D’après les articles parus dans la presse, c’était la femme de ménage qui avait découvert le corps le lendemain, nu, allongé sur le lit, avec un sachet transparent sur la tête. Les membres étaient en bon ordre, jambes serrées et mains jointes, comme si l’assassin avait voulu lui donner un ultime air d’apaisement. Ce corps à la peau bleuâtre sur le drap blanc. Les rideaux blancs paisiblement gonflés par la brise, l’appartement bien rangé.

Dans un premier temps, on avait évoqué un jeu érotique qui aurait mal tourné, une hypothèse qui paraissait confirmée par les examens du légiste, lequel affirmait que le décès était intervenu juste après, voire pendant un rapport sexuel. Une autre mort scabreuse dans le monde des anciens super-héros. Les journaux avaient du mal à contenir leur excitation. Mais, au-delà des circonstances équivoques, l’identité de la célèbre victime laissait à penser que l’affaire n’était pas un simple accident érotique et invitait les enquêteurs à prendre en considération un éventail d’hypothèses plus large. L’une après l’autre, les pistes de recherche furent suivies et abandonnées.

L’homicide n’avait rien à voir avec le monde du spectacle dans lequel la victime travaillait, il n’impliquait pas de fans incontrôlables ni de collègues envieux, il semblait même avoir suscité une douleur profonde et sincère dans ce milieu généralement indifférent et sans pitié. Des personnalités du spectacle plus ou moins connues commentaient la nouvelle avec les larmes aux yeux. Par respect pour sa mémoire, les collaborateurs de la victime s’étaient enfermés dans un mutisme empreint de souffrance. Son principal adversaire à la télévision, ce Namor plein de morgue, revint à l’antenne une semaine plus tard et, tout en nageant dans son bassin, se laissa aller à une crise de sanglots désespérés, tandis qu’autour de lui les poissons stupéfaits peinaient à respirer. Bien que certains missent en question la sincérité de ces larmes marines qui, par un heureux concours de circonstances, avaient fait bondir le taux d’écoute de l’émission, beaucoup jugèrent sa douleur authentique. Namor était une baudruche, cela ne faisait aucun doute, mais c’était une baudruche capable de s’émouvoir.

L’homicide n’était pas davantage lié au passé de la victime. Il n’était pas lié à son séjour en prison ni au groupe de mutants extrémistes dont elle avait fait partie à la fin des années soixante-dix, des histoires lointaines et oubliées, qui avaient laissé moins de traces dans la mémoire collective que ne l’aurait fait un énorme château de sable balayé par la marée. Le sort de la victime n’était pas lié à ces aspects de sa vie. Ne restait donc que l’hypothèse la plus vague. Le groupe sans nom. L’organisation déjà responsable d’autres morts dans le monde des anciens super-héros devait avoir frappé une nouvelle fois.

En l’espace de quelques jours, les chefs de la police furent contraints de reconnaître l’embarrassante vérité. Non seulement le groupe d’assassins avait conduit à terme une nouvelle exécution, mais il paraissait désormais possible de donner le nom de son principal membre. D’après plusieurs témoignages, un homme avait eu des rapports de plus en plus étroits avec la victime au cours des dernières semaines de sa vie. Le même homme aurait semble-t-il partagé une nuit d’intimité avec elle puis l’aurait tuée avant d’abandonner son corps sur le drap blanc. Enfin il aurait disparu dans la nature sans laisser de trace.

Compte tenu des indices qui s’accumulaient, il semblait logique de supposer que cet homme était le noyau dur du fameux groupe. L’embarras de la police portait sur son identité. En effet, il s’agissait d’un des leurs, un inspecteur. La nouvelle fit aussitôt monter la température dans les médias. Un policier ! L’inspecteur Dennis De Villa !

Dans la mesure où l’assassin des super-héros était en cavale et qu’il était impossible d’obtenir des images récentes de lui ou des déclarations de sa part, les médias ne trouvèrent rien de mieux que de se concentrer sur la personne la plus proche du meurtrier, à savoir son frère. Ce fut ainsi que, pendant deux semaines, le journaliste Bruce De Villa dut se défendre contre les assauts répétés de dizaines de ses collègues.

Les reporters l’attendaient en bas de chez lui. Ils campaient pendant des journées entières dans les parages de son immeuble. Ils le prenaient en filature lorsqu’il sortait s’acheter à dîner dans un magasin du quartier et lui lançaient des questions auxquelles il ne répondait pas. Ils le suivaient au pas de course quand il se précipitait pour prendre le bus. On assista même à cette scène curieuse : un journaliste harcelé par une meute de journalistes pendant qu’il se rend au kiosque afin d’y acheter la presse du jour.

En d’autres circonstances, Bruce De Villa aurait ri d’une situation si absurde. Mais à présent le rire mourait dans sa gorge telles les braises dans une cheminée aspergée d’eau. Mon frère Dennis chef du célèbre groupe d’assassins. La nouvelle le troublait et le laissait sans voix. Son pouvoir de pressentiment lui avait annoncé la mort de plusieurs anciens super-héros, y compris celle de Mystique, mais pas la façon dont ils mourraient et moins encore de la main de qui.

Il n’avait pas grand-chose à dire aux journalistes. Pourquoi le harcelaient-ils, exigeant de sa part des commentaires et des révélations sur la personnalité de son frère ? Au fond, que connaissait-il de Dennis ? Sans doute les journalistes en savaient-ils déjà bien plus que lui. À mesure que la police reconstituait le déroulement des meurtres commis jusque-là et éclaircissait le rôle tenu par l’inspecteur Dennis De Villa, Bruce avait l’impression que la vraie vie de son frère prenait forme sous ses yeux, tel un paysage qui sortirait enfin du brouillard.

Il lut dans le New York Post un récit détaillé de l’escalade meurtrière. Il y avait d’abord eu l’assassinat de Robin, égorgé des années auparavant dans un coin de Central Park, quand Dennis n’était encore qu’un jeune policier en uniforme à qui Robin avait dû paraître une cible facile, imaginait-on, pour entamer une carrière de tueur de super-héros. Le récit évoquait ensuite les années que Dennis consacra à la formation d’un groupe de sympathisants liés par la même cause, jusqu’au ralliement de la jeune Mara Jones. La fin scabreuse du Chevalier Noir. La façon dont Dennis avait commencé à mettre à profit son travail de policier pour entrer en contact avec les victimes potentielles. La cadence de plus en plus élevée de ses gestes homicides. La manière dont il avait préparé, sans doute avec la participation d’autres membres du groupe, toujours pas identifiés, l’attentat terroriste contre le George Hotel. L’erreur fatale qui avait coûté la vie à Richards fils. La décision dramatique de Richards père d’en finir. Enfin Mystique, la vedette de télévision à la peau bleuâtre, l’intimité, peut-être même un vrai lien sentimental, qui avait peu à peu crû entre eux mais n’avait cependant pas dissuadé Dennis de mener son projet à terme.

Dennis De Villa, séducteur assassin. Qui aurait pu imaginer, se demandaient les commentateurs, que derrière ces yeux si délicats, en apparence toujours émus... Désireux de faire la lumière sur la personnalité de l’ancien policier, deux journalistes allèrent jusqu’à fouiller dans son passé familial. Ils trouvèrent trace de la mort mystérieuse et soudaine de sa mère, seize ans plus tôt, mais ne purent élucider avec précision ces faits lointains. Du reste, il n’était pas certain que lesdits faits eussent une signification. Dennis De Villa demeurait un énigmatique ange de la mort. Si seulement son frère avait bien voulu accorder quelques minutes d’interview et raconter des anecdotes, des souvenirs, des détails qui aident à éclaircir une fois pour toutes la personnalité de l’ancien policier : était-ce un fou fanatique, un terroriste, un juge sans pitié qui agissait sur la base de sa morale à lui, un réactionnaire déterminé à ramener le monde à une ère antérieure aux super-héros ?

Bruce n’aurait su répondre. Et même s’il avait su, il ne se serait certes pas mis à en parler à ses collègues journalistes qui l’attendaient dehors. « Ils n’en ont pas assez ? » demandait avec étonnement le propriétaire de la boutique qui faisait l’angle lorsqu’il arrivait, talonné par une meute de reporters imperturbables.

« Vous verrez, ils finiront par se lasser », assurait Bruce.

En effet, le nombre de journalistes commença à décroître. Leurs voix se firent moins nombreuses, de moins en moins insistantes, comme s’il était inévitable qu’elles se perdissent. Pendant ces deux semaines, Bruce avait réduit ses communications au minimum, non seulement avec les reporters mais aussi avec tous les autres. Il avait suspendu ses activités professionnelles et préférait rester seul, comme quelqu’un qui attend d’être guéri d’un mal sournois et contagieux. Il persista sur la même voie durant plusieurs autres jours. Dans l’espoir d’échapper aux périls de l’insomnie, le soir il engloutissait un généreux verre de lait chaud allongé d’une tout aussi généreuse dose de rhum. Quand il allait se coucher, une myriade de questions résonnaient encore en lui : celles que les reporters lui avaient adressées en vain pendant des jours, mais aussi celles que de nombreux commentateurs s’étaient posées dans leurs articles et qu’en définitive tout le pays continuait à se poser. Tôt ou tard, l’ancien policier finirait-il par être capturé ? Réapparaîtrait-il après avoir commis de nouveaux meurtres à sensation ?

Impossible de répondre. De son côté, Bruce n’avait dans l’immédiat aucun pressentiment qui annonce de nouvelles morts. Il se demandait si les pressentiments reviendraient et, avec eux, les meurtres. Seul le temps pourrait lui répondre.

Juin commençait déjà à fleurir. Les jours se précipitaient vers le gouffre brûlant qu’était le cœur de l’été. Au fil du temps, les nouvelles concernant le meurtre de Mystique et la fuite de l’ancien policier s’évaporaient lentement pour laisser place au bruissement étourdi et indistinct des informations, encore des morts au Moyen-Orient, encore des glaciers qui fondaient aux pôles, encore des crises financières qui couraient tels des frissons sur la peau de la planète entière.

Comme chaque année, Broadway décernait ses Tony Awards. La saison cinématographique était marquée par le lancement de nouveaux blockbusters. Le livre de Joseph Szepanski était en tête des ventes. Les New-Yorkais aisés migraient comme tous les étés vers leurs maisons au bord de l’océan, à Long Island, à Cape Cod... Bruce, lui, restait éveillé dans son lit, chaque nuit ou presque il tendait l’oreille comme pour capter le moindre mouvement du monde. Attendait-il un de ses pressentiments ? Attendait-il de découvrir d’un coup, en pleine nuit, qui serait la prochaine victime de son frère ? Ou s’efforçait-il seulement de comprendre une fois pour toutes quoi faire de ses étranges pouvoirs et quelle direction donner à présent à sa vie ?

Lorsqu’un matin il reçut un appel téléphonique des bureaux new-yorkais du quotidien La Repubblica, Bruce perçut une certaine inquiétude et craignit que le journal italien ne veuille lui arracher une interview au sujet de son frère.

Mais le correspondant permanent n’effleura même pas le sujet. En italien, d’un ton sec et sans détour, il lui demanda simplement s’il était prêt à se remettre à travailler pour eux. Il était effectivement question d’interview, mais pas une interview de Bruce, l’interview de quelqu’un d’autre. Manifestement quelqu’un de très important.

Au début, il tergiversa. Il n’était pas sûr de vouloir poursuivre sa carrière de journaliste. Bien qu’il ne sût pas précisément quoi faire d’autre, il avait du mal à croire que le journalisme demeurait sa voie. Au cours des dernières semaines, il avait senti beaucoup de choses changer en lui. Sa vie lui faisait l’effet d’un édifice qui aurait explosé et dont les éléments se seraient redisposés dans l’ordre initial en tombant. Tout semblait comme avant. Mais rien ne l’était.

Il réfléchissait à ces aspects quand le correspondant permanent se décida à lui dire qui il devrait interviewer.

Bruce déglutit. « Tu peux répéter, s’il te plaît ? »

L’autre rit et répéta le nom.

« Ma foi, fit Bruce. J’imagine que ça ne se refuse pas. » Il ignorait complètement comment le journal avait pu obtenir une telle exclusivité, mais à l’évidence il s’agissait d’une occasion unique. Il songea que ce pourrait être son dernier article. Idéal pour terminer en beauté. L’interview exceptionnelle du plus sacré des monstres sacrés, la gloire de toutes les gloires, le père de tous les super-héros. Il se fit donner toutes les informations nécessaires. L’interview était prévue le lendemain dans l’après-midi à Park Slope, dans l’ancienne demeure où le vieillard avait semble-t-il fondé une sorte d’école pour aspirants super-héros aux intentions sérieuses.

Bruce ne s’intéressait guère à l’école. L’idée qu’il pût y avoir dans le monde actuel des aspirants super-héros aux intentions sérieuses lui paraissait pour le moins étrange. Ce qui l’intéressait, c’était la possibilité de rencontrer ce glorieux ancien. Une légende vivante. L’inaccessible Superman.

Le lendemain, il prit le métro pour Brooklyn, descendit à Grand Army Plaza et se dirigea vers le sud. La journée était douloureusement belle, le ciel brillait comme une vitre très fine et on n’apercevait qu’un seul nuage blanc dont la forme allongée évoqua Long Island dans l’esprit de Bruce. Comme si, là-haut, ce nuage s’amusait à copier la forme de l’île en bas. Il suivit une rue bordée d’arbres imposants, dans laquelle il ne croisa que deux promeneurs solitaires et une famille uniquement composée de femmes, deux mères et une petite fille en poussette qui avançaient paisiblement vers Prospect Park.

Il examina les austères façades des vieilles demeures monumentales et trouva celle qu’il cherchait. Avant de sonner, il baissa les yeux pour s’assurer que sa tenue était en ordre. Il portait le plus beau des deux costumes d’été qu’il possédait et une chemise retirée le matin même au pressing.

Il sonna. Il attendit. Il sonna encore et jeta un coup d’œil à travers une des fenêtres. Au pied des rideaux, à l’intérieur, on ne distinguait qu’une bande de parquet en bois.

Enfin la porte bougea et, lentement, s’ouvrit toute grande.

Bruce était parti du principe qu’un assistant, un domestique ou un garde du corps le recevrait, voire un élève de l’école. Il était parti du principe que le vieux héros l’attendrait assis dans son luxueux bureau, ou sous une élégante véranda où on le conduirait comme dans la salle du trône, après qu’il eut fait antichambre pendant les quelques minutes obligatoires. Il resta donc figé sur place lorsqu’il comprit que la silhouette, face à lui, encadrée par le rectangle de la porte et éclairée par la lueur blanchâtre qui semblait régner dans la maison, était celle de Superman en personne.

Jusqu’alors, Bruce ne l’avait vu qu’une fois, de très loin, lors des funérailles bondées de Franklin Richards. Cette fois-là, Superman portait son vieux costume de super-héros et s’était avancé d’un pas hésitant mais solennel, parmi les super-héros en deuil. Malgré son âge et le poids de la maladie, c’était toujours une figure magnétique. Il avait pris sa retraite bien des années plus tôt, près de vingt-cinq ans, c’est-à-dire avant que l’époque des grands exploits héroïques ne commence à décliner, et grâce à cela il était parmi les rares à n’avoir pas été sali par le climat de défaite qui avait peu à peu englouti le monde des super-héros.

Ils s’observèrent. Superman portait un pantalon bleu marine, une chemise à manches courtes sans doute en lin et il s’appuyait sur une canne en bois. Il était parcouru par un tremblement vague et ininterrompu. Son célèbre visage à la classique beauté américaine était demeuré reconnaissable avec les années, il avait toujours ce menton carré, cette mâchoire décidée, même si son expression paraissait plutôt rigide, sa peau terne, son teint légèrement cireux. Il avait une épaisse chevelure, d’un noir moins profond qu’autrefois, parsemée de fines mèches blanches qui ressemblaient çà et là à des veines d’argent dans une roche sombre. Ses yeux étaient toujours vifs. Bien que la maladie eût figé ses traits et ralenti les mouvements de ses yeux, ces deux spots bleu pâle paraissaient avoir conservé un peu de leur fraîcheur amusée. Il dévisagea Bruce. « Te voici, commentat-il.

— Plaît-il ? » Bruce hésita puis, craignant qu’on ne l’eût pris pour un autre, il se présenta : « Monsieur Kent, je suis Bruce De Villa. Je travaille pour un journal italien...

— Je sais », fit l’autre en hochant la tête plus longtemps qu’il n’était nécessaire, au point qu’on ne comprenait pas s’il hochait vraiment la tête ou s’il était victime d’une crise de tremblement. « De Villa, répéta-t-il. De Villa. »

À l’intérieur, l’ancienne demeure avait été entièrement refaite. Les pièces se répartissaient autour d’un large puits central qui traversait les quatre étages du bâtiment, illuminé par une lucarne blanche. Superman et Bruce avancèrent vers la rambarde qui entourait le puits. Sans trop de formalisme, le vieil homme avait saisi le bras de Bruce tandis que de l’autre il tenait sa canne. Sa présence physique conservait quelque chose d’imposant. Il est plus grand et certainement plus lourd que moi. La force de son bras sur le mien. Bruce pouvait en percevoir les tremblements, une série de secousses, un séisme léger et permanent, rythmique, comme si le corps de Superman vibrait au son d’une musique inaudible, comme si ce corps était une baguette hypersensible en mesure de capter les vibrations de l’air, de la maison, du sous-sol, toute la gamme des vibrations terrestres.

« Bienvenue dans mon centre d’entraînement », déclara le vieillard d’une voix enjouée.

Bruce se mit à la rambarde et regarda plus bas, dans la pièce en sous-sol. Une demi-douzaine de personnes étaient assises, en tailleur et l’air détendu, chacune sur un petit tapis, au cours de ce qui ressemblait fort à une séance de méditation. Bruce observa la scène avec une vague stupeur. Étaient-ce là les aspirants super-héros ? Installés sur des tapis de sol et en train de méditer ? Qu’était-ce donc, un centre d’entraînement ou un ashram ?

« Je parie que ce n’est pas ce que tu imaginais », souffla Superman. Le pli que formèrent ses lèvres était tout juste un sourire mais, sur ces traits figés, il faisait penser à l’expression de quelqu’un qui contiendrait à grand-peine un rire sonore. Son bras parut vibrer plus fort. « Je parie que tu ne t’y attendais pas.

— À vrai dire, je ne sais pas à quoi je m’attendais.

— Bien sûr, les jeunes gens font d’autres choses. Là-dessous... Là-dessous il y a des salles de cours. Un gymnase très bien équipé. » Ses yeux bleu pâle s’illuminèrent en croisant ceux de Bruce. Le vieil homme marqua une pause. « Rien d’exotique. Au contraire, il s’agit d’une affaire... des plus concrètes. Action et méditation. Un super-héros ne peut se passer d’aucune des deux. »

Là-dessous, ils étaient tous plutôt jeunes. En jean et tee-shirt, les pieds nus et les yeux fermés. Un peu à l’écart du groupe, une jeune fille qui avait dû se lasser de la méditation tapotait tranquillement sur un ordinateur portable. Bruce se demanda ce qui avait poussé ces personnes à se joindre à Superman et à vouloir devenir rien de moins que des super-héros au sens strict du terme. Des super-héros à l’ancienne, songea-t-il. Des super-héros qui voudraient se battre pour de bon. Des super-héros qui entreprendraient de remettre de l’ordre dans le monde, allez savoir comment. Combattre la pourriture, ce genre de chose ? N’est-ce pas une idée dépassée ? Je ne serais pas étonné qu’avant deux mois ils finissent tous dans quelque stupide émission de télé-réalité ou figurants dans un film avec Angelina Jolie.

Mais il garda son scepticisme pour lui. Il écouta Superman qui évoquait le parcours de certains élèves. Ce jeune homme aux traits hispaniques, assis sur un tapis couleur corde, se faisait appeler l’Homme-Toupie et, il n’y avait pas si longtemps, il gagnait encore sa vie en posant pour d’absurdes calendriers, signala le vieillard, un rictus amusé grandissant sur ses lèvres. En fait, c’était un garçon sérieux. Sa caractéristique, c’était qu’il n’avait pas de super-pouvoirs fixes. Chaque fois qu’assez d’adrénaline circulait en lui, son corps développait un super-pouvoir différent. Impossible de savoir à l’avance ce que ce serait. Le super-héros le plus imprévisible qui eût jamais existé ! Cette fille qui tapait sur son ordinateur était, elle, une mutante qui n’avait pas encore choisi son nom de super-héroïne et dont le super-pouvoir, fort original, consistait à annuler autour d’elle les rapports de cause à effet. Les pistolets tiraient mais personne n’était touché. Les bouches s’ouvraient mais aucun cri ne jaillissait.

Bruce était toujours aussi perplexe. Plus qu’à des exploits héroïques, les étranges super-pouvoirs qu’on lui décrivait semblaient sortir de représentations de théâtre expérimental. Il laissa errer son regard.

Toutefois, il devait admettre qu’une atmosphère plaisante régnait dans la maison. Une lumière palpable, presque solide, provenait de la lucarne, comme celle qui pénètre à travers les vitraux d’une cathédrale. Aux murs, il y avait des reproductions d’œuvres de Lucian Freud, de Stanley Spencer et d’autres encore, ou peut-être étaient-ce des œuvres originales, des portraits d’hommes et de femmes muets qui observaient tout depuis la toile, emplis d’une humanité lumineuse, émouvante et charnelle. Bruce et Superman continuèrent leur visite. Ils croisèrent deux personnes, des élèves ou des collaborateurs, qui se contentèrent d’un sourire poli. Le vieil homme expliquait toujours comment fonctionnait l’école. Quelques riches amis la finançaient. Pour le moment, personne ne prenait au sérieux l’idée de former une nouvelle génération de super-héros, ni parmi les anciens, ni dans les médias, ni au sein des autorités du pays. Le vieux Superman s’en félicitait. Il veillait même à faire circuler le moins d’informations possible, car il préférait que ses protégés ne subissent pas de pressions extérieures.

Ils gagnèrent la porte qui donnait sur l’arrière. De là, quelques marches conduisaient dans un vaste jardin. « C’est la partie de la maison que j’aime le moins, se plaignit le vieux héros. Les marches, je veux dire. Mais je suis sûr qu’avec ton aide ce sera moins difficile. »

Bruce l’aida à descendre. Le corps rigide du vieillard s’arrêtait au bord de chaque marche, en équilibre, les bras secoués de frissons plus intenses qu’ils n’avaient été jusqu’alors, des frissons quasi électriques qui se transmettaient à Bruce sous forme d’impulsions subtiles et presque douloureuses.

Dès qu’ils furent au pied des marches, Superman fit quelques pas seul, sans même s’aider de sa canne, en profitant de l’absence momentanée de tremblements. Il redressa les épaules et resta immobile dans l’accueillante lumière de l’après-midi, tandis que le soleil faisait naître des étincelles au fond de ses yeux. Quel âge pouvait bien avoir cet homme ? Au moins quatre-vingts ans. Et pourtant, dans l’illusion de la lumière dorée, alors que les rosiers et les branches de glycine dansaient derrière lui, l’espace d’un instant le corps de l’ancien super-héros parut aussi majestueux qu’autrefois, et, face à lui, Bruce en fut stupéfait, émerveillé, il se sentit délicieusement petit, délicieusement pur. Pendant quelques secondes, il redevint comme autrefois ce gamin plein de confiance, désireux d’approcher un jour un super-héros immense et éternel.

« C’est un endroit magnifique. Superbe jardin, monsieur Kent.

— Il y a encore quelques années, je m’en occupais moi-même. Les roses..., soupira Superman en examinant les buissons tout proches. Elles se sentent un peu négligées. » Il tenait toujours debout, sans canne, mais commençait à tituber, à peine pour le moment, comme agité par la brise qui secouait les plantes. « Qui pourrait croire qu’il fut un temps où je pouvais voler ? dit-il alors. Cela fait vingt-deux ans... Vingt-deux ans depuis la dernière fois où je me suis élevé dans les airs. À la fin, quelques mètres de vol... Quelques mètres qui me fatiguèrent au point de me faire vomir. » Il n’y avait pas de tristesse dans sa voix. Chacune de ses phrases avait le ton d’un constat, paisible et naturel. Le même petit sourire qu’auparavant réapparut sur ses lèvres tendues. « Sais-tu voler ? »

La question laissa Bruce interdit. D’instinct, il croisa les bras. Il comprit qu’il avait adopté une attitude typiquement défensive et les laissa donc retomber. Soudain il se sentit nu et maladroit, dans ce jardin rempli de parfums. « Que voulez-vous dire ? Je n’ai pas de super-pouvoirs, moi, préféra-t-il répondre.

— Ah non ? Quel dommage », dit l’autre d’un ton ironique. Il lui lança un regard grave et affectueux. Autour d’eux, en fond sonore, le bruissement des feuilles dominait tout, des milliers de feuilles secouées par le vent de plus en plus fort, telle une multitude de petits grelots murmurants. « De Villa, De Villa », répéta le vieillard du même ton qu’il l’avait fait plus tôt, quand Bruce avait sonné chez lui.

Le soleil étendait une patine dorée sur le gravier du sentier, sur l’herbe du terrain, sur les feuilles qui vibraient et sur les fleurs des buissons. Un peu plus loin, sur une table de jardin entourée de chaises en osier, des journaux froissés, sans doute après la lecture du matin, agitaient paresseusement leurs pages dans la brise. Quand le vieil homme vacilla, Bruce s’approcha et lui tendit sa canne, mais l’autre préféra s’agripper à lui avec les deux mains.

Ils restèrent tous les deux là à trembler, comme enlacés, deux patineurs débutants suspendus dans un fragile et surprenant équilibre. « Comme tu le sais probablement... d’habitude je ne parle pas aux journalistes, souffla Superman. T’es-tu demandé pourquoi j’avais accepté de te rencontrer, Bruce De Villa ? »

Bruce laissa tomber la canne. Le poids du vieux était tel qu’il le faisait vaciller.

Le parfum des rosiers était intense, il l’étourdissait. Un gros insecte aux ailes brillantes planait d’une fleur à l’autre. Superman disait qu’il s’était informé, qu’il avait lu les journaux et avait même engagé des informateurs. À présent, il estimait en savoir assez long sur les frères De Villa. « Si j’ai bien compris, mon cher ami... » Ses yeux étaient deux nébuleuses liquides et bleuâtres. « Il y a deux frères. Quelque chose arrive à la mère. L’un des deux frères... se met en tête de tuer les vieux super-héros. » Quelque part dans le jardin ou peut-être dans un autre jardin, on entendit le bruit de l’arrosage automatique. « Et l’autre frère ? je me demande. Que pense l’autre frère ? Quelle est cette étincelle inquiète que je vois... dans son regard sombre et profond ? »

Tout commençait à s’éclaircir. D’une certaine façon, cette rencontre était un piège. Superman n’avait jamais eu l’intention de répondre à une interview. Ce qu’il voulait, c’était connaître l’autre frère, celui qui n’était pas un assassin, la figure complémentaire du tueur, récent meurtrier de plusieurs de ses célèbres anciens collègues. Le parfum de l’herbe fraîchement arrosée leur parvint. Si quelqu’un avait observé de loin les deux hommes dans le jardin, il aurait pu croire qu’ils se livraient à une maladroite et trébuchante étreinte. Leurs épaules tremblantes. Leurs visages proches. Les cheveux poivre et sel du vieil homme qui touchaient presque les cheveux poivre et sel du plus jeune. Maintenant qu’il avait rencontré Bruce De Villa, le vieux héros était encore plus curieux. Depuis qu’il l’avait accueilli sur le seuil de sa maison, son instinct lui disait qu’il y avait chez cet homme des capacités spéciales. Il avait de l’expérience en matière de personnes dotées de super-pouvoirs. Son instinct ne le trahissait pas. « Il y a quelque chose en toi, mon jeune ami. »

Bruce n’eut pas le temps d’être troublé par les paroles de l’autre. Il était trop occupé à tenir debout. Il était si fatigué qu’il avait mal aux épaules. Il aurait voulu avoir assez de force pour soutenir éternellement le vieux héros, il aurait voulu avoir un corps assez ferme pour lui transmettre sa fermeté, son absence de tremblements. Mais il commençait à transpirer. Il se demanda combien de temps il résisterait. Pourquoi le vieux héros s’appuyait-il sur lui ? Pourquoi croyait-il qu’il ne le laisserait pas tomber ? Il songea qu’ils allaient tomber tous les deux. Leur étreinte se fit plus étroite. Les feuilles des buissons ne cessaient pas de bruire. En définitive, personne ne tomba.

Bruce avait retiré sa veste, il avait roulé les manches de sa chemise, enfilé une paire de gants dénichés dans la cabane à outils et taillait les rosiers sous la direction du vieil homme. Toute son expérience en matière de jardinage remontait à sa jeunesse, à Clifton, lorsqu’il aidait sa mère à s’occuper du jardin devant la maison. Mais ce qu’on lui demandait aujourd’hui ne semblait pas trop difficile. Tailler quelques-uns des buissons et couper une douzaine de fleurs à porter dans la maison. Superman était assis sur une des chaises en osier d’où il lançait d’aimables et méticuleuses indications quant à la meilleure façon d’employer les ciseaux. L’arrosage avait cessé puis repris par intervalles, tandis que la brise poussait vers eux de minuscules particules d’eau.

Chaque fois que son regard effleurait celui du vieil homme, Bruce se sentait désorienté et, dans le même temps, il éprouvait une étrange et brusque plénitude, comme si le regard du vieillard était une sorte de substance liquide capable de remplir la forme des choses, des personnes observées. Il avait renoncé à l’interview. Sans arrêter de couper les branches épineuses des buissons, poussé par ce regard dont il sentait le toucher mais qu’il ne croisait pas, ce fut surtout lui qui parla.

Il raconta une série de souvenirs. Des scènes de son enfance. Il évoqua le jour où, par un après-midi blafard, il s’était brûlé la langue en mangeant un hot dog sur la plage de Coney Island. Il en sourit. Il parla des longues discussions qu’ils avaient au sujet des super-héros, Dennis et lui, allongés sur leurs lits, la nuit à Clifton. Il parla des cheveux humides de sa mère. De son petit sourire triste. Les souvenirs s’écoulaient et restaient comme suspendus dans l’air, c’était presque étonnant de ne pas les voir scintiller en cette fin d’après-midi, comme s’ils étaient solides.

Assis dans son fauteuil en osier, le légendaire héros l’écoutait. Posées dans son giron, ses mains couvertes de taches de vieillesse s’agitaient à peine.

Il parla du double corps de sa mère. La chair flaccide et blanchâtre de l’homme qu’il avait vu, un jour, faire l’amour avec le second corps. Il n’avait jamais confié ces histoires à personne. Comment se pouvait-il qu’elles jaillissent soudain avec une telle sincérité ? Il parla de la fin de sa mère. Les visages des voisins lorsqu’ils lui dépeignaient ce qui, à leurs yeux, était apparu comme un malaise aussi fatal que mystérieux, au cours d’une dispute avec son mari, sur la petite étendue d’herbe devant chez eux. Le cercueil dans lequel on avait glissé en secret les deux corps, enlacés afin qu’ils redeviennent unis, sinon vivants, du moins à l’heure de leur décomposition. La rage désespérée qui avait grandi en lui après cette mort et lui avait permis d’obtenir rapidement son diplôme. Son frère qui s’inscrivait à l’université grâce à une bourse d’études, puis, très jeune, entrait dans la police. Bouleversé par le remords, leur père qui mourait seul au bout de quelques années, dévoré par la dépression et par un cancer de l’estomac.

« Continue », l’encouragea Superman.

Il parla de son super-pouvoir. Peu avant, il avait menti en affirmant qu’il n’en possédait pas. En fait il en possédait un, certes modeste, et l’avait découvert après avoir appris que c’était aussi le cas de sa mère. Un pouvoir de pressentiment. La première fois, il avait justement pressenti sa mort à elle. N’était-ce pas paradoxal ? Chez lui, tout avait eu lieu quasiment en un seul souffle : découvrir qui était sa mère, qui il était lui-même, sentir qu’elle allait quitter ce monde.

Au fil des années, il avait prévu la mort d’autres super-héros. C’était plus qu’une sensation. C’était un véritable savoir. Il savait d’avance quand un super-héros se rapprochait de la mort, comme si ce dernier se retrouvait au bord de l’abîme et qu’un capteur l’eût annoncé à quelqu’un, c’est-à-dire à lui, Bruce De Villa. Il savait d’avance qu’un super-héros allait mourir, mais ça ne fonctionnait qu’avec les super-héros, qu’il n’avait peut-être jamais rencontrés en personne mais au sujet desquels il connaissait la plus intime et secrète des informations. L’heure de leur mort. L’approche de leur fin.

En se trouvant aux côtés d’un homme qui, des décennies auparavant, avait su voler, avait soulevé entre ses bras un camion qui pesait plusieurs tonnes ou plié d’un seul regard le poteau d’un feu rouge, Bruce préféra répéter que son pouvoir était bien peu de chose.

« Et ton frère, l’assassin ? En a-t-il, lui, des super-pouvoirs ? s’informa Superman.

— Oh non. Pas que je sache. » Il avait posé les ciseaux et retiré les gants. Les tiges à jeter étaient entassées dans un coin du jardin. Quelqu’un était sorti de la maison pour venir chercher les fleurs coupées et avait laissé sur la table une carafe de tisane glacée ainsi que deux verres. À présent, Bruce et le vieux héros étaient tous deux installés dans les chaises en osier.

« Merci pour le jardinage.

— Ç’a été un plaisir, répondit Bruce en toute franchise.

— De quels autres pouvoirs disposes-tu ? » l’interrogea Superman. Il s’approcha de la table avec effort et but une gorgée en se servant de la paille qui dépassait du verre. « Je ne peux pas croire que ce soit le seul. Pressentir la mort de quelque vieux super-héros. Nul doute qu’une telle capacité est... seulement la pointe de l’iceberg. »

Bruce avait les yeux fixés sur la carafe en verre, le verre glacé à la main. Des morceaux d’écorce d’orange flottaient sur la tisane. Il but une gorgée et reconnut le goût du tilleul mêlé à celui d’autres plantes inconnues. Il ferma les yeux comme s’il voulait savourer cet arôme. Quand il les rouvrit, Superman était toujours face à lui, attendant, avec son air aimable et néanmoins exigeant.

Il eut le vertige. Il s’abandonna dans le fauteuil à la sensation libératrice mais aussi, d’une certaine façon, terrifiante que procure une vérité entièrement confessée. « Je l’admets, parfois j’arrive à faire autre chose. Ce sont de brefs épisodes intermittents... Par exemple, de banales capacités de téléportation. Si je me concentre suffisamment, je parviens à téléporter de petits objets. Des feuilles de papier. Des morceaux de tissu. Des objets sans poids. » Il avala une nouvelle gorgée. La tisane glacée soulagea sa gorge serrée. « Mais je ne pense pas que cela ait beaucoup de sens d’en parler. Comme je l’ai dit, ce sont des pouvoirs intermittents, qui ne se sont pas développés et demeurent difficiles à maîtriser. »

Superman parut hocher la tête. « Mais tu pourrais les entretenir. Mes protégés..., dit-il avec un imperceptible signe de tête en direction de la façade de la maison, sur laquelle le soleil bas lançait depuis l’ouest ses ultimes et puissants rayons, tel un tireur d’élite caché. Mes protégés ont des pouvoirs guère différents des tiens. Discontinus, flous, étonnants... » Pour quelque raison, il leva les mains, qui dansèrent dans l’air comme si elles dirigeaient un orchestre, projetant sur l’herbe une ombre allongée et mobile, gracieuse à leur façon. « Les super-pouvoirs de votre génération sont différents de ceux de la vieille garde. J’ajoute que... ce pourrait être une chance. Une grande opportunité. »

Bruce soupira. Les questions de génération l’indifféraient. L’odeur des roses était restée sur sa chemise. Il vida son verre et le posa sur la table.

Il se demanda quelle heure il était et supposa qu’il était temps pour lui de s’en aller, mais avant cela il s’éclaircit la gorge et évoqua la pièce manquante. Il parla des lettres anonymes. Celles qu’il avait envoyées aux super-héros sur le point de mourir. Celles qu’il avait adressées à Robin, à Batman, à Mister Fantastic, à Mystique, et qui contenaient une simple formule d’adieu imprimée en majuscules, au centre de feuilles blanches et nues. Celles qu’il avait écrites pour que s’insinue dans leur cœur un adieu, un salut bienveillant et désolé, détaché, intime, furieux, définitif. Adieu. Adieu à ceux qui avaient autrefois occupé la totalité de ses rêves, avant d’en sortir et d’y laisser un vide intolérable. Il avait effleuré des lèvres chacun de ces billets avant de les expédier à ses anciens héros. « Même si je les avais prévenus plus explicitement, je ne crois pas que cela aurait suffi. J’y ai réfléchi. D’une certaine manière, ils avaient atteint le bout de la route. Ils marchaient au bord du précipice...

— Et c’est ton frère qui leur a donné l’ultime bourrade, commenta Superman.

— Je ne savais pas que Dennis était mêlé à ça. J’ignorais ce qu’il leur arriverait précisément », se défendit Bruce avant de réaliser que le vieillard s’était exprimé sur un ton à la fois léger et mélancolique. Il s’aperçut que Superman était las. « Je suis désolé, dit-il en se levant et en éprouvant une pointe de déception vis-à-vis de lui-même. Je ne m’étais pas rendu compte que cela pouvait être fatigant pour vous de passer tout ce temps dehors à m’écouter. »

Autour d’eux, le soir tombait. Éparpillés dans l’herbe, de petits spots argentés s’allumèrent l’un après l’autre comme si la lumière se diffusait par contagion. Un maigre vol d’oiseaux passa au ras du sol et effleura l’herbe, puis il s’éleva et disparut dans le ciel noir. La femme qui leur avait apporté la tisane revint avec un petit plateau à la main. « L’heure de mes médicaments, observa Superman.

— Monsieur Kent... », reprit Bruce. Il n’eut pas assez de voix pour poursuivre et comprit, non sans étonnement, qu’il était ému.

« J’espère ne jamais recevoir... une de tes lettres d’adieu », plaisanta le vieux super-héros. Un dernier éclair traversa son regard. « Et j’espère en outre que tu voudras bien... prendre ce lieu en considération. Notre centre d’entraînement. Ne serait-ce pas intéressant, Bruce De Villa... si tu te joignais à nous ? »

Il se rappelait les avoir croisés après cette exposition dans une galerie de Chelsea, sur la rive du fleuve, tandis qu’un soleil éclatant se couchait de l’autre côté de l’Hudson. Il se rappelait avoir songé que son frère faisait de la protection rapprochée et avoir perçu une certaine tension entre eux, une tension qu’il n’aurait pas été hasardeux de définir érotique. Mais il n’avait pas soupçonné ce qui arriverait deux jours plus tard. Il se rappelait avoir examiné les yeux rouges de son frère et y avoir reconnu une lueur de froid regret, celui qu’on éprouve en apercevant trop tard une personne aimée dans un autre train que le sien. Il se rappelait avoir eu envie de serrer Dennis dans ses bras, et aussi Mystique, mais ne pas l’avoir fait. Il se rappelait qu’ils étaient tous trois restés là à se regarder dans les yeux, deux frères incapables de se parler et une femme à la peau bleuâtre, continuant à se lancer des œillades comme si chacun renvoyait à l’autre une question non posée. Il se rappelait que Mystique l’avait fixé comme si, d’un coup, elle avait compris : il était l’auteur de ces lettres. Il était à l’origine des adieux. Le soleil se couchait sur le fleuve, sur sa rive, sur eux et sur leur embarras.

Il revit cette scène alors qu’il remontait vers Grand Army Plaza. Il s’arrêta plusieurs fois pour reprendre son souffle. Il n’éprouvait pas de malaise, mais il se sentait plus vulnérable et vide qu’il ne l’avait été depuis des années. Hors des limites du jardin de Superman, la vie semblait inchangée. Il y avait des rues à traverser. Des passants pressés. Un type qui se disputait au téléphone. Sur la grand-place, une sculpture montrant des soldats sur un char tiré par des chevaux dominait tout, du haut de l’immense arc de triomphe. Les soldats de pierre avaient le regard posé au loin, par-delà l’horizon fantasmagorique de la ville nocturne.

Bruce descendit dans la station de métro et attendit sa rame.

Il se frotta les bras et continua à se demander où était son frère. Il se demanda où était Alyson. Il ne l’avait pas vue depuis la fin du procès Batman. Il se demanda ce que faisaient en ce moment les élèves de l’école de Superman, à l’issue de leur journée, après la méditation, après s’être entraînés à se percevoir eux-mêmes et avoir suivi des cours consacrés au développement de leurs super-pouvoirs. Et si Superman était encore dans son jardin, entouré du parfum des roses et de la lumière des spots argentés, une fois pris ses comprimés de dopamine.

Bruce avait promis au vieux super-héros de réfléchir à sa proposition. Suivre un entraînement de super-héros. À trente-cinq ans ? Au vingt et unième siècle ? Dans la rame, il s’effondra sur un siège et se laissa bercer par le mouvement. Il songea que le monde... le monde lisait le best-seller du docteur Joseph Szepanski. Le monde pullulait de clubs de lap dance où les filles s’habillaient en célèbres héroïnes des décennies passées. D’innombrables super-héros ne trouvaient rien de mieux à faire que de lire les prévisions météorologiques sur Fox News ou d’interpréter leur propre rôle dans de prétentieux docu-dramas. Tout était si banal et pervers.

Le règne du ridicule était à son comble, celui-ci gouvernait la planète sans rival. Comment aurait-il pu, lui, Bruce, partager la foi de Superman et des autres élèves ?

Les portes de la rame s’ouvrirent et se refermèrent plusieurs fois. Les corps des passagers se balançaient au même rythme. Bruce ferma les yeux et sombra dans une niche tiède qui n’était ni le sommeil ni la veille. Pensait-il ou rêvait-il ? Cela faisait-il une différence ? Il se retrouva au bord du fleuve avec son frère et Mystique, il se retrouva dans le jardin fleuri de Superman, et, hésitant, il oscilla entre ces deux scènes, au gré du roulis.

Il imagina le vieux super-héros aux bras tremblants et au regard radieux qui se reposait dans ce jardin, sur sa chaise en osier, protégé par la couverture que quelqu’un lui avait posée sur les genoux avec bienveillance. À quoi rêvait le légendaire Superman ? À un improbable retour de l’époque des héros ? Ou bien, en toute bonne foi, d’aller radicalement plus loin et d’ouvrir les grilles d’une ère nouvelle ?

Il sentit qu’il glissait de son siège. À ce stade, il supposait s’être endormi pour de bon. Ses pensées n’étaient plus des pensées mais des étincelles chorégraphiques.

Superman souhaitait-il trouver quelqu’un à qui laisser son héritage moral ? Désirait-il trouver un autre Superman ? Pouvait-il exister un nouveau Superman ? Le nouveau Superman fréquentait-il déjà l’école de Park Slope ? Le nouveau Superman était-il déjà quelque part en ville ou sur la planète ? Voyageait-il dans le même wagon que Bruce ? Était-ce un homme ou une femme, blanc ou de couleur, croyant ou athée ? Se teignait-il les cheveux, avait-il des dents blanchies au laser ? Mangeait-il des hamburgers, avait-il des idées politiques, était-il stérile ou au contraire muni de cellules reproductives vives et pressées ?

Même si la gloire avait cessé d’être, devenue aussi difficile à dénicher qu’un métal rare, les héros pouvaient-ils encore exister, eux ?

Il entendait les passagers descendre et monter. Il sentait le parfum d’un chewing-gum à la cannelle qui lui rappela quelque chose... Il eut envie que le train continue à le bercer. Son esprit avait dérivé vers un territoire incertain, empli de joie et d’ombres brillantes. À côté de lui, des hommes commentaient une des nouvelles du jour, au sujet d’une navette sur le point de faire son retour après une importante mission exploratrice dans l’espace. Il se réjouit de constater que son frère ne faisait plus la une des journaux. S’il avait bien entendu ces types et n’avait pas rêvé.

Oh, voilà une chose qu’il pensait ne pas avoir rêvée. La promesse faite au vieux super-héros. Il avait promis de réfléchir à sa proposition. Le train poursuivit sa course en poussant devant lui un tourbillon d’air chaud et en arrachant aux rails un grincement aussi strident que les cordes d’une viole, des vibrations qu’il envoyait en profondeur, vers le cœur gargouillant de la terre et dans le même temps vers la surface, à travers des couches de roches et de sol, jusqu’aux sommets réceptifs des immeubles new-yorkais.

Plusieurs mètres au-dessus du tunnel, dans un appartement meublé avec goût, Alyson Rhodes posa le livre qu’elle lisait et comprit qu’un léger frisson avait secoué l’immeuble. Elle se dit que c’était le métro. Ses vibrations n’étaient pas toujours perceptibles. Les fois où elle s’en apercevait, elle fermait les yeux et faisait un souhait, comme lorsqu’on voit passer une étoile filante. Certaines fois, ce souhait provenait du plus profond de sa conscience, d’autres il était superficiel. La dernière, lui semblait-il, elle avait souhaité mettre la main sur un sac en soldes et avait triomphalement obtenu satisfaction

Le chat qui était couché sur une chaise, non loin d’elle, avait lui aussi levé la tête et observait Alyson en ronronnant doucement. Elle se leva et alla le caresser. Pour quelque raison, elle songea à Bruce. Elle ne l’avait pas vu depuis des semaines. Elle avait gardé ses distances, afin qu’il ne pense pas qu’elle voulait lui soutirer des informations au sujet de son frère comme tous les autres journalistes de la ville.

Elle caressait toujours le chat et se décida à exprimer son souhait. Elle songea à Bruce et souhaita son bien. De même qu’elle le souhaitait à chaque personne aimée, elle désira qu’il reste tel qu’en lui-même et devienne ce qu’il était né pour devenir. Elle souhaita qu’il ait la miraculeuse lucidité de ne pas se perdre et de suivre jusqu’au bout sa courbe, quelle qu’elle soit, dans le ciel de l’existence.

Il ne restait que quelques heures avant l’entrée dans l’atmosphère. L’équipage contrôla une nouvelle fois les instruments de bord tandis que la radio transmettait les voix excitées et grésillantes des techniciens de la base. Le commandant de la navette plaisanta avec les techniciens à propos du festin qu’il espérait trouver après l’atterrissage. « Les enfants, que diriez-vous de nous offrir... pourquoi pas un poulet rôti tout juste sorti du four ? Au bout de deux mois dans l’espace, les rations de la NASA ont cessé de nous paraître très appétissantes.

— Pour moi, une tarte aux pommes fumante, entière ! » intervint un autre membre de l’équipage. La requête avait été faite avec une telle ferveur qu’elle provoqua de joyeux éclats de rire. Les voix des astronautes semblaient se détacher de leurs corps et flotter sur le pont du vaisseau, légères, à peine un écho, comme si elles cherchaient une fissure par laquelle s’échapper et se diffuser librement dans l’espace infini.

« Et toi, Elaine, de quoi as-tu envie ? » demanda le commandant en s’adressant à la seule femme de l’équipage.

Elaine Ryan leva les yeux des données qu’elle consultait sur l’écran. La jeune astronaute eut l’air de se concentrer. « Pour moi... pour moi... » Elle secoua la tête et sourit, admettant ainsi qu’elle n’en avait pas la moindre idée et qu’elle trouvait difficile de se remettre à penser, après des semaines passées dans le vide électrisant de l’espace, aux nourritures et aux plaisirs terrestres dans toute leur variété.

Ses camarades, qui partageaient ses sentiments, s’approchèrent d’Elaine. Ils se déplacèrent dans la cabine privée de gravité et l’entourèrent en une sorte de danse délicate. Puis ils rirent, aussi émus qu’elle. Ils rentraient chez eux. Ils retrouvaient l’étreinte de l’atmosphère terrestre, après des semaines de mission spatiale, ce qui déclenchait en eux un mélange d’euphorie et de regret, aussi doux que déchirant. Ils quittaient le giron lumineux de l’espace. Ils quittaient le royaume des satellites en équilibre, des mondes suspendus à d’autres mondes, des orbites enlacées à d’autres orbites. Leur voyage se concluait. Ils continuèrent à voltiger au centre de la cabine, trois hommes et une femme aux cheveux blond-roux, leurs membres presque entièrement privés de poids.

En fond sonore, les commandes électroniques émettaient une série de signaux de plus en plus rapprochés. L’atmosphère terrestre était à portée de main.

Elaine Ryan gagna un des hublots. Le véhicule parut maintenant accélérer, il fonçait sur la planète comme pris d’une impulsion amoureuse aussi irrésistible qu’impatiente.

Elle imagina que là-bas, au sol, les émissions en direct avaient déjà commencé depuis la zone d’atterrissage, un bras de mer sur lequel la navette se poserait aux premières heures de l’aube, avant d’être aussitôt récupérée par la Marine. Elle imagina les caméras pointées vers le coin de ciel où l’on supposait que le vaisseau apparaîtrait et que, pendant ce temps, les journalistes donneraient cette sympathique information. L’équipage avait manifesté le désir de manger un vrai repas terrestre. Poulets rôtis et tartes aux pommes.

Elle observa le globe de lumière bleu, blanc et émeraude. Sans doute sa famille était-elle debout. Sans doute qu’au centre spatial, dans le New Jersey, on écoutait les nouvelles de l’atterrissage.

Elle se perdit dans l’illusion que la planète était parfaitement immobile. Là-bas, une nouvelle phase de sa vie l’attendait. Là-bas, elle retrouverait le poids sensuel de son propre corps, le cycle mystérieux de la lumière et de l’ombre. Elle se sentait changée. La navette l’avait conduite très loin, jusque dans un vide effrayant et magnifique, où la solitude s’était inversée en une sorte de paix inconnue et où son corps semblait avoir emmagasiné une merveilleuse et déconcertante quantité de savoir.

La Terre resplendissait sous ses yeux. Des masses blanches striaient l’atmosphère. Les couleurs de la surface devenaient de plus en plus vives, si chargées qu’on aurait cru celle-ci sur le point de se briser avant de mettre au monde une couleur inédite, jamais révélée, qui sait ? Elaine gémit. Le monde était de plus en plus proche, avec ses nuances intenses, une bulle d’air, de matière et de chaleur. Le monde l’attendait. Le monde était en équilibre, suspendu sous ses yeux. Le vaisseau se remit à vibrer et, l’espace d’un instant, elle eut l’impression que c’était la terre qui oscillait, sur le point de tomber, semblable à un fruit mûr et gâté. Elaine tendit la main vers le hublot. « Ne tombe pas, murmura-t-elle sur le ton d’une prière. Ne tombe pas. »