LA Piémontaise était assise au bord de l’âtre, dans les cendres. Muette comme une statue, les yeux vides, les rides figées. Manon blottie contre elle caressait la main de corne et de cuir, et disait à voix basse d'incompréhensibles paroles piémontaises. Sa mère était allée toute seule à la corvée d'herbe. Le chien noir gardait les chèvres sur le coteau; M. Jean était parti pour la source, mais il s'était arrêté à Massacan, et demandait son aide à Ugolin.

Il l'avait trouvé sortant de son mas : après avoir fermé la porte à double tour, il cachait la clef sous la pierre du seuil pour Délie.

« Enfin, dit M. Jean, vous voilà de retour!

– Eh oui! dit Ugolin, pour les vendanges de mon parrain… c'est le plus gros travail de l'année… Ça va comme vous voulez?

– Malheureusement non! Et pendant votre absence, nous en avons vu de dures! J'ai bien cru que tout était perdu… Un très bel orage nous a sauvés, provisoirement, hélas! Car cette abominable sécheresse s'obstine, je n'ai plus qu'un arrosage dans ma citerne et je dois arroser ce soir…

– C'est une bien mauvaise année, dit Ugolin… Tout le monde en souffre, et même les vignes… Les raisins sont tout plissés, comme ceux qu'on met dans les brioches… On se dépêche de les ramasser, et nous commençons ce matin… »

Il fit un effort pour dire :

« Sans ça, je vous aurais prêté le mulet… Mais, en ce moment, ce n'est pas possible…

– Peut-être dans deux ou trois jours…?

– Oh! non, dit tristement Ugolin… Après les vendanges de mon parrain, le mulet va faire celles du menuisier, puis celles de Casimir le forgeron; ça se fait tous les ans, c'est une habitude… Ça dure plus d'une semaine… Oh! oui! Au moins dix jours… Mais vous savez, avec ces grosses chaleurs, ça va sûrement nous amener quelques beaux orages!… C'est la saison. »

Il regarda le ciel, et ajouta :

« Ça ne m'étonnerait pas que ce soir…

– Dieu vous entende! » dit M. Jean.

Il s'éloigna derrière l'ânesse, au son des bidons vides, et des souliers ferrés sur les cailloux.

 

***

 

Après une journée épuisante, il arrosa les plus belles courges, et les plus beaux rangs de maïs, jusqu'à la fin de l'eau de la citerne.

« Nous sommes parés pour deux jours, dit-il. Si nous réussissons à faire sept voyages par jour, nous aurons encore deux jours de répit puisque nous aurons transporté 1 400 litres d'eau, ce qui est maintenant à peu près suffisant pour un arrosage. Or, Ugolin m'a dit ce matin que la saison des orages commence aujourd'hui ou demain. Pour aujourd'hui, il s'est trompé, car les étoiles brillent plus cruellement que jamais… Mais j'ai confiance dans son pronostic. Et puis, quelque chose me dit que la pluie n'est pas loin. Allons nous coucher, et préparons nos forces pour une bataille qui sera sans doute décisive. »

. Vers cinq heures du matin, il fut à demi réveillé par le passage d'une charrette lourdement chargée, qui lui sembla rouler sur le chemin du vallon, et qui fit trembler les vitres.

« Qu'est-ce que ça peut-être? Les bousquetiers? »

Il se frotta les yeux, s'assit sur son lit, et prêta l'oreille : le tonnerre roulait sur la Sainte-Baume, en grondements lointains mais puissants.

Il se leva d'un bond, et courut ouvrir la fenêtre. Au bout du vallon, un éclair illumina brusquement l'aube muette.

Il revêtit en hâte son pantalon et ses espadrilles, tandis que ses femmes nouaient des écharpes sur leur tête et passaient des blouses sur leurs chemises de nuit…

Pendant qu'ils descendaient l'escalier, les roulements se rapprochèrent.

« C'était fatal, disait-il d'une voix qui tremblait de joie… Ce n'est pas un cadeau que nous fait le Ciel. Ugolin me l'avait annoncé. C'est le temps normal de la saison! »

Ils sortirent. L'aube était encore claire au-dessus de leur tête, mais une immense falaise noire montait du Nord, illuminée d'éclairs rapides et tremblants.

« Un bel orage! dit-il. Il ne durera peut-être pas longtemps, mais il va remplir la citerne en vingt minutes! »

Ils montèrent à flanc de coteau, pour mieux voir l'arrivée des nuages sauveurs… Manon tenait la main de son père, et riait.

À droite, le soleil rouge de l'aurore émergea des pinèdes, à peine voilé par des écharpes de brume qui précédaient l'orage.

La barre noire avançait toujours, maintenant déchirée par la foudre, qui lançait vers le sol, la racine en l'air, des arbres morts éblouissants. Il riait, il applaudissait comme un enfant : l'odeur exaltante de l'orage, qui descendait du ciel, semblait monter du sol, et les entourait d'un invisible nuage… Un vent se leva, coulant comme un fleuve sur la garrigue violette… Il porta brusquement la main à son front.

« Ça y est! dit-il. La première goutte! »

Manon présenta la paume de sa petite main :

« Moi aussi! Moi aussi! »

Elle lécha la large goutte de pluie.

Sur leur droite, l'orage poussa soudain une corne violette à la rencontre du soleil jaunissant. Sur la Tête Rouge et sur Garlaban, les coups de foudre se suivaient, et les hauts tambours de pierre des échos répondaient sèchement, comme ébranlés par des coups de mine… Une rafale chargée de pluie horizontale fit frémir la pinède. Aimée eut peur.

« Je crois, dit-elle, que nous ferions bien de rentrer…

– Oh non! dit-il. Je veux recevoir en peine figure cette eau bénie que la Providence nous accorde enfin! »

Il s'agenouilla dans l'herbe, et récita une action de grâces.

C'est pendant qu'il priait que la mer de nuages atteignit, à cinq cents mètres d'eux, le haut récif du Saint-Esprit, s'ouvrit comme sur la pointe d'une île, et les deux moitiés de l'orage partirent chacune de son côté, tandis qu'un long triangle blanc demeurait immobile au-dessus de leur tête.

Il se leva, la bouche entrouverte, et regardait s'accomplir l'incompréhensible trahison. Au-delà des crêtes, de part et d'autre du vallon, la pluie tombait, illuminée par les éclairs, tandis que le vent furieux lui jetait au visage de dérisoires éclaboussures. Il serra les dents, et s'efforça de sourire. « Soit! dit-il. Voilà un curieux phénomène qui n'arrange pas nos affaires… Rentrons. »

Il prit la main de Manon, qui pleurait sans bruit, et redescendit vers la ferme… Mais il s'arrêta soudain, repoussa la petite fille, sauta sur une roche et leva son visage vers le ciel. Alors, d'une voix puissante et désespérée, il cria :

« Je suis BOSSU! Vous ne le savez pas, que JE SUIS BOSSU? Vous croyez que c'est facile? »

Les femmes en larmes accoururent à ses pieds.

Il mit ses mains en porte-voix, il cria encore, à travers le grondement des tonnerres :

« IL N'Y A PERSONNE LÀ-HAUT? » Tandis que les échos prolongeaient le cri de sa révolte, il redescendit vers les femmes terrifiées, posa ses bras sur leurs épaules, et revint lentement vers la maison.

Aimée prépara une tasse de café, qu'il but en caressant les cheveux de sa fille agenouillée. Il dit soudain :

« Je viens d'être un peu ridicule, mais je ne suis pas découragé. Cet orage en annonce d'autres qui n'auront pas son extravagante cruauté. Peut-être tout à l'heure, peut-être ce soir, peut-être cette nuit. En attendant, retournons au Plantier! »

Ils repartirent à travers la cigalière, sous un soleil aveuglant. Avec une énergie farouche, entretenue par quatre bouteilles de vin, il put remplir son programme : mais le soir, à table, personne ne dit mot, et il dut forcer les femmes à prendre quelque nourriture.

Jean De Florette
titlepage.xhtml
Jean.de.Florette.French.ebook_split_000.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_001.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_002.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_003.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_004.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_005.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_006.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_007.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_008.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_009.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_010.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_011.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_012.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_013.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_014.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_015.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_016.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_017.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_018.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_019.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_020.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_021.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_022.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_023.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_024.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_025.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_026.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_027.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_028.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_029.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_030.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_031.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_032.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_033.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_034.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_035.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_036.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_037.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_038.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_039.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_040.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_041.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_042.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_043.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_044.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_045.htm