriguer le camionneur), mais elle n’y changea pas une seule note ni une seule observation. Ainsi, la belle bicyclette ne fut plus une escroquerie, mais une récompense prématurée.

Quant à moi, mon dévouement à l’amitié me valut de grands avantages. Tout d’abord, la mère et la tante me vouèrent une reconnaissance éternelle, et je fus invité tous les jeudis aux excursions devenues réelles, car Lagneau n’avait plus de retenues. Ces randonnées nous conduisaient à la Treille, à la Bouilladisse ou sur les collines d’Allauch. Mais à midi, au lieu de pain et de saucisson, la tante, qui était riche, nous offrait un vrai déjeuner dans un restaurant de village, où il y avait même des hors-d’œuvre ! (Lorsque je racontai à Paul que dans les restaurants, pour commencer, on nous servait une dizaine de petits plats, avec « de tout » et qu’on pouvait en prendre tant qu’on en voulait, sa voracité naturelle en fut grandement émue, et il alla demander à mon père si une telle prodigalité était possible.)

 

Vers quatre heures, nous rentrions chez Lagneau : sa mère avait préparé le goûter, c’est-à-dire des babas au rhum, des meringues, des choux à la crème et de fausses figues en pâte d’amandes, revêtues d’une épaisse peau verte : elles cédaient mollement sous la dent, pour éclater en délices sur la langue. Parfois, vers six heures, M. Lagneau arrivait, et il venait jeter un coup d’œil sur nos jeux… La première fois, je fus surpris et un peu inquiet en entendant son pas dans le vestibule. Il ouvrit la porte du salon, où nous faisions une partie de dames à plat ventre sur le tapis, et me dit : « Ah ! te voilà, bandit ? »

Et il me serra la main, comme à un homme.

Puis il demanda à sa femme :

— Tu les as fait goûter, au moins ?

Sans attendre la réponse – car il avait vu les assiettes par terre – il fit semblant de flairer l’air à la ronde, et il dit :

— Allons, aujourd’hui, le spécialiste n’a pas lancé de boules puantes ? Ça sentirait plutôt la crème à la vanille.

Et son rire sonna si fort que l’ange de verre se balança gracieusement, aux tintements des cristaux du lustre…

Au lycée, et quoique nous eussions juré le secret, Lagneau ne put résister au plaisir de raconter toute l’affaire à Berlaudier : il amplifia, bien entendu, la colère paternelle, et ne me fit intervenir qu’au moment où la canne allait retomber sur son derrière dénudé : je m’étais alors jeté à genoux en sanglotant, et mes aveux héroïques avaient arrêté le bras du bourreau.

Berlaudier commença par l’injurier en lui reprochant sa lâcheté, puis il vint honorer mon courage, et déclara en me serrant les deux mains que j’étais « un homme » et un ami. Cet éloge public intrigua Zacharias qui parvint à extraire de Berlaudier tous les détails de l’histoire. Alors, le fils d’Homère, à la récréation de quatre heures, chanta cette épopée au milieu d’un cercle attentif, et ses auditeurs me portèrent en triomphe à travers la cour.

On célébra mon héroïsme, on admira notre amitié, mais c’est l’ingéniosité de mon invention qui me valut l’estime et la reconnaissance de toutes les cinquièmes, et même de la cour des moyens.

Depuis l’ouverture du premier lycée, une consigne avait toujours été génératrice de gifles, coups de pied au derrière, promesses furieuses d’une mise au travail immédiate en usine, et de menaçantes lamentations paternelles qui duraient souvent plusieurs jours. J’avais transformé ces avanies en bicyclette, orgies de gâteaux, félicitations renouvelées dans une atmosphère de fierté familiale, et le scénario que j’avais établi était à la portée de tout le monde !

On ne se fit pas faute d’en user : c’est ainsi que Berlaudier alla un soir se confesser chez Duvernet, et prendre la responsabilité entière d’un pique-cul posé sur la chaise de Pétunia ; il en fut bien récompensé, car, trois semaines plus tard, Duvernet, tout chaud de reconnaissance, alla se jeter aux pieds du papa Berlaudier et s’accusa humblement d’avoir poussé ces « longs gémissements dans les couloirs » pour lesquels le fils était injustement puni.

Ainsi le faux coupable s’offrait sans dommage aux reproches parfois cruels, mais indolores, d’un père qui n’était pas le sien, tandis que le faux innocent partait subir la punition « imméritée » aux applaudissements de toute sa famille, émue et fière de le voir accepter dignement la faute d’un autre et sacrifier tout un jeudi sur les autels du respect de soi-même, de l’honneur scolaire, et de l’amitié.

La seule critique qui me fut adressée vint de Nelps, notre criminologiste, qui me parut discrètement jaloux.

— C’est un truc excellent, dit-il, malheureusement, ça ne peut servir qu’une fois !

— Une fois dans une famille, s’écria Berlaudier, mais ça pourra servir dans mille familles ! C’est quand même formidable d’avoir pensé à ça, et moi je trouve qu’il devrait écrire des romans !