UGOLIN courut au village. Sur l'esplanade, le Papet terminait une partie de pétanque. La main gauche appuyée sur son bâton, après de longues réflexions, il pointa magnifiquement, et sa boule, aux acclamations de l'assistance, vint mourir sur le bouchon, donnant à son camp le quinzième point.

Mais devant tous ces gens, Ugolin ne dit pas un mot. Il alla donc boire l’apéritif avec les joueurs, ce qui prit une bonne heure, quoiqu'il eût fait un clin d'œil au Papet, qui ne jugea pas bon de s'en aller trop vite. Puis ils remontèrent, en devisant de choses et d'autres, jusqu'à la maison Soubeyran, et, quand la porte fut refermée, et qu'ils eurent constaté que la vieille sourde-muette était très occupée à râper du fromage pour la soupe, ils s'attablèrent devant une bouteille de vin, le Papet alluma sa pipe, et demanda :

« Il y a du nouveau?

– Oui, et il y a du bon et du mauvais. Premièrement, les vastes projets, c'est un grand élevage de lapins, en plein air, dans un grillage.

– Très bien. Il a un livre?

– Oui, il me l’a fait voir. C'est tout plein de chiffres. Ça prouve que, si tu commences avec deux lapins, au bout de six mois, tu en as plus de mille. Et si tu laisses continuer, c'est la perdition : c'est comme ça qu'ils ont mangé l'Australie.

– Je connais ça, dit le Papet. Moi, ce n'est pas dans un livre que je l'ai vu : c'est dans un journal… Avec un porte-plume, c'est facile de faire des multiplications et des lapins. Même un soir, à la Valentine, j'ai vu un artiste qui en a fait sortir quatre d'un chapeau gibus.

– Lui, il dit qu'il veut se limiter : pas plus de 150 par mois. »

Le Papet ricana :

« Bravo! Bravo!

– Et il va les nourrir avec des coucourdes chinoises qui ont la peau en bois. Il dit que ça pousse aussi vite qu'un serpent qui sort du trou, et chaque plante peut faire au moins cent kilos de coucourdes, mais lui, il se contentera de cinquante.

– Galinette, tu es sûr que tu n'exagères pas un peu?

– Oh! pas du tout. Je te répète ce qu'il m'a dit.

– Il s'est peut-être foutu de toi?

– Par moments, je me le suis demandé. Et puis non, c'est du sérieux : il y croit. Ce matin, il a encore fait monter un gros voyage de grillage, de piquets, de ciment. Et le messager m'a dit que ce n'est pas fini!

– Eh bien, tout ça me plaît beaucoup, parce que cet homme, le Bon Dieu nous l'a fait sur mesure. Dans six mois, il sera parti.

– Eh bien, là, tu te trompes. Je t'ai dit qu'il y avait du bon et du mauvais : le mauvais, c'est qu'il tire ses plans sur trois ans. Il a dit à sa femme : « Nous sommes condamnés à réussir avant trois ans, sinon, il faudra retourner en ville. » Voilà ce qu'il a dit.

– Ce qu'il dit et ce qu'il fera, c'est sûrement pas la même chose.

– Peut-être, mais ça prouve qu'il a de l'argent : tu sais qu'il a vendu la maison et les biens de Gémenos. Tu sais bien qu'il a fait l'héritage!

– Galinette, l'argent d'héritage, ce n'est pas bon : ça ne tient pas aux doigts… S'il commence à acheter du ciment! Des idées, et du ciment, ça vous mène loin… Avant six mois, il commencera à claquer du bec… Avec six mille francs, nous en serons débarrassés… Et, d'ici là, ce sera amusant de le voir s'embrouiller dans ses coucourdes, ça nous fera prendre patience…

– Papet, j'aimerais que tu viennes le voir, pour m'expliquer, parce que moi, par moments, j'y comprends rien!

– Je t'ai déjà dit non! Mais quand même, comme je suis curieux, je vais me faire un petit agachon dans la pinède, pour surveiller un peu de loin… Ce sera pour mon plaisir. »

À ce moment, la porte s'ouvrit, et la muette lança vers le Papet un grand nombre de signes mystérieux. Le Papet dit « oui » de la tête.

« Elle dit que le manger est tout prêt. »

Et, comme la muette agitait légèrement ses deux mains ouvertes, il traduisit :

« C'est des petits oiseaux au poêlon…

– D'accord, dit Ugolin. J'avais déjà senti la bonne odeur. »

 

***

 

Pendant ce temps, à table, sous la lampe à pétrole, le bossu disait gravement :

« Nos jugements sont toujours trop hâtifs et les âmes sont vraiment séparées quand l'amour ne les rapproche pas. Je m'étais trompé sur le compte de cet homme. Vois-tu, le premier jour, lorsqu'il m'aida à transporter nos meubles, j'avais attribué sa générosité à une curiosité paysanne, et j'avais même cru voir, dans son sourire, une sorte d'hostilité. Mea Culpa! Il nous a d'abord donné l'eau précieuse de son puits, sans qu'on lui ait rien demandé. Aujourd'hui, il a pensé à nous apporter des tuiles, ce qui m'évite un long et coûteux voyage à Aubagne. Oui, cet homme, accablé par un travail sans répit – car ses pauvres champs sont vraiment bien tenus, quoique la terre m'en paraisse ingrate – cet homme est venu offrir ses services à son voisin qu'il ne connaît pas. Et même ce qu'il nous a dit, à propos de ces imbéciles du village, c'est un témoignage de sympathie, et, de plus, une preuve de la délicatesse de son caractère : il refuse d'épouser leur sottise. D'ailleurs, il vit en solitaire, sa ferme est presque aussi isolée que la nôtre, et j'ai l'impression qu'il ne doit guère les fréquenter!

– Moi, dit Aimée, timidement, il ne me plaît pas beaucoup.

– Parce qu'il est laid! Parce qu'il est gauche, et rustre… Mais sous des enveloppes grossières, il y a parfois des âmes pures…

– Je le sais bien, dit Aimée. J'essaierai de le comprendre. En tout cas, il fait peur à la petite… Il a voulu lui caresser les cheveux : elle a hurlé.

– Manon, tu m'étonnes. Ce gentil paysan ne te plaît pas?

– Il est vilain, dit la fillette. Il me fait froid sur les joues. C'est un crapaud!

– Manon, dit le bossu, gravement, ce sont tes sentiments qui sont vilains. Ce monsieur nous a donné les tuiles qui nous manquaient, si bien que, chaque fois qu'il pleuvra, nous lui devrons un peu de reconnaissance, et un petit remerciement. »

Jean De Florette
titlepage.xhtml
Jean.de.Florette.French.ebook_split_000.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_001.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_002.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_003.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_004.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_005.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_006.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_007.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_008.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_009.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_010.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_011.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_012.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_013.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_014.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_015.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_016.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_017.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_018.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_019.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_020.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_021.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_022.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_023.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_024.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_025.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_026.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_027.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_028.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_029.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_030.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_031.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_032.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_033.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_034.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_035.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_036.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_037.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_038.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_039.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_040.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_041.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_042.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_043.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_044.htm
Jean.de.Florette.French.ebook_split_045.htm