LES jours suivants, Ugolin prit l'habitude de retourner aux Romarins aux premières clartés de l'aube. Il y montait sans le moindre bruit, l'oreille tendue, portant à tout hasard un couteau-scie, une hachette et une corde comme quelqu'un qui va « faire du bois ».
Il examinait d'abord longuement la tombe de la source, parce que l'eau, c'est traître : quand on la cherche, on ne la trouve pas. Quand on veut l'arrêter, souvent elle s'arrange pour ressortir « en un quelque part »… Mais il constatait chaque matin que l'opération avait parfaitement réussi : aucune trace d'humidité ne paraissait à la surface du sol, aucun rejeton du figuier n'avait surgi; vraiment, ils avaient fait du beau travail.
Il allait ensuite à la sortie de la rigole : parfois, il n'arrivait pas lui-même à retrouver l'endroit, et il en riait de plaisir et de fierté.
Après ces vérifications, il se mettait à l'ouvrage.
Autour des oliviers, déjà cernés par des rejetons presque adultes, il semait à poignées des graines de chardon, de ciste, de clématite. Puis il taillait judicieusement les ronciers, afin d'exalter la végétation des plus belles tiges. Avec les rejetons sacrifiés, il prépara chez lui des boutures, ponctuellement arrosées, et les planta avec soin aux quelques endroits où il était encore possible de se frayer un passage. Ces plantes maudites, surprises par tant d'amitié, se lancèrent à l'assaut des amandiers rabougris avec une exubérante férocité. Il alla jusqu'à tenter des greffes sur les ronces. Elles réussirent toutes du premier coup.
Ces travaux singuliers l'amusaient beaucoup. Il se disait à voix basse :
« Je bouche les sources, je plante des ronces, je greffe les gratte-culs, je suis le paysan du Diable! »
Avant de repartir, il prenait soin de la vieille bastide. Avec un poteau arraché à la treille, il crevait les boursouflures du crépi, et en faisait tomber deux ou trois plaques; puis il lançait des pierres sur le toit, afin de casser quelques tuiles…
Il redescendait ensuite à Massacan, satisfait, pour les travaux de la saison.
C'est-à-dire qu'il sciait du bois pour sa cheminée, récoltait quelques carottes, des choux-fleurs, des radis, et qu'il taillait ses quelques arbres fruitiers, mais sans la moindre conviction, parce qu'il pensait à ses œillets, et qu'il attendait avec une impatience fébrile des nouvelles de Graffignette.
***
Un matin de décembre, en descendant des Romarins, il trouva le Papet assis sous le mûrier. Le vieillard, enfermé dans une longue pèlerine de berger, fumait sa pipe, sous un soleil pâle et lointain.
Quand il vit arriver Ugolin, il se leva, et lui montra de loin une feuille de papier. Ugolin pressa le pas, et demanda :
« C'est la réponse?
– Et qu'est-ce que tu veux que ce soit? »
Ugolin regarda d'abord si personne n'était en vue, puis, les poings sur les hanches, il se planta devant son parrain, qui mettait ses lunettes, et il écouta, le menton pointé.
Le 5 de décembre, Fête de saint Sabas.
Mon Cher César,
Tu fais toujours des coups extraordinaires. Après au moins trois douzaines de Noëls, tu m'écris de Florette. Et imagine-toi que le facteur me donne ta lettre juste le jour quelle est morte, et que je revenais de rhabiller! Les voix de Dieu sont impénétrables. Imagine-toi! C'est ça que je ne t'ai pas répondu plus tôt. J'ai dans l'idée qu'elle ne doit pas laisser beaucoup de sous, parce que son mari est mort depuis cinq ou six ans, et qu'elle vivait assez bien sans rien faire. De la viande tous les jours, et du vin cacheté. Mais il y a quand même sa jolie maison, et trois hectares de prairies près de Gémenos, qui est loué à un de là-bas. À ce qu'il paraît qu'il ne paye pas. Et puis aux Bastides, un très grand morceau de colline, où son grand-père y gardait les chèvres. C'est le vallon du Plantier, que tout à fait au fond„ il y a cette grotte de l'ermite, avec une belle petite source que le Bon Dieu avait accordée à ce saint homme, que ce brigand de Gaspard de Besse l'a assassiné pour rien, et que l'arrière-grand-père au lieu d'y faire une chapelle, il l'a bouchée avec un gros mur, pour une bergerie avec une porte et un fénestron, et la source du Bon Dieu, au lieu du saint, ils y ont fait boire les chèvres, et le bouc et les chiens. Ça m'étonne que le Bon Dieu l'ait continuée. Mais malgré cette belle eau ça ne vaut rien, parce qu'il n'y a pas trois mètres cultivables.
– Je te l'avais dit, s'écria Ugolin.
Le Papet reprit : Enfin, il y a aussi cette ferme de son frère, qu'il lui a laissée, ce grand assassin de Pique-Bouffigue, qui a fait un crime, et qui s'est confessé à tout le monde, sauf à M. le curé. Comme c'est malin. Maintenant, c'est là-haut qu'il faut se faire acquitter. Enfin, la miséricorde de Dieu est infinie, et c'est possible qu'il se soit repenti au dernier moment : mais franchement s'il n'est pas en enfer je me demande qui on y mettra. Sûrement pas moi.
Tout ça, naturellement, ce sera pour le fils, qui s'appelle Jean Cadoret. Il doit avoir dans les trente-cinq ans, il fait le percepteur, mais je ne sais pas où. Le notaire le trouvera sûrement, un percepteur ça ne se perd pas comme ça. Il est marié, et malheureusement, par la volonté de Dieu, il est bossu. M. le curé dit qu'il va vendre toutes ces terres parce qu'il ne voudra pas faire le paysan. Dès qu'il viendra ici, je te le ferai savoir. Et à propos, j'espère que tu vas plus souvent à la messe maintenant. C'est le moment César. À notre âge, on est sur la porte de la mort qui vient ta nuit comme un voleur. J'aurais été contente si tu m'avais dit que tu as fait de bonnes Pâques, cette année. Comme ça, tu serais tout propre de l'intérieur. Florette a fait une mort bien chrétienne, qui a fait bien plaisir à tout le monde.
Dis mes amitiés à Finette, et à Claire des Bouscarles, etc., etc. et dès que le bossu viendra, je t'écrirai.
« Voilà, dit le Papet. Moi je trouve que c'est très intéressant parce que cet homme-là ne s'installera jamais ici. Écoute bien : premièrement, il est percepteur. Ils ne sont pas bêtes, les percepteurs. Ils savent bien que c'est plus facile de faire sortir l'argent de mes poches plutôt que de la terre. La terre est basse, et les guichets sont hauts. Et puis, un porte-plume ça fait moins d'ampoules qu'une pioche. Deuxièmement, il est bossu : c'est souvent qu'un paysan devient bossu, c'est rare qu'un bossu devienne paysan.
– Ça, c'est vrai, dit Ugolin. Ça, c'est très bon. Là, nous avons de la chance. Et alors, qu'est-ce que tu veux faire?
– Attendre.
– Tu n'as pas peur qu'il vende tout son bien d'un seul coup, à quelqu'un de Gémenos, ou de Roquevaire?
– Ça, ce n'est pas impossible : mais s'il y en a un qui achète tout l'héritage, il ne gardera que le bon, et il sera bien content de revendre cette ferme, et pour pas cher, encore… Dans l'état que tu l'as mise, si un paysan vient la voir, du premier coup il s'assoit par terre, et il commence à pleurer.
– Ça, c'est vrai, dit Ugolin, avec une fierté d'artiste. Et dans un mois, ce sera encore mieux, parce que la broussaille monte de cinq centimètres par jour… »
Le Papet cria avec un enthousiasme démoniaque :
« Et pas d'eau! Pas d'eau! Rien qu'une petite citerne pourrie!
– Seulement, moi, j'ai peur d'une chose, je viens d'y penser cette nuit…
– Qu'est-ce ce que c'est?
– J'ai peur que la source soit marquée sur les papiers du notaire…
– Moi aussi, j'y ai pensé, dit le Papet songeur. Dans les papiers de ma maison, le puits est marqué… »
Ils réfléchissaient tous les deux, et la haute pendule scandait le silence.
« Écoute, Galinette : cette source, elle n'est pas vieille… J'ai entendu dire, quand j'étais petit, que c'était Camoins, le Borgne, le père de Camoins le Gros, qui l'avait trouvée.
– Alors, dit Ugolin, ça fait presque cent ans?
– Presque. Mais les papiers des notaires sont encore bien plus vieux que ça. Et comme la ferme n'a jamais été vendue, à mon idée, la source n'est pas dans les papiers.
– Et si on l'a déclarée au moment d'un héritage?
– Et pourquoi ils l'auraient fait? C'est jamais bien raisonnable de dire au gouvernement quelque chose qu'il ne sait pas! Ils en profitent toujours pour te mettre des impôts! Non, pour moi elle n'est pas sur les papiers.
– Mais si ce bossu vient ici, et que quelqu'un du village lui dise la source?
– Ça, ça m'étonnerait. Les jeunes la connaissent pas, parce qu'il y a au moins vingt ans que cet imbécile de Pique-Bouffigue l'a laissée perdre, et tu sais bien qu'il avait fait cette clôture pour que personne n'entre chez lui… Ceux qui la connaissaient, c'est ceux qui en ont parlé au Cercle, et ils savent bien qu'on n'a pas le droit de s'occuper des affaires des autres. Non, va, tout compte fait, ça doit réussir. Il n'y a qu'à attendre, comme à l'espère, et voir venir. Bientôt, Marie va encore m'écrire, quand elle aura vu ce garçon… Parce qu'il faudra bien qu'il vienne à Crespin pour son héritage. Et alors, peut-être, nous irons lui parler? »
Il replia soigneusement la lettre, et la remit dans sa poche. Puis il se tut un long moment, pendant qu'il rallumait sa pipe. Enfin, mélancolique, il dit :
« Qui l'aurait cru que Florette ferait un petit bossu? Elle était grande, elle était belle, elle était fraîche comme la rosée.
– Tu l'as bien connue, Papet?
– Oh oui! Très bien. Trop bien, peut-être… »
Ugolin allait poser d'autres questions, mais le Papet se leva dans un grand effort, et dit tout à coup :
« Allez, zou! Je descends à la vigne. Je vais la retailler, parce que j'ai laissé un peu trop de bois : elle est comme moi : elle est vieille, et j'ai peur que ça la fatigue… Entre vieux, il faut s'aider… À ce soir, Galinette. Rose nous a fait une polenta, et Claudius m'a donné un mètre de boudin! »