5. Zizi
C’est en quatrième A2, que notre professeur principal fut M. Galeazzi, plus connu sous le nom de Zizi.
Il était grand, maigre, légèrement voûté, et portait une barbe pointue, déjà blanchissante. Son nez aquilin n’était pas petit ; son regard gris bleuté sortait toujours tout droit de ses yeux immobiles, des yeux de verre : pour regarder à droite ou à gauche, c’était sa tête qui pivotait, comme celle d’un phare. Sa voix était faible, mais nette, et son articulation détachait sévèrement chaque syllabe.
Je ne dirai pas qu’il nous faisait peur : il nous inquiétait, comme un lézard ou une méduse, et j’étais sûr qu’il avait la peau froide des pieds à la tête.
Son autorité était grande : il nous la montra dès le premier jour, en expédiant les jumeaux à la permanence.
Ces deux farceurs étaient des Grecs d’une grande famille marseillaise. Beaux comme des statues, et le teint doré, on ne pouvait les distinguer l’un de l’autre et ils portaient des vêtements rigoureusement semblables. L’un répondait modestement au prénom de Périclès, l’autre c’était Aristote.
On les avait déjà mis à la porte de plusieurs pensionnats, où ils avaient abusé de leur ressemblance pour compliquer l’existence d’infortunés professeurs, et ils nous avaient promis de nous régaler par quelques tours de leur façon. Mais ils n’en eurent pas le temps.
Périclès s’était installé au premier rang, près de la porte, tandis qu’Aristote s’exilait là-haut, dans la dernière travée, devant la fenêtre qui s’ouvrait sur la cour de l’internat.
Zizi fut d’abord stupéfait de voir le même élève en deux endroits différents, et il lui fallut trois « aller-retour » de sa tête pivotante pour s’assurer qu’il ne rêvait pas : une fois trouvée la certitude, il leur demanda leurs prénoms, dont l’énoncé fit éclater de rire toute la classe.
Alors, sans le moindre respect pour leurs augustes parrains, Zizi déclara que cette parfaite ressemblance le troublait, et qu’il ne se croyait pas capable de supporter la présence d’un élève double.
Il les avertit donc qu’il ne les recevrait pas dans sa classe l’après-midi s’ils ne se présentaient pas avec des cravates de couleurs différentes ; en attendant, il pria le philosophe et le général d’aller passer la matinée à la permanence, et d’y traduire, ensemble ou séparément, le premier chapitre de César.
L’après-midi, Aristote revint avec une cravate rouge, tandis que celle de Périclès était gorge-de-pigeon.
Zizi les installa au tout premier rang, côte à côte, devant la chaire. Ainsi différenciés par la couleur et la contiguïté, les jumeaux ne perdirent pas courage. De temps à autre – et souvent deux fois dans la même journée – ils échangeaient leurs prénoms et leurs cravates, et ils semblaient tirer de cette petite imposture de grandes satisfactions personnelles.
Zizi, qui devina certainement leur manège, ne consentit jamais à s’en apercevoir. Instruit à la rude école des stoïciens, il se borna à punir ou à récompenser, selon leur mérite, chacune des deux cravates, et à l’appeler par son prénom, sans daigner poser la moindre question sur l’identité du porteur. Les jumeaux, dépersonnalisés par cette indifférence, et réduits à l’état de cravates, en furent si profondément humiliés qu’Aristote se fit tondre les cheveux à ras, sans que Zizi manifestât la moindre surprise : ils finirent par se résigner, apprirent leurs déclinaisons, et devinrent bientôt capables d’aborder les Commentaires de César.
Ce César, c’était la religion de Zizi. Pareil à ces indigènes des îles du Pacifique, qui tirent du même palmier leurs palissades, leur toit, leur vin, leur pain, leurs flèches et leurs costumes, notre Zizi tirait de César nos explications de texte, nos versions, nos analyses grammaticales, nos leçons et nos punitions… Il en avait même fait un nom commun, et disait :
— Monsieur Schmidt, vous me ferez deux heures de retenue, et « un César », ce qui signifiait : « Vous me traduirez un chapitre de César »…
Je fis au début de grands efforts pour participer à la conquête des Gaules : mais il était vraiment pénible de suivre les marches et les contremarches de ces massacrantes légions, à travers des forêts garnies de chevaux de frise, que protégeaient (en avant-postes) des escouades de participes futurs, flanqués de supins et de gérondifs, et dont on ne sortait que pour patauger dans des marécages où coassaient des chœurs d’ablatifs absolus.
Cependant, sentimentalement, cette guerre m’intéressait, à cause de Vercingétorix, notre Auvergnat national – et les victoires de César me mettaient la rage au cœur, car elles n’étaient dues qu’à des trahisons, à de la technique, et au matériel de guerre.
Il avait des balistes, des catapultes, des onagres, des frondes, et les glaives des légionnaires étaient en fer forgé, tandis que mes ancêtres les Gaulois brandissaient de longues épées de bronze, qui se tordaient au premier coup : il fallait alors les redresser immédiatement, en appliquant le milieu de la lame sur le genou, et en tirant sur les deux extrémités : c’est pendant cette opération que les légionnaires poussaient leur glaive rigide dans l’ombilic de l’Arverne ou du Ségobrige irréparablement embrochés.
Lagneau lui-même en était indigné, et j’avais un furieux désir d’intervenir personnellement dans ces bagarres. Je me voyais à la tête d’un détachement de demi-pensionnaires, armés de carabines Flobert, celles des Tirs de la foire : avec une bonne provision de cartouches, nous aurions pu inverser le dénouement de cette guerre des Gaules, et reconduire les légions galopantes jusqu’au Rubicon, que le petit homme chauve eût franchi le premier, et sans la moindre hésitation : mais ce n’était là qu’une rêverie, et mon amertume grandissait à mesure que César approchait de Gergovie.
Par bonheur, un jeune pion qui surveillait nos récréations à quatre heures, et qui bavardait en camarade avec les élèves, nous affirma que nos ancêtres les Gaulois étaient des Allemands, des Suisses, des Flamands, et que les légionnaires de Rome étaient des Russes, des Bulgares, des Serbes, et des Hongrois. Je renonçai donc aussitôt à participer sentimentalement à ces batailles entre des étrangers, et je considérai désormais ces Commentaires comme un interminable recueil de versions latines.
*
C’est alors qu’un événement fortuit transforma ma vie scolaire.
Lagneau – à qui sa mère donnait des fortunes, c’est-à-dire cinq francs par semaine – avait trouvé, dans la boîte d’un bouquiniste, trois fascicules de Buffalo Bill, au prix de un franc les trois. Il lui restait tout juste un franc, car il s’était gavé la veille de caramels mous ; il s’empara aussitôt des fascicules, mais il découvrit au fond de la boîte un petit livre jauni par le temps, qu’il eut la curiosité d’ouvrir : c’était la traduction française des Commentaires de César, avec, en bas de page, le texte latin. Il n’hésita qu’une seconde, et sacrifia Buffalo Bill à Jules César, car il avait le sens des réalités, et le lendemain matin, à la première étude, celle de huit heures moins le quart, il déposa sur mon pupitre cette liasse de feuilles jaunies, qui allait être pour nous aussi utile qu’une rampe dans un escalier.
Il faut dire, sans modestie, que je sus m’en servir habilement.
Après avoir retrouvé le chapitre d’où était extraite notre version latine de la semaine, j’en recopiais la traduction ; mais afin de ne pas éveiller la méfiance maladive de Zizi, je crédibilisais nos devoirs par quelques fautes.
Pour Lagneau, deux contresens, deux faux sens, deux « impropriétés ». Pour moi, un faux sens, une erreur sur un datif pris pour un ablatif, trois « impropriétés ».
Peu à peu, je diminuai le nombre de nos erreurs, et j’en atténuai la gravité. Zizi ne se douta de rien : un jour, en pleine classe, il nous félicita de nos progrès, ce qui me fit rougir jusqu’aux oreilles. Car j’avais honte de ma tricherie et je pensais avec une grande inquiétude à la composition, qui aurait lieu en classe, sous la surveillance de Zizi lui-même : le jour venu, il nous dicta une page de Tite-Live, et je fus d’abord épouvanté. Cependant, en relisant ce texte, il me sembla que je le comprenais assez bien, et j’eus une heureuse surprise lorsque je fus classé troisième, tandis que Lagneau était classé onzième. Je compris alors que mes tricheries m’avaient grandement profité, en développant mon goût du travail, et mon ingéniosité naturelle.