UN soir, quand la petite fille fut endormie, Jean Cadoret vint s'asseoir sur le lit de sa femme.
« Aimée, j'ai fait mes comptes. Des 13 682 francs de l'héritage, il ne nous reste pas grand-chose, car j'ai tout risqué dans l'entreprise qui doit nous enrichir : mais je puis te dire aujourd'hui que j'ai la certitude d'avoir gagné la partie : toutes nos dépenses sont payées, et le plus dur est fait. Je te confie l'argent qui nous reste : mille cent vingt-trois francs. Cette somme nous suffirait pour vivre toute une année, même si nous n'avions pas d'autres ressources. Or, nous ne payons pas de loyer, nous n'avons pas besoin de vêtements coûteux, nous disposons de légumes en abondance, et dans trois mois j'espère commencer à vendre des lapins…
– Et de plus, dit-elle, si cela devenait nécessaire, nous pourrions vendre mon collier. On m'a toujours dit qu'il vaut au moins dix mille francs.
– Le vendre? Jamais! s'écria-t-il. Ton collier est un bijou de famille, et qui doit rester dans la famille. Je marcherais plutôt pieds nus! Je refuse d'envisager ce sacrilège. Il serait inutile : quoique notre situation ne soit pas brillante, elle est parfaitement saine, et je t'affirme que dans un an nous aurons pris le grand départ… Je vais maintenant t'expliquer…
– Mon cher mari, dit Aimée, je n'ai pas besoin d'explications pour savoir qu'auprès de toi nous ne risquons rien. Et si tu m'avais dit qu'il ne nous restait pas un sou, je t'aurais cru, naturellement, mais ça m'aurait fait rire. Il faut que je te demande une chose : les travaux fatigants sont finis, tu as beaucoup moins de soucis, et il commence à faire froid la nuit. Alors, il me semble qu'il serait tout naturel que tu viennes dormir près de moi. »
Elle rougit brusquement, et cacha son visage sous le drap : mais ce n'était pas nécessaire, parce que son mari souffla la bougie.
***
L'automne fut paisible et plaisant.
On fit la cueillette des courges, qui furent alignées sur des étagères installées dans la cuisine, à cause des rats du grenier. L'éleveur en sciait trois chaque matin pour la soupe et la pâtée, et lavait les noires graines avant de les enfermer dans un grand bocal de verre, dans l'armoire… Puis, la famille partait pour la colline « faire de l'herbe ».
Le père portait sur son épaule un grand rouleau de toile de jute, et dans les poches du bât de l'ânesse, il y avait plusieurs sacs vides, une serpe, des faucilles, et le casse-croûte.
Les chèvres formaient l'avant-garde, rappelées ou poursuivies par les cris et les pierres que leur lançait Manon, et tout le long des barres de roche elle cherchait des échos, par des éclats de rire ou de petits airs d'harmonica.
L'ânesse suivait, s'arrétant aux chardons, puis propulsée par le bâton léger de son maître, elle repartait nonchalamment, la gueule hérissée de fleurs.
Dans les premiers jours, il n'était pas nécessaire d'aller bien loin; mais peu à peu, il fallut monter jusqu'aux vallons lointains des hauts plateaux, où de tardives graminées sauvages verdoyaient encore faiblement.
Là, ils retrouvaient Baptistine, qui gardait son petit troupeau en cueillant des simples. Elle les aidait à remplir leurs sacs. Vers huit heures et demie, assis en rond au pied d'une roche, ils déjeunaient de grand appétit, puis, ils redescendaient les longues pentes.
Les sacs gonflés d'herbe, liés en dôme sur l'ânesse, se balançaient à chaque pas, et Jean Cadoret, dont on ne voyait que les jambes, s'éloignait sous une vraie meule de foin d'où sortait une chanson.
En décembre, ce fut la cueillette des olives. Les vieux arbres, débarrassés de leurs rejetons et des branches mortes, et quoique taillés un peu au hasard pour la nourriture des chèvres, avaient été sensibles à des soins longtemps oubliés, et ils donnèrent trente-cinq litres d'huile, car l'honnête meunier de Bramafan, ému par la gentillesse et la bosse de M. Jean, n'en escamota que 10 p. 100.
Le potager continuait à prospérer; les lapins, bien nourris, et ne manquant ni d'air ni de soleil, se multiplièrent. Non pas au rythme australien; les premières portées en avaient fourni quatorze, les secondes en donnèrent dix-huit; la troisième en produisit une trentaine.
À partir de ce moment, l'éleveur organisa chaque semaine une plaisante chasse à courre dans le parc. Pendant que les rongeurs, toujours en appétit, étaient rassemblés autour du gros tas d'herbes rapportées des collines, il bouchait l'entrée des terriers, puis la famille, dansante, criante et applaudissante, s'efforçait de cerner dans un coin de la clôture les sujets qui venaient d'atteindre l'âge du civet.
On les isolait pendant huit jours dans les cages, où ils étaient nourris d'herbes choisies, et d'une riche pâtée de courge et de son.
Chaque samedi, au lever du jour, l'éleveur partait pour Aubagne. L'ânesse portait sur ses flancs deux caisses plates à barreaux de bois, qui contenaient cinq ou six lapins de belle apparence, et parfois un cageot de légumes. Il la suivait, la badine à la main, dans sa jaquette grise, son pantalon rayé, et ses bottines à boutons. Il était fort content de lui-même, et serrait sous son bras une planchette, sur laquelle il avait peint, en belles lettres bleues : « Élevage des Romarins. »
Son chapeau melon fut vite connu sur le marché; et parfois des passants éclataient de rire en le voyant debout entre ses cages, sous son écriteau accroché sur le tronc d'un platane. Une grosse revendeuse, sa voisine, constata qu'il était incapable de résister aux marchandages des acheteurs, et lui offrit de vendre ses « produits » à sa place, ce qu'il accepta de grand cœur. Pendant ce temps, il allait entendre la messe de sept heures, puis il achetait un journal amusant, pour Manon; appuyé contre le platane, il le lisait lui-même jusqu'à la fin de la vente; alors, riche de quinze et parfois de vingt francs, les cages vides sous le bras et chevauchant l'ânesse, il repartait vers ses collines, et ses bottines à boutons pendaient comiquement au bout du pantalon rayé.