Transforme-toi en homme. Je t’en supplie. Je veux sentir le corps d’un homme. À Lexington, sous les douches ou dans un coin de la cour pendant la promenade, les autres détenues l’imploraient de se transformer en homme. D’autres fois, c’étaient les gardiennes qui le lui demandaient, d’une voix agressive ou désespérée, tout en sachant qu’elle ne pouvait pas le faire. Elle ne pouvait pas. Durant tout le temps de sa détention, elle avait porté un bracelet électronique qui inhibait son pouvoir de transformation. Ç’avait été la pire des peines : ne plus pouvoir s’en servir, le sentir qui languissait dans ses muscles, au fond de son ventre, jusque dans l’intimité de chaque petite veine, le sentir brûler comme une maladie en germe. Si elle avait pu se servir de son pouvoir en prison, aurait-elle satisfait les suppliques des autres femmes ?

Pendant de longues années, le tourment causé par l’impossibilité de se transformer s’était mêlé au climat de sinistre appétit sexuel de Lexington, à la solitude claustrophobe des corps qui l’entouraient, à la morsure de sa propre solitude. L’odeur glacée des draps dans la cellule. Son corps à elle, bleuâtre et nu, sous les douches.

Quand elle était sortie, le monde était là, autour d’elle, avec son goût méconnaissable, avec ses millions de corps en mouvement. Il lui avait fallu des semaines pour trouver le courage d’entreprendre une première transformation. C’était finalement arrivé dans les toilettes d’un restaurant. Elle s’était enfermée à clé, s’était déshabillée et avait pris l’apparence du jeune serveur qui lui avait apporté quelques minutes plus tôt une salade, de la laitue avec de l’avocat. Il ne s’était rien passé d’autre. Elle seule, debout dans l’espace fermé des toilettes, sous les traits d’un inconnu. Peut-être avait-elle pleuré. Sans doute même.

Quelques mois plus tard, elle avait fait son entrée dans le monde du spectacle. Mystique, mutante et ancienne extrémiste, la nouvelle étoile de l’humour national. Avec la célébrité, les rumeurs sur son compte avaient enflé, ainsi que le chœur de grotesques suppositions au sujet de sa vie privée.

Mystique se demandait pourquoi ils étaient si peu nombreux à prendre en considération l’hypothèse la plus simple, c’est-à-dire qu’il n’y avait rien à découvrir. Aucun secret. Aucune ombre. Aucune torride relation clandestine.

Elle n’était ni frigide ni privée de désirs. Pas du tout. Quand son pouvoir était redevenu libre de se manifester, elle avait cru que le reste de ses énergies se remettrait également à circuler. Énergies romantiques, énergies sexuelles. Elle avait cru qu’il en irait ainsi. Elle avait cru qu’elle trouverait quelqu’un qui la reconnecte au monde, qui agisse comme un commutateur électrique auquel elle pourrait se relier afin de reprendre enfin contact avec le courant érotique du monde.

À cette période, elle avait jeté un coup d’œil autour d’elle. Une bonne part des hommes qu’elle croisait au travail étaient des collaborateurs de Gary ou des employés de la chaîne qui affichaient le même style que lui. Des hommes élégants et trop patinés, aux voix trop sophistiquées, aux rires trop parfaits, des hommes qui aimaient les marques de brandy à cinq cents dollars la bouteille, des hommes qui appartenaient à de prestigieux clubs. Des hommes qui, à ses yeux, étaient délicats, presque inexistants, telles des feuilles adhésives à jamais collées au mode de vie qui les supportait. Mystique n’avait aucune envie de coucher avec un mode de vie. Elle voulait coucher avec un individu. C’était déjà assez agaçant de rencontrer ces hommes pour raisons professionnelles. Elle travaillait pour eux, d’accord, mais elle n’en était pas arrivée au point de les trouver attirants sur un plan intime.

Il y avait d’autres types d’hommes, des hommes créatifs, des écrivains, des réalisateurs, des hommes de spectacle et des amis d’hommes de spectacle. Des hommes qui lui envoyaient des fleurs pendant des semaines, en compagnie desquels elle acceptait de sortir une ou deux fois et avec qui elle s’ennuyait, des hommes débordants d’ambitions frustrées ou dotés d’un ego écrasant, des hommes obsédés par eux-mêmes qui, dès la première tentative de rapport sexuel, finissaient tous par exprimer la plus prévisible des requêtes. Des hommes nus qui l’imploraient en gémissant, en transpirant et en mordant les draps d’impatience, afin qu’elle prît leur apparence. Change-toi en moi. Pitié. Je veux baiser avec moi-même.

Et que dire des acteurs, ces êtres mystérieux et parfois fascinants, parfois, aussi, ridicules à pleurer ?

Il y avait eu cette cérémonie de remise des prix destinés aux professionnels de la télévision au cours de laquelle on lui avait présenté Chuck Norris. Le célèbre comédien à la barbe rousse. Pendant toute la soirée, Norris l’avait observée en se grattant la barbe par-dessus son nœud papillon et en lançant de fréquents sourires nerveux, avant de demander à l’orchestre de jouer Call Me et enfin de lui tendre, avec un rictus triomphal, une carte portant son numéro de téléphone. Jamais Mystique ne s’était sentie si embarrassée. Chuck Norris ! Chad et elle en avaient ri pendant des semaines.

Durant quelque temps, chacune de ses rencontres avec l’univers masculin avait abouti à cet épilogue : de longs éclats de rire avec Chad.

Non que tous les cas prêtassent à rire.

Elle était assez lucide pour comprendre qu’une femme qui ne rencontrait personne de séduisant était probablement une femme qui ne voulait rencontrer personne. Et elle ne comprenait pas quel était le sens de tout cela. Qu’essayait-elle de faire en se montrant si distante ? Punir le monde ? Se punir elle-même ?

Dans le même temps, autour d’elle le sexe s’effaçait. Il devenait de plus en plus étranger, de plus en plus fuyant.

Le sexe était un vent qui soufflait et l’enveloppait. Elle pouvait le percevoir mais pas le saisir. Le sexe soufflait dans les rues de New York, il parcourait toute la longueur de Broadway, se glissait jusque dans les ruelles les plus étroites, agitait les drapeaux sur les façades des immeubles. Le sexe balayait la poussière sur les trottoirs, il soufflait à travers les portes des boutiques American Apparel, des épiceries Dean & Deluca ; il envahissait les jardins des bars du Meat-packing District, courait le long des fleuves, sur les ponts et au-delà, dans la relative tranquillité de Brooklyn et de Queens.

Elle pouvait le sentir. Le souffle incessant du sexe. Elle savait qu’elle vivait dans une des villes du monde où la séduction comptait le plus, une ville dominée par un appétit déchirant, une sorte d’émanation sexuelle permanente, un courant prêt à saisir les corps et à les emporter, qui sait, dans quelque tourbillon profond et lointain.

Elle sentait ce que vivaient les autres. Elle les voyait s’activer, elle voyait leurs corps qui s’attiraient mutuellement, qui gravitaient les uns autour des autres pour ne pas tomber dans le vide.

Ça se produisait aussi au travail. Surtout au travail. Horace avait baisé la costumière de leur émission et celles de toutes les autres émissions filmées dans les mêmes studios, et même la petite Susie, ce timide ange, avait couché avec un ou deux techniciens. Les danseurs de l’émission avaient couché entre eux, l’un après l’autre, suivant toutes les combinaisons possibles et imaginables : homme-femme, homme-homme, femme-femme, de façon si systématique qu’elle semblait l’objet de quelque scrupuleuse recherche scientifique.

Le mouvement sexuel du monde était permanent, mécanique, semblable à celui d’une gigantesque horloge. Elle observait tout cela sans la moindre envie, seulement une impression de distance. Elle était Mystique. La femme qui avait survécu à seize années de prison. Elle avait faim de corps, pas seulement de ceux en qui elle pouvait se transformer, mais elle comprenait que le problème n’était pas le corps des autres. C’était le sien qui était trop lointain, presque hors d’atteinte.

Son corps changeant. Son corps solitaire, orgueilleux, un corps qui n’acceptait pas de se mêler aux autres corps, qui préférait se changer en eux, les connaître sans les toucher.

Le jeudi matin, Mystique s’habilla avec soin. Elle enfila une robe noire en coton et se couvrit les épaules d’un châle d’un bleu profond, la couleur du ciel peu avant l’aube. Elle chaussa de simples sandales. Elle attacha ses cheveux et mit un peu de rouge à lèvres. Cette nuit-là, l’herbe de Sabrina lui avait permis de dormir correctement et, bien que son reflet dans le miroir ne fût pas encore celui d’une femme sereine et détendue, elle avait un aspect somme toute présentable. Je suis prête. Je pense être prête.

À la dernière seconde, elle changea d’avis et mit le foulard de telle sorte qu’il cache ses cheveux. Elle chaussa de grosses lunettes noires dans l’espoir qu’on ne la reconnaisse pas. Le plus simple eût été de se rendre à la cérémonie funèbre sous les traits de Chad ou d’un autre mais quelque chose l’empêchait de le faire. Une telle cérémonie exigeait une forme de respect, de présence sincère. Je dois y aller sous mes propres traits.

Quarante minutes plus tard, elle était dans une petite église catholique de Washington Heights, où une demi-douzaine de membres de la communauté équatorienne s’étaient réunis à l’occasion des funérailles de Rosita Gomez, la femme de Santiago, tuée et cachée dans un congélateur pendant des mois. La femme n’avait pas de famille à New York et aucun de ceux qui se trouvaient dans l’église ne semblait l’avoir connue personnellement. Le vieux prêtre célébra la messe en espagnol, chantant parfois d’une voix incertaine un chant solennel, dans l’église dépouillée.

Les seules fleurs étaient celles que Mystique avait fait livrer, en plus d’une autre couronne de provenance inconnue. Des volutes d’encens s’élevaient lentement dans l’air comme au ralenti. Mystique s’était assise sur un des derniers bancs. Au début, elle s’efforça de comprendre ce que disait le prêtre, puis elle s’abandonna au son de sa voix, à l’odeur d’encens et au sentiment d’impuissance calme et triste dans lequel baignait la cérémonie. Une jeune femme morte. Un corps enfermé pendant des mois dans un cercueil de glace. Ce corps gisait à présent dans une caisse en bois bon marché sur laquelle le prêtre répandit à plusieurs reprises d’abondantes gouttes d’eau bénite.

À la fin de la cérémonie, au moment de quitter l’église, les quelques participants reconnurent Mystique. Deux d’entre eux se démanchèrent le cou, peut-être imaginaient-ils que la présence d’une vedette de télévision signifiait également celle des caméras, tandis que deux autres s’approchaient pour lui demander un autographe. Mystique préféra filer. Elle sentait dans sa gorge une épaisse mélancolie. Ce fut alors qu’elle reconnut la silhouette de l’inspecteur De Villa dans un coin de l’église.

N’éprouvant nul besoin de parler, ils sortirent en silence et marchèrent côte à côte. À l’extérieur, le climat était bien différent de l’atmosphère fraîche et du clair-obscur de l’église. Le soleil brillait de nouveau avec force. Les rues avaient séché avec une inquiétante rapidité, toute trace de pluie avait disparu. D’après les prévisions météorologiques, une zone de haute pression s’était réinstallée sur toute la côte nord-est, ce qui provoquait une nouvelle envolée des températures. L’été revenait, plus enragé que jamais. La fièvre allait régner sur la ville et, cette fois, elle ne ferait pas de quartier.

Dennis De Villa retira sa veste et roula les manches de sa chemise. « Excusez-moi. Avec cette chaleur... » Il se figea, leva les yeux vers elle et murmura : « J’imaginais vous trouver ici. »

Mystique retira elle aussi son châle. Ils restèrent sur le trottoir, devant l’église, à se regarder sous le soleil. « Je pensais que vous étiez venu assister aux funérailles.

— Je suis venu assister aux funérailles. J’ai fait livrer des fleurs. Je suis venu assister aux funérailles et vous voir. »

Mystique passa la paume de la main sur son front que recouvrait déjà un voile de sueur. Sous la caresse du soleil, la mélancolie de la cérémonie semblait se dissoudre dans la sensation liquide, amère et transparente de la sueur sur sa peau. « J’aurais cru qu’avec cette chaleur les policiers new-yorkais se relâchaient un peu.

— Oh non, au contraire. » De Villa avait roulé les manches de sa chemise jusqu’aux coudes. Sur son front, de minuscules gouttes brillaient également tels des cristaux.

« Vous n’êtes pas venu m’offrir encore une fois votre protection, j’espère.

— Pourquoi pas », soupira-t-il. Il plissa le front et continua à l’examiner d’un regard profond et presque indiscret, au point qu’elle se félicita d’avoir mis des lunettes noires qui la protégeaient. « Tout est réglé, vous avez un nouveau chauffeur ?

— Oui, bien sûr », répondit-elle en faisant allusion à l’homme qui, depuis quelques jours, avait pris la place de Santiago et l’attendait dans la voiture garée quelques mètres plus loin. Une nouvelle poussée de sueur montait à son front, sur la nuque et le long de son dos. « Je crois qu’il est temps que je m’en aille. »

Le policier fit passer le poids de son corps d’un pied sur l’autre. « Je pourrais vous accompagner aux studios, suggéra-t-il. Mais j’imagine qu’il est inutile de vous le proposer », ajouta-t-il d’un ton plein de regret, avant qu’elle n’eût répondu.

Mystique ne réagit pas tout de suite. L’espace d’un instant, elle songea à Chad, qui pensait que le policier essayait de la séduire et s’amuserait beaucoup s’il pouvait assister à cette conversation. Elle s’imagina aux studios, en train de tout lui raconter. Elle s’imagina riant avec lui, à une table de la cantine ou dans le bureau de la rédaction, et pourtant cette image n’avait rien de si drôle. Elle sentait encore dans ses narines l’odeur d’encens qui régnait dans l’église. « Vous êtes un homme tenace, je vous le concède. Comme vous le voyez, dans l’immédiat je n’ai pas besoin qu’on me raccompagne. »

Lorsqu’elle se dirigea vers la voiture, le policier l’escorta. « La première fois que je vous ai vue, c’était dans une autre église, dit-il sur le ton de la confession. Vous vous rappelez ? Les funérailles de Franklin Richards. Une cérémonie fort différente de celle d’aujourd’hui. Je me rappelle vous avoir vue entourée de super-héros. Je me rappelle vous avoir vue serrer dans vos bras les parents de Franklin et vous éloigner, seule, parmi la foule de la cathédrale. »

Mystique monta en voiture. Dans l’habitacle, l’air frais sembla traverser sa peau humide et souffler en elle, si bien qu’elle sentit son corps vide, comme creusé de l’intérieur. « Moi, je ne vous ai pas vu. Désolée. Maintenant je dois y aller. »

Un bras posé sur la portière ouverte et le visage à quelques centimètres du sien, Dennis De Villa se pencha vers le véhicule. Il battit des paupières et déglutit nerveusement. « Ce jour-là, je me rappelle avoir pensé que tôt ou tard nous nous parlerions, qu’un jour ou l’autre nous aurions affaire l’un à l’autre. Amusant, non ? Avant de savoir qu’il y aurait ces lettres. Avant de savoir que j’aurais l’occasion de vous rencontrer. »

Mystique se déplaça à l’intérieur du véhicule et, de la courte distance qu’elle avait mise entre eux, s’efforça de répondre avec une ironie cassante : « Je crains que vous ne fassiez sortir l’air frais de la voiture. Il faudrait vraiment que vous fermiez la portière et que vous me laissiez partir.

— Je voudrais juste que vous m’appeliez si d’autres lettres vous parvenaient, dit-il d’une voix rauque. Que vous m’appeliez s’il arrivait d’autres choses étranges autour de vous. Et que vous m’appeliez... » Il baissa la voix et détourna les yeux : « Je voudrais que vous m’appeliez même s’il n’arrivait rien. Mais j’imagine que c’est hors de question. »

Mystique n’était pas sûre d’avoir bien compris. Avec précaution, elle remit ses lunettes noires et lui jeta un coup d’œil. Le col ouvert de la chemise révélait une partie du torse robuste du policier qui contrastait avec ses petites oreilles d’enfant, lesquelles semblaient délicates et presque transparentes à contre-jour. Il avait sur le visage une expression désolée, comme s’il voulait s’excuser de ce qu’il venait de dire. Ses iris étaient deux cercles nets et sombres entourés d’un réseau de vaisseaux capillaires rouges d’inflammation, on aurait dit le disque noir d’une éclipse. Ses yeux. Ses lèvres. Que veut-il dire ? Est-il en train de m’avouer que je l’intéresse d’un point de vue extra-professionnel ? S’agit-il de cela ? Et si c’est bien ce qu’il dit, est-ce que je le crois ? Chad s’amuserait énormément, finit-elle par se répéter en s’agrippant à cette pensée, l’image familière de Chad, pour ne pas se perdre dans l’embarras inédit et contradictoire que tout cela suscitait en elle.

Après que le détective eut fermé la portière, le chauffeur démarra. Le véhicule s’éloigna du trottoir et glissa sur l’asphalte brûlé par le soleil, le long d’une rangée d’immeubles aux façades décrépies.

Un bus bondé et fatigué ralentissait la circulation. Mystique avait pris du retard sur ses obligations du matin. Elle observa certains coins de ce quartier qui lui était étranger et se sentit toujours aussi perdue à la pensée de la cérémonie à laquelle elle venait d’assister, au souvenir de la voix solitaire du prêtre hispanique et du cercueil aspergé d’eau bénite. Les dos rigides des quelques personnes présentes. Les murs nus de la petite église. Elle repensait à ces détails et à ce qui différenciait cette cérémonie de celle qui avait eu lieu quelques semaines auparavant, les funérailles du fils préféré de l’Amérique.

Elle se souvenait parfaitement des obsèques de Franklin Richards. Comment aurait-elle pu ne pas s’en souvenir ? Elle se souvenait de l’immense foule émue, de l’odeur des centaines de couronnes de fleurs. Ces funérailles avaient marqué une date importante. La ville s’était arrêtée. Elle se rappelait presque tout et tenta de se représenter sa propre image, de loin et à travers d’autres yeux, telle que le policier avait dû la voir. Elle essaya de se voir à travers ses yeux à lui, une femme vêtue de noir ce jour-là aussi, une femme qui serrait dans ses bras les parents du disparu, une femme célèbre et seule qui s’éloignait, silencieuse comme une ombre, dans la foule d’une cathédrale.

Le soleil qui entrait par la fenêtre la blessait. Tandis que le chauffeur la conduisait jusqu’aux studios, elle s’enveloppa de nouveau dans son châle et se couvrit la tête pour se protéger du soleil. Ou peut-être tentait-elle de se protéger contre cette image, l’image d’elle-même à travers les yeux de Dennis De Villa, de se protéger contre la sensation d’être vue par cet homme et caressée par son regard si intime, si brûlant.

La musique démarra. Ils levèrent les bras et firent les premiers pas. Un, deux, trois, un, deux, trois. Le chorégraphe, Gustav, retira la pipe qu’il avait à la bouche et leur montra les mouvements. Dans le studio vide de tout public, on répétait le numéro de danse de la prochaine émission. Les corps d’une douzaine de danseurs en petite tenue s’agitaient en faisant des mouvements sinueux, tous les regards concentrés sur les indications de Gustav. Leurs pieds nus sur le sol de la scène. Leurs gestes synchronisés, leurs têtes et leurs souffles mus par le même rythme. Un, deux, trois, un, deux, trois.

Mystique-Madonna était parmi eux, elle obéissait elle aussi au vieux chorégraphe et remuait avec des gestes exagérés. L’air pénétrait en elle à grandes bouffées et son cœur qui battait lui procurait une sensation agréable. Adopter le corps de Madonna lui faisait toujours une impression étrange. Répéter les numéros de danse aussi. Dans son propre corps, elle n’avait jamais su danser, alors que dans celui de Madonna... Like a virgin, feels so good inside. La vieille chanson résonnait, avec son rythme années quatre-vingt.

Les jeunes gens, garçons et filles, continuèrent à se démener autour d’elle avec la vigueur désinvolte de leur âge. Certains de ces gamins n’étaient même pas nés quand la chanson est sortie. Certains d’eux n’existaient pas encore et moi j’étais déjà en prison. Il y eut un instant de suspension. Puis ils se baissèrent tous ensemble, d’un coup, les jeunes danseurs, le chorégraphe et elle, quatorze corps qui effleuraient le sol, avec le poids de leur chair, la légèreté de leur chair, avant de décrire un arc de cercle vertigineux et de se redresser, toujours synchronisés, dans la lumière des projecteurs.

Gustav dansait devant eux. La grâce de ses mouvements tenait du miracle. C’était un homme un peu plus âgé que Mystique, il avait de longs cheveux gris, une barbe de la même nuance et des lunettes aux épais verres de myope. Il portait comme en toute saison un costume en velours côtelé marron clair et, dans l’ensemble, il avait l’allure d’un vieux professeur de philosophie, le genre d’homme qu’on se serait imaginé croiser dans une bibliothèque ou dans une salle de cours à l’université. Ce n’était du reste pas loin de la vérité. En effet, Gustav était un ancien professeur de philosophie qui avait quitté l’enseignement quelques années plus tôt pour entreprendre une carrière de chorégraphe à succès. Il n’avait pas changé d’apparence depuis les temps de l’université et se présentait toujours aux répétitions dans son habituel costume en velours côtelé. Quand la musique démarrait, il se contentait d’enlever ses chaussures, de retirer sa pipe de sa bouche, et il se mettait à bouger avec une agilité insoupçonnée. Il s’était déjà fait un nom grâce à plusieurs spectacles joués à Broadway et, depuis deux saisons, il travaillait pour la télévision.

Mystique était soulagée de pouvoir s’abandonner aux consignes du chorégraphe. Soulagée que quelqu’un lui montre les gestes à faire, les pas à exécuter, et que tout se réduise à la logique rassurante et inflexible du rythme. Soulagée de s’abandonner à cette musique, à l’énergie qui la parcourait, soulagée d’avoir provisoirement interrompu ses tentatives de se transformer en Szepanski.

Gustav lui cria quelque chose. « Le bassin ! Bouge le bassin ! »

Oh oui. Il fallait bouger le bassin, le bouger plus vite, de façon plus sensuelle, le bouger comme un pendule, d’un côté à l’autre, d’avant en arrière, le bouger comme un homme, le bouger comme une femme, le bouger comme un Noir et le bouger comme un Blanc, le bouger au nom de l’humanité tout entière.

Et pourtant, en elle, l’inquiétude faisait encore mal. Tout au fond. Elle pouvait sentir son aiguillon pointu. Elle ne savait pas si cette inquiétude portait sur la prochaine émission ou si elle était le fruit de sa rencontre du matin avec Dennis De Villa, après la cérémonie funèbre.

Autour d’elle, les corps dansaient ensemble. Ils dégageaient un léger arôme de sueur, comme de la rosée, tandis que les souffles étaient de mieux en mieux synchronisés et se fondaient en une seule grande respiration, qui se mêlait à la chanson et envahissait tout le plateau. Can’t you feel my heart beat for the very first time ?

Vêtu comme elle et au moins deux fois plus gros, Chad entra en scène et se joignit aux danseurs. Lui aussi possédait une agilité impensable. Ils avaient décidé qu’ils resteraient tous deux sur scène et danseraient l’un à côté de l’autre, deux versions du même personnage : une mutante dotée de super-pouvoirs identique à l’original, même corps, même peau, mêmes fibres musculaires, même rétine et mêmes empreintes digitales... et un gros lard déguisé qui, par contraste, serait très drôle, incroyablement drôle. Autour d’eux, les danseurs se démenaient toujours. Tout était parfait. Ridicule, provocant, émouvant, parfait ! Ils bondirent tous, firent une volte et levèrent les bras en vibrant à l’unisson, leurs corps chauds flottant avec sensualité.

L’aiguillon de l’angoisse en elle. Mystique pouvait le sentir, de plus en plus pointu. En réalité, il n’était guère difficile d’en comprendre la cause. C’était moins dû à l’émission ou à sa rencontre avec De Villa qu’à ce qu’elle avait trouvé à son retour aux studios, après les funérailles de Rosita Gomez. Quelque chose qui l’attendait.

Elle continua à danser. Elle continua à bouger, sous les traits d’une athlétique pop-star, et à suivre les mouvements d’un chorégraphe vêtu d’un costume en velours côtelé, une pipe en chêne à la main. Elle continua à suivre le rythme de cette chanson sortie plus de vingt ans auparavant, aux temps où elle était enfermée à Lexington et où Gustav enseignait dans une université de la côte ouest, quand la plupart des personnes présentes sur le plateau venaient de naître ou n’étaient pas encore nées. Je suis Madonna, je suis Mystique. Je suis sur un plateau et je répète un numéro de danse, se dit-elle pour se le rappeler, comme si toute cette scène lui était soudain devenue incompréhensible. Les bras des danseurs fendaient l’air. Le corps de Chad se démenait à côté du sien.

À son retour aux studios, quelques heures plus tôt, elle avait trouvé une nouvelle lettre anonyme. Celle-ci était dans l’habituelle enveloppe blanche, posée sur le bureau, et l’enveloppe n’était pas affranchie. Cette fois-ci, elle n’était pas arrivée par courrier. Quelqu’un avait dû la mettre sur son bureau pendant qu’elle assistait aux funérailles en compagnie de Dennis De Villa. Une personne en chair en os s’était glissée dans son bureau pour déposer le message.

ADIEU CHÈRE MYSTIQUE

Un, deux, trois, un, deux, trois ! La chanson allait se terminer. Ils reprirent leur souffle pour se préparer au finale. Les danseurs, le chorégraphe, Chad et elle tracèrent de sinueuses arabesques avec leurs bras, ils remuèrent la tête d’arrière en avant, agitèrent les cheveux et pivotèrent sur eux-mêmes pour les dernières secondes de danse. Ce fut alors qu’elle réalisa : jamais elle ne s’était sentie si troublée. Jamais elle ne s’était sentie en suspens, sous la menace, comme en cet instant, alors qu’elle dansait dans le délire surexcité d’une chanson pop, au centre d’une chorégraphie sophistiquée et parfaite.

Après les répétitions, elle se réfugia dans sa loge. Elle se déshabilla, retrouva son apparence et prit une douche. Le flux tiède de l’eau glissa sur elle et de longs filets au tracé incertain sillonnaient sa peau, creusaient un passage entre ses seins, dans le moindre repli de son corps. De l’eau sur ses cheveux. De l’eau sur son dos, son ventre et le triangle sombre du pubis. De l’eau le long des bras, qui coulait jusqu’aux mains puis se jetait en cascade, comme libérée par ses doigts.

Elle leva le visage afin que ce flux arrose ses yeux fermés. Les sensations du corps de Madonna s’estompaient. Les muscles trop tendus, la petite taille, le visage rond, le goût intérieur de ce corps bondissant : tout s’estompait. Madonna s’estompait et laissait Mystique dans un état neutre, comme étourdie, dans l’habituelle attente de se reconnaître elle-même. Je reviens. Ma peau, mon souffle, le battement de mon cœur.

Sous le flux ininterrompu de la douche, elle massa son cou et ses épaules douloureuses. Elle se sentait épuisée. La fatigue semblait aller et venir dans sa vie par vagues de plus en plus rapprochées. Elle prit une éponge, la rinça sous le jet d’eau et se mit à la passer sur sa peau, les yeux fermés, tandis que le bruit de l’eau envahissait sa tête et que cette formule émergeait de sa conscience sans prévenir, telle une épave qui remonte des profondeurs d’un fleuve. Adieu chère Mystique.

Elle passa l’éponge sur ses bras bleuâtres, la passa sur ses coudes et sous ses bras. Ce matin, quelqu’un avait déposé un nouveau billet sur son bureau. Un membre de cette maudite bande ? Mystique s’en souvenait : au cours de leur première rencontre, l’inspecteur De Villa avait affirmé que les meurtriers de Batman et Franklin Richards pouvaient recruter n’importe qui. N’importe qui. Dès lors, la question se posait d’elle-même : celui ou celle qui était entré dans son bureau travaillait-il aux studios ?

Pour quelque raison, elle n’y croyait pas. C’était une sorte d’instinct. Elle savait comment opérait une organisation clandestine, et peut-être se trompait-elle, mais elle estimait qu’aucun de ceux qui travaillaient là ne possédait la force opaque, sombre et déterminée qui permet de commettre attentats, homicides ou autres actions de ce genre, en somme de conspirer sérieusement contre quelqu’un. Il fallait avoir ce genre de force pour agir sciemment dans l’obscurité, pour ramper dans les coulisses sinistres de la réalité. Personne autour de moi ne l’a. Je l’aurais remarqué.

À présent, Madonna avait complètement disparu. La température de l’eau commençait à baisser. Elle était sous la douche depuis trop longtemps. Elle aurait dû fermer le robinet, se sécher et passer sur sa peau du gel à l’aloé vera, puis se rhabiller, reprendre ses activités du jour, passer des coups de fil ou parler avec l’équipe technique de l’émission, toutes ces choses qui figuraient dans son agenda. Et pourtant elle resta sous l’eau de plus en plus froide, les cheveux collés au crâne et à la nuque.

Quoi qu’il en soit, elle ne parlerait des dernières lettres à personne. De cela aussi, elle était convaincue. Il lui semblait inutile et embarrassant d’en reparler à la police, voire à Dennis De Villa. Elle ne le ferait pas. Elle ne voulait pas mettre l’émission en danger. Elle s’était toujours défendue seule et ressentait une profonde aversion envers la police, elle ne croyait pas que celle-ci fût en mesure de la protéger. Elle dressa intérieurement la liste de toutes ces raisons. Et il y en avait une autre, fatidique. Batman avait été assassiné et un étage entier du George Hotel avait sauté : Si ceux qui ont organisé tout cela ont décidé de m’éliminer moi aussi, n’est-il pas logique de croire que tôt ou tard ils y parviendront ? Je doute que quiconque puisse m’aider.

La respiration irrégulière, elle resta immobile sous l’eau à présent glacée. Elle était paralysée, mais elle n’avait pas encore peur à cette pensée, la pensée soudaine, nette et définitive, si indiscutable qu’elle paraissait étrangère, intemporelle. Une pensée qui semblait être là depuis toujours, telle une inscription ancienne gravée sur le mur de sa conscience. Tôt ou tard ils y parviendront.

Le vendredi, cinq personnes profitèrent des températures précocement élevées et se jetèrent dans les eaux de l’East River pour nager le long des côtes de Manhattan. Manifestement, sans autorisation, ces cinq individus voulaient devancer la course qui se déroulerait comme chaque année d’ici quelques semaines : vingt-huit milles à la nage dans les eaux pas toujours limpides de l’East River et de l’Hudson, en faisant le tour de l’île la plus célèbre du monde dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Les cinq imprudents nageurs s’étaient jetés à l’eau avec des semaines d’avance, sans organisation ni soutien, sans secouristes ni aucune autre mesure de sécurité.

Les journaux locaux en rendirent brièvement compte. Quand l’un des cinq intrépides nageurs avait eu un malaise et avait risqué de se noyer, il avait été sauvé par l’apparition providentielle de Namor. Le célèbre animateur, ancien super-héros muni de branchies et champion de natation, avait déclaré avoir remarqué les nageurs alors qu’il marchait par hasard sur la rive. Quelle heureuse coïncidence. Namor s’était héroïquement jeté à l’eau, il avait sauvé le nageur en difficulté et conduit ses camarades épuisés jusqu’au rivage.

Mystique et Chad en rirent pendant au moins une demi-heure. De toute évidence, Namor avait payé ces cinq idiots et tout organisé, afin de conquérir un peu d’espace dans les journaux et de se faire ainsi de la publicité, à lui-même et à son émission. La mise en scène était si flagrante qu’y compris les présentateurs des journaux télévisés avaient du mal à contenir une pointe de sarcasme. Ce vieil exhibitionniste aux oreilles en pointe, avec ses trouvailles pathétiques.

L’information était si ridicule qu’elle redonna un peu de joie à Mystique. Elle oublia les obsédantes préoccupations des derniers jours et se concentra sur les textes de certains numéros qu’il fallait encore améliorer.

Mais, à mesure que l’après-midi avançait, l’angoisse sous-jacente du week-end refit son apparition, amplifiée par les inquiétudes récentes. Il ne suffisait pas de se moquer du vieux Namor. Elle éprouvait un vif besoin de sortir. Le besoin de s’évader de l’espace fermé des studios crût en elle jusqu’au moment où elle se décida, donna des consignes à ses collaborateurs, prétexta un rendez-vous et fit appeler un taxi. Elle demanda qu’on la conduise en ville.

« Où, en ville ?

— En ville... Je ne sais pas. Conduisez-moi à Colombus Circle. »

Le taxi démarra. Il lui fallut un certain temps pour gagner Manhattan et se frayer un chemin dans la circulation chargée. Le chauffeur alluma la radio et laissa le bavardage de l’animatrice envahir l’habitacle. Des informations sur la circulation de cette fin d’après-midi. Des informations concernant la chaleur torride qui allait s’abattre sur la ville le prochain week-end. Les news du jour, y compris l’aventure des cinq nageurs qui s’étaient jetés le matin dans le fleuve, avant d’être miraculeusement secourus par Namor.

Contrarié, le chauffeur secoua la tête. Quelle sale journée. Le thermomètre qui explosait et cinq jeunes gens qui prétendaient faire le tour de l’île à la nage.

Dès qu’elle fut sortie du véhicule, Mystique se glissa dans le Time Warner Center. Elle entra dans des toilettes qu’elle avait déjà utilisées par le passé. Comme elle n’avait pas emporté les vêtements qui convenaient, elle ne pouvait pas se transformer en Chad, suivant son habitude. Elle se déshabilla et prit l’apparence de la jeune Susie, l’assistante de production de l’émission, qui avait une taille à peine inférieure à la sienne. Elle renfila ses vêtements et sortit. Libre ! Libre de marcher dans la ville sans être reconnue, sans courir de danger, libre de se mêler à la foule pour tenter une fois de plus de calmer le feu nerveux qui la consumait.

Elle descendit Broadway sous le soleil qui lui brûlait la peau. Susie avait le teint si délicat. Mystique-Susie traversa la rue pour gagner le côté plus ombragé et continua le long de l’habituelle suite de Starbucks, gymnases, restaurants, kiosques à journaux, fleuristes, épiceries et vendeurs d’appareils électroniques de qualité douteuse. Elle hâta le pas afin de dépasser un groupe de dames plutôt rondes, des touristes provenant de quelque vague pays européen dont le guide levait un parapluie fermé comme s’il s’agissait d’un étendard.

Elle traversa le quartier des théâtres et la foule groupée à Times Square, le long des trottoirs bondés, et accéléra encore, presque au point de courir, tandis qu’une masse de gens étourdis s’agitait autour d’elle. À un coin de rue, un type chantait une chanson country en s’accompagnant à la guitare, uniquement vêtu d’un chapeau de cow-boy, de bottes et d’un slip. Les passants s’arrêtaient pour le prendre en photo. Le célèbre chanteur en slip de Times Square. S’éloignant du chaos des zones les plus touristiques, Mystique-Susie continua vers le sud et croisa d’autres corps, d’autres regards. Elle se sentait de plus en plus nerveuse. À plusieurs reprises, elle jeta un coup d’œil derrière elle, stupidement, car il était évident que personne ne la suivait.

Sur le corps de Susie, la transpiration avait un parfum subtil et léger, on aurait dit une fleur très délicate. Elle continuait à croiser malgré elle les regards des passants. Mystique y avait réfléchi : il y avait deux types de regard dans les rues de New York. D’une part, ceux, fermés, hostiles, ordinaires, qui semblaient exprimer l’éternelle et banale question : Qu’est-ce que tu as à me regarder ? Et il y avait les autres. Qui avaient quelque chose de plus doux, de bien plus allusif. Parfois, en certains points de la ville, on aurait pu croire que tout le monde flirtait avec tout le monde. Hommes, femmes, tout le monde avec tout le monde, sans que cela prête à conséquence, semblait-il. Personne n’était sérieux. À New York, flirter était un plaisir névrotique, presque un réflexe conditionné, une forme économique de gratification.

Paranoïa et flirt. Telles étaient les deux modalités complémentaires selon lesquelles les gens se croisaient dans la rue.

Mystique-Susie continua à marcher. Elle avait envie de fermer les yeux et d’éviter ces deux types de regard. Elle descendit du trottoir et franchit de nouveau le croisement. Soudain, la fumée qui se dégageait d’un kiosque à hot dogs l’enveloppa. Elle ne s’arrêta pas et, d’un pas inutilement rapide, poursuivit sa fuite en avant, la peau rougie par l’air et le soleil, dans les rues de cette ville, la ville paranoïaque, la ville allusive, et c’est seulement quand un autre attroupement sur le trottoir l’obligea à s’arrêter, haletante et presque titubante, qu’elle comprit qu’elle avait commis une erreur en venant en ville. Où fuyait-elle ? Que cherchait-elle ?

Dennis De Villa était face à un grand miroir en pied. Liquide et blanche, la lumière du jour pénétrait par la fenêtre, éclairant les lignes de son corps nu et créant un fin halo autour du relief de ses muscles.

Il était robuste. Plus qu’il n’en avait l’air une fois vêtu. Les épaules étaient fortes et la poitrine large. Ce n’étaient pas les pectoraux de quelqu’un qui a fait de la gonflette au gymnase, mais de vrais muscles, des muscles qui avaient servi, des muscles sculptés et accueillants. Le haut du buste était parsemé de rares touffes de poils. Les tétons étaient sombres, si contractés qu’on aurait dit deux nœuds, de petits grumeaux de chair dure et sensible. Dennis plia les doigts d’une main et passa plusieurs fois les articulations sur sa poitrine, comme pour l’astiquer.

Sa peau avait une teinte légèrement olivâtre. Difficile de dire si c’était la couleur naturelle de ce corps ou le résultat d’un ou deux après-midi au soleil. Si c’était le cas, qu’il ne portât pas la trace du maillot signifiait que le policier prenait le soleil nu et qu’il était donc bien plus libéré que Mystique ne l’imaginait.

Les jambes étaient la partie de son corps qu’elle préférait. Les jambes de Dennis étaient solides, bien plantées, à peine arquées, comme celles de certains athlètes, et couvertes d’un fin duvet. Des mollets imposants. Les pieds étaient bien proportionnés, pas trop longs, et ils semblaient briller au centre de la chambre à coucher de Mystique, dans la lumière que la fenêtre projetait au sol.

Dans l’ensemble, les jambes de Dennis paraissaient renfermer une sorte de force tranquille et muette, une force qui siégeait dans la partie inférieure du corps, là où le sang s’éloignait le plus du cœur et s’écoulait dans de longues veines solitaires. Quant à la saveur profonde du corps de Dennis, le goût qui se nichait dans les plis les mieux cachés de sa chair, c’était quelque chose de dense. Comme un goût de sable. Le corps de Dennis lui évoquait la pulpe d’un fruit susceptible de cacher, à l’intérieur, des zones dures et inaccessibles.

Mystique-Dennis se caressa les cuisses. Elle observa son pénis dans le miroir et celui-ci se dressa par à-coups, comme sous l’effet de ce regard. À présent, il était presque géométriquement droit et, pour le moment, il était pointé, presque menaçant, vibrant, l’extrémité déjà humide, vers sa propre image dans le miroir.

Mystique-Dennis frémit, toucha encore ses cuisses, pencha la tête en arrière et reprit sa forme d’origine. Le corps bleuâtre de Mystique se substitua à celui de Dennis. Le bout de ses tétons était tout aussi contracté et l’humidité était maintenant en elle, entre ses jambes, dans la fente charnue et prête à pulser.

Plus tard, dans la même position, devant le même miroir, elle reprit son souffle et tenta de se transformer en un autre homme. Bien qu’elle eût décidé de ne pas s’exercer ce samedi sur le tristement célèbre docteur et de s’accorder une pause, elle songea à faire au moins un essai. Elle examina dans le miroir les poils blancs sur le ventre et la poitrine, les jambes sèches et le petit pénis recroquevillé. Nul doute que c’était un spectacle bien différent de celui qu’offrait Dennis De Villa.

Et pourtant cela ne la troublait pas de prendre l’apparence d’un corps âgé. Ce n’était pas le problème. D’une certaine façon, elle avait toujours su trouver de la beauté chez tous les corps en qui elle s’était transformée, même les plus vieux, les plus ridicules. Mais celui de Szepanski lui restait étranger. Il était trop difficile pour elle. Mystique-Szepanski s’examina dans le miroir et releva les mêmes problèmes que les autres fois. Les traits du visage étaient imprécis, les paupières et les pommettes n’étaient pas assez tendues. J’ai promis à tout le monde que j’y arriverais. Je ne comprends pas pourquoi c’est si dur.

Elle aurait voulu pouvoir se dire que ce n’était pas si important, que c’était juste un stupide numéro pour la télévision, un stupide médecin ou ancien médecin qui avait trahi ses patients en écrivant un stupide best-seller. Elle continua à s’observer pendant encore quelques instants, incrédule, perdue dans le sentiment de n’être plus elle-même sans toutefois être encore devenue tout à fait autre, perdue dans le sentiment de cet entre-deux, ces limbes vagues et charnels.

Elle retrouva son apparence, prit une douche et se dirigea vers la cuisine.

Il était presque l’heure de déjeuner. Dans le réfrigérateur, elle trouva les habituels emballages de Whole Foods. Pots de yaourt. Fruits déjà lavés. Des légumes verts dans un sachet en plastique transparent dont l’intérieur paraissait couvert de buée, de minuscules gouttes de condensation.

M’imposer un jour de repos. Voilà un véritable exploit. Elle passa le reste du samedi à essayer de lire, à somnoler et à fumer un peu d’herbe en échangeant avec Chad des messages ennuyés.

Ce week-end, il avait quitté la ville et s’était rendu chez ses parents, quelque part dans le Connecticut, ce qui signifiait qu’il était allé là-bas pour faire exactement la même chose chez lui : regarder la télévision en grignotant des chips au bacon. On peut savoir ce que tu fais enfermée chez toi ? écrivait Chad, fort de son propre dynamisme. Tu attends qu’un homme descende par la cheminée ? Bouge-toi ! Ce n’est pas aujourd’hui, le vernissage de cette expo à Chelsea ?

Ce ne furent pas les messages de Chad. Ce ne fut pas l’impression de claustrophobie, ni même la brise chaude qui soufflait contre la porte de son immeuble tel le râle d’une bête énorme et mystérieuse. Non : ce fut un reste d’orgueil, presque un défi à relever, qui la persuada de faire ce qu’elle ne faisait plus depuis longtemps. Vie mondaine. Sortir sous sa propre apparence. Peu lui importait ce qu’il y avait dehors : le chaos torride de la ville, les mêmes gens bêtes et leurs ragots, voire une organisation de fanatiques déterminés à lui faire du mal. Elle décida que ça ne comptait pas. Quel que soit le danger qui l’attendait à l’extérieur, elle décida de le défier en sortant sous ses propres traits. Elle se prépara avec calme et appela un taxi.

L’après-midi commençait à décliner lentement.

Le vernissage avait lieu dans l’une des principales galeries de Chelsea, un ancien entrepôt ou ancien quelque chose, un grand espace en entresol auquel on accédait en descendant deux marches sous le niveau de la rue.

Aussitôt, à l’entrée, elle vit qu’une foule considérable attendait. De nombreux flashes se déclenchèrent tandis que Mystique avançait, l’air faussement distrait, en saluant à droite et à gauche. L’artiste qui exposait était très connu. Des personnages du monde du spectacle et de l’univers des super-héros se tournaient autour, un verre de vin glacé à la main, au milieu de l’habituelle faune de journalistes, de critiques d’art, de curieux, de jeunes gens de Williamsburg, tout le monde pomponné et l’allure très étudiée.

Pour Mystique, ce n’était pas une situation tout à fait naturelle, mais à présent elle était là. Elle devrait au moins jeter un coup d’œil à l’exposition et saluer l’artiste. Elle fendit la foule et déboucha dans la salle suivante, éclairée par deux néons couleur pêche, où elle ne trouva pas Quirst mais tomba en revanche nez à nez avec Dennis De Villa.

Ce fut étrange. Elle ne se sentit pas étonnée. Au fond, l’artiste avait des liens avec le monde des super-héros, il était donc normal que le policier soit venu voir. Maintenant qu’elle était face à lui, Mystique eut la sensation que, d’une certaine façon, elle avait toujours su qu’elle le croiserait. Elle l’avait toujours su, peut-être même l’avait-elle espéré, et cette sensation la fit sursauter comme une décharge électrique.

Nathan Quirst était un artiste à succès. Il avait connu plusieurs moments de gloire dans sa carrière. Le premier avait eu lieu à ses débuts, dans les années quatre-vingt, quand il avait eu l’idée de mettre de la teinture noire dans un bassin, de sorte que l’eau ressemble à de l’encre, de s’allonger au fond muni d’une bouteille d’oxygène, tel un plongeur, et de deux petits tuyaux pour faire sortir l’air de ses poumons. Ignorant tout, les visiteurs étaient introduits dans la salle et invités par deux assistants à plonger un bras dans le mystérieux liquide noir. Il fallait un certain courage pour mettre le bras dans le bassin sans savoir ce qu’il y avait au fond. Et il en fallait également pour rester plongé dedans, sans bouger ni voir ce qui se passait à l’extérieur, tandis que des mains hésitantes et curieuses parcouraient son corps, chaque partie de son corps, jusqu’à comprendre ce qu’il y avait dessous. Un homme vivant. L’artiste Nathan Quirst. Un critique avait tellement aimé la performance qu’il avait écrit à son sujet dans le Guardian en termes enthousiastes.

Le deuxième sommet de sa carrière se situait dans les années quatre-vingt-dix, lorsque Quirst épousa la cause de l’hyperréalisme et fit une série de sculptures grandeur nature fort controversées, dont les particularités finissaient chaque fois par faire l’objet d’exténuantes analyses de la part des critiques d’art anglo-saxons. Comme cette sculpture de Monica Lewinsky agenouillée devant Bill Clinton : le regard lumineux qu’ils échangeaient, la main de Bill sur la nuque de Monica, son sourire paternel.

Puis était venue la célèbre sculpture de la femme à quatre pattes qui s’accouplait simultanément avec Hitler et Staline. Elle fut exposée à Londres et New York, et suscita chaque fois d’âpres polémiques davantage dues au réalisme des organes sexuels des personnages représentés qu’au message politique de l’œuvre. Une telle clameur avait eu pour effet de le consacrer comme l’un des artistes les plus controversés de la scène mondiale, en plus de marquer la fin de son couple. Après avoir posé dans le rôle de la femme à quatre pattes, l’épouse de Nathan s’était lassée de se voir sans cesse reproduite en photo dans des dizaines de revues d’art avec dans la bouche le pénis du pire dictateur de l’histoire.

Nathan Quirst s’était alors installé à New York, où il avait profité de sa célébrité et vendu ses œuvres à des prix exorbitants, grâce à l’envolée du marché de l’art au début du nouveau millénaire. Il avait réalisé quelques portraits de super-héros, comme celui de Captain America en train d’uriner dans son bouclier retourné ou celui de Batman exhibant son sein, et c’étaient précisément ces portraits qui lui avaient valu une nouvelle heure de gloire, grâce à la publicité occasionnée par le meurtre de Batman. De fait, il semblait que Batman eût montré la provocante œuvre à sa meurtrière peu avant d’être tué.

Aucune des œuvres les plus connues n’était exposée dans la galerie de Chelsea.

Mais il y avait son travail le plus récent, Meet Nathan Quirst, et quelques autres encore, en particulier une impressionnante installation photographique qui occupait un mur haut de plusieurs mètres : des dizaines d’immenses photos de femmes en gros plan, l’une à côté de l’autre, qui formaient une mosaïque de visages. On racontait qu’après son divorce, à New York, Quirst avait photographié chacune des filles avec qui il avait couché, toujours en plein orgasme. Le résultat était donc une mosaïque d’orgasmes. Des expressions d’abandon intenses, contractées, les yeux fermés ou grands ouverts, des bouches hurlantes ou à peine entrouvertes.

Mais ce qui frappait le plus, dans l’œuvre, c’était la diversité des filles. Quirst semblait goûter par-dessus tout la fantaisie ethnique la plus débridée. Il avait pris en photo des jeunes femmes de toutes les origines imaginables ou inimaginables. Orientales, Blanches, de couleur, hispaniques, Indiennes d’Amérique, Européennes, Slaves, Russes, filles de couleur aux yeux verts, filles aux traits asiatiques avec des taches de rousseur, filles qui semblaient nées de croisements incertains, qui paraissaient avoir des chromosomes de tous les peuples de la terre ou même aux origines indéfinissables. Des Martiennes, peut-être.

Debout devant l’œuvre, Mystique contemplait cette mosaïque de visages comme s’il s’agissait d’une petite révélation. Elle se sentait vaguement secouée. Elle ne pouvait nier qu’elle se sentait également amusée, qu’elle éprouvait cette forme d’amusement un peu coupable que procurent les artistes comme Nathan Quirst. Les artistes-génies du mal. Les artistes malins et spectaculaires. Les artistes capables de transformer chaque aspect de la réalité en objet d’exposition cru, excitant et morbide.

Et, pour finir, elle se sentait embarrassée. L’embarras n’était pas dû à l’œuvre qui se trouvait devant elle mais à l’homme à ses côtés. Dennis De Villa. Après s’être croisés, ils n’avaient échangé que quelques phrases de circonstances, feignant tous deux la surprise même s’il était clair qu’ils n’étaient guère étonnés, Mystique en était convaincue. Au fond de moi je savais que je le verrais ici. Et je parie que lui aussi le savait.

Après les phrases de circonstance, ils avaient examiné silencieusement la mosaïque de visages et d’orgasmes. Entre eux, l’embarras formait une couche dense, collante, il les séparait et les unissait, tous deux paralysés, dans la lumière couleur pêche des néons.

Puis l’artiste déboula devant eux.

Nathan Quirst était en tenue typique de safari. Il portait une saharienne beige sans col et un chapeau d’explorateur sur la tête. Il était suivi par une meute de journalistes et d’admirateurs, et tenait à la main un verre de vodka à la cerise. « Très chère, fit-il à Mystique d’un ton tout à fait intime, bien qu’ils ne se fussent guère rencontrés plus de deux fois. Heureux de te voir. On dit que tu ne te montres jamais. Tu ne bois rien ? L’open bar est formidable », déclara-t-il en désignant le fond de la salle.

Autour d’eux, les gens se mirent à ricaner, peut-être attendaient-ils qu’elle lui renvoie aussitôt une réplique pleine d’esprit. La lumière couleur pêche se posait sur les visages, sur les coupes de cheveux trop à la mode, sur les gestes, sur les vêtements et les précieuses chaussures, ce qui donnait à chaque détail une infime nuance caramélisée. Une musique rock provenait d’une des salles intérieures. L’espace d’un instant, Mystique vit cette scène comme si elle était tirée d’un film, un film que d’autres êtres humains visionneraient un jour, après des siècles, des millénaires, dans le but de comprendre l’ivresse lointaine et paradoxale de la civilisation occidentale.

Quirst parlait avec De Villa. Il plissa ses yeux au regard pénétrant et mit une main sur son front pour se concentrer : « On se connaît ? J’ai l’impression... Vous êtes ce policier ! Le meurtre de Batman ! Le meurtre de Franklin Richards ! Maintenant je me souviens. Je me souviens », poursuivit-il, une main toujours sur le front, son regard vif passant à toute vitesse de De Villa à Mystique et inversement.

Elle se tendit. Elle pouvait lire les conjectures dans les yeux de Quirst et de sa clique. L’énigmatique vedette de télévision et le policier qui enquête sur les meurtres de super-héros. Ils devaient supposer qu’elle était sous protection, qu’ils sortaient ensemble ou bien les deux à la fois. Quelle couple d’enfer. Qui l’aurait cru ?

Mystique s’agita un peu, comme pour s’extraire d’un vêtement trop moulant, et arbora un sourire aimablement détaché : « Bravo pour l’exposition. Tu ne fais jamais les choses à moitié. »

Quirst la prit par le bras. Il tendit son verre de vodka à un de ses acolytes et, de l’autre bras, attrapa De Villa. « Vous n’avez encore rien vu. Il vous reste le plat de résistance de l’exposition, qui s’intitule Meet Nathan Quirst. »

D’un pas pressé, il les entraîna quelques salles plus loin, tandis que l’éternelle bande les suivait bruyamment. Quirst s’arrêta à deux mètres de l’œuvre afin qu’ils puissent l’admirer. Sa dernière réalisation en date occupait le centre de la salle, sous un faisceau de spots cette fois blanchâtres, livides, qui rappelaient l’éclairage glacial d’un cabinet dentaire. Il s’agissait d’une sculpture réaliste grandeur nature. Elle représentait Quirst en personne, nu et à quatre pattes, le postérieur bien en vue, qui tournait la tête pour regarder quiconque se trouvait derrière lui, et son visage avait un air de connivence obscène, comme s’il lançait une invitation impossible à ignorer.

« Intéressant, observa Mystique.

— Attends, jubila Quirst. Maintenant tu dois mettre la main dedans.

— La main ?

— Oui ! s’exclama-t-il triomphalement. Pourquoi crois-tu qu’il est dans cette position ? Tu dois me mettre la main dans le cul », dit-il, tandis qu’autour d’eux les gens ricanaient de nouveau. « Il ne suffit pas de regarder cette sculpture, il faut mettre la main dedans. »

Mystique échangea un regard avec De Villa, qui assistait à la scène d’un air perplexe. Il semblait attendre sa réaction à elle et, dans ses yeux, on aurait dit qu’il y avait une trace d’encouragement et même de défi amusé.

Mystique redressa les épaules et s’approcha de la sculpture. Elle n’était pas sûre de l’aimer. L’allusion à l’affaire Batman était plutôt explicite. Par ailleurs, inviter les visiteurs à pratiquer le fist-fucking sur un portrait en résine était tellement absurde et de mauvais goût que c’était pour le moins original. Les fesses de la statue étaient prêtes à accueillir la pénétration, et la fente qui les séparait était bordée de poils à l’allure un peu trop réaliste. Mieux vaut ne pas se demander d’où viennent ces poils. Le public semblait retenir son souffle. Lorsqu’elle glissa les doigts à l’intérieur, deux flashes l’illuminèrent. Formidable. Immortalisée pour la postérité alors que je pratique l’art du fist-fucking.

L’ouverture était lubrifiée. Une membrane en caoutchouc recréait la même sensation qu’une muqueuse humaine et s’élargissait à mesure que la main avançait. Elle glissa la main à l’intérieur jusqu’au poignet. Du bout des doigts, elle sentit quelque chose. Elle hésita et effleura de nouveau l’objet. Elle reconnut la forme sphérique, les continents en relief. Un petit globe terrestre. Un petit monde dur et rugueux avait été fourré dans ce corps en résine. Mystique caressa du bout des doigts les contours de l’Amérique du Nord.

« Toi seul pouvais imaginer une chose de ce genre », dit-elle à Quirst pour finir, en retirant la main et en souriant malgré elle. Ravi, le public se mit à applaudir.

L’artiste hocha la tête d’un air rusé. Il se tourna vers De Villa : « Et vous, inspecteur ? le provoqua-t-il. Vous ne voulez pas découvrir le secret de ma sculpture ? »

Jusqu’alors, De Villa était resté en retrait, il profitait du spectacle et paraissait éprouver une forme de plaisir. Interpellé, il tressaillit et parut presque rougir. « Moi ?... » Une lueur de trouble passa dans son regard. « Euh... Pourquoi pas. Mais je crois que je vais laisser la place aux autres visiteurs. Madame me racontera tout en détail. »

L’embarras qu’elle avait éprouvé en se retrouvant côte à côte avec Dennis De Villa n’avait nullement disparu, mais Mystique accepta tout de même d’aller jusqu’au bar avec lui. Elle avait soif et il était dans tous les cas inutile de vouloir filer maintenant. Puisque je l’ai croisé. Puisque tout le monde nous a vus ensemble.

De Villa se procura deux verres de vin blanc et lui en tendit un. Elle but une gorgée, savoura le liquide glacé, et ne put retenir un petit rire. « La tête que vous avez faite quand Quirst vous a invité à mettre la main dans la sculpture... »

De Villa réagit en esquissant un sourire réticent au souvenir de la scène qui s’était déroulée peu avant. Qu’ils se fussent défaits de Quirst semblait l’avoir soulagé. Il fit tinter les glaçons dans son verre et changea de sujet : « Elle vous plaît, cette exposition ?

— Elle m’amuse, répondit-elle sans trop se mouiller. Et à vous ?

— Je ne sais pas. Je ne m’y connais pas. La plupart des œuvres exposées me mettent un peu mal à l’aise. » Le policier la regarda furtivement par-dessus le bord de son verre, puis il but à son tour.

Mystique observa sa gorge se contracter et elle imagina le liquide qui s’écoulait telle une petite rivière en crue dans les canaux internes de son corps. Elle continua à examiner le policier avec un mélange de curiosité et d’ostentatoire détachement. « Nathan Quirst est un artiste savant, commenta-t-elle pour briser le silence. Un artiste qui sait où frapper. J’imagine que c’est son métier. Agacer. Harceler.

— C’est donc là ce que font les artistes ? l’interrogea-t-il.

— J’ignore ce que font les artistes. » Satisfaite du ton suffisamment désinvolte qu’elle employait, elle marqua une pause. « Je suppose que Nathan Quirst sait parfaitement stimuler le système qui l’entoure, reprit-elle. Il sait titiller les points qu’il faut. Disons que le système a ses zones érogènes et qu’il sait les stimuler.

— Oh, fit le policier avec un imperceptible sursaut. Ça me semble une bonne explication. Mais l’art reste toujours aussi obscur à mes yeux. » Il plissa le front et observa Nathan Quirst, à quelques mètres d’eux, en compagnie d’autres invités. « Le regard de cet homme... il est si pénétrant. Il me scrutait comme pour me radiographier. »

Mystique sourit. « Je doute fort que vous vous laissiez si facilement impressionner. » Elle secoua légèrement ses cheveux, sans trop savoir ce qu’elle faisait à ce moment, dans ce lieu, près du bar, durant un prestigieux vernissage à Chelsea, tandis que les gens leur tournaient autour, bavardaient dans le vide, échangeaient des opinions, se provoquaient mutuellement ou qui sait quoi d’autre. « Nathan Quirst regarde tout le monde de cette façon. Peut-être pensait-il à vous comme modèle. Peut-être Quirst veut-il faire votre portrait. »

De Villa parut la prendre au sérieux et écarquilla les yeux, l’air inquiet. « Oh non. Je ne crois vraiment pas. »

Mystique lui lança un regard oblique qui dissimulait mal une curiosité sans doute guère différente de celle avec laquelle Quirst l’avait examiné. Les cheveux coiffés en arrière. Le souffle qui gonflait sa large poitrine sous la chemise, la ligne de ses jambes qui apparaissait sous son pantalon léger. Elle connaissait ce corps. Elle le connaissait d’assez près, elle le connaissait de l’intérieur, même si cela ne suffisait pas pour savoir quels sentiments l’habitaient, c’est certain. Elle s’aperçut qu’elle avait fixé De Villa un peu trop longtemps. Elle se ressaisit et, d’un ton vaguement agressif, poursuivit : « Vous êtes ici en service ? J’imagine que vous êtes venu protéger les super-héros présents au vernissage.

— Ma foi, fit-il en souriant. Je vous l’ai dit... je suis toujours en service. Quant aux super-héros, nous les surveillons, c’est exact. Quoi qu’il en soit, vous savez très bien pour qui nous sommes surtout inquiets... »

Mystique aurait voulu lui demander d’être plus précis. Qui était inquiet, la police ou Dennis De Villa ? Elle renonça à l’interroger et fit tinter les glaçons dans son verre, comme le policier quelques instants auparavant. De l’endroit où ils se trouvaient, ils pouvaient apercevoir au moins deux anciens super-héros. Wolverine arpentait les salles d’un air ennuyé, accompagné de deux gardes du corps à l’air tout aussi las. Et, au fond, on voyait Thor, son air louche et sa longue crinière qui avait pris la nuance incertaine, comme évanescente, des cheveux blonds sur le point de devenir gris. Il semblait avoir bu quelques verres de trop et ricanait un peu plus fort qu’il n’était raisonnable.

D’autres visages connus apparaissaient çà et là, dans la foule qui occupait les salles, tels des poissons argentés dans l’eau d’un lac. Raymond Minetta, le millionnaire et propriétaire du tristement fameux George Hotel, dévorait des petits fours près du buffet. Et toujours dans la famille des personnages riches et grotesques, il y avait lieu de se demander si Joseph Szepanski lui-même n’allait pas faire son apparition. Peut-être le ferait-il. Pourquoi pas. Et pourtant Mystique n’était pas sûre de vouloir assister à la scène.

Elle vida son verre et éprouva de nouveau une sensation d’étrangeté, intense et mélancolique, comme si elle observait ce qui l’entourait d’une distance de plusieurs années-lumière. Les flashes des photographes crépitaient à droite et à gauche, silencieux et soudains, et lui faisaient penser à l’explosion de microscopiques étoiles. « Comment ? » demanda-t-elle à De Villa qui, entre-temps, lui avait posé une question.

Le policier vida lui aussi son verre. « Ce type, répéta-t-il. Pourquoi se donne-t-il ainsi en spectacle ? »

Il parlait de Raymond Minetta, qui dégustait ses petits fours en faisant des grimaces ambiguës, apparemment de douleur, indifférent aux regards amusés de ceux qui l’entouraient. Cette vieille histoire de cilice ou autre engin censé lui broyer les testicules sous son élégant pantalon. On en parlait depuis des années. Le millionnaire avala un chou à la crème et, presque agité par un spasme, poussa un petit cri étouffé en serrant les jambes. Quelqu’un éclata de rire sans trop de retenue. Mystique connaissait une théorie alternative, qu’elle tenait de Chad, toujours bien informé, suivant laquelle Minetta ne portait absolument pas sous son pantalon un instrument de pénitence, mais plutôt un de ces slips en latex équipés d’un godemichet. Un godemichet dans le cul. Un engin de perpétuel délice sexuel. D’après cette version, Minetta ne souffrait pas, ses miaulements récurrents étaient des soupirs d’extase et il se moquait de ceux qui pensaient le contraire.

Quoi qu’il en soit, ce n’était pas le genre de chose dont elle souhaitait s’assurer. Elle se sentait toujours aussi distante. Voilà pourquoi je m’ennuie quand je sors. Le monde contient à présent si peu de vérités dont il faille s’assurer.

Autour d’elle, la scène semblait flotter, comme si elle était peinte sur des draps agités par le vent, une scène cocasse avec œuvre à scandale, super-héros ivres, millionnaires dévorant des choux à la crème, obsessions anales et spectateurs prêts à rire et à applaudir. De Villa et elle se regardèrent. Quelque chose passa entre eux et ils restèrent là, face à face et les yeux plissés, comme s’ils se voyaient pour la première fois, comme s’ils essayaient de se reconnaître, tels deux étrangers qui se croisent pour quelque obscure raison à l’intérieur du rêve d’autrui.

Dehors, l’après-midi avait été chassé par le soir. La rue était baignée par la lueur rouille d’un coucher de soleil. Un lent cortège de taxis déposait ceux qui arrivaient au vernissage et emportait ceux qui, à l’inverse, avaient décidé de s’en aller. Mystique et De Villa s’éloignèrent dans la rue, retrouvant les rassurants détails du monde extérieur : la lumière du crépuscule, le profil des immeubles, la ligne en zigzag des escaliers de secours. Deux adolescents jouaient au basket sans guère d’entrain et faisaient paresseusement rebondir le ballon sur un petit terrain coincé entre deux immeubles.

La brise soufflait vers eux. Mystique songea qu’il était temps de partir. De prendre un des taxis qui parcouraient la rue, de saluer poliment et de regagner la confortable solitude de son appartement. Elle ne voyait pas d’autre possibilité. Ils continuèrent à marcher lentement, comme s’ils hésitaient et que chaque pas dût être le dernier. Les passants leur lançaient des œillades lorsqu’ils reconnaissaient la célèbre animatrice comique, mais personne ne semblait avoir l’intention de les déranger.

De Villa s’éclaircit la gorge et adopta le ton sérieux, concentré, qui annonçait une question, désormais elle le devinait. « Je me demandais comment on se sent dans pareille situation. En présence d’autres anciens super-héros. Je sais que vous estimez ne pas être des leurs, mais je veux dire...

— Je sais ce que vous voulez dire », l’interrompit Mystique. Elle songea une nouvelle fois qu’il était temps de partir. Leurs pas faisaient un bruit aigu, strident, comme s’ils avançaient sur des morceaux de verre. « Voir d’anciens super-héros ne me fait rien. Ça me fatigue, à la limite. Ou peut-être que ça m’agace... » Elle secoua la tête : « Non, ça ne me fait vraiment rien, répéta-t-elle.

— Super-héros, dit-il. Super-pouvoirs. Quand j’étais adolescent, je me demandais si je pouvais en avoir moi aussi. Mais ça n’aurait eu aucun sens, je n’aurais pas su quoi en faire.

— C’est un jugement bien sévère, observa Mystique. Mais j’imagine que vous avez raison. Beaucoup de gens aujourd’hui ont des super-pouvoirs et personne n’en fait un usage digne de ce nom. » Elle y réfléchit un instant puis reprit : « Pourquoi vous posiez-vous la question quand vous étiez adolescent ? »

Le policier haussa les épaules sans répondre. « C’est vous, les super-héros de l’âge d’or, qui m’intéressiez, dit-il. Vous qui employiez vos super-pouvoirs pour vous battre ou vous défendre. Vous qui utilisiez vos super-pouvoirs sérieusement. »

Mystique tressaillit. Elle n’avait pas imaginé que la conversation suivrait cette direction. « C’est du passé. Si vous voulez savoir ce qu’éprouvent les anciens super-héros en pensant à cette époque, je n’ai pas de réponse. Nostalgie. Regrets. Une impression de légèreté. D’oubli. »

À présent ils étaient loin de la galerie. À quelques mètres d’eux, le trottoir donnait sur la Douzième rue, au-delà de laquelle il n’y avait plus que la rive du fleuve.

« Des regrets ? s’enquit De Villa d’une voix prudente.

— Beaucoup de choses ne se sont pas passées comme elles auraient dû, semble-t-il. Beaucoup de déceptions. Beaucoup de promesses trahies. C’est incontestable. » Mystique s’interrompit et s’efforça de couper court : « Nous parlons de temps vraiment révolus. »

De Villa paraissait décidé à atteindre le fleuve. Il s’arrêta au bord de l’avenue parcourue par une intense circulation : « Et pourtant les anciens super-héros ont encore un sens, répondit-il. Ils sont ce qui reste d’une époque importante, ils projettent toujours leur ombre sur le monde. Vous devez le reconnaître.

— C’est possible », concéda-t-elle, et, comme elle devinait où il voulait en venir, elle ajouta : « Dans le cas contraire, des fanatiques ne s’amuseraient pas à les éliminer, n’est-ce pas ?

— Vous admettez donc être en danger.

— Je n’admets rien du tout. Je n’ai jamais été un super-héros, rétorqua-t-elle, tout en sachant bien que l’argument était faible.

— Oh, cessez donc. Vous ne pouvez ignorer que rétrospectivement c’est une distinction qui ne tient pas. » Ils avaient traversé l’avenue et contemplaient les eaux paisibles du fleuve. « C’était juste une question de point de vue. Vous faisiez partie de la même vague. Aussi bien vous que les super-héros usiez de vos super-pouvoirs pour faire progresser votre idée d’un monde plus libre. Dommage que personne n’ait réussi à la concrétiser, cette idée. Dommage que certaines idées soient si fragiles. »

Mystique frissonna de nouveau. Peut-être était-ce l’effet inattendu des paroles du policier ou celui de la brise qui soufflait sur le fleuve. Elle sentait encore sur sa langue la saveur glacée et veloutée du vin qu’elle avait bu à la galerie. De l’autre côté du fleuve, le soleil aussi majestueux et dramatique qu’un souverain déchu sombrait entre les immeubles de Jersey City, répandant son reflet sur les eaux du fleuve dont la surface brillait dans un reste de lumière : l’eau, le jeu incessant des vagues contre la rive, les bacs qui défilaient au loin avec leur cargaison de touristes, de banlieusards ou d’hommes d’équipage. Chaque chose brillait intensément. Chaque chose, dans les ultimes minutes du jour.

Mystique se frotta les bras et sourit sans raison en sentant le vent dans ses cheveux. Lui et moi sur la rive du fleuve. Si seulement nous n’étions pas ce que nous sommes. Si j’étais plus jeune ou moins lasse. S’il n’y avait pas ces lettres anonymes. Si ce n’était pas un policier, par ailleurs obsédé par les super-héros. Si les super-héros n’avaient jamais existé, si rien n’avait jamais existé. Si nous n’étions que lui et moi, seuls au monde, face à l’étendue paisible du fleuve.

« Je vais rentrer chez moi, l’informat-elle. Je vais prendre un taxi. »

Le policier parut attristé. « J’avais cru pouvoir vous inviter à dîner, confessa-t-il. Je connais un endroit où j’aimerais vous amener. De la vraie soul food. Je vous promets que vous ne le regretterez pas, ça mérite le détour.

— Je n’en doute pas. » Elle chercha ses mots pour lui expliquer comment elle se sentait, puis elle renonça. « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit-elle seulement.

— De quoi avez-vous peur ? Ne vous inquiétez pas, je n’essaierai plus de vous convaincre que vous avez besoin d’être protégée, répondit-il en souriant. Pas ce soir, du moins. »

Il y eut un bruit de pas dans leur dos. Quelqu’un courait vers eux. Ils se tendirent et, sur la défensive, se tournèrent en même temps. Ce fut un de ces instants dilatés, suspendus, en mesure de contenir des centaines de perceptions. Le mouvement qu’ils avaient fait pour pivoter. La tension de leurs corps. Le bruit de la circulation telles des vagues, le silence impassible du fleuve. En réalité, la personne qui les avait rejoints avait une expression tout à fait paisible. En les voyant alarmés, celle-ci leva une main pour les rassurer et sourit : « Désolé de vous avoir fait peur. J’ai dû traverser la rue au pas de course. »

C’était un homme à peine plus âgé que De Villa. Il avait les mêmes cheveux touffus et fins que le policier, légèrement plus courts, déjà poivre et sel. Il était de corpulence moins athlétique que Dennis mais de taille identique et, de façon générale, leur ressemblance était frappante. « Je t’ai vu à l’exposition, dit l’homme au policier. Je t’ai suivi pour venir te saluer.

— Bruce, fit le policier stupéfait. Tu nous as fichu une de ces trouilles !

— Désolé de vous avoir fait peur », répéta l’homme. Il y eut un long silence. Le nouveau venu parut attendre qu’on le présente, mais finit par s’adresser directement à Mystique : « Enchanté, dit-il. Bruce De Villa. »

La rencontre fut brève. Quand Bruce De Villa souriait, la ressemblance avec le policier était encore plus flagrante. Le même petit sourire mélancolique. Les mêmes oreilles délicates. Seuls les yeux étaient différents. Bruce De Villa avait de grands yeux aux iris sombres dans lesquels elle pouvait se voir l’espace de quelques secondes et saisir son propre reflet, constata-t-elle. Deux petites Mystique y brillaient comme au fond de lointains océans.

Le trio inattendu échangea des paroles aimables.

Les deux hommes, qui devaient être frères, crut comprendre Mystique, ne s’étaient pas vus depuis longtemps et étaient manifestement peu à l’aise. « Bruce... », souffla le policier d’un ton neutre, avant de s’interrompre en pleine phrase. Il mit les mains dans ses poches et regarda au loin. « Je n’imaginais pas te croiser ici.

— Je comprends », fit l’autre, tout aussi étonné. Il se gratta brièvement le crâne. « Je me suis parfois demandé ce que tu étais devenu. Je ne t’ai plus vu dans la salle d’audience pendant le procès Batman. » Puisque le policier ne répondait rien et que les deux hommes n’avaient visiblement pas grand-chose à se dire, Bruce De Villa s’adressa de nouveau à Mystique. « Je suis journaliste », l’informat-il, peut-être pour expliquer l’allusion au procès.

Mystique hocha la tête. Dans des circonstances normales, cette nouvelle l’aurait contrariée. Après celle des policiers, c’était la catégorie qu’elle appréciait le moins. Elle estimait que c’étaient des créatures insatiables, toujours en chasse telles des fourmis affamées, toujours en train de réclamer des interviews, des déclarations, des informations, des exclusivités, des confessions, des ragots. Surtout des ragots. Mais Bruce De Villa avait des yeux trop intelligents et profonds pour ces choses-là. Cet homme savait qu’elle était célèbre, mais il se contentait de la regarder tranquillement, sans curiosité ni excitation, plutôt avec un reste de douleur dans le regard. Un étrange regard. Le type de regard qu’a quelqu’un qui sait des choses sur toi, des choses que peut-être tu ne sais pas encore toi-même.

Puis le silence se fit entre eux. Le fleuve absorbait les ultimes rayons de lumière. Un bac descendait le fleuve en direction du sud, laissant derrière lui une longue et douce vague. Celle-ci parvint jusqu’à un groupe de mouettes qui flottaient sur l’eau et qui s’envolèrent toutes ensemble dans le ciel rougeâtre. À présent les deux hommes avaient les yeux fixés sur Mystique, au point qu’elle se fit l’effet de servir malgré elle de catalyseur. Espéraient-ils qu’elle alimenterait la conversation ? Ces deux-là n’avaient décidément pas grand-chose à se dire.

La vague créée par le bac léchait faiblement la rive, comme décomposée, provoquant un léger clapotis.

En scrutant les visages des deux frères, en observant leur malaise, on pouvait percevoir des fragments de leur passé. Un homme seul est un fait isolé, mais deux frères racontent déjà une histoire. Pour autant que Mystique pût en juger, la distance qui les séparait n’était pas celle qui suit une dispute ou qui sait quelles dissensions, c’était plutôt un rideau de douleur ancienne et opaque. Peut-être y avait-il de mauvais souvenirs dans leur passé. Une famille brisée, quelque chose de ce genre ? Elle n’en aurait pas juré et, au fond, ça ne l’intéressait pas d’obtenir confirmation. Ce n’étaient pas ses affaires.

À vrai dire, elle se serait contentée de tendre la main et de caresser le visage du policier. Elle se concentra de nouveau sur Dennis De Villa et nota qu’elle le regardait d’une façon différente. Cet homme n’était plus un gamin, il n’avait certes pas besoin d’être consolé et pourtant c’est ce qu’elle aurait voulu faire : effleurer son visage du revers de ses doigts, l’effleurer avec une douce lenteur, en cet instant, au bord du fleuve.

Ce fut une sorte de révélation. Elle aurait vraiment voulu faire ce geste, et cette envie la força à se rendre à l’évidence : cet homme devenait chaque minute plus vivant, plus humain, plus réel à ses yeux.

Le restaurant se trouvait à Harlem, dans une ruelle donnant sur Lenox Avenue, c’était une minuscule salle dont l’air était brassé par deux ventilateurs, avec de petites tables en plastique rouge et un somptueux comptoir derrière lequel une vieille cuisinière aussi calme qu’un samouraï travaillait sans jamais lever les yeux.

Une femme plus jeune qui, à en juger par la ressemblance, devait être sa fille déposa devant eux un menu rédigé à la main.

« J’adore cet endroit, déclara Dennis De Villa. Le poulet frit au miel est ce qu’ils font de meilleur. La salade de poulet frit n’est pas mal non plus. Oui, je pense que la salade pourrait vous plaire. Gardez de la place pour le dessert. »

Le restaurant était agréable. Les parfums qui provenaient du comptoir de cuisine semblaient authentiques et étaient fort appétissants. Une petite chaîne stéréo jouait des ballades instrumentales. Sur les murs, une série de photographies montraient les deux propriétaires en compagnie de divers clients d’une certaine importance, supposait-on, ou de simples habitués. Les gens qui occupaient les tables autour d’eux devaient être du quartier et l’ambiance, familiale, était assurément plus détendue que celle du vernissage. Toutefois Mystique se demandait si elle avait bien fait. De se laisser entraîner ici. Un samedi soir. Pour dîner avec un homme séduisant, à l’allure plaisante, mais qui avait le tort d’être un flic. Il y avait longtemps qu’une telle chose ne lui était plus arrivée.

« À quoi pensez-vous ? l’interrogea-t-il.

— À rien », mentit Mystique. Elle se redressa sur sa chaise et afficha un air plein d’assurance. « Je réfléchissais au menu. À ce que j’allais commander. À votre frère... » Elle marqua une pause : « Avant, au bord du fleuve... C’était curieux de vous voir l’un à côté de l’autre, avoua-t-elle.

— Ah oui ? Formions-nous un spectacle si étrange ? demanda-t-il calmement.

— Bien sûr que non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Mystique décida de ne pas insister et de ne pas poser de questions, consciente que toute tentative visant à mieux connaître l’homme assis en face d’elle provoquerait une tentative symétrique, de force égale et opposée, de sa part à lui. « Je veux dire : jusqu’ici je n’avais guère songé à votre vie, reprit-elle. Famille, enfance, ces choses-là.

— Oh », murmura-t-il. Il eut un sourire rusé : « Donc ça vous intéresse d’apprendre quelque chose à mon sujet », observa-t-il.

Mystique se remit à étudier le menu. Le courant d’air qui provenait des ventilateurs la balayait à intervalles réguliers. La musique diffusée par la chaîne stéréo semblait faite pour que quelqu’un se lève à cet instant précis et se mette à chanter comme dans une comédie musicale. « C’est possible, admit-elle. Vous savez, on m’accuse parfois d’être trop réservée. Pourtant j’ai l’impression que vous l’êtes encore plus que moi.

— Je crains que ma vie ne soit guère passionnante à raconter », expliqua le policier sans quitter du regard le menu. Puis il leva les yeux : « J’ai grandi dans le New Jersey. Famille italienne. Mon frère est parti pour l’université. Notre mère est morte quand j’avais seize ans », résuma-t-il à son intention. Son regard parut traversé par une brève décharge électrique. Il agita la main pour attirer l’attention de la femme qui faisait le service et lui signaler qu’ils étaient prêts à commander. Avant qu’elle n’arrive, il conclut : « Notre père est mort quelques années plus tard. Je suis entré dans la police à vingt et un ans. Quelque temps en uniforme avant d’être promu inspecteur. Je pense que c’est tout. Essayez la salade de poulet frit. Je suis heureux d’être ici avec vous. Et gardez de la place pour le dessert. »

Légèrement étourdie, Mystique croisa les bras sur la table et observa le menu comme s’il s’agissait d’un vieux manuscrit. Un homme venait de résumer devant elle les principaux événements de sa vie et elle ne savait pas trop quel effet cela lui faisait. Était-elle émue ? Voulait-elle en savoir davantage ? Se sentait-elle coupable de s’être montrée curieuse ? « Je ne crois pas que je prendrai un dessert », commenta-t-elle simplement.

Le dîner se poursuivit dans une ambiance agréable.

Les plats préparés par la vieille cuisinière justifiaient l’enthousiasme de De Villa. Ils mangèrent en conversant de façon détendue et précautionneuse, en évitant les sujets épineux et en marquant parfois une pause entre deux phrases, tels les dignitaires de deux pays qui se parlent à travers la médiation lente et complexe de la traduction.

Mystique observait tour à tour l’homme et le décor. Le petit restaurant était bondé. En dehors d’elle et de De Villa, les seuls non-Afro-Américains étaient un groupe de Blancs assis au fond. Mystique examina cette famille et ses deux enfants blonds à l’air paisible qui dévoraient leur poulet frit. Des enfants blonds à Harlem. Facile de deviner ce que cela signifiait. Les enfants blonds veulent dire que les rues sont sûres. Les enfants blonds veulent dire stabilité, familles blanches en provenance des quartiers sud de la ville, plans de réhabilitation de la zone, immeubles rénovés par des architectes en vue, loyers qui doublent ou triplent, anciens habitants mis à la porte ou contraints à s’en aller à cause de l’augmentation des prix. Deux enfants blonds, paisibles et innocents, occupés à manger leur poulet frit.

« Vous persistez à me tenir à l’écart de vos pensées, se plaignit De Villa.

— Excusez-moi. Je pensais au quartier », dit-elle. Elle se demanda si le policier serait scandalisé en apprenant que, quelques jours plus tôt, elle était venue se fournir en marijuana à seulement une poignée de rues de là. Sabrina... Elle songea à sa vieille amie, à son appartement haut de plafond non loin du restaurant. Elle craignait que Sabrina pût elle aussi avoir des problèmes de loyer. Elle songea à elle et à ses robes claires, aux tasses volées chez Starbucks dans sa cuisine, à ses thés fumants et à ses manières placides.

Pendant ce temps, De Villa avait noté les regards curieux que certains de leurs voisins de table lançaient à Mystique. « On dirait qu’on vous reconnaît ici aussi. »

Mystique sortit de sa rêverie. Elle comprit de quoi il parlait et hocha la tête sans guère d’entrain. « Ce n’est pas moi qui les intéresse, expliqua-t-elle. Ils n’attendent qu’une chose, que je me transforme d’un moment à l’autre en Dieu sait qui. Ils sont curieux de voir en qui je pourrais me changer.

— Vous croyez ? » Le policier n’en semblait pas convaincu. « Je crois que c’est vous qui attirez leur attention. Je veux dire, vous telle que vous êtes. » Il posa la fourchette dans son assiette : « Excellent. J’espère que ça vous a plu, conclut-il.

— Peut-être que vous vous attendez également à ce que je me transforme, reprit Mystique en éprouvant un soudain désir de le provoquer.

— Que voulez-vous dire ?

— Allez, suggéra-t-elle en souriant. En qui souhaitez-vous que je me transforme ? Je pourrais aller aux toilettes et réapparaître, que sais-je, sous les traits de Scarlett Johansson. Aimeriez-vous vous retrouver à dîner avec Scarlett Johansson ?

— Ne plaisantez pas », répondit-il en plissant le front. Il saisit le bord de la table : « Je me fiche de Scarlett Johansson, affirma-t-il. Je veux être avec vous. »

Mystique n’insista pas. Elle ébaucha un autre sourire et feignit de ne pas avoir noté le ton chaleureux qu’il avait employé. Elle prit son verre et, approchant ses lèvres du bord, but une gorgée, tandis que chaque détail de ce qui l’entourait paraissait de plus en plus net : les cheveux dorés des enfants blonds de Harlem, la mélodie qui provenait de la chaîne stéréo, le flux d’air rafraîchissant des ventilateurs.

Le repas était terminé. La fille de la cuisinière vint débarrasser. Peu après, elle revint en apportant deux parts de cheesecake à la vanille et annonça que c’était offert par la maison. En l’honneur de notre célèbre invitée.

« Vous avez vu ? Ils vous ont reconnue, insista De Villa.

— Il a l’air bon », observa Mystique. Devant elle, la tranche de cheesecake était énorme et dégageait un parfum frais, crémeux. La quintessence du cheesecake parfait.

« Allons ! l’encouragea De Villa. Le cheesecake à la vanille de Rose est renommé. Je vous avais dit de garder de la place pour le dessert.

— Je ne peux pas manger de dessert. Mais bien sûr je ne peux pas davantage laisser une telle offrande. Ce qui veut dire que vous devrez également manger ma part.

— Ce ne sera pas un grand sacrifice. Mais vous ne savez pas ce que vous perdez », la sermonna le policier en avalant une cuillerée. Il savoura cette bouchée mœlleuse et délicieuse, secoua la tête puis sourit : « Je me souviens de la fois où je vous ai vue à la cantine des studios. Vous mangiez une pauvre salade et vous avez parlé de régime. Vous vous êtes fâchée même quand je vous ai demandé si c’était tout ce que vous avaleriez.

— Je m’en souviens aussi, souffla-t-elle, avec le sentiment de remuer de vieux souvenirs.

— Et je me rappelle que vous n’arriviez plus à parler, poursuivit De Villa, amusé, en avalant une autre cuillerée. Vous alliez éclater de rire et essayiez de vous contenir. Vos collaborateurs se moquaient de moi et faisaient d’absurdes grimaces dans mon dos. »

Mystique écarquilla les yeux. « Vous vous en êtes aperçu ? Oh mon Dieu. Vous avez dû nous prendre pour une bande de crétins. »

Il secoua de nouveau la tête. Le gâteau crémeux lui avait laissé les lèvres luisantes. « C’était drôle », dit-il en riant.

Le rire doux de cet homme. Ces lèvres couvertes d’une patine humide et sucrée. « Oui, admit-elle, inquiète. C’était une scène amusante. »

Pendant ce temps, le restaurant commençait à se vider. La famille blanche était déjà partie, abandonnant sur la table une nature morte d’assiettes sales, de verres de Coca-Cola à moitié pleins et d’os de poulet. Une atmosphère d’épuisement languide régnait à présent dans la salle. L’épuisement des corps rassasiés, de la nourriture avalée. Fatiguée après cette longue journée, Mystique s’abandonna sur sa chaise et se souvint de l’impulsion révélatrice qu’elle avait ressentie deux heures plus tôt dans la lumière du crépuscule, le long du fleuve. L’envie d’effleurer le visage de cet homme. Cet homme aux yeux sensibles et irrités, aux manières douces et, dans le même temps, toujours tenaces, lointaines, d’une certaine façon.

Avant qu’ils ne s’en aillent, la cuisinière et sa fille vinrent poser pour une photo en sa compagnie. La vieille Rose glissa de derrière son comptoir et s’assit à côté d’elle, tandis que sa fille s’installa de l’autre. Le policier fut chargé de prendre la photo et saisit l’appareil qu’on lui tendait. Mystique sourit en direction de l’objectif : elle et sa peau bleuâtre entre ces deux femmes noires, mère et fille, deux générations du vrai Harlem. Elle continua à sourire dans l’attente du déclic, sans savoir précisément à qui, à l’appareil photo ou au policier, ou encore aux gens qui regarderaient la photo à l’avenir, année après année, accrochée à un mur du restaurant.

Le lendemain matin, elle se leva tard. Sur sa table de chevet, le réveil indiquait presque huit heures et la lumière du jour était déjà pressante, elle pénétrait par la fenêtre comme la lueur d’un feu blanchâtre. Mystique battit des paupières. C’était dimanche, nul besoin de sortir tout de suite du lit, même s’il n’était pas dans ses habitudes de traîner. Prise d’un léger vertige, elle se tourna, comme si elle flottait sur un énorme tas de coussins mouvants. Elle avait les lèvres sèches. Bien qu’elle n’eût pas travaillé la veille, elle sentait ses membres douloureux et ses pensées confuses.

Elle se tourna encore et, éblouie par le soleil, fixa le plafond pendant que le souvenir de la veille se recomposait dans son esprit. Le vernissage à la galerie. Le coucher de soleil sur le fleuve. La rencontre avec le frère du policier, le journaliste Bruce De Villa, qui avait le regard habité et semblait posséder Dieu sait quel mystérieux savoir. Puis le restaurant de Harlem. Le parfum crémeux d’un cheesecake à la vanille. La photo en compagnie des deux femmes du restaurant...

La soirée s’était conclue lorsque le policier l’avait raccompagnée chez elle. Une fois à destination, ils étaient restés en voiture et il y avait eu un moment de suspension, durant lequel ils s’étaient regardés dans la pénombre de la rue, chacun s’interrogeant sur les intentions de l’autre. Il avait coupé le moteur, l’avait rallumé puis, hésitant, l’avait de nouveau éteint. Ils étaient en équilibre. Silencieux, ils avaient tous deux dégluti au même instant, comme un dialogue en langage codé. Un peu embarrassée, Mystique avait ri. Elle l’avait remercié pour le dîner et avait ouvert la portière. L’habitacle s’était alors éclairé d’un coup, faisant sursauter le policier. Sans un mot, elle était descendue de voiture puis elle était entrée dans son immeuble, avant de refermer la porte derrière elle. Une fois à l’intérieur, elle s’était appuyée contre la porte pour respirer vigoureusement, jusqu’au moment où elle avait entendu la voiture de Dennis De Villa démarrer et s’éloigner.

Elle devait quitter son lit. Il était trop tard pour aller courir, mais elle pourrait faire un peu de yoga chez elle, se préparer du thé et s’exercer en vue de la prochaine émission. Elle ne bougea pas, toujours en proie à un étrange vertige. Elle se dit que, la veille au soir, elle n’était pas encore prête à inviter Dennis De Villa à monter, et se demanda quand elle le serait. Peut-être était-il trop tôt. Mais elle était sûre que cela viendrait, vite.

Bouleversée par cette idée, elle se contorsionna sur le lit et sentit qu’elle transpirait, qu’elle avait des frissons, si bien qu’instinctivement elle porta la main à son front. Elle ne pensait pas avoir la fièvre. Le drap en coton pesait lourd. Elle le chassa du pied puis le remonta, et finit par observer la brise tiède qui gonflait le rideau à la fenêtre.

Elle se souvenait que bien des années auparavant, quand elle était jeune, chaque fois qu’elle usait de ses super-pouvoirs, elle sombrait juste après dans une fièvre lasse et furieuse. Quel âge avait-elle ? Seize ans, peut-être dix-sept. Avant l’université, avant les discussions politiques, avant ce qui viendrait. Elle s’efforçait d’adopter le corps d’une amie ou bien celui d’un garçon qui lui plaisait, d’un professeur qui la fascinait, et, le lendemain matin, elle se retrouvait dans son lit, la peau brûlante. C’était arrivé plusieurs fois. À seize ou dix-sept ans, chacune de ces tentatives se terminait de la même façon, par des mouchoirs humides sur le front, le thermomètre au mercure et des comprimés de paracétamol.

Aucun bruit de circulation ne lui parvenait du dehors. C’était dimanche et la ville devait s’être vidée, ses habitants migraient massivement vers Long Island ou ailleurs. La ville aussi avait la fièvre, une fièvre intime qui s’emparait des corps, les incitait à fuir ou à se presser dans les parcs. Elle se redressa et s’assit sur le bord du lit. Elle décida qu’elle n’était absolument pas malade mais se sentait au contraire très bien. Aucune fièvre. Elle n’était plus une gamine et, du reste, la veille au soir, elle ne s’était pas servie de ses super-pouvoirs. La veille, elle s’était contentée de dîner avec un homme. Un homme trop jeune, trop policier, aux yeux trop rouges. Un homme au nom italien, qui avait derrière lui de curieuses vicissitudes familiales, un homme qu’elle n’avait aucune raison de laisser entrer dans sa vie. Et pourtant c’est ce qu’elle faisait.

Elle serra le drap en coton. Assise sur le bord du lit, elle avait l’impression d’être en équilibre, comme sur la frange d’un abîme luisant. Lorsqu’elle avait seize ou dix-sept ans, ses super-pouvoirs déclenchaient en elle une sorte de fureur, un feu mystérieux, à la fois destructeur et salvateur. Il lui avait fallu du temps pour apprendre à le dominer sans se brûler. Elle avait appris. Elle l’avait dominé. Et maintenant, suis-je capable de dominer ce que je perçois dans l’air du matin, après avoir dîné avec cet homme ?

C’était lundi et il était presque midi, l’heure à laquelle le soleil était au zénith, l’heure où les gratte-ciel coïncidaient avec leur ombre. Les rayons du soleil s’abattaient verticalement, ils frappaient les toits et se glissaient dans le sol. Sous terre, les tunnels du métro étaient des couloirs étouffants et les passagers qui attendaient sur les bancs dégoulinaient de sueur, avant de bondir avec un frisson dans les wagons glacés des rames.

À Astoria aussi l’air était bouillant. Une chaleur fluide se concentrait dans les rues, prisonnière de la ligne des immeubles, comme si ces derniers formaient un long bassin, tandis qu’un hélicoptère de la police ou des pompiers survolait la zone, haut dans le ciel et, semblait-il, décidé à projeter son ombre protectrice sur les habitations. À travers les fenêtres des studios, les gens observaient le décor plongé dans cette lumière agressive.

À la rédaction de l’émission, Chad avait haleté toute la matinée derrière son bureau. Bien que l’air conditionné fonctionnât parfaitement, il se plaignait de se sentir écrasé à la simple idée de la chaleur qui régnait dehors. Il s’était fait un grand éventail avec une feuille de carton qu’il agitait devant lui depuis au moins deux heures. Les autres non plus ne semblaient guère actifs. Horace tapait sur le clavier de son ordinateur avec l’air aisément reconnaissable de quelqu’un qui réécrit la même phrase depuis le début de la journée, tandis que Susie ne paraissait avoir rien de mieux à faire que de proposer sans cesse à tout le monde du thé glacé contenu dans une thermos bleu ciel.

Mystique devinait qu’ils étaient fatigués après les pressions subies ces derniers temps. Elle aussi l’était, et l’idée de se transformer encore n’éveillait désormais en elle qu’une sensation de sinistre épuisement. Pourtant elle ne pouvait pas abandonner. Aucun d’eux ne le pouvait. Le lendemain soir, ils seraient à l’antenne et tout le monde savait à quel point l’émission serait importante.

Elle s’apprêtait à sermonner ses collaborateurs quand, aux alentours de midi, la nouvelle tomba.

Le procès Batman était terminé. Après des mois d’audiences, le verdict avait été rendu par surprise, dans l’étourdissement de ce quasi-été. Suite au meurtre de Franklin Richards, l’affaire avait perdu sa place au centre des informations et le procès avait sombré dans un oubli presque complet, à l’opposé de l’hystérie médiatique dans laquelle il s’était ouvert. Le public préférait s’occuper d’un assassinat à la fois. C’est pour cette raison que le verdict était inattendu et tranchait ce jour-là sur le ton somnolent des gazettes.

Mystique et les autres suivirent un reportage sur CNN. La jeune accusée, Mara Jones, avait été reconnue coupable de meurtre avec circonstances aggravantes, non seulement l’horreur de son geste mais son refus de dénoncer les commanditaires, ou du moins l’impossibilité de le faire. Pendant des mois de procès, aucune information n’avait émergé concernant d’autres membres ou d’éventuels chefs du fameux groupe, celui qui avait par la suite organisé l’attentat contre le George Hotel. Le groupe qui menace toujours les anciens super-héros des temps glorieux, rappelait le reportage.

Celui-ci se poursuivait avec d’autres informations. Il semblait que le père de l’accusée eût été victime d’une crise cardiaque à la lecture du verdict. Tandis que derrière elle la salle d’audience était en ébullition et que les secours s’occupaient de son père, la jeune Jones avait conservé le même calme étrange, la même impassibilité, devant les caméras de télévision qui montraient ses lèvres privées d’expression et le vide solennel de ses yeux gris. Bien qu’elle eût tout juste été condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité, son visage ne trahissait aucun étonnement. Sans doute ses avocats lui avaient-ils annoncé ce qui l’attendait.

Cette scène donna le frisson à Mystique, qui se rappelait son propre procès, plus de vingt ans auparavant. Elle ne se souvenait pas exactement de ce qu’elle avait éprouvé au moment du verdict, mais elle doutait fort d’avoir conservé le même calme inhumain que Mara Jones.

Sur l’écran, la dernière image du reportage de CNN montrait la condamnée, pâle, androgyne, télégénique, sans remords et sans stupeur, une meurtrière énigmatique, un jeune sphinx, escortée hors de la salle par des gardiens. Une parfaite représentante de l’industrie actuelle de la conspiration. On aurait pu étudier cette fille à l’infini sans comprendre pourquoi elle s’était laissé convaincre par celui qui l’avait recrutée de faire ce qu’elle avait fait : par naïveté, par ennui, par fanatisme, ou bien lucidement convaincue, en totale adhésion avec l’idée que les vieux super-héros dussent à tout prix mourir, quitte à leur arracher littéralement les viscères.

Entre-temps, Horace et Chad s’étaient remis à échanger des blagues stupides. L’affaire Mara Jones était un sujet trop riche et bourré de sous-entendus pour que les deux compères renoncent aux possibilités d’ironiser. « Une si jolie jeune fille, fit Horace avec un clin d’œil allusif.

— Si jolie, oui.

— Qui sait si, en prison, elle mettra aussi la main à la pâte, ajouta Horace en ricanant.

— J’ai entendu dire qu’ils l’obligeraient à porter des gants de boxe, surenchérit Chad tout en continuant à s’éventer avec son morceau de carton. Sinon, peut-être qu’elle risquerait de jouer des mains.

— Les gars. Vous êtes lourds », les reprit Mystique.

Susie n’avait pas compris : « Pour quoi faire, des gants de boxe ? » pépia-t-elle d’un ton irritant avant de s’adresser à Mystique : « Tu veux du thé glacé ?

— Je ne veux pas de thé glacé, rugit-elle en sentant monter une vague d’agacement. Je veux que vous vous remettiez tous au travail. Demain soir, on est à l’antenne. »

Elle éteignit le téléviseur, tandis qu’étaient interviewés une série de proches de Mara Jones, essentiellement des camarades d’université et des professeurs, et qu’on leur demandait ce qu’ils pensaient de sa condamnation à perpétuité. Le silence que laissa le poste une fois éteint provoqua chez Mystique un brusque vide à l’estomac. Elle se rendit compte qu’elle éprouvait de la tristesse pour Mara Jones. Elle éprouvait de la tristesse pour cette gamine qui passerait le reste de sa vie en prison et dont les amis donnaient de stupides interviews sur CNN. Elle éprouvait de la tristesse, même s’il s’agissait d’une meurtrière.

« Hé ! protesta Chad. Tu aurais pu laisser allumé, on voulait voir, nous. »

Elle éprouvait de la tristesse, car Mara Jones sortait de scène, enfermée à jamais dans l’atmosphère crépusculaire et noire d’une prison, sans que cela eût pour effet de rendre la moindre lumière, la moindre clarté au monde extérieur. À quoi tout cela servait-il ? Il n’y avait aucune logique. Le procès était terminé et rien n’était résolu. Celui qui avait convaincu la fille de commettre ce meurtre demeurait hors de portée, invisible, assez fuyant pour ne pas être impliqué ni même nommé, quelqu’un qui était libre d’agir encore et de faire une prochaine victime.

Chad et les autres continuaient à perdre leur temps. Ils n’arrêtaient pas de rire, comme ivres de thé glacé. Mystique lança un regard torve à ses collaborateurs pendant que ceux-ci buvaient leur thé et faisaient de stupides blagues au sujet des mains de Mara Jones, des blagues que Susie ne comprenait pas ou feignait de ne pas comprendre. Déconcertée, elle les observa de loin, comme si elle avait du mal à saisir qui ils étaient et ce que ces gens avaient à voir avec sa vie à elle.

Dans le même temps, elle constata que son corps vibrait. Il ne tremblait pas, il vibrait. Elle sut qu’elle ne pouvait plus prétendre tout ignorer : l’histoire de Batman la concernait-elle ? Devait-elle prendre pour de bon en considération l’hypothèse de sa propre mort ? Dans ce cas, que diable pouvait-elle faire ? Adopter l’apparence d’un des avocats de Mara Jones et aller la voir en prison pour lui soutirer des informations ? Il n’était pas certain que la fille fût en mesure de lui en donner.

En outre, elle ne pensait pas être capable de réaliser une telle entreprise. Se présenter dans une prison de haute sécurité sous les traits d’un avocat : le genre d’aventure qu’autrefois elle aurait affrontée sans crainte. Mais aujourd’hui ? Aujourd’hui je suppose qu’une émission de télévision est ce que je peux faire de mieux. Si mes collaborateurs se décident à travailler un peu.

Quand Susie s’approcha pour lui offrir un énième verre de son fichu thé, elle sentit le goût corrosif de la colère se concentrer dans sa bouche. Ça arriva sans prévenir. Il lui fut impossible de se contrôler. Elle fit mine d’accepter le verre puis en versa lentement, délibérément, le contenu sur le sol. « Tu vas nous lâcher avec ton maudit thé ? siffla-t-elle. Tu veux bien aller t’asseoir à ton bureau et te remettre au travail ? Tous, vous allez m’aider à faire cette émission, étant donné que vous êtes payés pour ça ? »

Une stupeur glacée s’abattit sur la pièce. On n’entendit plus que le bourdonnement de l’air conditionné.

Même si ce n’était pas dans les intentions de Mystique, l’essentiel du liquide avait aspergé les chaussures de Susie. Dans un premier temps, la pauvre fille examina le thé qui avait coulé sur ses chaussures et sur le sol, de longues éclaboussures de thé glacé au jasmin sur les carreaux en faïence. Puis elle rougit, baissa la tête et, en larmes, regagna sa table de travail.

Tel un esprit moqueur, la colère abandonna Mystique. Effarée par ce qu’elle venait de faire, elle écarquilla les yeux, battit en retraite et se réfugia dans son bureau, où elle se prit la tête à deux mains et sentit les veines qui pulsaient à ses tempes. Je ne peux pas y croire. Que se passe-t-il ? Comment ai-je pu songer à humilier d’une telle façon cette pauvre fille ?

Quelques minutes plus tard, Chad fit son apparition. Il s’assit en face d’elle et resta là à la regarder. « Mmmm... Je crois bien que tu as sérieusement blessé les sentiments de ta collaboratrice. Et bousillé ses chaussures, naturellement.

— Je sais. Je suis désolée. Je lui en offrirai des neuves.

— Ce n’est pas à moi que tu dois dire que tu es désolée. C’est à elle. » Chad soupira. « Moi, ce que tu pourrais me dire, c’est ce qui t’a pris, au juste. »

Mystique écarta une mèche de cheveux de son visage. « L’émission, Chad. On a répété plein de fois combien cette émission était importante, tu t’en souviens ? Horace n’a pas encore relu les textes, Susie devait faire le point sur les répétitions il y a une heure et toi tu m’avais dit que tu serais descendu sur le plateau pour parler avec le réalisateur des cadrages du numéro de danse. »

Les mains dans son giron, Chad croisa les doigts, tandis qu’une expression de perplexité flotta sur son visage joufflu. « Tu es sûre que c’est ça, le problème ? Sûre qu’il n’y a pas autre chose ? »

Elle inspira profondément et retint l’air quelques instants. Puis elle l’expira avec une douloureuse lenteur. « Sûre, mentit-elle. Vous avez gaspillé toute la matinée. »

Chad renonça à son habituel faciès débonnaire et fit la tête. « Tu es injuste. Tu sais très bien qu’on travaille comme ça. On fait mine de traîner, on joue les idiots et on lance des stupidités. C’est nouveau ? En réalité, c’est notre façon d’affronter le stress d’une émission importante et un moyen de trouver les dernières idées géniales qui, généralement, te plaisent tant. On est aussi inquiets que toi pour l’émission. Tu le sais. Je ne comprends toujours pas ce qui t’a pris. » Il se leva avec la gravité d’un souverain dédaigneux, s’apprêta à sortir puis fit demi-tour. Enfin il conclut d’un ton plus doux : « Ce ne seraient pas les informations concernant ce procès ? Dis-moi la vérité, Mystique. As-tu des raisons d’être soucieuse ? »

Elle nia. Nier était simple. Nier était rassurant. Nier était parfait, utile, idéal pour se défendre.

Mais, une fois seule dans son petit bureau, elle ne put continuer indéfiniment. D’un coup, tout lui apparut évident, presque naturel, comme un tableau auquel il ne manquerait qu’un dernier détail. Adieu chère Mystique. Ceux qui ont voulu la mort de Batman m’ont condamnée à mort moi aussi et je n’ai guère de possibilité d’échapper à cette sentence. Elle se leva et fit crisser les pieds de la chaise contre le sol. Elle tourna dans la pièce en repensant à la première fois où Dennis De Villa l’avait attendue dans ce même bureau, assis face à cette même table de travail, pour lui parler de la menace à laquelle elle était exposée. Elle repensa à leur première poignée de main. Elle repensa à la façon dont elle avait essayé de clore la discussion, à l’irritation qu’elle avait éprouvée face à son petit sourire charmeur, à son air énigmatique de joueur de poker tandis qu’il la regardait fixement.

« Dennis De Villa », dit-elle à voix basse en effleurant la chaise sur laquelle il s’était assis moins de deux semaines auparavant. « Dennis De Villa », répéta-t-elle en effleurant la surface de la table. « Dennis De Villa », « Dennis De Villa », « Dennis De Villa », continua-t-elle à répéter à voix basse en caressant le clavier de son ordinateur, la lampe de bureau et d’autres objets encore, comme pour les rebaptiser, bouleversée par la résonance intense, éminemment ambiguë, que ce nom avait acquise en elle.

Ce soir-là, elle prit l’apparence de Chad et retourna chez Sabrina, à Harlem. Elle n’avait pas besoin d’acheter de la marijuana, mais elle trouva un autre prétexte pour se présenter chez elle. Mystique-Chad sonna à la porte peinte en vert, elle attendit et, lorsque la femme vint lui ouvrir, elle lui tendit un petit cadeau enveloppé dans un sac en papier.

« C’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda Sabrina. Comme de coutume, elle portait une robe blanche et ses pieds sur le sol étaient nus, au seuil de l’appartement.

« Pour ta collection. »

Sabrina tira l’objet du sac et éclata de rire. C’était bien sûr une tasse Starbucks. « Excellente initiative, mon garçon. Entre, on va l’étrenner. »

Ils traversèrent l’appartement haut de plafonds et gagnèrent la cuisine, où Sabrina rinça la nouvelle tasse puis la remplit, ainsi qu’une autre de sa collection, de jus de fruits qu’elle avait pris dans le réfrigérateur.

Soulagée qu’elle ne lui ait pas proposé du thé, Mystique-Chad accepta le jus de fruits. Elle n’avait certes pas envie de thé.

Comparée à sa dernière visite, un jour de pluie, l’atmosphère était différente. Les parfums du début de l’été flottaient dans l’air. À travers la moustiquaire, elle sentait l’odeur du barbecue que les voisins faisaient chez eux ou que quelqu’un improvisait sur les trottoirs du quartier, une odeur de viande grillée et de pain brûlé, d’épis de maïs chauds, de marshmallows douceâtres passés dans les flammes, le tout surmonté d’une âcre fumée de charbon arrosé de liquide inflammable. À présent il faisait sombre. Sabrina alluma un spot au-dessus du plan de cuisine et examina son invité avec un sourire, en plissant ses paupières bordées de longs cils. « Donc tu es venu me voir.

— Exact. » Mystique-Chad but une gorgée. Le jus de fruits était orange et épais.

« C’est gentil de ta part, mon garçon. Quand je t’ai vu devant la porte, je me suis demandé pourquoi tu étais de retour si tôt. Je savais que ce n’était pas pour acheter de l’herbe, pas déjà. » Elle agita la tasse comme pour porter un toast. « Donc tu es venu me voir, répéta-t-elle d’un ton aimable et sceptique à la fois.

— En réalité, disons que je suis venu te dire au revoir », précisa alors Mystique-Chad. Elle pouvait percevoir dans sa propre haleine le goût des fruits, mangues, pêches ou abricots, peut-être un mélange des trois. Son haleine. L’haleine de Chad. Elle fut saisie par une pensée soudaine : elle songea que si elle mourait, elle ne pourrait plus se transformer en Chad ni en personne d’autre, une réflexion tout à fait banale mais qui provoqua tout de même en elle un accès de vive stupeur.

« Comment ça, tu es venu me dire au revoir ? » demanda Sabrina. Elle plissa un peu plus les paupières et un éclair de regret parcourut son visage. « Tu ne viendras plus ? Tu t’en vas ?

— Non. Je ne sais pas. Je voulais juste te dire au revoir. » Mystique-Chad appuya son gros corps contre le mur de la cuisine en évitant de croiser le regard de Sabrina, car elle était tentée de dire la vérité. C’est moi, tu ne vois donc pas ? C’est moi, ta vieille amie, celle qui marchait autrefois à tes côtés. Elle aurait voulu lui dire qui elle était. Elle aurait voulu lui raconter comment elle se sentait. Elle aurait voulu lui expliquer qu’il pouvait effectivement s’agir d’un adieu, oui, j’ai même la sensation que c’en est un. J’ai la sensation que le cercle se referme autour de moi. La sensation qu’il va m’arriver ce qui est arrivé au Chevalier Noir. Elle se tut et, dans le gros corps de Chad, se contenta de rester debout, près de la fenêtre protégée par la moustiquaire.

Ils continuèrent tous deux à inspirer et expirer, chacun dans un angle de la cuisine, une femme vêtue de blanc et ce qui ressemblait à un homme jeune, le souffle léger de l’une et le souffle lourd de l’autre. Divers bruits provenaient du dehors. Un chien aboyait dans un jardin. On entendait au loin l’écho d’un moteur qui toussait. Un insecte bourdonnait avec insistance derrière la moustiquaire, décidé à pénétrer dans l’espace mystérieux et interdit de cette cuisine.

Leur arrivait par vagues le son d’un téléviseur allumé chez un voisin. Mystique-Chad tendit l’oreille. Elle reconnut le générique d’un bulletin d’informations qui rediffusait le reportage qu’elle avait déjà vu concernant le verdict du procès Batman. Elle posa la tasse sur le plan de travail de la cuisine. « Je vais y aller. »

La perplexité de Sabrina augmenta. « Déjà ? C’est une des visites les plus courtes que j’aie jamais reçues. Tu es sûr que tout va bien ? »

Mystique-Chad assura que oui. Après que Sabrina l’eut accompagnée à la porte, elle s’éloigna dans la rue.

Les immeubles de brique rouge étaient collés les uns aux autres et leurs grandes fenêtres reflétaient la lumière du soir. On sentait encore les remugles du barbecue mêlés à une odeur de poussière arrosée, d’asphalte chaud aspergé d’eau, peut-être y avait-il une borne d’incendie ouverte dans une rue voisine.

Mystique-Chad fila. Elle se sentait émue et satisfaite de cette visite. Quoi qu’il pût se passer, elle était heureuse d’avoir dit au revoir à sa vieille amie, bien que ce ne fût pas sous ses propres traits. Elle franchit le coin d’un immeuble sans se retourner.

Si elle l’avait fait, elle aurait vu Sabrina immobile sur le pas de sa porte, comme l’autre fois. Elle aurait vu la femme figée sur place, les bras le long du corps, presque au garde-à-vous, avec ses cheveux courts et ses pieds nus.

Sabrina n’avait pas compris ce qui se passait. Tout lui semblait bien étrange. Mais elle savait que la personne qui s’éloignait sous ses yeux lui avait pour quelque raison dit adieu. La brise agitait le bas de sa robe. L’air était humide et le soir se posait tel un voile sur le quartier. Sabrina savait qui était son visiteur, elle le savait depuis longtemps, depuis la première fois. Pendant six ans, cette personne s’était présentée de temps en temps chez elle. À présent, lorsque celle-ci eut franchi le coin de la rue, les lèvres de Sabrina murmurèrent à leur tour un adieu : Bonne chance, chère amie. Bonne chance, Mystique.

Le jour de la dernière émission, elle sortit de chez elle à l’aube et, comme à son habitude, alla courir. Dans les rues encore vides, ses pas et son souffle résonnèrent comme les notes d’une petite marche militaire. Lorsqu’elle prit un sentier du parc, elle eut l’impression que les oiseaux étaient muets. Dans l’herbe, deux écureuils étonnés levèrent la tête et dressèrent leur queue frisée. Le bruissement des arbres dominait tout. Mystique coupa vers l’ouest et regagna la rue, elle passa devant la grande cathédrale silencieuse, continua dans la même direction et dépassa la plus grande librairie indépendante du quartier. Elle croisa un adolescent en skateboard. Si tôt ! Chacun d’eux sursauta à la vue de l’autre, comme s’il s’agissait d’un extravagant fantôme.

Elle continua à courir. Sur sa peau, des milliers de minuscules glandes s’ouvraient comme autant de fleurs microscopiques et laissaient couler des larmes transparentes. Elle passa une main sur son visage en sueur.

À l’intérieur des immeubles, dans les étages protégés par le souffle de l’air conditionné, les gens s’agrippaient à leur dernière heure de sommeil, avant que les trilles du réveil ne les obligent à ouvrir une fois de plus les yeux sur le plus étrange et dense des rêves. Le monde. Le monde ! La lumière montait et inondait les rues tandis que deux boulangeries ouvraient déjà leurs portes. Mystique parcourut un tronçon de Broadway avant de retourner chez elle.

Elle se précipita sous la douche, pensant toujours à ceux qui se réveillaient dans la ville. Ceux qui abandonnaient les draps entremêlés et enfilaient une tenue fraîchement retirée au pressing, ceux qui faisaient l’amour pour bien commencer la journée, ceux dont le corps accueillait l’eau de la douche telle une bénédiction, de même que le sien. Ceux qui se préparaient à affronter les heures du jour et qui, épuisés, satisfaits ou amers, s’installeraient peut-être ce soir devant leur téléviseur afin de regarder son émission. Elle pensa à cette foule anonyme et sans visage qui lui inspira un indicible élan d’amour.

Après la douche, elle prit son petit déjeuner et écouta les informations à la radio, puis elle répéta dans la cuisine quelques pas de danse qui faisaient partie d’un des numéros de l’émission, comme si les informations étaient une chanson endiablée. Elle s’arrêta et sentit qu’elle allait pleurer. Elle se demanda alors si elle n’était pas en train de perdre la tête.

Elle se demanda ce que les autres attendaient de l’existence. Ce qu’elle avait désiré, elle, au cours de la sienne. Il fut un temps où elle avait cru connaître les désirs du monde, et cette présomption avait été la véritable erreur de sa vie.

Elle alla à la salle de bains afin de se préparer à sortir. Elle saisit la brosse et effleura ses cheveux tandis que, dehors, la circulation augmentait. Quoi qu’il pût arriver dans son avenir immédiat, elle ne se sentait pas effondrée. Elle ne se sentait pas même apeurée. Un calme écrasant et résigné s’était emparé d’elle.

Au fond, elle ne pensait pas avoir perdu la tête. Oh non, pas du tout. Elle adressa au miroir un sourire sans espoir. Tout lui apparaissait de plus en plus clairement. Elle avait un soupçon et entrevoyait nettement, concrètement, qui était son assassin potentiel.

Il restait environ une demi-heure. Mystique était dans sa loge et s’efforçait de se concentrer. Derrière la porte, elle entendait le va-et-vient des figurants et des danseurs, tous surexcités avant le générique de début, ainsi que les petits cris nerveux de Susie qui essayait de garder le contrôle de la situation. Mystique se répéta l’enchaînement des numéros, elle se remémora quelques répliques et, pour finir, se laissa aller sur le divan, vidée de toute sensation, comme chaque fois avant d’être à l’antenne.

On frappa.

Elle n’était pas sûre d’avoir entendu frapper et se leva du divan.

Dans un premier temps, la porte ne bougea pas. Puis elle s’ouvrit d’un coup et l’immanquable Chad fit irruption. « Eh ! » s’exclama-t-il, survolté. Il arborait un de ses habituels costumes de scène flamboyants et des bigoudis sur la tête. « Prépare-toi, ce soir tous les regards seront fixés sur moi. »

Mystique battit des paupières, toujours aussi peu certaine de bien voir ce qu’elle voyait. Non qu’autour d’elle la scène ressemblât à un rêve : au contraire, elle était trop claire, trop vive. Elle examina la pièce en détail. Suspendues dans l’ordre à un portant, contre le mur, ses tenues étaient prêtes, et les chaussures étaient alignées par terre dans le même ordre. « Nous sommes prêts à passer à l’antenne. Une nouvelle émission », dit-elle avec stupeur, comme si un tel fait lui paraissait soudain bouleversant.

Chad ne sembla pas l’avoir entendue. Il toucha ses bigoudis. « Quand j’enlèverai ces trucs, j’aurai une allure incroyable, affirma-t-il, plus absurde et déchaîné que jamais. D’après la coiffeuse, j’ai des cheveux parfaits pour qu’on en fasse de délicates boucles. Comme un chérubin dans un tableau de la Renaissance, ou quelque chose de ce genre. »

Mystique continua à battre des paupières. Le visage de Chad était lui aussi d’une intense netteté. Son regard se concentra sur ce visage familier et, comme par induction, elle retrouva le ton lui aussi familier qu’elle employait pour converser avec son collaborateur. « Très cher. Vous parlez de tableaux de la Renaissance, la coiffeuse et toi ?

— Elle fait des études d’histoire de l’art.

— Tu ne devais pas porter une perruque pour le numéro de Madonna ?

— Je la porterai. Mais le reste du temps, j’aurai mes boucles ! »

On entendait Horace crier quelque chose dans le couloir, puis il y eut un grand éclat de rire collectif. Quelqu’un d’autre annonça qu’il restait vingt minutes avant le générique de début.

« Écoute, fit alors Chad. J’ai su que tu t’étais excusée auprès de Susie. »

Mystique hocha la tête.

« Et j’ai su une autre chose... » Chad cessa de se tripoter les cheveux et prit un air grave. « Le réalisateur prétend que tu as supprimé le numéro de Szepanski. Il dit que tu ne le feras pas cette fois-ci non plus. »

Elle se leva du divan et examina de nouveau la pièce autour d’elle. Comprenant qu’elle ne savait pas où aller, elle se rassit. « Je pense que le numéro est définitivement supprimé, répondit-elle. Je ne peux pas me transformer en cet homme. Je n’arrive pas à être lui. C’est comme s’il représentait une frontière que je ne dois pas approcher... »

Chad réfléchit à ces paroles. « Tu sais ce que je pense ? Je pense que c’est une occasion perdue, objecta-t-il. Mais tout ce que je peux faire... » Il parut y réfléchir encore. Son regard s’adoucit et un sourire confiant affleura à ses lèvres. « Tout ce que je peux faire, c’est accepter ton choix. Dans tous les cas, ce sera une émission grandiose.

— Oui, ce sera vraiment une émission grandiose », confirmat-elle. Elle dissimula le trouble qu’elle éprouvait et fit à son tour un pâle sourire.

« Tu as prévenu Gary ?

— Gary ? » À la façon dont elle prononça son nom, il apparut clairement qu’elle ne se préoccupait guère de la réaction du producteur.

Chad sursauta à peine. Il l’observa avec une attention nouvelle et inquiète. Mais il était tard, il n’était plus temps de discuter. « Je dois aller coiffer mes délicates boucles. On se voit sur scène », souffla-t-il en gagnant la porte. Avant de sortir, il se tourna et joignit ses mains potelées : « Mystique, dit-il avec embarras. Je ne sais pas ce qui t’arrive, mais j’étais sérieux. J’accepte ton choix. Je suis avec toi. Je suis toujours avec toi. »

Une fois seule, Mystique enfonça son visage dans le coussin du divan. Puis elle se releva, retomba et s’aperçut qu’à chaque inspiration elle avait mal. Elle retira tous ses vêtements et prit la forme du premier corps au programme. Tandis qu’une voix dans le couloir annonça qu’il restait cinq minutes, elle sentit le frisson qui précède l’entrée en scène. Elle sombra alors dans une sorte de black-out et, un instant après, quelqu’un la traînait hors de la loge pendant qu’en studio résonnait déjà le générique de l’émission. Arnold Schwarzenegger parcourut les derniers mètres d’un pas tremblant. Dès qu’il fut en scène, les applaudissements du public plurent sur lui et le firent tituber. Une bouffée de lumière insoutenable. Arnold leva les bras, gonfla les biceps et prononça sa première réplique, qui déclencha des éclats de rire instantanés. Chad et les figurants tournaient autour de lui tels les engrenages d’un énorme manège, et le public continuait à rire, les répliques lui sortaient de la bouche avec une miraculeuse fluidité.

Il y eut une pause publicitaire et une autre sorte de black-out. Mystique se retrouva dans les toilettes, en larmes, comme une débutante, mais elle se reprit aussitôt et adopta la forme du corps suivant. L’émission redémarra, à un rythme plus endiablé que jamais. Mystique passait d’un personnage à l’autre, presque en transe, et lançait les répliques en direction du public comme si c’étaient des paroles d’amour, elle chantait et dansait avec une grâce magnifique, ultime. Les projecteurs éclairaient la scène telles des météorites incandescentes. Madonna tourbillonna sur scène, entourée par les danseurs, une fantasmagorie de corps souples et brillants, puis elle chanta en duo avec Chad et, au beau milieu du numéro, ils se regardèrent dans les yeux en sentant tous deux le frisson d’une déchirante perfection.

Le dernier numéro fut un coup de théâtre. Sur scène, on n’assista pas à l’apparition du docteur Szepanski, mais à une autre, plus spectaculaire encore. Celui qui entra et coupa le souffle au public était... Namor ! Le Prince de l’Atlantide, l’homme aux branchies qui présentait au même moment son émission sur la chaîne concurrente et tentait d’obtenir de meilleurs taux d’écoute que Mystique. Faisant preuve d’une intuition pleine d’audace, elle s’était transformée en son adversaire direct.

Après un moment d’effarement, le public perdit la tête. Vêtu de son légendaire slip vert, Namor entonna une vieille chanson de Frank Sinatra. Derrière lui, les danseurs voltigeaient, suspendus à des cordes invisibles, habillés en poissons rouges et feignant de nager dans un immense aquarium. Chad, lui, était déguisé en étoile de mer. Namor chantait à tue-tête : Goodbye, said so easily. Goodbye, said so quietly. Goodbye, goodbye, goodbye, et tant les spectateurs présents en studio que les millions d’autres devant leur téléviseur furent émus par les paroles de la chanson, sans cesser de rire des drôles de mimiques qu’affichait Namor. Personne n’imaginait que c’était la dernière émission. Ce n’est que plus tard, rétrospectivement, que beaucoup repenseraient à ce numéro et en reconnaîtraient, avec un haut-le-corps, la beauté triste et finale.

À l’issue du numéro, Mystique reprit sa propre apparence et sortit recevoir les applaudissements du public pendant le générique. Certains spectateurs lui lancèrent des fleurs. Les caméras s’approchèrent. Le public était debout pour l’ovationner. Elle ramassa plusieurs bouquets puis, en s’efforçant de parler d’une voix ferme, donna à tous rendez-vous à la semaine suivante, bien qu’elle doutât d’y être.

Grâce à la formidable énergie déployée au cours de l’émission, le Celebrity Mystique Show avait tenu le choc face au programme du vrai Namor. Le duel s’était soldé par un match nul. Des taux d’écoute presque égaux : Susie lui communiqua la nouvelle tandis qu’elle se reprenait dans sa loge.

Même s’il s’agissait là d’une information importante, Mystique craignait fort que ne pas avoir été dépassés ne suffise pas à Gary. Avant que le producteur ne se manifeste, elle se hâta de se rhabiller et de quitter sa loge. Elle n’avait nullement l’intention de recevoir une leçon de la production. Pas question. En pareil moment, elle ne l’aurait pas supporté. Dans le couloir retentissaient les rires de Chad et des autres, tous réunis dans une loge pour trinquer : quel que soit le sort de l’émission, cela valait la peine de boire à ce qui avait de toute évidence été l’épisode le plus spectaculaire de son histoire. Susie l’avait prévenue, elle lui avait dit de se dépêcher et de les rejoindre. Mais Mystique préféra se glisser dans l’ascenseur et filer.

Elle appuya sur le bouton du rez-de-chaussée. Elle s’examina dans le miroir et écarquilla les yeux, comme stupéfaite de se rappeler qui elle était vraiment, après toutes ces transformations. Cette femme. Ce visage. Elle lissa le col de son chemisier et sortit son rouge à lèvres de son sac. La lèvre souple sous le stick. Elle se sentait coupable d’être partie sans saluer personne. Du reste, elle était sûre que les autres penseraient logiquement la revoir le lendemain au bureau, comme toujours.

Dehors, c’était une soirée splendide. Un vent sec balayait le parking en rafales, telles les bouffées de chaleur d’un gigantesque incendie invisible. Le ciel brillait, aussi uniforme qu’un miroir, avec tout juste un croissant de lune oblong tout au fond qui interrompait cette étendue bleue. La réalité pulsait de plus en plus fort autour d’elle. Mystique ne s’arrêta pas et traversa le parking, jusqu’au moment où, comme elle s’y était attendue, elle vit Dennis un peu plus loin, près de sa voiture.

Celui-ci se redressa et vint vers elle. Il affichait comme toujours un air paisible mais accéléra pour parcourir les derniers mètres qui les séparaient. Lorsqu’il parla, sa voix vibrait : « Tu es magnifique », dit-il.

Lui aussi l’était. Il avait les cheveux humides, sans doute venait-il de prendre une douche, et la peau rasée de frais du menton et des joues avait la pureté lisse du marbre. Ses yeux rouges brillaient plus que jamais. Ensemble, sans parler ni se toucher, comme si tout était convenu, ils se dirigèrent vers sa voiture. Leurs vêtements furent agités par un brusque coup de vent. « On dit que quelque chose va arriver, lui dit-il. Un nouveau changement de temps. »

La voiture démarra et s’éloigna des studios. Dennis roula vers l’ouest en conduisant avec calme, ses mains solides sur le volant. Son profil se détachait nettement sur la rue en arrière-plan.

Au milieu du trottoir, des adolescents avançaient bras écartés, face au vent, comme s’ils attendaient de prendre leur envol.

Ils décidèrent d’aller dans un diner qu’elle connaissait, un endroit tranquille et sans trop de clients où l’on s’installait dans des canapés en velours alignés les uns à côté des autres. Le sourire aux lèvres, une serveuse d’origine indéfinissable, à la peau mate et aux yeux en amande, vint leur apporter le menu. Mystique eut l’impression de se voir à travers les yeux de la fille : fatiguée après son émission, la célèbre vedette de télévision qui s’arrête pour un en-cas en rentrant chez elle, accompagnée d’un homme plus jeune qui semble être son amant.

À présent elle avait faim. Elle n’avait aucun souvenir d’avoir mangé quoi que ce soit durant la journée. Elle décida de commander une part de cheesecake et Dennis ne fit pas de commentaire, il se contenta d’approuver en souriant. Ils parlèrent longuement. Enfoncés dans le vieux canapé en velours, ils parlèrent sur un mode de plus en plus intime, tandis que la serveuse qui était de service la nuit les observait de loin, d’un regard bienveillant.

D’un seul coup, tout obstacle entre eux était tombé. Elle, surtout, se confia. Elle lui raconta diverses anecdotes à son sujet, un mélange d’histoires amusantes ou moins amusantes, et aussi de regrets. Celui d’avoir été trop naïve quand elle était jeune ou peut-être trop orgueilleuse, voire les deux. Elle lui parla de la fièvre qui s’emparait d’elle chaque fois qu’elle tentait de se transformer. Du regret de ne pas avoir eu d’enfants. Elle évoqua les personnes qui lui écrivaient pour lui demander de prendre l’apparence d’un de leurs chers disparus, des gens qu’elle ne pouvait pas aider car elle n’avait pas le pouvoir de se transformer en ceux qui étaient morts. Du regret d’avoir passé trop de temps loin des autres. Elle lui parla d’une drag queen de Philadelphie qui faisait des spectacles dans un bar de banlieue, une perruque sur la tête et la peau colorée de bleu, et qui lui avait envoyé une vidéo de ses performances avec ces mots : Toi qui t’es changée en de si nombreuses personnes, tu seras heureuse d’apprendre qu’enfin quelqu’un s’est changé en toi. Dommage que je n’aie pas de super-pouvoir pour le faire jusqu’au bout !

Ils rirent ensemble puis retrouvèrent leur sérieux, rirent de nouveau et finirent presque par pleurer. Ils se levèrent pour partir et elle laissa sur la table un trop gros pourboire. Quand ils arrivèrent chez elle, il faisait nuit noire. Cette fois-ci, lorsque Dennis coupa le moteur, ils n’eurent aucune hésitation.

*

Ils descendirent de voiture et entrèrent dans l’immeuble. Une fois à l’intérieur de l’appartement, ils se firent face dans l’obscurité, chacun s’efforçant de lire les sentiments de l’autre sur son visage. Elle se faufila dans la cuisine et, quand elle ouvrit le réfrigérateur, une froide lumière pâle se répandit et éclaira à peine la silhouette des meubles dans la pièce. Il l’avait suivie. Dans cet éclat lunaire, ils s’enlacèrent pour la première fois et leurs bouches se cherchèrent avec assurance, on aurait dit qu’elles s’étaient toujours connues. La langue de Dennis envahit sa bouche et elle déglutit comme pour tenter de l’avaler. Elle se détacha de lui, elle tremblait et couvrit son visage de ses mains, désireuse que tout reste à jamais figé, ou congelé, une image arrêtée montrant deux êtres pétrifiés après un premier baiser avide.

Ils burent du vin glacé et allèrent dans la chambre à coucher, où elle alluma la lampe de chevet. Dennis déposa son arme de service sur la table à côté du lit, puis il se déshabilla lentement tandis que la lumière projetait sur le mur l’ombre noire et agrandie de ses mouvements. Assise sur le bord du lit, Mystique le regardait en respirant silencieusement. Dennis retira son boxer-short et se retrouva nu devant elle. Il s’approcha. Son sexe était tendu et humide. En un geste solennel, Mystique recueillit dans ses mains jointes la bave de ce sexe. Puis elle le prit dans sa bouche. Il poussait à peine, très lentement, vers la douce barrière de la gorge.

Enfin ils furent tous les deux nus, allongés côte à côte sur le lit, l’homme à la peau légèrement olivâtre et la femme au teint bleuâtre. Mystique se contorsionna sur le drap. Au plafond, là où la lumière de la lampe ne parvenait pas, l’obscurité semblait s’être enroulée en spirale. Dennis se baissa pour l’effleurer entre les jambes. Il passa la langue à l’extérieur avant de pénétrer en elle et d’embrasser son sexe comme si c’était une bouche. Il suça le petit nœud du clitoris et le massa avec la langue jusqu’à le sentir pulser. Le corps qui était sous le sien se transformait. Sous sa langue, la chair semblait se dissoudre puis prendre soudain une forme différente. Dennis releva la tête et contempla la personne en qui Mystique s’était changée. C’était un corps d’homme. Le sien. Deux Dennis De Villa se reflétèrent l’un dans l’autre et frémirent, deux hommes nus parfaitement identiques, même sexe, même peau, même sueur. Dennis se redressa et approcha son visage de l’autre, les yeux dans les yeux, de plus en plus proches, lèvres dures contre lèvres dures. Ils s’étreignirent tels des jumeaux enfin réunis. Les draps avaient une bonne odeur de frais et la nuit attendait au bord de la fenêtre, calme et peuplée de mille échos lointains.

Qui veillait là dehors ? La nuit écrasait la ville telle l’ombre que ferait l’aile d’un ange gigantesque. Dans les immeubles, des enfants qui n’arrivaient pas à dormir étaient bercés par des mères qui n’arrivaient pas à dormir. Des hommes au regard fuyant se rassemblaient dans les recoins des parcs et jetaient des préservatifs usagés dans les buissons. Des employés au nettoyage urbain avançaient dans les rues au volant de puissants engins de désinfection, ils balayaient déchets et feuilles de journaux couvertes d’informations désormais périmées. Des écureuils imprudents restaient paralysés dans la lumière des phares d’une voiture, persuadés que le soleil s’était déjà levé. Des employés de la MTA épuisés conduisaient des trains de nuit dans les sous-sols de la ville et rêvaient d’être quelqu’un d’autre, d’arriver à payer les traites de leur carte de crédit, de fuir et de trouver l’amour ou bien de le perdre à jamais. La ville se régénérait dans l’obscurité et dans la lumière des néons. La nuit apportait l’angoisse et le soulagement. « Mystique, invoqua Dennis. Mystique. »

Elle reprit sa propre apparence. Elle était de nouveau là, une femme sous le corps d’un homme. Elle s’agita violemment, alors que les frissons parcouraient sa peau par vagues et qu’elle se sentait écrasée par le corps de Dennis. Elle se serra contre lui et tenta de le repousser.

« Mystique », continua-t-il à invoquer. Il lui immobilisa les bras et plongea le visage dans ses cheveux. Il se glissa en elle. Leurs deux corps unis. Sa chair nue à lui dans sa chair nue à elle, rien d’autre, rien que leurs deux souffles, leurs mouvements synchronisés.

Elle se mit à vibrer et se cambra tandis qu’il plongeait davantage en elle, et, pendant de longues minutes, ils se perdirent dans ce mouvement mécanique, profond et animal, comme chorégraphique.

Dehors, le vent soufflait fort. De lents avions traversaient le ciel en clignotant et, dans les jardins, les arbres frémissaient en chœur. Ce reflet à l’est, était-ce une précoce et timide aurore ? Mystique et Dennis ralentirent subitement et fixèrent chacun les gouttes qui constellaient le front de l’autre. Leurs cœurs battaient à l’unisson. « Sais-tu qui je suis ? » gémit-il.

Elle tressaillit et sentit quelque chose se dénouer dans son ventre. Elle comprit que tout était exactement conforme à ses soupçons. « Je sais qui tu es, répondit-elle en gémissant à son tour. Je sais qui tu es. » Elle le savait depuis la veille, quand elle était restée au bureau pour réfléchir. Peut-être l’avait-elle su avant, peut-être après le dîner à Harlem, ou quand il lui avait avoué qu’il l’avait vue et désirée pendant les funérailles de Franklin Richards. Elle l’avait compris à ses regards énigmatiques, elle l’avait compris lorsqu’elle avait pris son apparence et qu’elle avait perçu cette saveur dense, ambiguë et inaccessible. C’était lui, l’homme qui la tuerait. L’homme envoyé par le groupe, ou peut-être le groupe et lui n’étaient-ils qu’un, songeait-elle à présent. Elle ouvrit grand la bouche comme pour hurler, mais n’émit qu’un murmure. « Les lettres anonymes ?

— Je ne sais rien à ce sujet. » La sueur de son visage coulait sur celui de Mystique en une lente pluie. Il souffla tendrement comme s’il voulait le sécher. « Ces lettres sont un mystère pour moi aussi. Je pense que quelqu’un voulait te mettre en garde ou peut-être simplement te dire adieu. C’est vrai, ç’a été un bon prétexte pour t’approcher », déclara-t-il sur le ton tourmenté d’une confession. Sa voix se brisa. « Ferme les yeux, Mystique », l’implora-t-il.

Elle continua à le regarder. Le visage de Dennis brillait dans la lumière tamisée. Elle observa la lumière de la lampe qui se reflétait sur sa peau et la sueur qui perlait à son front.

Dennis comprit qu’elle n’avait ni la force ni le désir de se rebeller. Il relâcha son étreinte et souffla encore sur son visage. Puis il l’embrassa tristement : « Ferme les yeux », répéta-t-il.

Elle ne les ferma pas. Elle ne savait pas d’où il avait tiré le sac. En un éclair, elle l’eut autour de la tête, et le visage de Dennis lui parut flou à travers le plastique transparent. Le plastique adhéra à sa peau, il se gonflait et se dégonflait au rythme de sa respiration. Indépendamment de sa volonté, son corps fut secoué par une série de spasmes. Elle empoigna ses seins, on aurait dit qu’elle voulait les arracher et, pour la dernière fois, subit une série de transformations agitées. Dennis serra le bord du sac autour de son cou. Le manque d’oxygène força le corps à se calmer, la crise passa et le feu qui brûlait depuis toujours dans sa poitrine commença alors à s’éteindre.

De la buée avait recouvert l’intérieur du sac. La lumière formait d’étranges reflets dans les plis du plastique. Elle sentait la chaleur enivrante du corps de Dennis. Elle sentait son propre corps pulser comme un unique cœur énorme.

Elle eut l’impression de se dissoudre et de devenir quelqu’un qu’elle n’avait jamais été, sans nom ni forme, un corps parfait privé de douleur et de remords. Lui, il la serrait et lui demandait pardon, il lui disait que c’était nécessaire, et, au bout de quelques instants, elle s’aperçut qu’elle entendait ces paroles de loin, d’une distance infranchissable, un lieu où tout cela n’avait plus d’importance.