AU printemps, les grands travaux recommencèrent : mais Ugolin ne vint pas renouveler le labour. Il s'en excusa en disant que le propriétaire du mulet lui faisait défoncer une terre de l'autre côté du village, pour planter une petite vigne; il ajouta que le champ des Romarins n'avait pas besoin d'un labour profond, puisqu'on l'avait fait l'année précédente, et que la terre s'était bien reposée : M. Jean ne le revit pas de trois semaines.
Tout ragaillardi par l'hiver, il prit la pioche, et traça les sillons.
Malgré la vente des lapins, il avait fallu entamer les économies, pour acheter du son. Il ne restait que 720 francs… Il résolut d'en consacrer la moitié à l'achat et au transport de quatre tombereaux de fumier, par l'intermédiaire de la grosse revendeuse d'Aubagne, dont le fils était brigadier garde d'écurie à la caserne des hussards. L'enfouissement de ce précieux engrais lui coûta trois jours de travail, puis, un beau matin, il planta les graines de la courge d'Asie.
« À cent kilos par pied, dit-il, nous pouvons espérer vingt-cinq tonnes de courges : selon mon principe de « sécurité d'abord », je ne compte que sur la moitié, ce qui sera bien suffisant, puisque le livre parle de huit tonnes de pâtée par an. Maintenant passons au maïs. »
Il en planta dix kilos sur le champ supérieur, en disant : « Un grain donne toujours un épi de 400 à 450 grains, et parfois deux épis. On peut compter théoriquement sur un rapport égal à 400 fois la semence. J'admets 300 fois, ce qui est prudent. Nous aurons donc au moins trois tonnes de maïs. Le plus difficile sera évidemment de trouver et de transporter cinquante à soixante kilos de verdure par jour. Mais le problème ne se posera qu'au moment où l'exploitation aura atteint son maximum, c'est-à-dire dans dix-huit mois. Nous gagnerons à ce moment-là assez d'argent pour nous assurer les services de quelque Piémontais, peut-être même de notre ami Giuseppe qui serait pour nous un précieux collaborateur.
– Il ne voudra pas, dit Manon. Il est trop fier. Il aime sa grande cognée. Il dit que l'herbe c'est un travail de femmes. Mais moi, l'année prochaine, j'aurai douze ans. Alors moi, Baptistine, et l'ânesse, nous pouvons très bien le faire. Et même, si tu achètes encore une autre ânesse, nous te remplirons tout le grenier! »
***
Les pluies du mois d'avril dépassèrent largement les promesses des statistiques : le vent de la mer apporta de longues pluies nocturnes, convenablement espacées; les graines levèrent en quelques jours, puis les jeunes plants verdoyèrent.
Ugolin dit un soir au Papet :
– Ces pluies de nuit, c'est une bénédiction. Les coucourdes du bossu ont pris le départ, et les maïs sont superbes. Ça commence bien pour lui.
– Trop bien, dit le Papet. Neuf jours de pluie au mois d'avril, ce n'est pas bon :
S'il pleut pour la Saint-Paterne,
L'été sèche ta citerne.
***
Mai fut aussi généreux. La citerne était toujours pleine, et chaque semaine, les beaux nuages montaient de la mer. Ugolin, malgré la vigueur de ses propres cultures, n'était plus maître de ses tics, et il parpelégeait comme une chouette à midi.
– Galinette, dit le Papet, ne te trompe pas :
S'il pleut le jour de l'Ascension
Tout s'en va en perdition.
En juin les pluies nocturnes continuèrent, et sous le brillant soleil des longues journées, les tiges d'un vert sombre s'élançaient de tous côtés, avec une rapidité magique, et elles se couvraient de fleurs… Puis, vers les premiers jours de juillet, les petites courges surgirent des fleurs éclatées… Il y en avait des centaines, qui se gonflèrent sous les yeux de la famille; le maïs, aussi haut qu'un homme, agitait de blanches aigrettes, et la brise du crépuscule chuchotait dans ses longues feuilles…
La pluie avait fécondé les collines, et les plantes sauvages hautes et drues comme des blés avaient envahi les vallons; les lapins, grandement nourris, se multiplièrent en six semaines, et l'on vit sortir des terriers des familles entières. L'éleveur alla chercher Ugolin pour lui montrer ce spectacle : l'homme des œillets en fut consterné, et ne put cacher son inquiétude.
« Que craignez-vous? » demanda Aimée.
Il hésita, parpelégea trois fois, et fit un effort pour dire :
« Tout ça est magnifique, et c'est pour ça que je suis un peu inquiet, parce que, cette année, l'été n'a pas encore commencé…
– Vous êtes bien pessimiste, mon cher voisin! s'écria M. Jean. Nous sommes le 3 juillet, la citerne déborde, et dans un mois au plus tout danger sera passé, car nous pouvons compter sur les orages du mois d'août!
– C'est vrai, dit Ugolin. C'est vrai. C'est parce que je me fais volontiers du mauvais sang pour vous que je vois tout en noir! Ça serait malheureux qu'une si belle réussite soit perdue au dernier moment! »
***
« Finalement, dit-il au Papet, le Bon Dieu est contre nous. Ce bossu de malheur a toute l'eau qu'il veut; moi, ça m'a fait moisir mes pois chiches, et ta vigne a pris un coup de « pourridié ». Lui, ses coucourdes se gonflent comme si l'ange Bouffareou soufflait dedans… Il va faire fortune, et il ne partira jamais!
– Ne t'inquiète pas, disait Papet, il a eu la chance d'un printemps pourri, mais c'est le signe d'un été de feu. Je te dis qu'à la fin de juillet, toute cette verdure, ça sera aussi jaune que du blé mûr, et les feuilles de ce maïs, elles chanteront comme des cigales…
S'il pleut en juin,
Mange ton poing.
***
Le vieux paysan et les dictons avaient raison.
C'est le 5 juillet que l'été tardif s'installa, avec une brutalité soudaine. Les cigales, jusque-là timides, grésillèrent frénétiquement dans les oliviers, et le soleil énorme monta tout droit au zénith comme un ballon de feu.
À midi, l'ombre des pins était toute ronde autour de leur pied. La terre se mit à fumer, en transparentes volutes bleutées : la végétation s'exalta aussitôt. Le champ de maïs grandit chaque nuit de quelques centimètres, les courges s'accrochèrent aux troncs des oliviers, comme pour en commencer l'escalade. Leurs fruits étaient déjà plus gros que de petits melons.
« Voilà, expliqua le planteur, le secret de la végétation tropicale : après une pluie insistante et pénétrante, un grand coup de soleil stimule l'activité des tiges et des feuilles, en accélérant les échanges. Ce merveilleux système d'alternance vient de s'installer cet été, et il est visible que la Providence a décidé de récompenser nos efforts. »
Mais dès la troisième journée de soleil, il constata que les feuilles commençaient à perdre leur éclat; quelques-unes même pendaient en arrière, comme fatiguées : il était grand temps d'utiliser la citerne.
Le soir, devant Ugolin venu aux nouvelles, il exposa son plan.
« La citerne est pleine à ras bord. Elle contient douze mètres cubes. Il m'en faut trois par arrosage, et un arrosage tous les deux jours. La citerne m'assure donc huit jours de tranquillité.
– D'accord, dit Ugolin, mais c'est pas sûr qu'il pleuve dans huit jours!
– Prévu! dit M. Jean. C'est pourquoi, dès demain, nous allons commencer les voyages au Plantier. Cent litres par voyage, quatre voyages par jour. C'est-à-dire que, dans huit jours, nous aurons versé dans la citerne 3 200 litres, ce qui nous donne deux jours de plus. Soit dix jours.
– Dix jours, c'est bien, dit Ugolin, mais en cette saison, on ne sait jamais.
– Vous avez raison : aussi, j'ai prévu le pire. Si dans dix jours le ciel continue à me trahir, je sacrifierai une partie de la récolte, et je vous louerai votre mulet. Il peut porter certainement deux bidons de 50 litres. Donc, nous pourrons fournir à la citerne, en faisant cinq voyages, un mètre cube par jour, ce qui sera suffisant pour attendre la prochaine pluie.
– C'est bien combiné, dit Ugolin.
– J'espère, dit M. Jean, n'avoir pas besoin d'en venir là. »
***
Le lendemain, dès l'aurore, il eut une agréable surprise : au levant, le ciel paraissait bouché. Il décida de surseoir au départ pour la source et travailla dans le potager. Mais vers huit heures, le soleil troua les nuages, aussitôt dispersés aux quatre coins du ciel. Alors les cigales grésillèrent, et une journée étincelante s'installa.
Ils firent trois voyages à la source, c'est-à-dire six heures de marche sur la roche inégale ou les cailloux roulants du sentier.
Au dernier, vers sept heures du soir, il constata avec fierté que le niveau de l'eau dans la citerne, soigneusement repéré, avait monté de quinze centimètres.
Cependant, Manon s'endormit à table; sa femme se plaignit – en riant – de ne pouvoir se relever sans aide quand elle se baissait devant l'âtre, et lui-même ressentait de petits éclairs de douleur dans la nuque. Il déclara que c'était là une bonne et saine fatigue : cependant, dès l'aurore, il partit, seul derrière l'ânesse, emportant un pic, un assez gros crochet de fer en forme d'esse, deux mètres d'une solide cordelette, et une serpe…
Tout le long du sentier de la source, il trancha au ras du sol les branches épineuses qui l'accrochaient au passage, écarta les pierres roulantes, brisa les saillies de roche sur lesquelles butaient ses pieds, et combla quelques trous.
De plus, il aménagea une halte, à mi-parcours, sous un pin ombreux. Après avoir débroussaillé le sol au pied du tronc, il installa des sièges en forme de petits dolmens. Enfin, il suspendit à une basse branche l'esse de fer : il pouvait ainsi y accrocher la lourde dame-jeanne par son anse d'osier, détacher la courroie qui la liait à son front, s'asseoir un moment à l'ombre, et la recharger ensuite sur son étagère sans aide et sans aucun effort.
La route était longue : au retour de cet unique voyage, il ne rapportait que quatre-vingts litres d’eau, mais il put annoncer à sa famille que le sentier était devenu « un boulevard », et que grâce au « reposoir » qu'il avait installé, le transport du précieux liquide ne serait plus qu'une bienfaisante promenade.
***
Cependant, l'été brûlait toujours, impitoyable, et malgré quatre voyages quotidiens la citerne baissait rapidement… L'herbe des collines était jaune, il ne restait pour nourrir son élevage qu'une vingtaine de courges, un peu de son, et très peu d'argent. Il partit donc un matin avant le jour, pour porter à la revendeuse une douzaine de lapins, et remonta vers huit heures avec un sac de son, et quelques bouteilles de vin. Les femmes lui avaient ménagé une surprise : elles revenaient de la source. Il ôta sa jaquette, remit ses espadrilles, et repartit avec elles. Manon s'abritait sous une capeline de paille, Aimée portait une ombrelle rose à manche doré.
Cette course à l'eau dura dix jours : comme la fatigue le gagnait, il se réconfortait avec de grands verres de vin, et il en emportait toujours une bouteille dans le bât de l'ânesse, sous les bidons.
Le soir à table, il relisait à haute voix les statistiques, comme pour forcer le ciel à leur obéir, et chaque nuit, il croyait entendre le bruit de la pluie; alors, il s'élançait vers la fenêtre, et repoussait les volets : les étoiles brillaient, cruelles. Il n'avait plu que dans son rêve…
Le huitième jour, malgré tant d'efforts, il constata que la citerne ne contenait plus qu'un arrosage… Alors, quand les femmes furent couchées, il repartit avec l'ânesse, une lanterne à la main.
Il revint avec Giuseppe, qui, au soir d'une dure journée de bûcheron, avait tenu à sacrifier deux heures de son précieux sommeil.
Ils rapportaient 120 litres d'eau.
Ils trouvèrent la petite Manon en chemise. Elle avait entendu partir son père, et elle l'attendait assise sur le seuil, en regardant les voletantes étincelles des lucioles.
Au clair de lune, Giuseppe alla examiner les plantations, arracha des feuilles, et les écrasa entre ses paumes.
– Notre maître, dit-il, elles souffrent… Il faut sacrifier la moitié des plantes parce que s'il ne pleut pas d'ici quatre jours, vous allez perdre tout!
– Mais il pleuvra certainement! cria le bossu.
– Pas demain, dit le bûcheron. Regardez la lune!
– J'ai encore un demi-mètre d'eau dans la citerne! Avec cinq voyages par jour, j'ai six jours devant loi! Il pleuvra, parce que la pluie est en retard de deux semaines!
– Je sais, je sais, mais la saison, elle n'est pas bonne. Elle est mal partie, la saison… Il faut abandonner la moitié des plantes, parce que moi, je ne puis pas vous aider! »
Il baissa les yeux pour ajouter :
« Demain, il faut que je parte avec cinq autres bûcherons. Nous avons signé le contrat avec l’atrapénoure (il voulait dire l'entrepreneur) et c'est moi que je commande l'équipe. C'est dans le Var, près Le Muy. Ils m'attendent demain matin, à la gare d'Aubagne. C'est un travail de quatre semaines. Alors, jusque le 25 d'Agosto, je suis là-bas, mais le 26 je viens. En attendant, il faut perdre la moitié, autrement, vous perdez tout!
– Je sais, je sais, tu as raison…
– Mais si le soleil continue, le 26 d'Agosto, moi je viens avec Enzo et Giacomo; et la citerne, nous la remplissons… »
***
C'était une promesse rassurante, et il savait qu'elle serait tenue; mais l'obstination de la Providence à lui refuser les pluies qui lui étaient dues le décourageait. Il lui adressait des prières qui faisaient appel à sa justice plutôt qu'à sa bonté, et qui ressemblaient à des « sommations sans frais », mais qui restaient tous les jours sans réponse. Aimée ne chantait plus, et paraissait soucieuse.
Un matin, il lui demanda :
– Combien d'argent nous reste-t-il?
– Bien peu, dit-elle. Une centaine de francs. Mais nous avons des provisions.
– Avec dix ou douze francs, nous pouvons louer pour deux ou trois jours le mulet d'Ugolin.
« J'irai le lui demander ce soir… D'ailleurs, il n'est pas impossible qu'il me le prête gratuitement… Avec cette bête, nous serions sauvés… »
Il repartit sous son étagère : il parlait gaiement à sa fille, jouait de l'harmonica et s'arrêtait régulièrement au reposoir; il accrochait la dame-jeanne à l'esse, frictionnait les crampes de ses mollets et buvait un grand verre de vin.
Après quatre expéditions, et une heure d'arrosage, il alla à Massacan : il n'y trouva que Délie.
« Ugolin est au village, dit-elle, et il ne reviendra qu'après dîner, mais tard…
– C'est ennuyeux, dit le bossu.
– Je peux lui faire une commission en passant.
– Eh bien, si vous le voyez, demandez-lui s'il ne peut pas me louer son mulet à partir de demain… »