Sorti de nulle part, Ben se manifesta une fin d’après-midi, tandis que, dehors, soufflait un vent tiède et qu’on distinguait les premiers signes d’un nouveau printemps. Red était assis à son bureau. Quand le téléphone sonna, il souleva le combiné, certain d’entendre comme toujours la voix d’Annabel, mais il eut au contraire la surprise de tomber sur un ton rauque et reconnaissable entre tous, une voix qui lança sans crier gare : « Comment ça va, vieille branche ?
— Ben ! » s’exclama Red. Il ne lui avait pas parlé depuis des semaines. Son ami était de ces gens qui disparaissent et réapparaissent fréquemment, toujours sans crier gare.
« Ta secrétaire est un ange et elle t’adore, observa Ben. Va savoir pourquoi, la pauvre petite. Je suis sûr que si elle ne gâchait pas sa vie à travailler pour toi, cette petite fleur ne serait pas aussi desséchée. J’ai dû insister un bon moment pour qu’elle te passe mon appel directement, sans m’annoncer. Elle était convaincue que tu te fâcherais. »
Red secoua la tête tout en se retenant de sourire. « On peut savoir pourquoi tu ne voulais pas qu’elle m’annonce ton appel ?
— Pour te surprendre, mon vieux. Pour entendre ta voix de tapette quand tu n’as pas le temps de la poser. »
Cette fois-ci, Red sourit à l’idée de son corpulent ami dans sa tenue habituelle, tee-shirt et pantalon de pêche, en train de parler au téléphone installé sur son canapé renforcé. « Ben, t’ai-je jamais envoyé au diable ?
— Un paquet de fois. »
Les deux hommes éclatèrent de rire. Red était heureux de cet appel. Il connaissait Benjamin Grimm depuis l’époque de l’université et avait été attristé, des années plus tôt, quand son ami avait quitté la ville. « Quoi qu’il en soit, au cas où ça t’intéresserait, sache que ton humble serviteur ne s’en tire pas mal, reprit Ben. Solide comme du marbre. Chaque matin je fais une sortie en mer et, la nuit, je dors comme un bébé. Et toi ?
— Ne pose pas la question », soupira Red. Il y réfléchit pendant une seconde, puis s’efforça d’expliquer : « J’ai l’impression d’être entouré de fous. Tous les gens que je rencontre tiennent des discours insensés. New York est un asile psychiatrique, on ne peut faire confiance à personne.
— Je te comprends. Pourquoi crois-tu que je me suis réfugié ici ? » Ben marqua une pause, durant laquelle Red l’entendit avaler une gorgée. Soudain il eut envie d’être en sa compagnie, dans son petit village de la côte, à regarder la plage à travers la baie vitrée du salon et à siroter la première bière du soir. « C’est cette saleté, affirma Ben. Tout le monde a le cerveau gavé de cocaïne. Tout le monde croule sous les dettes et la paranoïa. Les gens ne sont plus au bord du délire, ils sont en plein dedans et font mine d’être normaux. Écoute ça : un type continue à m’écrire, justement de New York, il me semble, persuadé que je peux lui procurer je ne sais quelle étrange drogue pour super-héros.
— Mon Dieu. Les gens ont encore ce genre de fantasmes ?
— Bien sûr. Il y en a toujours qui sont prêts à avaler les âneries qu’on raconte sur les super-héros. Alors je lui ai répondu que c’était simple. Je lui ai dit que la drogue secrète des super-héros s’obtient en écrasant des cristaux d’acide salicylique, pour former une poudre que quelqu’un doit lui souffler dans le trou du cul à l’aide d’une paille. »
De nouveau, Red éclata de rire. Pour la première fois depuis des semaines, les parois élastiques de son estomac se contractèrent en rythme, comme prises de stupeur. Ce fut une sensation étrange : la joie du rire. Le plaisir de se laisser aller. « C’est incroyable, s’étrangla-t-il, tout en s’efforçant de reprendre son souffle.
— Tu peux me croire », répondit Ben. Sa voix possédait une rude chaleur, son ton était paisible, et, après une nouvelle pause, du même ton et par surprise, il posa la question : « À propos : j’ai entendu parler de tes vacances, dit-il. Comment était cette sympathique clinique ? »
Le rire s’éteignit dans la bouche de Red. Sur sa langue, la saveur se transforma et eut le goût sec et acide d’un soudain embarras. Merde. Il était certain que personne n’était au courant de son hospitalisation. Il pensait que c’était de l’histoire ancienne, que ça appartenait au passé et qu’il ne serait plus nécessaire d’y revenir. « Agréable, risqua-t-il, faussement désinvolte. Mais comment...
— Rien n’échappe au vieux Ben. Disons que j’ai mes sources. »
Red resta silencieux, en attente, comme un animal paralysé par le danger. Il pouvait entendre la respiration de Ben dans le combiné et comprit que, dans l’immédiat, son ami n’en dirait pas plus, c’était à lui de s’expliquer. « Sans doute tes sources t’ont-elles également dit que j’y suis resté quelques jours à peine, affirma-t-il. Je n’ai pas cherché à garder le secret, simplement il n’est rien arrivé de grave.
— Tant mieux, fit Ben sans renoncer à une touche d’ironie. On m’a dit qu’ils t’avaient retrouvé tout entortillé, avec la tête à la place du machin. Je comprends qu’une telle solution puisse correspondre à ta vraie personnalité, mais malgré moi ça m’a inquiété. »
Red retrouva le sourire. Un sourire de gratitude et de regret. Il commençait à deviner le but de cet appel et imagina qu’assez vite Ben lui poserait d’autres questions gênantes. Il sentit quelque chose bouger dans sa poitrine, un début d’agacement et une profonde affection, qui pesaient sur son souffle et le laissaient sans voix. « Nom de Dieu, Ben.
— Bref, poursuivit l’autre sans changer de registre. Quand on a un corps fait de la même matière qu’un préservatif, j’imagine qu’on devrait être sensible à cet argument. On devrait faire attention à l’endroit où on fourre son machin.
— Viens-en au fait, Ben », souffla Red.
Mais l’autre n’en avait pas encore l’intention. Il semblait déterminé à encercler lentement Red, dans l’attente du moment où celui-ci se retrouverait dos au mur. « Par exemple, je me demandais : que sont devenues les douces jeunes femmes que tu fréquentais ? Ces petites fleurs aux noms adorables, Paris, Jenna, Gisele...
— Elles se sont certainement trouvé de nouveaux clients, répondit Red tout en cherchant vainement une bonne réplique à ajouter. Si tu veux, je peux te donner leurs numéros de téléphone, proposa-t-il seulement.
— Non, laisse tomber. Avec ma corpulence, tu crois vraiment que je pourrais sortir avec une de ces petites fleurs ? Avec une femme sumotori, à la rigueur... » Ben poussa un soupir théâtral, comme un comique qui laisse au public le temps de digérer sa blague, avant de reprendre : « Je m’inquiète surtout pour toi. Je sais comment c’est, à notre âge. Tout homme a besoin de se défouler, d’avoir ses satisfactions.
— De fait, je m’estime satisfait, affirma Red, conscient d’être de plus en plus sur la défensive. Satisfait de mon travail. »
Ben fit une nouvelle pause-bière. « C’est étrange que tu dises ça, très étrange, répéta-t-il d’un ton sarcastique. On raconte qu’il t’arrive des choses inhabituelles. On prétend que tu as changé, que tu es devenu irascible. On dit que tu malmènes tes collaborateurs, que tu as perdu le sens de l’humour. Que tu n’es plus aussi fiable qu’autrefois. Sans compter que tu te retrouves à l’hôpital pour des raisons mystérieuses. Bref, tout cela est étrange, pour un homme qui se déclare satisfait. »
Red commençait à se sentir fatigué. Le combiné était chaud contre son oreille, et la pensée du travail en attente se mit à peser sur son cerveau. Un message électronique en cours de rédaction patientait sur l’écran de son ordinateur. Un message plutôt important. « Mon Dieu, contre-attaqua-t-il. Comment fais-tu pour savoir toutes ces choses, de l’endroit où tu vis ? »
Ben ne dit rien et laissa s’écouler plusieurs secondes avant de répondre, cette fois sans guère d’ironie. Lorsqu’il renonçait au ton de la plaisanterie, sa voix avait un son encore plus caverneux. « J’ai vu une photo d’elle, Red. C’est assurément une belle fille. Diable, les cheveux roux, et ces délicieuses taches de rousseur sur le nez. Je comprends qu’on puisse perdre la tête pour elle. »
Red se laissa aller sur sa chaise. La lumière de l’après-midi mourait à petit feu et le bureau s’enfonçait dans une pénombre croissante. « Une photo d’elle, répéta-t-il.
— Ne prends pas ce ton. Tu sais bien que les nouvelles circulent. Tu sais bien qu’il n’est guère difficile de se procurer la photo de quelqu’un. » Ben soupira, comme un homme chargé d’une tâche ingrate, puis il poursuivit : « Je te connais, et je sais que tu es en train de te demander comment mettre fin à cette conversation. Tu penses que tu as du travail, etc. J’irai donc droit au but. Red, si je ne te connaissais pas, je dirais que tu m’inquiètes.
— Tu n’as aucune raison de t’inquiéter, répondit d’instinct Red. Tout va bien, tout est sous contrôle », s’efforça-t-il de mentir.
Ben avala une nouvelle gorgée de bière. « Va te faire foutre, Red. Ne fais pas ton numéro avec moi. On se connaît depuis plus de quarante ans et on a travaillé ensemble pendant vingt-cinq. Je n’ai pas mérité que tu te moques de moi. » À présent sa voix était si profonde qu’elle faisait vibrer le combiné dans la main de Red. « Réponds-moi, plutôt : ça en vaut la peine ? Cette fille est jolie, mais elle ne m’a pas l’air exceptionnelle. Tu pourrais trouver mieux. Que vois-tu en elle ? Se peut-il que ce que tu y vois soit en réalité dans ta tête ?
— Je ne veux pas parler d’elle », se rebella Red. Il sentait sur son visage la brûlure de l’embarras qui asséchait également les coins de sa bouche. « Je ne suis pas prêt, pas encore.
— Tu n’es pas prêt ?! » Ben parut sur le point de se remettre à rire. « Je ne sais pas si tout ça est drôle ou au contraire dramatique. Si je compare le Red de toujours à celui qui me fournit ces réponses idiotes...
— Ben, je t’en prie...
— Ne me dis pas que tu n’es pas prêt, vieux, rugit Ben, ce qui fit de nouveau vibrer le téléphone. Je crois savoir que vous vous voyez depuis un bon moment. »
Red fit un effort pour se contrôler. Il ne voulait pas se disputer avec son meilleur ami. « En réalité, ces temps-ci nous ne nous voyons pas beaucoup », lança-t-il comme s’il s’agissait là d’une information quelconque. Comme si cette pause dans sa relation avec Elaine ne le rendait pas fou, comme s’il ne se sentait pas relégué dans de terribles limbes et comme s’il n’étudiait pas secrètement toutes les solutions pour en sortir. Pour sortir de ces limbes. Pour revoir Elaine. Pour avoir de nouveau le corps d’Elaine, le vrai, entre ses bras.
« Écoute, vieille branche. Cesse de me dire des choses que je sais déjà. La fille est à Houston, tout le monde est au courant. Et, entre parenthèses, tout le monde se demande comment tu as pu avoir le culot de siéger au sein de cette commission, à Washington. »
Red ferma les yeux. « Mon Dieu, fit Red. Qui ça, tout le monde ?
— Le fait est qu’un jour ou l’autre elle reviendra à New York, reprit Ben sans montrer qu’il l’avait entendu. Et à ce moment-là, que feras-tu ? » Il s’interrompit, et un éclair de soupçon traversa sa voix. « Sauf si c’est toi qui débarques à Houston avant... »
Red ne répondit pas. Il se sentait désormais complètement mis à nu. Il jeta un regard coupable à l’écran de son ordinateur sur lequel, muet, le message attendait qu’il le termine. Ce message. Ces mots choisis avec soin, ces phrases formelles. Hypnotisé, Red fixa les caractères sur l’écran, comme s’ils appartenaient à un scénario et qu’il devait lire, avec soulagement, la réplique suivante.
« Red. Tu n’as tout de même pas l’intention de... » Ben parlait doucement, comme s’il s’adressait à un enfant. « Ne fais pas ça, Red. Ne sois pas ridicule, ça ne te ressemblerait pas. Écoute un vieil ami. Tu as perdu la tête, ça arrive. Maintenant ça suffit. Ne touche pas le fond. Ça n’a rien de romantique, de toucher le fond, contrairement à ce qu’on croit de loin. » Il prit une profonde inspiration et continua : « En définitive, que voudrais-tu faire avec cette fille ? Tu veux lui faire un enfant ? Tu veux l’épouser et la présenter comme la nouvelle Mme Richards ? C’est impossible, Red, tu le sais très bien. Tu as trop de classe pour faire une chose pareille. Toi-même tu ne sais pas quoi en faire, de cette fille. Tu la veux, mais tu ne sais pas pourquoi. Je te connais, je te connais très bien. Si tu pensais pouvoir construire quelque chose avec elle, tu l’aurais présentée au monde entier. Tu l’aurais amenée chez moi, chez le vieil homme de pierre, pour avoir ma bénédiction. Et je te l’aurais donnée. Je l’aurais fait, Red, si j’avais vu que tu y croyais. Mais tu n’y crois pas. Tu te complais seulement dans le rôle de l’amoureux transi. Tu as décidé de te faire du mal, tu joues au martyr de l’amour. C’est un jeu dangereux, Red. New York regorge de fous, ne deviens pas leur roi. »
Red sentait un tremblement. Tandis que les paroles de l’autre pénétraient en lui, il se sentait aussi mou qu’un morceau de beurre. Il pensa au corps de son ami, ce puissant corps de roche. D’une gorge de roche ne pouvaient sortir que des mots comme ceux-ci. Rudes. Qui pèsent lourd. Red songea que c’était vrai, absolument vrai : il avait évité de présenter Elaine à quiconque, il l’avait tenue cachée, la personne qui m’a le plus secoué ces dernières années, et le seul homme qui l’a vue est le portier de mon immeuble. Même Annabel ne l’avait jamais rencontrée. Ben l’avait vue en photo, quant à Franklin, rien que d’y penser Red paniquait. Jamais il ne pourrait présenter Elaine à Franklin. Jamais il ne pourrait les voir l’un à côté de l’autre. Peut-être parce que, alors, il apparaîtrait évident qu’Elaine était la fille parfaite pour son fils, certainement pas pour lui. Ou peut-être parce que Elaine elle-même n’avait jamais parue désireuse d’être présentée ni à Franklin ni à personne d’autre, ce qui avait toujours suscité chez lui un mélange de soulagement et d’amertume. Elle ne demande aucune forme d’approbation. Ça ne l’intéresse pas que le monde apprenne notre histoire.
« Red ? »
Il devait dire quelque chose. Il devait se remettre à parler et rassurer son ami. Il poussa un soupir et essaya de dédramatiser : « Merci, vieille branche. Je tiendrai compte de tes commentaires. »
Ben ne sembla nullement rassuré. « Il n’est plus temps de tomber amoureux de cette façon, Red. Il n’est plus temps de se laisser distraire par ces choses.
— Toi aussi ?! fit Red. J’ai déjà entendu ça.
— Peut-être parce que c’est juste. »
Dehors il faisait nuit, et la pièce était plongée dans le noir.
L’écran de l’ordinateur éclairait le bureau et répandait une vague lueur autour de son corps, comme du plancton luminescent dans les profondeurs marines. Red continuait à fixer l’écran. Il continuait à fixer le message à moitié rédigé. Le message qui serait bientôt expédié, qui voyagerait le long d’interminables fils, connexions, fréquences radio, décomposé en impulsions électriques élémentaires, pour arriver à destination, sur l’écran d’un autre ordinateur et devant d’autres yeux. Le message qu’il avait longuement songé à écrire. Le message dans lequel il inventait de fantomatiques besoins de recherche. Le message par lequel il demandait, non sans faire appel à des trésors de diplomatie, à pouvoir utiliser certains laboratoires du Johnson Space Center, à Houston. Le message par lequel, concrètement, il s’invitait à Houston.
On n’était pas encore en avril, mais déjà New York étouffait. Une chape d’étourdissement semblait être descendue sur la ville. Red passait de longues minutes à scruter le ciel à travers la fenêtre de son bureau, comme s’il attendait un signal. Il se perdait dans la contemplation des bus au cul numéroté qui passaient en bas et dans l’agitation incessante d’un essaim de taxis. Pour la première fois, aucun flux d’énergie ne montait en lui à la pensée du travail qui restait à abattre, seulement une pointe de nausée.
Les derniers jours avaient été une sorte de tache aux contours flous. Il avait donné un cours à Columbia durant lequel il s’en était pris à des étudiants, coupables à ses yeux de poser des questions stupides. Seul, il avait déjeuné à plusieurs reprises dans un restaurant où il s’était rendu un soir en compagnie d’Elaine. Il avait manqué des rendez-vous sans guère éprouver de remords, avait évité de répondre à divers coups de téléphone et s’était mis en colère contre le même consultant, qui avait encore une fois remis son rapport en retard. Il avait eu un message de Franklin annonçant son arrivée à New York et deux autres de Dennis De Villa, l’inspecteur de police, qui s’efforçait manifestement de le contacter. Il avait brièvement écrit à son fils et omis de répondre au policier. Il ne voulait rien savoir des paranoïas policières.
Même les choses agréables lui semblaient hors de portée. Il avait sauté plusieurs séances au gymnase et oublié qu’il avait une réservation au sauna du George Hotel. Il sentait les journées lui glisser des mains, le temps couler entre ses doigts. Toute sa vie, il était parvenu à imposer un ordre aux jours, aux semaines, à modeler l’insaisissable matière du quotidien, et avait réussi à ne pas disperser son énergie. Il s’était concentré, s’était imposé une forme, et jamais il n’aurait imaginé la perdre à présent. Il avait voulu croire qu’à partir d’un certain âge l’ordre serait implicite, inséparable de sa vie.
Tout ce qu’il arrivait à faire, c’était à contrôler la messagerie électronique sur l’écran de son ordinateur. Il attendait une réponse de Houston. Pendant ce temps, il continuait à appeler Elaine tous les deux soirs, sans se laisser décourager par le ton brusque sur lequel elle lui répondait. Il évitait de faire allusion à une possible visite à Houston. Il voulait que ce soit une surprise. Bonne ou mauvaise, mais une surprise. Il voulait être un homme capable de surprendre. Un homme capable de faire son apparition à l’improviste pour réclamer plus d’attention de sa part.
Elaine lui racontait ses journées. Elle lui racontait les cours de météorologie, les exercices de parachutisme, les simulations en absence de gravité, les essais de lancement et d’atterrissage, les programmes informatiques complexes permettant de gérer la navette. Elle racontait tout cela comme si elle parlait d’un monde enchanté auquel il n’aurait jamais accès. Red aurait voulu rire de ces récits. Il aurait voulu lui dire qu’il connaissait tout cela et que cette mission à trois cents millions de dollars, préparée en toute hâte pour des raisons obscures, ne l’impressionnait pas : au cours de sa carrière, il en avait vu d’autres. Mais il ne pouvait pas rire. Il pouvait seulement serrer son téléphone, s’agripper à ces récits, écouter leur son avec un mélange de fascination, de ressentiment et d’adoration.
Il faisait comme si tout était normal. Il faisait comme s’il ne savait pas qu’à présent Elaine avait obtenu de lui tout ce qu’elle pouvait vouloir. Elle a satisfait toute forme de curiosité possible. Elle a fait l’expérience d’être avec un vieux héros de son enfance et a même reçu de lui un coup de main pour accéder à la mission. Que pourrais-je lui offrir de plus ?
De jour en jour, la voix d’Elaine était plus lointaine. « Ton esprit est déjà là-haut, lui dit-il un soir, d’un ton faussement léger.
— C’est l’occasion de ma vie », répondit-elle sèchement, avec pragmatisme.
Red rêvait beaucoup. Il voyait en rêve la peau d’Elaine et son teint comme si c’était un pétale de magnolia, ainsi que la courbe de son sourire pendant l’orgasme. Il rêvait des scènes d’étreinte, d’intimité retrouvée, et de ce bonheur cristallin qui n’apparaissait qu’en songe. Elaine l’accueillait dans son appartement de Brooklyn par un après-midi de lumière resplendissante. Elaine était au sauna avec lui et le massait calmement. Red se réveillait à l’aube, en sueur, son sexe qui pulsait, avec une douleur au côté et dans les membres. Depuis le soir où il s’était évanoui, cette douleur revenait inlassablement. Les rêves de scènes idylliques occupaient la nuit, mais c’était la douleur qui marquait chaque réveil. La douleur montait par vagues, semblable à un message en morse, et paraissait véhiculer une annonce énigmatique.
Peut-être Ben avait-il raison. Peut-être le chauffeur équatorien avait-il lui aussi raison. Il n’était plus temps. On ne pouvait plus vivre dans cette sorte de mélancolie exaltée, plus maintenant et plus ici, c’était un luxe excessif qui appartenait au passé. Le désir obsédant, la passion sans frein : un truc de roman français du dix-neuvième siècle. Un truc de film hollywoodien du vingtième. Red avait toujours habité paisiblement son époque et n’aimait pas les gens qui fantasmaient sans cesse sur le passé. Et pourtant il se retrouvait lui aussi en train de fantasmer sur le passé. Oh, tomber amoureux comme dans les années vingt, dans les films muets. Tomber amoureux comme en temps de guerre, en Europe, avec la sensation que le monde allait s’écrouler, mais qu’ensuite il devrait forcément renaître. Tomber amoureux comme dans les années cinquante, à la façon dont un existentialiste parisien aimait une femme ou un poète beat une jeune fille à San Francisco. Tomber amoureux comme dans les années soixante, quand il avait vu Sue pour la première fois, à l’université, et que l’air était infiniment moins dur que maintenant. Tomber amoureux comme dans les années soixante-dix, lorsque, à New York, tout le monde sortait chaque nuit, pour danser, pour aimer, pour combattre, et que les super-héros arpentaient les rues, absorbant l’énergie inépuisable de la ville. Tomber amoureux comme dans les années quatre-vingt, quand chacun portait un masque cynique, un masque qu’on enfilait pour se rendre à une fête de carnaval, sans savoir que, plus tard, celui-ci serait impossible à retirer. Comme dans les années quatre-vingt-dix, quand le Net promettait le bonheur universel ou du moins la richesse universelle.
Tomber amoureux : qui sait comment les gens tomberaient amoureux à l’avenir, de quelle façon encore inconnue. Tomber amoureux comme dans une époque future, quand quelqu’un se rappellerait peut-être le début du nouveau millénaire, cette période infâme où tous vivaient dans la panique, s’agitant dans le noir comme dans une fourmilière, et où chaque projet semblait impossible, y compris celui, pour deux personnes, de se rencontrer et de se reconnaître pour de bon.
Ben se manifesta de nouveau quelques jours plus tard, physiquement cette fois-ci. Il se présenta au bureau de Red vêtu d’un élégant costume sur mesure qui dissimulait quelque peu son imposante stature, portait un panama qui lui donnait une drôle d’allure de vacancier et, aux pieds, des chaussures en cuir dont la taille devait à vue de nez être une fois et demie celle des chaussures de Red.
« Qu’est-ce que tu as à me regarder avec cet air hébété, Richards ? Je vis à trois heures de voiture de New York, pas dans une autre galaxie. » Sans trop s’embarrasser de préambules, il ajouta qu’il avait faim et que dehors le ciel était superbe, qu’il avait l’intention de revoir les plages de la ville. « Bouge ton petit cul en caoutchouc », ordonna-t-il à Red en se glissant un gros cigare dans la bouche.
Incrédule, Red secoua la tête. « Je ne peux pas quitter le bureau.
— Qui t’en empêche ? » lui demanda Ben en s’installant sur une chaise qui émit un grincement sinistre sous son poids.
Red ne savait pas quoi répondre. Ce jour-là, il n’avait pas de rendez-vous. Tout ce qu’il ferait vraisemblablement, en guise de travail, ce serait de contrôler mille fois sa messagerie électronique. Encore étonné par la visite de son ami, il ne répondit rien. Il était bouleversé par cette évidence : il pouvait le faire. C’était vrai, personne ne l’en empêcherait. Il pouvait quitter son bureau à onze heures et demie du matin, un jour de semaine.
Annabel paraissait elle aussi stupéfaite. Tandis qu’ils sortaient, elle les observa, peut-être impressionnée par le corps de Ben, orange et en pierre, et par sa masse, environ cinq cents livres. Ou peut-être avait-elle du mal à croire que Red pût s’en aller ainsi. « Salut, petite fleur », fit Ben, ce qui la laissa une nouvelle fois bouche bée.
Dehors, le climat était plaisant. Red prit une grande bouffée d’air. Il se sentait envahi par le remords et par une sensation de liberté. Ben le conduisit jusqu’à son pick-up garé en travers du trottoir. Une jeune policière était en train de lui dresser une contravention, mais elle pâlit lorsqu’elle vit apparaître Ben. « Mon Dieu, je vous reconnais... Vous étiez dans cette publicité... Vous êtes... Vous...
— Mon cœur, au lieu de me demander si je suis l’incroyable Hulk, reste muette, c’est mieux. » Il fit retentir un baiser entre ses lèvres de roche et monta dans le véhicule, qui s’abaissa d’au moins dix centimètres. « Red, tu as l’intention de me rejoindre ou tu préfères t’enrouler et jouer les roues de secours ? »
Ils se dirigèrent vers le sud. Manhattan ressemblait à une fourmilière en folie. Ben se mit aussitôt à vitupérer la circulation de midi qui retardait l’heure de son déjeuner. « Je pense à un fabuleux restaurant japonais sur la route de Jamaica Bay, proposa-t-il.
— Il nous faudra au moins une heure pour arriver jusque là-bas ! protesta Red. Mon Dieu, je devrais être au travail », ajouta-t-il, tout en sachant qu’il était désormais trop tard pour avoir des regrets. Soudain calme, il s’abandonna dans son siège et lorgna du coin de l’œil le profil de son ami. Ses traits rudes, sa physionomie familière. Les années avaient quelque peu adouci le regard de Ben. Pour le reste, c’était toujours le même Benjamin Grimm, le mythique homme de roche, l’imposant colosse au corps de pierre, son ancien camarade d’aventures. Red aurait voulu l’effleurer, toucher la matière brute et chaude dont était fait son corps.
Le soleil continua à briller le long du parcours. Ils roulaient toutes vitres baissées. « Je ne peux pas croire que tu aies quitté ton village idyllique un jour comme celui-ci, reprit Red. Tu as forcément renoncé à une matinée de pêche.
— Tu te trompes, ricana Ben. Tu n’y connais vraiment rien. Les journées trop ensoleillées ne sont pas bonnes pour pêcher. » Ben appuya sur l’accélérateur alors qu’ils franchissaient le pont sur l’East River, avec l’enthousiasme d’un condottiere partant à la conquête d’un royaume. Il avait l’air de goûter cette excursion en voiture. Il avait choisi de vivre caché comme un ours, mais il ne dédaignait pas de faire une sortie de temps en temps. Il y avait dix ans de cela, on lui avait proposé de jouer dans un spot publicitaire pour une compagnie d’assurances : une police solide comme un roc. Il n’avait pas hésité longtemps. Il avait empoché l’argent et s’était enfui en Nouvelle-Angleterre, où il s’était acheté une maison dans une petite ville côtière et le pick-up disposant de la place du conducteur la plus large sur le marché. Pendant quelque temps, à la suite de ce spot, il avait reçu des offres pour travailler à la télévision. Vous plaisantez ?! La télé, c’est pour les ratés. Ceux qui ne servent plus à rien. Moi j’ai un tas de trucs à faire ici, dans ma petite maison payée avec votre sympathique pognon. Il ne voulait rien savoir. Il avait obtenu ce qu’il désirait et gagné assez d’argent pour vivre sans soucis. Dès lors, il était décidé à avoir la paix.
Ils s’arrêtèrent pour déjeuner du côté du Brooklyn Museum, dans un restaurant japonais où Ben affirmait avoir déjà été et où l’on mangeait de fabuleux natto. « Oh, gémit Red. Ne me dis pas que tu manges encore ces trucs.
— Je veux, mon neveu. Comment crois-tu que je garde la forme ? » répondit Ben en mimant un début de pirouette sur le trottoir, sous le regard effaré des passants.
Au restaurant, Ben commanda une double portion de soba et plusieurs assiettes de légumes frits, en plus de ses natto bien-aimés.
« Dégoûtant, commenta Red en le regardant manger ses haricots baveux. Qui imaginerait que Ben Grimm, le colosse de pierre, se nourrit de ces choses ?
— Eh. Je sais que Brooklyn te rend nerveux. Mais ne t’occupe pas de mon assiette et pense plutôt à avaler ton riz bouilli. »
Une demi-heure plus tard, ils atteignirent l’océan. Soudain la ville s’effaça et, tout autour, les lueurs de la mer s’annonçaient, tandis que le pick-up se lançait sur le pont en acier tendu vers la bande des Rockaways. Ils remontèrent la péninsule pendant deux miles, jusqu’au moment où ils décidèrent de garer le véhicule et de descendre enfin sur la plage de sable. « C’est incroyable », observa Red, stupéfait de découvrir qu’à une heure de route de son bureau il régnait une telle paix. Une douce brise soufflait de l’océan. Le ciel était aussi blanc qu’une perle, à peine traversé en direction du nord par les avions qui décollaient de Kennedy Airport. Des surfeurs se dressaient çà et là parmi les vagues et quelques personnes marchaient sur la plage.
Red scrutait le visage de tous ceux qu’ils croisaient sur le sable. Des hommes et des femmes, des couples, des coureurs solitaires, des hommes aux cheveux blancs qui promenaient leur chien. Curieux, troublé et d’un coup affamé de visages, il les regardait. Il examinait ces personnes qui arpentaient le sable en ce jour de début avril et les sentit proches de lui, semblables à lui et, dans le même temps, immensément distantes. C’était comme de les voir depuis un lointain lieu d’observation. Un point immobile, imperturbable, d’où tout apparaissait clair et même banal : l’histoire de chacun était gravée sur son visage. Il pouvait lire dans les traits d’une personne d’âge mûr ce qu’elle avait été dans sa jeunesse, deviner chez les fiers jeunes gens les vieillards pathétiques qu’ils deviendraient. Il pouvait les voir comme des silhouettes à contre-jour. La vie de chacun était tout entière là, sur cette plage et dans cette lumière.
Ce fut alors que quelqu’un vint vers eux. Red fut tiré de sa rêverie. Il s’agissait d’un enfant, qui devait avoir environ cinq ans. Il s’avança à petits pas, avant de s’arrêter devant eux tel un ambassadeur qui s’apprête à délivrer un message. Les yeux écarquillés, il regardait Ben. Plusieurs secondes s’écoulèrent. Ben résista encore quelques instants, puis finit par soupirer : « Écoute, mon garçon. Je sais que tes parents t’ont dit le contraire, mais tu n’es pas le centre de l’univers. Tu as quelque chose à nous dire ? Tu veux nous confier la joie que représentent pour toi les couches-culottes ultra-absorbantes ? Car sinon, vois-tu, mon ami et moi étions en train de nous promener.
— Ben... », le réprimanda Red. Puis il se baissa vers l’enfant, craignant que Ben ne l’eût intimidé, même si le jeune garçon ne paraissait nullement effrayé. « Bonjour », fit Red.
L’enfant parut enfin s’apercevoir de lui et, d’un ton impertinent, lui demanda : « Ton ami, il est pour de vrai ? »
Ben soupira une nouvelle fois et leva les yeux au ciel.
« Je crois qu’il veut savoir si tu es déguisé, Ben.
— J’ai compris, vieille branche. » Puis, s’adressant à l’enfant : « Bien sûr que je suis pour de vrai, bonhomme. Je suis Benjamin Grimm, l’Homme de Pierre. Eh, on est des super-héros, tu sais ce que c’est qu’un super-héros ? Ta maman te l’a expliqué ? »
Comme une actrice qui entre en scène, une jeune femme se détacha d’un groupe de personnes non loin de là et les rejoignit d’un pas léger. Elle saisit l’enfant par un bras. « Désolée, dit-elle avec un sourire.
— Pas de problème, répondit Ben en lorgnant en direction du tee-shirt moulant de la jeune mère. Nous avons eu une conversation délicieuse avec votre fils. »
Une fois seuls, les deux hommes se regardèrent. Il y eut un moment de silence puis, inévitablement, ils éclatèrent de rire. « Naturellement tu sais que c’est le genre d’épisodes que nous nous rappellerons un jour, dans quelques années, quand nous serons deux vieillards décrépits dans quelque hospice et que nous passerons notre temps à nous remémorer de vieilles histoires, souligna Red.
— Parle pour toi, lui répondit Ben. Moi je suis en pierre, je ne serai jamais décrépit. » Il marchait sur le sable en sifflotant, pieds nus et ses chaussures à la main. En dehors de la rencontre avec l’enfant, peu de gens semblaient faire attention à lui. En général, Ben ne passait guère inaperçu. Peut-être que, ce jour-là, on ne le reconnaissait pas, ou que les autres pensaient, comme l’enfant, qu’il portait un costume, ou encore que son corps de pierre appartenait à un de ces mutants anonymes qui avaient envahi les écrans de télévision. À moins qu’ils ne l’eussent bel et bien reconnu. Peut-être qu’ils le reconnaissaient, lui, et qu’ils reconnaissaient Red, mais ils les laissaient en paix, tous deux perdus dans leurs pensées et dans l’étreinte de la brise, dans cette sensation agréable qu’était l’amitié. Le soleil sur le visage, ils continuèrent à marcher, deux vieux super-héros sexagénaires.
Le sable était tiède sous leurs pieds. Les mouvements de la marée avaient un son suspendu, tel un mot sur le point de se former, un mot indéfinissable et doux, fait d’écume et de nostalgie lumineuse. Red respira profondément et goûta la perfection de ce moment. Il éprouvait un bouleversant sentiment de paix. Il aurait voulu hurler à l’intention de Ben et de tous ceux qui se trouvaient sur la plage, vers l’océan qui s’ouvrait et la rangée de petites maisons parallèles à la plage. Hurler le nom d’Elaine, le nom de celle qui lui manquait. Si elle était ici, songea-t-il, et il se demanda ce qu’elle faisait, avec qui elle était.
« Après notre conversation au téléphone, j’y ai réfléchi », dit alors Ben, comme s’il lisait dans les pensées de Red. Sa voix semblait se fondre dans le bruit hypnotique de la plage. « J’avais l’impression de ne plus te reconnaître, mon vieux, je me disais que tu n’avais jamais vraiment aimé la chair fraîche et que tu t’étais toujours moqué de ceux qui fréquentaient des personnes de trente ans plus jeunes qu’eux. Je me disais ces choses-là. Pas parce que je voulais t’accuser de quoi que ce soit, mais plutôt pour comprendre d’où ça venait. Je veux dire, après toutes ces années passées ensemble... Tout ce que tu fais a des conséquences sur moi, d’une certaine façon. Tu me comprends, Red ? »
Celui-ci hocha la tête sans rien dire.
« J’ai repensé au bon vieux temps, reprit Ben, dont les pieds rocheux s’enfonçaient dans le sable, et je me suis demandé si cette partie de toi avait toujours existé... Même quand tu tenais tout le monde par les burnes, que tu donnais des ordres aux chefs de la police et que tu allais déjeuner à la Maison-Blanche tous les deux mois. Même quand tu étais Mister Fantastic, le meneur de notre groupe, le super-héros le plus célèbre du monde. Alors, déjà, peut-être y avait-il eu cette part molle, presque féminine... » Il s’interrompit d’un coup. « Ne te méprends pas ! poursuivit-il en lui donnant une claque sur l’épaule. Je ne suis pas en train de te traiter de gonzesse. Je me demande seulement si, à cette époque déjà, une partie de toi n’attendait que ça... hum... de mourir d’amour. »
Red se massait l’épaule qui avait reçu la claque de son ami. « Ben, tu n’as pas vraiment la main légère. » Il secoua la tête. « Merci de me consacrer une telle part de tes pensées, dit-il. Mais je ne sais vraiment pas quoi te répondre. Avec Sue, je ne crois pas avoir jamais montré l’aspect dont tu parles... »
Ben parut y réfléchir, puis il éclata de rire : « Bien sûr que non ! Sue t’aurait cogné dessus si tu t’étais comporté de façon trop romantique. Elle t’aurait balancé un champ de force en pleine face. » L’air amusé, il se remit à marcher. « Vous étiez pris par autre chose, ajouta-t-il. Vous travailliez ensemble. Je suppose que ce qui vous unissait, Sue et toi, n’était pas une obsession l’un pour l’autre mais pour votre mission. Vous étiez persuadés...
— ... de libérer le monde. Comme toi, comme les autres super-héros », conclut Red. Il respira l’odeur de l’océan. Le bruit de l’eau sur le sable était de plus en plus fort. Red continua à marcher d’un pas régulier aux côtés de Ben, en cette fin d’après-midi qui déclinait lentement. « C’était il y a si longtemps, Ben. À bien y repenser aujourd’hui, j’ai l’impression qu’à l’époque nous jouions tous un rôle, chacun le sien. Nous avions un idéal et notre vie lui obéissait. Les journalistes rapportaient nos histoires et souvent ils les exagéraient, les scénaristes écrivaient des films inspirés de nos vies. Les adolescents du monde entier nous adoraient. De nombreux groupes d’étudiants et certaines organisations politiques n’étaient que louanges à notre égard, à l’inverse, d’autres n’étaient que critiques. Des chefs de la police nous aimaient et d’autres nous détestaient. Nous déchaînions les passions. Peut-être que tu as raison et qu’il y avait déjà de la faiblesse en moi. Mais ce que je me rappelle, c’est une sensation différente. Je me sentais au centre de quelque chose.
— Eh, je ne voulais absolument pas te traiter de faible. Tu es un modèle et un frère pour moi, Red, tu le seras toujours. » Ben remit son chapeau sur sa tête et sortit un cigare de sa poche. « Ça alors. Je ne suis pas habitué à tant de bons sentiments. Et tous ces gens qui marchent sur la plage en souriant. Nous aussi, nous faisons cette tête ? Ils ont tous l’air d’avoir pris des antidépresseurs. » Il secoua la tête et afficha son habituel visage moqueur, mais aussitôt il poursuivit d’un ton chaleureux : « Laisse-moi te dire une chose. Toi et moi, notre groupe et quelques autres, pas beaucoup, nous avons su en sortir dignement. Sans nous recycler en faisant les clowns à la télévision ou les idiots dans quelque émission de télé-réalité. » Red hocha une nouvelle fois la tête. À présent il aurait aimé garder le silence et sentir le souffle du vent, mais il laissa Ben en terminer. « Si au moins il y avait quelqu’un pour prendre notre place, nous pourrions être tranquilles. Nous pourrions avoir la conscience en paix.
— Les temps ont changé, observa Red. Les jeunes d’aujourd’hui ont d’autres façons d’agir. Je suppose que, souvent, c’est nous qui sommes incapables de reconnaître ce qu’ils savent faire. »
Ben mordit son cigare. Chaque fois qu’il était question des jeunes, il s’énervait. « Tu sais ce que je pense ? Je pense qu’ils ne savent rien faire du tout », affirma-t-il sans nuance.
Red fixa le bord de l’eau. « On dit que le vieux Superman a ouvert un centre ou une espèce d’école du côté de Park Slope, se souvint-il. Pour les jeunes aux intentions sérieuses.
— Aux intentions sérieuses ? » Le ton de Ben était plus sarcastique que jamais. « Ne me fais pas rire. Ça fait des années qu’on raconte toutes sortes d’histoires concernant le projet de ce vieux Superman. » Il s’arrêta une nouvelle fois, et le soleil illumina son visage rocheux. « La vérité, c’est que les générations qui se succèdent sont de moins en moins bonnes, leur niveau diminue chaque fois de moitié, comme les isotopes radioactifs. Chaque nouvelle génération vaut moitié moins que son aînée. Je suis désolé de le dire, sachant que tu as un fils.
— Franklin n’a pas de super-pouvoirs. Ce n’est pas un vrai super-héros.
— Je sais. Ce que je veux dire... Tu sais combien je tiens à ce garçon. Je donnerais tout pour lui. Et pourtant je ne supporte pas ce qu’il fait, je n’aime pas son image de vedette alternative et inoffensive, tout juste bonne à remplir les pages des magazines people. Dans sa position, il pourrait faire bien autre chose. Il pourrait vraiment secouer le système.
— Je n’en suis pas persuadé », soupira Red. Il se concentra et, d’une voix ferme, ajouta : « Il m’est arrivé de me dire la même chose. Mais, par les temps qui courent, je crois que Franklin est déjà trop actif. Le mouvement écologiste lui en est reconnaissant. Et, dans tous les cas, on ne peut pas prétendre que tous soient des révolutionnaires. Pas aujourd’hui, pas ici. »
Ben l’observa d’un air satisfait.
« Quoi ? l’interrogea Red.
— Rien, répondit Ben. Je ne suis pas d’accord avec ce que tu viens de dire, mais c’est ce que je voulais : parler avec le vieux Red, le sentir toujours aussi lucide. »
Red détourna les yeux. Il ne savait pas s’il devait se montrer flatté ou vexé. « Oh, Ben. J’ai eu un coup de cœur pour quelqu’un, pas une attaque cérébrale. »
Le sourire de Ben se fit plus large. « Excellent, observat-il, tel un médecin qui livre son diagnostic. Tu sembles sur le point de te remettre d’aplomb. »
Ils rebroussèrent calmement chemin, tandis que le soleil descendait derrière eux, que leurs ombres s’allongeaient et les précédaient. Red examinait le sable et s’efforçait d’y trouver les traces de leur premier passage, il essayait de capturer des sensations : le vent, la tiédeur sur son dos, l’intimité qu’il partageait avec Ben, cette impression de suspension. Il lui paraissait impossible que tout cela dût avoir une fin. Impossible que les gens fussent sur le point de partir, les promeneurs sur la plage, l’enfant de tout à l’heure, les jeunes gens et leurs planches de surf.
Red soupira. Les couchers de soleil le rendaient anxieux. Il savait que tout le monde partait. Il savait que seul le vide de son appartement l’attendait. Et pourtant il pouvait y arriver, Ben l’avait dit lui aussi. À se remettre d’aplomb. Il continua à écouter la mer. Il tenta de graver son bruit dans sa mémoire, de le retenir comme un coquillage et de ne pas frémir, à présent, tandis que le soleil se couchait.
C’était le 11 avril et, bien que ce jour fût destiné à demeurer dans les annales, il débuta comme n’importe quel autre. L’aube surgit d’un seul coup et illumina les quelques nuages couleur de fumée qui, distraits, s’étaient attardés dans le ciel. De lents avions venus de l’est planaient après avoir traversé tout l’Atlantique, apportant avec eux la mélancolie de l’Europe. Des bateaux remplis de marchandises accostaient les quais du port, leurs proues brillant dans l’aube enflammée, pendant que l’East River et l’Hudson s’écoulaient, impassibles, et absorbaient la chaleur du nouveau jour.
Le long de leurs rives, les premiers coureurs faisaient leur apparition, la poitrine gonflée et le souffle déjà court, les poumons occupés à brûler de l’oxygène. Celui-ci brûlait également dans les maisons, dans le feu des cuisinières allumées pour le petit déjeuner, dans les fours des mille boulangeries de Downtown. Les moteurs des bus démarraient en chœur. Agiles comme des poissons qui remontent le courant, les taxis glissaient dans Broadway en laissant derrière eux de petites bouffées de pollution dans l’air du matin et en transportant leur chargement humain de passagers, cadres supérieurs matinaux, journalistes avec leur ordinateur portable déjà allumé sur les genoux, amants de retour après une aventure d’une nuit. Des inspecteurs de police qui roulaient jusque chez eux après leur service, désireux de se déshabiller et de rejoindre le corps chaud de leur compagne ou de leur compagnon, pendant que d’autres, qui venaient juste de prendre le leur, arpentaient les rues et observaient le monde avec un vague dégoût.
Le bruissement de la ville augmentait. Les animaux du zoo de Central Park l’écoutaient avec stupeur, sans comprendre le mystère de ce monde artificiel, totalement étranger, qui vociférait au loin, derrière les arbres du parc. Ceux du zoo du Bronx pleuraient tous ensemble, de même que les animaux du zoo de Queens et ceux du zoo de Prospect Park, peut-être parce qu’ils regrettaient leur liberté perdue ou qu’ils percevaient une tragédie autour d’eux. La vibration de la tragédie humaine, reconnaissable entre toutes. Les amants malheureux s’agitaient les uns à côté des autres, en sueur, peinant à sortir des ultimes rêves nocturnes, tandis que des hommes seuls se réveillaient entre des draps froids ou à la table où ils s’étaient endormis devant leur ordinateur, sur l’écran duquel clignotait encore le message de quelque anonyme partenaire de chat. Ceux qui n’avaient pu trouver le sommeil se secouaient d’un coup et observaient la lumière se glisser dans la pièce, les yeux fatigués et le front brûlant. Il faisait jour. Des milliers de téléphones portables s’allumaient et des milliers d’ordinateurs reprenaient vie, des milliers d’écrans de télévision s’illuminaient comme par enchantement pour cracher leur flux de nouvelles.
Red ouvrit les yeux aux environs de six heures, encore suspendu dans les derniers instants d’un rêve confus. Il avait rêvé d’Elaine, c’était sûr, car son sexe qui reposait sur son ventre pulsait tristement et inutilement, et il sentait son corps à peine déformé, ses bras qui s’étaient peut-être allongés de quelques centimètres, ou sa poitrine plus large que la normale. Il respira à fond et repoussa les draps. Chaque matin, au fragile instant du premier réveil, le souvenir d’Elaine le frappait comme une gifle.
Il se réfugia sous la douche, afin de chasser tout reste de mélancolie nocturne, mais conserva une certaine anxiété. Il parvint à grand-peine à avaler quelque chose. De brefs et mystérieux élancements de panique lui transperçaient l’estomac et il songea que ce devait être elle, comme toujours. La pensée de son absence. La pensée qu’Elaine n’était pas à côté de lui, en train de prendre son petit déjeuner, de manger ce qu’il avait préparé. Sans elle, la cuisine de Red était comme une scène vide. Arrête, se dit-il à lui-même. Si elle était là, elle ne mangerait pas ta nourriture. Elle suit probablement un régime en vue de la mission.
Il obligea ses pensées à changer de cours, mais sa nervosité persistait. Il sentait son cœur battre de façon inhabituelle et avait la gorge nouée, de petits frissons qui remontaient le long de sa hanche. Red ne comprenait pas. C’était comme si son corps savait une chose qu’il ignorait encore. Par la suite, il repenserait à ces dernières heures, à ce dernier matin sans savoir, à cette inquiétude aveugle. Il repenserait à ces instants et se demanderait comment il avait pu ne pas voir ce qui s’annonçait. L’événement qui s’annonçait et venait vers lui, aussi fatal qu’un incendie, silencieux comme une éclipse.
Il passa les heures suivantes dans les limbes, incapable de se concentrer et de conserver le fil de ses pensées, de finir la moindre de ses phrases. Au bout d’un moment, il demanda à Annabel de ne plus lui passer d’appel. En fin de matinée, il sortit et traversa en voiture la ville dont les rues étaient baignées par une lueur de rêve. Un soleil blanc répandait une lumière liquide et fuyante, dans laquelle la réalité semblait trembler tel un mirage, à chaque brusque rafale de vent. Lorsqu’il descendit du véhicule, Red fut pris de longs frémissements. L’air se glissa par surprise sous ses vêtements. Du coin de l’œil, à quelques mètres de lui, il remarqua un photographe qui avait tout l’air de s’ennuyer.
Depuis quelques jours, Red faisait de nouveau la une des magazines people. La nouvelle de sa relation avec une femme plus jeune avait dû parvenir jusqu’à une rédaction. Curieusement, cela arrivait alors que cette relation s’éteignait à petit feu et que, de fait, Elaine était loin de New York. Le photographe n’obtiendrait pas beaucoup de photos compromettantes. Red poussa un soupir. Au cours de sa carrière, il avait toujours su échapper aux griffes de la presse à sensation. Il avait veillé à ce que son nom ne fasse pas l’objet de conversations vaines, de commérages fantaisistes, à ce que son image n’apparaisse pas dans leurs pages avides. Au temps où son groupe de super-héros multipliait les exploits, il n’appréciait pas davantage ce type d’attention. Jamais il n’avait aimé sentir de trop nombreux regards posés sur lui, jamais il n’avait goûté les applaudissements non plus. En raison de ce comportement, on l’avait parfois traité de paranoïaque, mais Red était persuadé de ne pas l’être. Les gens ne comprenaient pas la différence entre paranoïa et discrétion. Les gens ne savaient pas ce qu’est la retenue.
Pendant quelques minutes, tel un requin hésitant, le photographe fit les cent pas devant la vitrine du restaurant où Red était entré. Puis il disparut. À l’intérieur, Red s’était joint aux membres du conseil scientifique d’un institut de recherche dont il était membre honoraire. Une demi-douzaine de vieilles sommités qui ne paraîtraient sans doute guère sexy aux habitués des rubriques people. Red prit place entre deux de ces vieux messieurs. Durant quelques instants, la présence du photographe l’avait distrait de son inquiétude, mais à présent son esprit recommençait à errer sans trouver la paix. Impossible de se concentrer sur les propos de ses commensaux. Impossible de se concentrer sur leurs visages. Impossible de se concentrer sur leurs mains soignées qui portaient des taches de vieillesse et s’agitaient avec élégance pour souligner l’une ou l’autre idée. Impossible d’écouter les petites histoires amusantes que l’un d’eux racontait, et même impossible de déchiffrer le menu. Red finit par commander un poulet au gingembre et une salade, les deux premiers plats qu’il avait repérés dans la liste, sans savoir que leurs saveurs lui resteraient à jamais dans la gorge, comme celles du dernier repas.
Puis le moment vint de quitter le restaurant et de remonter en voiture, alors que le vent balayait la ville avec encore plus de force. Les passants avançaient en serrant leurs vêtements, comme s’ils avaient peur de se retrouver nus dans la lumière de l’après-midi. Le bruissement du vent et celui de la circulation se mêlaient, ils s’amplifiaient mutuellement et formaient un son semblable à un cri lointain. Un indéfinissable trou noir s’était ouvert en Red et absorbait chaque pensée, chaque regard, chaque sensation de réalité, de sorte que le monde extérieur apparaissait inconsistant et habité par des fantômes. Il regagna avec soulagement la coquille familière de son bureau et alla aux toilettes afin de s’asperger le visage. Il s’examina dans le miroir, attendit et croisa son propre regard nerveux, il vit l’éclat argenté de ses cheveux. Que se passe-t-il, Mister Fantastic ?
Il regagna sa table de travail. Il effleura le clavier de l’ordinateur, contrôla sa messagerie électronique. Le message était là, à première vue innocent, perdu parmi les autres, sans qu’aucun élément particulier signale sa teneur, son importance cruciale. Diable. La réponse de Houston. L’espace d’une seconde, Red crut comprendre, et la pensée que la nervosité qu’il avait sentie toute la journée ait pu être le fait de ce message l’apaisa brièvement. Voilà la raison. Voilà l’explication. Mais, une fois qu’il eut fini de le lire, rien ne changea, l’anxiété continua à serrer son estomac.
Le message ne précisait pas pourquoi la réponse avait tant tardé. Red imaginait que le Johnson Space Center était en plein chaos avant le lancement. Quoi qu’il en soit, sa demande avait enfin été acceptée. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Il pouvait débarquer là-bas, à quelques jours du lancement, et rappeler à Elaine qu’il existait. Il pouvait le faire. Il avait été invité. Red aurait dû être satisfait, mais il n’éprouvait aucun sentiment d’exaltation. Nul sentiment de triomphe. Seulement une soudaine fatigue qui lui fit fermer les yeux et appuyer la tête contre le dossier de sa chaise en soupirant. Ce doit être le déjeuner. Ce poulet au gingembre m’est resté sur l’estomac. Ses pensées devinrent plus lourdes et sombrèrent dans quelque lieu distant...
Il se retrouva dans une pièce complètement sombre où les sons se propageaient de manière ouatée. Lorsqu’il essaya de bouger, il sentit une sorte de résistance liquide autour de lui, comme au fond d’une piscine. Et, de fait, on aurait dit le fond d’une piscine. Avec lui, il y avait d’autres personnes, silencieuses et immobiles, et Red circula entre elles, tous les regards posés sur lui. Il y avait là Annabel et le photographe aperçu un peu plus tôt ; Elaine, Ben, l’enfant de la plage, Bernard Dunn, les dirigeants de la NASA, la psychologue Helen Kippenberg, les astronautes qu’il avait connus et la Femme à l’Œil. Il y avait les membres du conseil scientifique avec qui il avait déjeuné, ses collaborateurs de la Fondation Richards, ses partenaires financiers, Raymond Minetta, le portier de son immeuble, l’inspecteur Dennis De Villa, plusieurs chauffeurs dont l’Équatorien et d’autres encore croisés ces derniers temps. Il y avait vraiment beaucoup de monde. Ils étaient là et le regardaient sans dire un mot, élégamment vêtus, et il était étonné de les voir si nombreux, étonné de connaître tant de gens. « Vous êtes tous là », observat-il. Enfin il vit Sue, son ex-femme, qui l’attendait au fond de la pièce, aussi pâle qu’une statue de glace.
Sue secoua la tête et entrouvrit à peine les lèvres. « Oh, Red, dit-elle d’un air effondré. Tu n’as pas encore compris. » Red se mit à trembler. « Regarde autour de toi, Red. Nous ne sommes pas tous là. Ne vois-tu pas qu’il manque quelqu’un ? » Red détourna les yeux et, d’instinct, chercha Elaine. Elle était là, au milieu des autres. Il regarda de nouveau Sue sans comprendre. « Red, ne vois-tu pas qui il manque ? » Alors Red se concentra et sentit quelque chose naître au plus profond de lui, la graine de ce qu’il avait toujours su. Ça montait. Ça prenait corps. Une trace de vérité qu’il sentait en lui, d’abord incertaine, puis de plus en plus claire, dure comme du diamant, douloureuse comme une lame, mon Dieu, mon Dieu, une chose indicible, une chose si effrayante qu’elle le fit pleurer, avant même de savoir de quoi il s’agissait vraiment. Il allait le découvrir. Il sentit qu’il allait le découvrir. Puis il y eut un son, de plus en plus insistant...
Red sortit de sa torpeur. Étourdi, agité, il était dans son bureau. Le soleil de la fin de l’après-midi pénétrait à l’oblique par la fenêtre et, sur son bureau, le téléphone sonnait. Red continua à le regarder fixement, ses pensées encore confuses après ce court sommeil. Une lame d’angoisse se planta dans sa gorge. Il pria pour que le téléphone cesse, qu’il se taise. Au fond il avait demandé à Annabel de ne plus lui passer d’appel. Au fond il sortait à peine d’un étrange cauchemar et avait le droit de ne pas répondre, il en avait le droit. Le téléphone continuait et, d’une main tremblante, Red se décida à saisir le combiné glacé. « Allô ? » dit-il enfin.
Il y eut un long silence. Il entendit dans le combiné la respiration saccadée d’Annabel. D’un coup, brutalement, il eut la chair de poule. « Annabel ? Que se passe-t-il, Annabel ?
— Red... » Jamais la voix d’Annabel n’avait sonné de façon si bouleversée. « Red, M. Grimm en communication... » Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose puis émit un brusque sanglot, avant de lui passer Ben sans rien dire d’autre. La ligne fut de nouveau plongée dans un silence abyssal. « Ben... Ben, tu es là ? »
D’abord il entendit la plainte. La voix caverneuse de Ben semblait avoir explosé en mille morceaux, mille hoquets désordonnés qui, aux oreilles de Red, évoquèrent curieusement le cri de quelque oiseau de nuit. « Ben, qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Ben, tu veux bien me dire ce qui se passe ? »
Alors Ben prit une grande, une immense inspiration et, d’une voix qu’il ne lui avait jamais connue, s’écria : « Mon Dieu, Red ! Red ! Oh, mon Dieu... »
Red fit tomber le combiné et se leva d’un bond, en respirant fort à son tour. Il éprouvait un vertige si grand qu’il dut s’appuyer contre le mur. Il se prit la tête à deux mains, voulant croire qu’il était encore en plein rêve, dans ce rêve mystérieux, dans cette part de réalité où rien n’était définitif, où rien n’avait de conséquences. Mais ici, dans cette autre part de réalité, le combiné crachait toujours la voix hurlante de Ben. Comme ivre, Red tituba en direction du bureau, jusqu’à la porte qu’il ouvrit violemment, ce qui provoqua un soudain déplacement d’air. Des dizaines de feuilles s’envolèrent du bureau d’Annabel et tous deux restèrent là à s’observer, terrorisés l’un par l’autre, le visage de la secrétaire en larmes.
Le téléviseur était en marche. Hypnotisé, Red le fixa comme s’il le voyait pour la première fois et examina les images d’une édition spéciale du journal d’ABC. Vue d’hélicoptère, on apercevait une colonne de fumée qui montait d’un immeuble, sombre et courbée comme un point d’exclamation, une fumée dense et presque figée. Red observa cette fumée. Il observa l’immeuble éventré. La scène lui parut familière et il reconnut Manhattan. L’immeuble en question. Il poussa un gémissement. La salive se sécha dans sa bouche et le sang se mit à circuler lentement dans ses veines, comme s’il allait coaguler. Tout devint infiniment lent. D’un geste dilaté dans le temps, il se tourna vers la fenêtre, secoué par un tremblement de terreur. Il vit la même colonne de fumée au loin, derrière la ligne des immeubles, de l’autre côté de la rue. Il vit une demi-douzaine d’hélicoptères de la police, en apparence immobiles et suspendus en l’air. Il vit d’où provenait la fumée et toutes les pièces du puzzle commencèrent à s’encastrer. Tous les soupçons. Toutes les craintes. Incrédule, il poussa un autre gémissement, pendant que ses pensées sombraient inéluctablement dans une profonde panique.
Poursuivi par le cri d’Annabel, il sortit en courant et se précipita dans l’ascenseur. Une fois dans le hall, il reprit sa course et écarta le portier qui, pour quelque raison, tenta de l’arrêter, lui aussi en criant, comme s’il essayait de le protéger, de lui épargner l’horreur du monde extérieur. Dans la rue régnait un silence irréel. Rien d’autre que le bruit des hélicoptères et l’écho sourd des sirènes. La circulation était à l’arrêt, les gens hors de leurs voitures et des bus, le visage bouleversé tourné vers la colonne de fumée. Red courut. Il ne pouvait rien faire d’autre. Dans une lenteur de rêve, il longea plusieurs blocs d’immeubles. Il courut sans souffle, avec l’envie de hurler, de pleurer, de vomir, la poitrine secouée par de lents et profonds battements de cœur. Fais que ce ne soit pas vrai. Fais que ce soit une erreur. Fais que ce ne soit pas la réalité et que demain ce ne soit plus qu’un souvenir, étrange et presque amusant. Fais que ça ne soit pas, ne le permets pas... Une foule de gens s’éloignaient de la zone de l’explosion et venaient vers lui. Des hommes et des femmes de tous âges, de toutes races, encore sous le choc, les yeux humides de larmes. Des visages, des jambes, des coupes de cheveux, des vêtements coûteux, des vêtements bon marché, des projets pour le dîner, des téléphones portables dans la poche, des personnes chères à l’esprit, des personnes à prévenir, c’est arrivé, c’est arrivé pour de bon, dans notre quartier, au George Hotel, une bombe, on dirait, il y a des victimes et l’une d’elles est... Des hommes et des femmes, des corps, l’un derrière l’autre comme dans un courant violent, et Red contre eux, péniblement, qui tentait de remonter ce courant, seul contre la foule, en hurlant toujours, en haletant, jusqu’au moment où, à bout de forces, il arriva au pied de l’immeuble éventré.
Il s’immobilisa. Il observa le sommet du George Hotel et la faille au niveau du vingt-neuvième étage, les flammes irrégulières qui apparaissaient par moments. Des équipes de pompiers entouraient le bâtiment, tandis que des essaims de journalistes s’agitaient, stupéfaits, excités, hurlant des lambeaux de nouvelles dans leurs micros. Vêtues de robes de chambre, des femmes en pleurs erraient, sans doute des clientes évacuées de l’hôtel, et un homme à moitié nu marchait, en état de choc, tel un prophète au milieu du désert. Red vit tout. Il vit les camions de pompiers rouge sang, les langues de feu qui sortaient de l’immeuble. Il saisit tout cela d’un seul regard, un regard ample et détaillé, un regard qui, pendant quelques secondes, parut en mesure de se dilater à l’infini.
Il fit quelques pas instables, tandis que les premiers journalistes le reconnaissaient et couraient vers lui, et déjà un policier s’immobilisait devant Red, il avait les bras écartés, pour lui bloquer le passage ou peut-être pour l’enlacer. Red s’effondra contre lui. Il essaya d’allonger le bras vers le haut, vers la déchirure de l’immeuble, vers le feu assassin, mais ses bras retombèrent dans la foule, deux bras longs de plusieurs mètres, deux tentacules sans vie. Le policier l’empêchait de bouger et lui criait de se calmer. En réalité, Red se sentait calme, si calme qu’il pouvait examiner les visages des journalistes qui l’entouraient, en cet instant de silence déconcertant. Si calme qu’il entendait la voix de l’un d’entre eux, non loin, annoncer la nouvelle au micro : Un triste jour pour New York, un triste jour pour le monde. Aujourd’hui, aux environs de dix-huit heures, une bombe de forte puissance a explosé dans le club de sport du George Hotel, en plein cœur de Manhattan, causant de nombreux blessés et faisant deux morts. L’un d’eux est semble-t-il la vedette du moment, Franklin Richards, le fils préféré de l’Amérique.
Pendant des jours, on ne parla que de ça. Le pays était sous le choc. Le lendemain de l’attentat, plusieurs quotidiens nationaux choisirent le même gros titre, FRANKLIN EST MORT, comme s’ils n’arrivaient pas à trouver d’autres mots ni à bâtir d’autres phrases. La photo du fils préféré de l’Amérique campa sur toutes les couvertures. Les programmes télévisés furent bouleversés. Les écrans diffusèrent inlassablement les images de l’immeuble en flammes, des visages effrayés des témoins, de la déchirante arrivée sur les lieux du père de Franklin, l’ancien super-héros, et de sa tentative d’allonger les bras vers l’étage en feu. On rediffusa les images des bouquets de fleurs déposés au pied du George Hotel, celles de milliers de jeunes descendus dans la rue le soir de l’attentat pour scander le nom de Franklin. On rediffusa le documentaire consacré à Franklin Richards en le présentant comme inédit et on enregistra des taux d’écoute record. On rediffusa les interviews de célèbres super-héros à la retraite qui l’avaient connu lorsqu’il était adolescent, de membres de Greenpeace avec qui il avait travaillé, de jeunes actrices avec qui il avait eu de supposées relations. On rediffusa l’interview de Raymond Minetta, le propriétaire du George Hotel, en insistant sur le passage où Minetta fondait en larmes, avec une grimace de douleur, et répétait d’une voix nasale Ce garçon, ce pauvre garçon. On rediffusa l’intervention du secrétaire d’État, qui avait tenu à rassurer le pays aussitôt après l’attentat et avait déclaré que ce vil acte de terrorisme ne ferait pas peur à l’Amérique. On rediffusa les interviews des policiers appartenant aux forces spéciales chargées de l’enquête qui, soulignait-on, travaillaient sans relâche pour faire toute la lumière sur ce crime. On remontra le visage de l’inspecteur Dennis De Villa, avec ses yeux rouges, émus et étrangement froids, ses traits réguliers et son expression consternée, alors qu’il répondait aux questions pressées des journalistes. Le monde avait mille questions à poser. Sait-on qui a placé la bombe ? La matrice de l’attentat était encore inconnue, même si l’hypothèse qu’il pût s’agir d’une organisation clandestine prenait corps. Un groupe de tueurs dont le but, supposait-on, était d’éliminer plusieurs personnalités appartenant au milieu des anciens super-héros. Franklin n’était pas un super-héros au sens strict du terme. Était-il mort par accident ? Pour le moment, on ignorait encore si la bombe qui avait explosé au vingt-neuvième étage de l’immeuble, pendant que le jeune Richards se trouvait dans le fameux sauna panoramique du George Hotel, était destinée à le frapper lui, ou son père, Red Richards, qui fréquentait le même club, c’était de notoriété publique. Pourquoi les Richards n’étaient-ils pas sous protection policière ? La police avait envisagé de placer Red Richards sous protection et le lui avait proposé à plusieurs reprises, mais pareille mesure n’avait jamais semblé absolument nécessaire. Quant au jeune Richards, mettre en place un tel programme de protection aurait dans son cas été impossible, car il était encore à l’étranger la veille de l’attentat. Y avait-il un lien avec l’assassinat de Batman ? Il y avait des liens indiscutables avec l’assassinat de Batman. Y aurait-il d’autres attentats meurtriers ? Malheureusement la police ne pouvait pas l’exclure.
Au début, déconcertées par la réaction de ce père sans larmes, mesuré jusque dans ces circonstances et fidèle à sa réputation d’homme de sang-froid, les émissions télévisées renoncèrent à parler de Red. Depuis sa dramatique apparition sur les lieux de l’attentat, Red s’était soustrait aux caméras. Il ne donnait pas d’interviews, ne pleurait pas en public. Désireux de l’aider dans son enquête, il s’était aussitôt mis à la disposition de la police et avait diffusé un communiqué laconique dans lequel il affirmait vouloir faire tout ce qui était en son pouvoir, être prêt à employer tous les moyens en sa possession, afin que les assassins de son fils fussent capturés. Des mots qui pesaient lourd. Des mots efficaces. Deux jours plus tard, Red agressa un cameraman indiscret et détruisit son matériel. Alors, tout le monde comprit enfin : le masque de Red Richards allait se fissurer. Le contrôle de soi qu’il affichait céderait comme une digue. Il suffisait d’attendre et ses larmes couleraient en même temps que celles des autres, celles de tout le pays.
Les premiers jours, Red avait été anesthésié par un sentiment proche de la rage et s’était retrouvé vidé de tout sentiment. Il ne parvenait pas à pleurer. Il ne parvenait pas à répondre à leur étreinte quand tous ceux qui avaient envahi son appartement le serraient dans leurs bras. Il ne parvenait ni à manger ni à dormir. Tous l’encourageaient à se reposer. Comment aurait-il pu ? Il était trop occupé à penser aux meurtriers de Franklin, quels qu’ils fussent, ce groupe de fanatiques qui était sorti de l’ombre, avait agi dans l’ombre et y était retourné, tandis que Red restait figé sous une pluie de lumière bouillante, devenue la lumière de l’effroi, le phare aveuglant de la douleur.
Il était trop occupé à se dire qu’il devait les trouver, un par un, au moins les trouver et pouvoir les regarder. Occupé à penser qu’il enlaçait ces criminels, à rêver qu’il les serrait avec une force meurtrière, tel un serpent, au moyen de son corps élastique. Occupé à crier vengeance. À respirer, à garder les yeux ouverts, minute après minute, dans cette étrange hallucination qu’était devenu le monde : si absurde, si lumineux. Occupé à maudire Raymond Minetta, cet homme ridicule qui avait expédié à Franklin une montre, une fichue montre, et l’avait invité dans son club de sport, avec pour effet de l’exposer à une attaque terroriste... Occupé à maudire la police, cette bande de minables, ce De Villa aux yeux striés de rouge et ses collègues, incapables de lui fournir des informations. Incapables de lui dire d’où sortait ce groupe clandestin et qui le dirigeait, si des individus suspects avaient été aperçus dans l’immeuble abritant l’hôtel. Comment aurait-il pu se reposer, lui, tant qu’il n’obtenait aucune réponse ?
Occupé à hocher la tête en écoutant des phrases de condoléances. Occupé à organiser les funérailles. À détester tous ceux qui l’entouraient, ces personnes vêtues de noir qui savaient seulement le regarder d’un air inquiet. À détester de toutes ses forces Ben, qui essayait sans cesse de le consoler ou de se faire consoler ; à détester Szepanski, toujours là pour lui proposer une piqûre de calmants ; et à détester encore plus que les autres Annabel, cette gourde anorexique qui s’enfermait régulièrement dans les toilettes afin de vomir. Mon Dieu, était-ce trop demander, dans une telle situation, que d’avoir une secrétaire compétente ?
La colère avait pénétré en lui comme une décharge électrique. Il rendait des regards hostiles à ceux qui l’observaient. On le traitait d’une façon étrange, on lui parlait lentement, on soufflait les mots dans sa direction pour qu’ils se glissent en lui. Tu es sous le choc, Red. Franklin est mort, Red. Bien sûr qu’il était mort. Il le savait, il n’était pas un enfant. Il n’ignorait pas le sens du mot « mort ». Il le sentait flotter à la surface de sa conscience, il en reconnaissait le son. Un mot parmi les plus simples, qu’il comprenait. Il n’avait pas besoin d’aide, il n’avait pas besoin de serrer leurs mains. Il n’aimait pas les mains des autres. Et il n’avait pas besoin non plus de leurs regards emplis de douleur. Il était allergique aux regards, y compris celui des caméras. C’est pour cette raison qu’il avait agressé ce cameraman, quand il l’avait trouvé sur son chemin deux jours après l’attentat. Il avait éprouvé de la haine pour cet homme et l’avait frappé : n’était-ce pas logique, parfaitement normal ? Ces premiers jours s’écoulèrent donc dans la fureur, remplis de logique, de gestes qui découlaient d’autres gestes comme si, dans son cerveau, un moteur auxiliaire s’était mis en marche et obéissait aux rapports de causalité.
Tu dois aller le voir, Red. Ils ont terminé l’autopsie. Sue et toi pouvez récupérer le corps. Il se retrouva dans une pièce froide, sous la lumière pâle d’un néon, où les sons se diffusaient de manière ouatée. Il avait l’impression d’être au fond d’une piscine. Mais il était à l’institut médico-légal, à la morgue, et ce corps allongé sur une table au centre de la pièce, sous un drap, devait être celui de leur fils. Sue et Red s’approchèrent de la table. Sue était vêtue de noir, elle ne disait rien, et Red évitait de croiser son regard. Depuis l’attentat, ils s’étaient bien sûr vus, mais jamais ils ne s’étaient vraiment parlé, comme si c’était inutile, comme si se parler était désormais impossible. Ils ne le firent pas à la morgue non plus, dans cette pièce envahie par l’odeur de formol. Ils se contentèrent de s’arrêter devant la table. Sans l’avoir vraiment décidé, Red saisit un coin du drap.
Le corps était noirci. Il n’avait plus de visage, ses traits étaient entièrement carbonisés et on ne voyait plus aucune trace de cheveux. La poitrine était couverte de taches dont la couleur allait du rouge au noir, selon la résistance que la peau avait opposée, avec au centre le grand Y de l’incision sommairement recousue en guise d’incompréhensible signature. Red examina le corps. Il n’était pas impressionné, il avait déjà vu des morts. Il avait vu des corps brûlés, écorchés vifs, déchiquetés. À l’époque, se battre signifiait aussi cela.
En cet instant, c’était de l’incertitude qu’il ressentait. Rien dans ce corps noirci allongé sur la table n’évoquait son fils. Red hésita pendant de longues secondes, dans l’attente de reconnaître un détail, un élément qui lui permît d’associer son fils, la chair de sa chair, à ce cadavre. Il n’y en avait pas. Il n’y avait aucune preuve que ce corps fût bien celui de Franklin et, pris d’un soulagement insensé, il s’apprêtait à le dire à Sue lorsque ses yeux se posèrent sur la main droite du corps.
Elle était intacte. Le poing serré, elle semblait si fragile que Red songea, curieusement, à celle d’un nouveau-né. Il l’examina, scruta les jointures, les plis des doigts, et quelque chose se produisit en lui. L’image qu’il avait de Franklin, le jeune homme blond et athlétique, la fierté de l’Amérique de gauche, parut soudain correspondre avec celle du cadavre qui se trouvait devant lui.
Red sentit une douloureuse étincelle. Il ferma les yeux, les rouvrit et comprit qu’au cours de cette fraction de seconde, l’univers avait changé. C’est moi. Je suis ici. Tout cela a bien lieu. Franklin est mort.
Le voile d’étourdissement qui l’avait enveloppé ces derniers jours glissa au sol. La vérité monta en lui telle une épée. Il ouvrit grand la bouche, leva les yeux et vit son ex-épouse debout dans un halo de lumière, une femme d’âge mûr aux cheveux blond-gris, au visage encore beau, très pâle, grimaçant et crispé sous l’effet d’une douleur irrépressible. Il vit ses lèvres entrouvertes et reconnut celles de son fils. Il vit ses yeux écarquillés et reconnut également les yeux de son fils. Il se refléta dans ces yeux et Sue dans les siens, et le tourment passa de l’un à l’autre en rebondissant plusieurs fois, de plus en plus fort, de sorte qu’ils se figèrent, incapables de parler, de se toucher, des deux côtés de la table. Chacun était enchaîné au regard de l’autre, comme en équilibre, et savait que, si leurs regards se dénouaient, ils s’effondreraient tous les deux et sombreraient dans des directions opposées, vers de terrifiants abysses, un enfer de solitude.
Dès le matin, le jour le plus difficile de la vie de Red Richards fut marqué par un ciel limpide et par un soleil aussi resplendissant que cruel. La lumière descendit sur la ville tel un fantôme et les rues devinrent blanches, l’air luisait.
Ben se présenta en milieu de matinée, une paire de grosses lunettes noires sur le nez, ce qui lui donnait l’air d’un gangster d’autrefois. « Tiens, dit-il à Red en lui tendant une autre paire.
— Je n’en ai pas besoin, répondit Red. Je n’ai jamais porté de lunettes noires. » Il était dans sa chambre, assis au bord du lit et déjà habillé pour la cérémonie. On entendait les voix ouatées d’Annabel et du docteur Szepanski qui provenaient de la pièce contiguë.
« Prends-les », insista Ben en glissant les lunettes dans la poche de la veste, sur la poitrine de Red. Ses mains de pierre paraissaient incroyablement délicates. Il resta quelques instants debout devant son ami avant de l’interroger : « Tu as pu dormir cette nuit ?
— Je ne sais pas », dit Red en tournant la tête. La proximité physique de Ben lui blessait les yeux. Il avait toujours été persuadé qu’en pareilles circonstances, la réalité avait tendance à s’effacer, à se voiler comme dans un rêve, mais depuis qu’il avait vu le cadavre de Franklin, la veille, tout lui apparaissait limpide et proche. Les visages et les objets exerçaient leur pression sur lui. À présent que la rage aveuglante s’était envolée, les choses avaient des contours si nets qu’on les aurait crus coupants. « Je ne sais pas, répéta-t-il en mettant la tête de plus en plus en arrière. Peut-être que j’ai fermé les yeux, mais je n’en suis pas certain. Je ne crois pas que ça fasse beaucoup de différence.
— Bientôt ça en fera. Tu devras être fort, Red. La foule sera là, tu devras employer toutes tes ressources. »
Peut-être Ben avait-il raison. Lorsque, un peu plus tard, ils montèrent dans une voiture aux vitres fumées et traversèrent la ville, ils trouvèrent des rues à moitié vides. Presque pas de circulation. Beaucoup de rideaux métalliques baissés. Les serveurs des quelques restaurants ouverts attendaient, debout devant la vitrine, comme les gardiens de monuments oubliés de tous. Le maire avait proclamé une journée de deuil. New York pleurait cette nouvelle blessure, la mort de sa dernière idole. Sous le soleil impitoyable, des groupes avançaient silencieusement en direction de la cathédrale. La moitié de la ville semblait s’être donné rendez-vous à l’endroit où la cérémonie aurait lieu.
Tout en regardant à travers la vitre, Ben se mit à pleurer. Red ne s’en aperçut pas tout de suite, car son ami avait chaussé ses lunettes noires et ses larmes coulaient sans bruit. « Cette ville a encore une âme, affirma Ben. Tout le monde l’aimait, on l’aimait vraiment. »
Red observa ce visage de pierre et eut envie de s’éloigner, de lui et de ses larmes. Mais la voiture était trop petite, il ne pouvait pas s’éloigner. Alors il leva les bras et pris entre ses mains le visage rude, baigné de larmes, de son ami. Il le serra fort.
« Pardonne-moi pour ce que j’ai dit, sanglota Ben. Ce jour-là, sur la plage. Quand j’ai prétendu que Franklin n’en faisait pas assez. Quand j’ai dit que... » Le véhicule était maintenant à proximité de la cathédrale. Difficile de dire combien de gens attendaient autour de l’église. À première vue, des dizaines de milliers de personnes. Des unités spéciales de l’armée surveillaient la zone et des dizaines de caméras de télévision étaient installées un peu partout. Ben jeta un coup d’œil à travers la fenêtre. Puis il se reprit et chercha un cigare dans sa poche afin de se donner une contenance.
Red lâcha son visage. Les larmes de son ami lui brûlaient les doigts.
À coups de dents, Ben arracha l’extrémité du cigare, puis il la recracha, dégoûté. Il se remit à pleurer. « Ils l’ont tué en tentant de nous frapper, nous », affirma-t-il alors que la voiture se garait. Son corps massif vibrait telle une météorite. Il prit Red par le bras comme pour l’empêcher de sortir et, avec une rage soudaine, ajouta : « Ils l’ont tué parce qu’ils en ont après nous, après ce que nous avons été et représentons encore. Pourtant je n’arrive pas à comprendre. Quoi que nous ayons fait, nous, les vieux super-héros, comment ont-ils pu nous infliger ça ?
— Je ne sais pas, Ben », répondit Red en se libérant de lui. Puis il chaussa les lunettes de soleil que l’autre lui avait données et ouvrit la portière.
La foule qui attendait se tut. Un brusque trou d’air sembla se poser sur la rue pendant que Red descendait de voiture. Il était grand, tendu et seul. La foule se mit alors à l’applaudir avec émotion, presque violemment, et l’accompagna jusqu’à son entrée dans la cathédrale. Des dizaines de milliers de mains battaient à l’unisson, avec une fougue jamais vue, au point que Red courba l’échine comme sous une grosse averse.
À l’intérieur, dans la pénombre de l’une des plus grandes églises du monde, une autre foule l’attendait. Les plus hautes autorités du pays occupaient les premiers rangs. Red fut escorté jusqu’à sa place, au centre. Immobile, arborant un visage blanc comme de la glace, Sue était déjà là. Red prit place à côté d’elle. Dans un silence complet, il put entendre le bruissement de leurs vêtements qui s’effleuraient et sa respiration irrégulière. Il pouvait imaginer combien il lui en coûtait de rester là, exposée à tous ces regards, et de ne pas céder à la tentation de devenir invisible. Autant qu’il lui en coûtait, à lui, de ne pas bouger, de ne pas se déformer et de ne pas plonger les mains dans sa propre poitrine, dans sa hanche, pour tenter d’en extirper la douleur. Mille morceaux de verre semblaient profondément plantés dans sa chair de caoutchouc.
C’était Sue qui avait exigé des obsèques publiques. Pour Franklin. C’est ce qu’il aurait voulu. Ils restèrent donc immobiles l’un à côté de l’autre, l’Homme de Caoutchouc et la Femme Invisible, pendant que les tuyaux du majestueux orgue vibraient et que leur chant se répandait dans la nef. À ce son, l’assistance frémit. Mille nuques se courbèrent. Mille mains saisirent les bancs de bois. Le mystère de la mort était de nouveau parmi eux, avec toute sa puissance et son indifférence.
Voici venu le jour de notre souffrance, fit la voix amplifiée de l’archevêque de New York. La souffrance de quiconque a encore un cœur. Un jour de souffrance pour notre Amérique... L’attention de Red fluctuait. Il entendait le sermon par bribes, les moments de proximité dramatique alternaient avec d’autres où il était loin, dans un lieu distant et inconnu. Cette scène. Là-bas. La mort de mon fils. Tous ces gens présents... Il avait parfois envie de se tourner, de regarder derrière lui pour chercher deux yeux verts. Une chevelure blond-roux qui brillait. Il savait qu’elle était là, qu’Elaine était là, perdue dans la foule, et cette pensée lui enveloppa la tête comme un bandage, sans pour autant calmer la douleur.
Au terme de la cérémonie il put se tourner et, dans un sursaut, il vit les gens venir vers lui et vers Sue. L’heure était aux condoléances. Les parents du mort furent encerclés. La première personne qui tendit la main à Red fut le président des États-Unis, une grimace incompréhensible sur le visage. Sous les flashes des photographes, Red serra la main de cet homme qu’il méprisait. Il accepta ses paroles de condoléances. Lui resta dans la main une sensation désagréable et, dans le même temps, il sentit une trace d’absurde gratitude. Ce fut alors le tour du maire de la ville, du chef de la police, des directeurs de plusieurs grands journaux new-yorkais, du directeur de la NASA, des ambassadeurs de nombreux pays, de représentants des principales institutions scientifiques mondiales. Toutes ces personnes ne bénéficiaient pas de l’estime de Red. Pris de nausée, il serra ces mains avec reconnaissance et, malgré lui, souhaita que ça ne cesse jamais, que ces mains continuent à le toucher, comme si, dans leurs paumes humides, elles pouvaient étouffer le feu qui brûlait en lui.
Puis vint la famille de l’autre personne décédée dans l’attentat, un homme d’affaires de Boston qui était semblait-il de passage au George Hotel au mauvais moment. Sa veuve s’approcha dignement, vaguement hostile, en tenant par la main son fils qui devait avoir environ six ans. Un nœud à la gorge, Red les serra dans ses bras. « Quand il était jeune, mon mari était un de vos fans, dit la femme. Qui aurait cru que...
— Je suis désolé, murmura Red.
— Nous devons être forts. Dieu nous viendra en aide », sanglota la femme.
Red était à bout de nerfs. Du coin de l’œil, il apercevait les caméras qui le traquaient, toujours plus proches, dans l’attente implacable de le voir s’effondrer : les larmes de Mister Fantastic. Celui qui, autrefois, pouvait s’étirer pendant plusieurs milles afin de sauver un bateau emporté par les vagues. Celui qui, tel un interminable lasso, pouvait réunir les deux parties d’un pont brisé. Mister Fantastic était sur le point de s’écrouler. Elles le sentaient, elles pouvaient le prévoir et, à présent, elles s’approchaient encore un peu plus, quand un autre héros, le plus grand de tous, fit péniblement son entrée en scène.
C’était le vieux Superman. La foule se fendit sur son passage. La légende vivante progressait avec lenteur, en tremblant et en s’appuyant sur une canne en bois. Superman portait son vieux costume à cape rouge. Red alla vers lui et les deux hommes s’enlacèrent, bouleversés, sous l’œil des caméras du monde entier.
Superman n’était pas seul. Red reçut l’étreinte de Captain America, de Daredevil, de Mystique, de Thor et de tous les autres. La vieille garde des super-héros était au grand complet et certains portaient leur ancienne tenue de bataille. Le lendemain, les journaux publieraient les photos de la cérémonie et dresseraient la liste des présents, mais aussi des absents : Batman, dont le meurtre sauvage était au centre d’un procès en cours ; et le pauvre Robin, qu’on avait presque oublié et qui avait lui aussi été tué, quelques années auparavant, dans des conditions étranges.
Il y avait également Namor. Le soi-disant Prince de l’Atlantide portait un inhabituel costume noir. Red l’étreignit et respira son odeur saumâtre, une odeur d’océan, d’algues et de larmes, et il songea qu’il n’avait jamais vu cet homme habillé. Il se rappela que Franklin avait toujours aimé se moquer de Namor, ce vieil exhibitionniste. L’homme sans chemise. Le prince des pectoraux. Il imagina qu’il voyait Namor à travers les yeux illuminés, éternellement amusés, de Franklin. Il vit Namor et ses oreilles en pointe, à l’étroit dans son costume sombre en coton, il le vit à travers les yeux de son fils, ce garçon joyeux et toujours prêt à s’amuser. Il vit les autres super-héros et leurs visages défaits, il vit les vedettes de télévision qui attendaient non loin qu’on les filme. Il vit Szepanski et son visage trop brillant, sans doute après un nouveau et rapide lifting spécialement pour l’occasion. Il vit tout cela et, l’espace d’un instant, devinant combien c’était grotesque, il éprouva une sensation inattendue, presque méconnaissable. Une pointe de sarcasme sinistre et douloureux.
Ce fut à ce moment qu’on entendit une plainte lancinante résonner dans l’église. Appuyé contre un pilier, Raymond Minetta était en larmes et criait des phrases incompréhensibles. L’embarras saisit l’ensemble des présents. Beaucoup détournèrent les yeux, peut-être par pitié ou en se rappelant le fameux ragot. Le cilice. Cet instrument de torture qui lui broyait les couilles. Dans l’église, il y eut un moment de flottement, tandis que le deuil se heurtait à une vague de coupable amusement. Red se demanda si c’était ce qu’avait voulu dire Sue en affirmant que Franklin aurait désiré des funérailles publiques. Il la chercha du regard mais elle était alors perdue et presque étouffée dans l’étreinte émue de Namor. Les enterrements ont quelque chose de grotesque. Franklin se moquerait de nous, songea-t-il. Mais même cela ne put calmer son tourment.
Pour finir, la Femme à l’Œil fit son apparition. Red trembla, tant il avait peur de céder à l’émotion. Il ne fit rien pour esquiver son regard et elle renonça aux provocations habituelles. L’heure n’était plus à de tels jeux. L’heure était aux étreintes, aux regards conscients. Red savait qu’elle était en mesure de le comprendre. Il connaissait le drame de sa vie. « Red, murmura-t-elle. Écoute-moi. Écoute, Red. Les prochains jours seront terribles. Les prochains mois seront terribles. Les prochaines années seront terribles. La douleur ne passe pas, mais si tu te débrouilles bien, tu deviendras plus résistant. Si tu te débrouilles bien, tu trouveras quelque chose en quoi croire, en quoi avoir foi, et ça t’aidera. »
Red la serrait contre lui. Il pouvait sentir son souffle doux, ses seins durs contre lui.
« Ton travail, reprit-elle. Toi et moi sommes faits pour nous raccrocher au travail, pas vrai ? » suggéra-t-elle avec un sourire de sagesse.
La Femme à l’Œil passa alors à Sue. Les deux femmes se regardèrent. Aucune d’elles n’ignorait ce qu’éprouvait l’autre à son égard. Surtout pas Sue. Elle savait que, dans l’accident de la route qui lui avait coûté un œil, il y avait des années de cela, la femme avait également perdu un fils, jeune. C’était son drame. C’était sa douleur.
Alors elles s’étreignirent. Les deux mères privées de fils restèrent ainsi enlacées, à respirer l’odeur des cheveux de l’autre. Ce jour-là, la Femme à l’Œil révélait un secret. Au cas où quelqu’un se serait encore demandé quel était l’œil authentique, le mystère était résolu. C’était celui qui pleurait.
Les obsèques les plus spectaculaires de la décennie avaient pris fin et le corps du fils préféré de l’Amérique était réduit en cendres, tandis que les équipes de télévision regagnaient leurs studios. Des centaines de personnes avaient donné l’accolade aux parents du mort, en principe pour leur transmettre un peu de chaleur, mais en réalité avec pour effet de les user, comme des statues touchées par de trop nombreuses mains. La foule avait commencé à se disperser, mais la journée n’était pas encore conclue. Red vit Sue s’en aller, accompagnée par un petit groupe d’amis et de collaborateurs. Il se détacha de Ben et des autres super-héros encore présents et se hâta de la rejoindre. « Sue... »
Ils étaient dehors, au bord de la route, et maintenant la lumière était plus douce. Une voiture, celle dans laquelle s’apprêtait à monter Sue, se garait silencieusement. « Tu t’en vas ? » lui demanda Red.
Elle se tourna vers lui. Elle aussi portait des lunettes noires.
« Il va falloir décider quoi faire de ses biens. Il va falloir aller chez lui, dans son appartement », commença Red. Dans sa bouche, les mots pesaient aussi lourd que du plomb.
« On en reparlera », répondit Sue d’une voix lointaine. Elle rajusta les lunettes sur son nez. Son expression était dure, contractée. « Je dois y aller, souffla-t-elle.
— Mon Dieu, protesta Red. Ce qui s’est passé nous a frappés tous les deux, Sue. C’était notre fils. Ne me traite pas en ennemi. » Écrasé par le poids de ses propres paroles, Red déglutit. « Tu me punis parce que tu estimes que Franklin est mort par erreur ?
— Il est trop tôt pour le dire.
— Si ç’avait été moi, le véritable objectif de la bombe...
— Il est trop tôt, répéta-t-elle.
— Sue, je pense que..., poursuivit Red. Nous devrions parler... Je pense que nous devrions au moins nous serrer dans les bras l’un de l’autre, Sue. »
Elle hésita. Pendant un court instant, elle sembla perdre le contrôle d’elle-même. Son corps commença à devenir transparent. Elle s’éclaircit la voix tandis que son visage apparaissait de nouveau parfaitement visible. « Red, répondit-elle enfin. Je suis au courant. Quelqu’un d’autre peut te serrer dans ses bras. Quelqu’un de plus jeune que Franklin. »
Red secoua la tête. Il la regarda fixement, car il craignait qu’elle ne disparaisse de nouveau sous ses yeux, mais tout ce qu’il vit, ce fut le reflet de son propre visage dans les lunettes de Sue. Un visage fatigué, légèrement boursouflé, les traits d’un homme qui n’avait pas dormi depuis des jours, de peur que la douleur ne l’étouffe dans son sommeil. Il résista à l’envie de lui arracher ses lunettes. « Ça n’a rien à voir », gémit-il.
Elle parut indécise et se toucha encore les cheveux, prudemment, comme s’il s’agissait de fibres nerveuses. « Bonne chance, Red, conclut-elle en montant en voiture.
— Ça n’a rien à voir, dit-il encore.
— Bonne chance. »
Le véhicule démarra. Red songea à étirer les bras dans sa direction. À l’attraper par le pare-chocs, pour l’empêcher de partir. Une chose qu’autrefois il aurait su faire. Peut-être que je pourrais encore. Qui sait. Je peux certainement étirer mon corps. Je peux étirer les bras et les jambes, je peux encore gagner en longueur. Mais je ne sais plus vers quoi.
Lorsqu’il se retourna, il croisa le regard des gens qui étaient restés là. Des regards pleins de pitié, de gêne. Red les affronta et se sentit envahi par des vagues de solitude froide, jusqu’au moment où il reconnut l’un de ces visages. Des yeux verts. Une chevelure blond-roux. Assommé, Red l’examina en battant des paupières dans la lumière de l’après-midi.
Elaine venait vers lui à pas légers, comme si elle voulait éviter de l’effrayer. Elle s’arrêta à un mètre de lui et ils se firent face sans se toucher. De plus en plus pénible, le silence s’étira. Puis elle se décida à parler : « Merde, je ne sais pas quoi dire, Red. Dans tous les cas, ça sonnera comme une bêtise.
— Il n’y a rien à dire, trouva-t-il la force de lui répondre.
— Dès que tu m’as informé que la cérémonie aurait lieu aujourd’hui, j’ai demandé à pouvoir m’absenter et j’ai pris l’avion à Houston.
— Houston », répéta-t-il, presque stupéfait de se rappeler que pareil endroit existait. Les yeux mi-clos, comme s’il avait du mal à mettre au point son image dans un délai si court, juste après avoir vu Sue, il observa Elaine. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Sa peau était blanche et resplendissante. Red se sentit ému. Il ne pouvait y croire, il pouvait à peine la regarder. Je t’ai serrée dans mes bras. Nous avons été ensemble, toi et moi, quand tout était encore intact. Il ouvrit grand la bouche et la supplia : « Viens... »
L’air choqué, Elaine le regarda. « Tu... pleures..., dit-elle lentement, incapable de prononcer ces mots.
— Je ne peux plus rester ici, l’implora Red. Je ne peux plus. Monte avec moi en voiture. Accompagne-moi.
— Mon Dieu, Red, fit-elle en secouant la tête. Je dois reprendre l’avion pour Houston. » Elle continuait à le regarder, de plus en plus mal à l’aise. « Je ne supporte pas de te voir dans cet état. »
Red s’éloigna. Peut-être avait-elle changé d’avis, car elle le suivit. À quelques mètres l’un de l’autre, ils rejoignirent le véhicule. Le soleil était bas, ses rayons leur caressaient les épaules. Ils montèrent en silence. Le moteur démarra doucement et la voiture partit sans la moindre secousse, elle s’en alla, laissant derrière elle le dernier groupe de personnes. Red avait filé sans dire au revoir à Ben ni aux autres. Il n’en éprouvait aucun remords. Il voulait juste s’en aller.
Assis l’un à côté de l’autre, muets, ils roulèrent en regardant à travers les vitres. New York était là, comme toujours, et s’était remise en mouvement. Les taxis arpentaient les avenues, les gens franchissaient les portes des boutiques, des diners, des restaurants grecs, des Starbucks, des librairies Barnes & Noble, des magasins de nourriture bio, des théâtres d’avant-garde. Il y avait quelque chose de mécanique dans toute cette agitation. Les gens apparaissaient et disparaissaient sous les yeux de Red, ils se glissaient dans la bouche d’un immeuble, s’évanouissaient dans le mystère de cette porte, tels les personnages d’un immense spectacle de marionnettes. Un spectacle grotesque, ancien, illusoire, le spectacle le plus flamboyant de toute la planète. Ma ville est un cirque cruel. Elle l’a toujours été et moi je faisais mine de ne pas le savoir... Quand la voiture s’arrêta, ils demeurèrent assis sur la banquette, comme effrayés, jusqu’au moment où Red pria le chauffeur de les laisser.
Celui-ci descendit du véhicule. Ils étaient tous les deux seuls dans la voiture aux vitres fumées, le long d’un trottoir de Manhattan, épuisés et vibrants, silencieux et conscients d’être immensément loin l’un de l’autre. L’homme au fond de l’abîme. La jeune femme sur le point d’atteindre les étoiles.
Red était terrorisé à l’idée de monter chez lui, dans son appartement vide, mais il savait qu’Elaine n’accepterait jamais de le suivre. Il se contenta de l’effleurer d’une main, presque avec stupeur, comme s’il ne l’avait jamais connue. Il ne pensait à rien. Il n’avait pas la sensation de retrouver une ancienne maîtresse, ni de réaliser un rêve longtemps entretenu, même si, dans ce qui ressemblait désormais à une autre vie, il avait effectivement rêvé pareil moment. C’était plutôt comme de suivre un scénario déjà écrit, le terrible scénario d’un spectacle de marionnettes. Ébloui par la peau blanche d’Elaine, Red ferma un peu les yeux, tandis que dans sa tête apparaissait l’image du cadavre noirci de Franklin. Les traits tirés de Sue. Les lunettes de soleil de Ben.
« Red, murmura Elaine d’un ton rempli d’embarras. Tu es épuisé. Il faut que tu te reposes. »
Il sortit de sa torpeur. Il voulait lui demander de le toucher. Il voulait lui demander de poser ses mains sur lui comme une guérisseuse, même si, à l’évidence, personne ne le guérirait. « Tu te rappelles la première fois que je t’ai invitée à dîner ? l’interrogea-t-il. Nous étions dans une voiture comme celle-ci. Cela fait moins d’un an. Tu te rappelles que je t’ai raccompagnée chez toi à l’aube, après l’amour ? Nous étions dans une voiture comme celle-ci. Ça paraît impossible que si peu de temps se soit écoulé. »
Elaine semblait de plus en plus mal à l’aise. Elle hocha la tête d’un air distant. « Tu es épuisé, répéta-t-elle.
— Le temps fait un drôle d’effet quand on a un corps en caoutchouc. Il s’enroule, se dilate et se contracte. Le temps de chacun est à l’image de son corps.
— Mon Dieu, Red.
— Je suppose qu’il est inutile que je te demande de ne pas me laisser seul, soupira-t-il alors. Qu’il est inutile que je te demande de partir quelques semaines en Europe avec moi. »
Elaine détourna les yeux. « Ne me demande pas ça, dit-elle en fixant la route derrière la vitre. Ce n’est pas juste de me le demander.
— Tu as raison », admit Red, les yeux toujours mi-clos, tout en observant le profil blanc d’Elaine. Il n’avait plus grand-chose à ajouter. Il n’était pas étonné, seulement éreinté. Au fond, tout était si simple : le silence, le visage d’Elaine tourné vers la fenêtre, l’odeur du cuir de la banquette. Le désir de Red de ne pas se retrouver seul et le fait que bientôt il le serait.
« Je me rappelle la fois où tu m’as invitée à dîner, je me rappelle que tu m’as raccompagnée chez moi à l’aube, à travers les rues trempées de la ville. Je me rappelle tout, Red, j’étais là, à côté de toi. » D’un coup, elle se tourna vers lui, ce qui l’obligea à plisser les yeux et à gémir tant il était ébloui. « Regarde-moi, Red. J’ai un but, tu as toujours su que j’en avais un. Dans cinq jours, je partirai en mission. Ç’a été une folie de venir ici aujourd’hui, en pleine préparation au départ. J’ai un avion à prendre pour rentrer à Houston. Bientôt je vais partir, Red. Ne me demande pas l’impossible. Je ne suis pas un super-héros, je ne peux pas réaliser l’impossible. »
Red poussa un nouveau gémissement.
« Toi aussi, tu as une chose à faire, poursuivit patiemment Elaine. Une chose plus importante que de fuir en Europe avec moi. Rester à New York, suivre l’enquête sur le meurtre de Franklin. N’est-ce pas ton rôle, désormais ? »
Red continuait à garder les yeux fermés. Sur ses paupières, la lumière de l’après-midi était une lame en attente. Red pouvait deviner l’éclat du monde, de plus en plus intense, comme un incendie, comme le reflet d’un immense désert. « L’enquête, fit-il. Ce serait réconfortant de pouvoir m’agripper à cet espoir. De vivre pour obtenir que justice soit faite. » Sa voix se brisa. « Je me demande bien ce que pourra révéler l’enquête. Je me demande si ça ne se passera pas comme pour Batman. Les policiers ne trouveront pas les commanditaires et deviendront fous. Je me demande ce qu’on pourra dire, ce qu’on pourra apprendre qui compense tout ça et me soustraie à ce tourment. »
Elaine ne répondit rien. Red pouvait percevoir sa présence sur la banquette. Elle, la fille qu’à cet instant précis il ne voyait pas, perdue dans la lueur derrière ses paupières, la fille à la peau aussi lumineuse qu’un fantôme, la fille qu’il avait cru serrer dans ses bras mais qu’il n’avait pu qu’effleurer. La fille-mirage, la fille-illusion. La fille qu’il avait inutilement, fatalement, placée au centre du monde, alors qu’ils étaient pris dans une spirale qui tournait de plus en plus vite, sans qu’il s’en aperçoive.
Dehors, Manhattan glissait vers le crépuscule. Le bruissement de la ville devenait plus doux et les passants qui ignoraient tout défilaient le long de la voiture, tandis que dans un Starbucks voisin des gens lisaient les nouvelles sur leurs ordinateurs portables : L’ADIEU À FRANKLIN RICHARDS. NEW YORK S’EST ARRÊTÉE POUR FRANKLIN. Pris par une vague appréhension, le chauffeur tournait autour du véhicule et observait du coin de l’œil les vitres opaques de la voiture. Puis il vit la portière s’ouvrir et Red Richards s’extraire du véhicule, les yeux fermés, comme si on les lui avait aspergés d’eau salée. Red trébucha sur lui et le chauffeur le retint : « Tout va bien, monsieur ? »
Red rouvrit lentement les yeux et fixa l’homme qui le retenait, d’abord incapable de le reconnaître. Puis il comprit. Un chauffeur. Un homme solide, la cinquantaine, un parmi les centaines de chauffeurs croisés dans sa vie, année après année, dans les coulisses de cette ville ambiguë. Il eut la force d’ébaucher un sourire. « Oui. Accompagne la jeune femme à l’aéroport, s’il te plaît. »
Après les obsèques, Red regagna son appartement vide. Il traversa la salle de réunion, le bureau d’Annabel, et fut chez lui, dans la partie privée. Tout était plongé dans une profonde immobilité. Le divan dans lequel Ben avait sangloté pendant des heures portait encore la marque de son corps imposant. Dans la cuisine flottait le parfum des mille thés préparés par Annabel durant ces jours. Des tasses vides. Des verres sales.
Tout le monde lui avait assuré que, le soir, il serait épuisé et tomberait comme une masse. Par chance, la douleur fonctionne de cette façon. Dès que tu poseras la tête sur l’oreiller, le sommeil viendra à ton secours. En effet, il était fatigué et, dans cette fatigue inconcevable, il sentait son corps lointain, étranger, comme vidé de son sang. Mais sa conscience résistait. Cette longue journée ne voulait pas se terminer. Et donc ils se traînèrent, son corps et lui, à travers les pièces plongées dans le silence. Les pièces dans lesquelles Franklin avait grandi. Les pièces où son fils avait vécu, respiré, senti. Les pièces où Elaine était passée et où ils ne s’étaient jamais rencontrés, où ils ne se rencontreraient jamais.
Il se déshabilla rageusement et se précipita sous la douche afin que le bruit de l’eau chasse le silence. D’abord tiède puis de plus en plus chaude, l’eau enveloppa son corps. Red augmenta la température. Encore plus chaude. Lorsqu’elle fut brûlante, il ouvrit grand la bouche sans émettre aucun son et se précipita hors de la douche, dégoulinant et tremblant, la peau rouge, la chair molle... Il s’effondra au sol. Son corps caoutchouteux se déformait, il s’allongeait tel un filet de bave, et Red continuait à ramper, nu, dans le vide de ces pièces.
Le lendemain matin, Szepanski le trouva encore éveillé, assis sur le bord du lit et toujours nu. « Mon Dieu, Red, fit le médecin tout en préparant une piqûre. J’espère que tu n’as pas fait une autre de tes bêtises. » Il l’examina du regard en cherchant des déformations suspectes. « Je t’avais dit de m’appeler à n’importe quelle heure. »
Red se secoua à peine. « Qu’aurais-tu fait ? » demanda-t-il d’un ton étonnamment âpre.
Surpris, Szepanski recula, mais il reprit aussitôt son air plein d’assurance. « Je crois savoir ce que tu veux dire. Un super-héros aide les autres mais ne peut pas être aidé, c’est bien ça ? Je vais te dire ce que peut faire le docteur Szepanski. » La lumière du matin brilla sur sa peau lisse. « Je peux te faire une bonne piqûre de diazépam. Je peux te faire dormir comme un bébé. Si tu persistes à ne pas dormir, tu sais ce qui se passera. Le cerveau a besoin de sa dose d’activité onirique. Si on la lui refuse, il se met à rêver pendant qu’on est éveillé, et il finit par confondre le rêve et la réalité. »
Red vit le médecin approcher, la seringue à la main. Il se demanda ce que pouvait bien savoir de la réalité un homme qui passait son temps à se faire refaire le visage. « Je ne suis pas sûr de vouloir dormir, dit-il.
— Allons, Red, s’emporta Szepanski, une ride de déception sur le visage. Tu sais que je veux t’aider, mais je ne peux pas rester toute la matinée. Je déjeune avec mon éditeur. »
Red ne savait pas de quoi il parlait. Peut-être Szepanski avait-il écrit un livre, un ouvrage consacré à la chirurgie esthétique, pourquoi pas. Ma foi, songea-t-il, les gens vont déjeuner avec leur éditeur. Les gens se font refaire le visage avant l’été. Les gens vont surfer sur le Net pour savoir s’il y a eu d’autres attentats, d’autres meurtres dans le monde des super-héros. Les gens se dispersent en mille désirs, les gens s’éprennent de mille ombres, les gens font des enfants et les regardent mourir. Les gens sont piégés sur cette planète. Les gens font vraiment un tas de choses.
Il sentit l’aiguille pénétrer sa peau. Il eut le temps de s’allonger et de s’apercevoir que Szepanski observait son corps nu sans se dissimuler, avant d’étendre un drap sur lui.
Il était dans le sauna panoramique du George Hotel. Il comprit aussitôt que c’était un rêve : Ce sauna n’existe plus. Ce sauna a été détruit par une bombe. Et pourtant tout semblait vivant : le corps des autres hommes dans la pénombre, la chaleur intense, le parfum des bancs de bois. Il sentait la sueur couler dans son dos avec la lenteur d’une larme. Il repensa à ce qu’avait dit Szepanski et décida que le médecin avait menti. Ce n’est pas la réalité qui se met à ressembler à un rêve. C’est le rêve qui devient plus lucide que la réalité.
Lorsque plusieurs hommes furent sortis, il n’en resta plus qu’un. Il était jeune, assis à côté de lui. Dans un brusque sursaut de sa conscience, Red sut de qui il s’agissait. Franklin le regarda en souriant. Son visage couvert de transpiration resplendissait dans le noir. Ils demeurèrent assis, père et fils, à observer le panorama à travers la baie vitrée. Sous leurs yeux, New York était immobile. Red ne savait pas s’il transpirait ou pleurait, assis sur ce banc, près du corps nu de son fils. Quand il ne put résister plus longtemps, il l’enlaça, fort, et sentit les jeunes muscles de son fils. « Tu es ici, tu es avec moi », soupira-t-il.
Franklin fit un sourire embarrassé. « Nous ne sommes pas seuls, Papa », se contenta-t-il de dire.
Red distingua une autre silhouette dans le coin opposé du sauna. La mystérieuse présence glissa dans l’ombre avec lenteur. Il devina qu’il s’agissait d’une femme et quelque chose s’agita alors parmi ses souvenirs. Tout devint clair. D’instinct, il prit Franklin par la main et le conduisit vers la femme. Autour d’eux, l’air était un souffle chaud. Le sauna était aussi sombre et chaud qu’une bouche. Ils s’assirent tout près : Red, Franklin et Elaine. Nus, émouvants et purs. Au bord des larmes, Red effleura leurs lèvres à tous les deux, puis il poussa avec douceur leurs têtes l’une vers l’autre. Franklin et Elaine se regardèrent en riant. Ils se tournèrent vers Red comme pour lui demander une dernière fois son approbation, puis ils s’embrassèrent. Red sentit quelque chose se dénouer dans sa poitrine, et enfin les larmes coulèrent.
Il savait que tout allait bientôt se terminer. Il savait qu’une explosion allait tous les balayer. Et pourtant le temps continuait à se dilater. Red scruta leurs corps et la marque plus claire du maillot de bain sur leur peau, les mains de chacun dans les cheveux mouillés de l’autre. C’était physique. C’était vrai. Au point qu’un espoir absurde surgit en Red : Ce n’est pas un rêve. Il est encore en vie. Ce n’est pas un rêve, tout le reste est un rêve.
Il se réveilla en sursaut.
Bien que son réveil indiquât qu’il avait dormi quatorze heures d’affilée, il se sentit aussitôt lucide. Épuisé, comme avant. Dans son souvenir, le rêve n’avait pas la saveur d’un rêve, mais d’une autre réalité, aussi détaillée que celle dans laquelle il se trouvait à présent. Il se mit à errer dans la maison, au milieu de la nuit, et se demanda si désormais ce serait cela, sa vie. Une longue journée ininterrompue. Endormi ou éveillé, mais toujours plongé dans le même tourment.
L’aube n’était pas encore levée quand il alla dans son bureau, en tenue de travail, tout en sachant que ce jour-là il ne ferait rien. Annabel passerait rapidement, juste pour s’occuper du courrier. La Fondation Richards avait suspendu ses activités pour quelques jours. Elle les reprendrait la semaine suivante, par un conseil de direction qui, Red le savait, proposerait de donner à la fondation le nom de Franklin.
Il attendit dans la pénombre que son ordinateur démarre puis tapa le nom de son fils dans Google. Il refit cette opération à plusieurs reprises, comme s’il soupçonnait le moteur de recherche de lui cacher quelque chose, de lui dissimuler une part de vérité. Les résultats affirmaient qu’un demi-million de personnes avaient assisté aux obsèques de Franklin. Ils affirmaient que deux adolescents s’étaient suicidés, une photo de Franklin à la main. Ils affirmaient que les services diplomatiques étaient inquiets, car le jeune homme se rendait non seulement dans les zones de guerre pour réparer les dégâts que nous faisons, mais il contribuait également à restaurer l’image du pays. Maintenant qu’il est mort, qui lavera la conscience de l’Amérique ? Ils affirmaient que, dans de nombreux blogs très fréquentés, on l’accusait, lui, Red Richards, ce vieux « héros » qui n’a pas su sauver son fils et vers qui était sans doute dirigé l’attentat.
Les résultats de la recherche affirmaient mille autres choses que Red persista à lire jusqu’à en avoir mal aux yeux. Plus tard, il entendit du bruit dans le bureau contigu. Annabel. Red se retira dans ses appartements, déterminé à éviter sa secrétaire. Il resta enfermé dans la salle de bains et laissa couler l’eau de la douche, au cas où elle se risquerait à le chercher. Il se perdit dans le vacarme du jet d’eau comme dans celui d’une lointaine marée, tandis que ses pensées tourbillonnaient autour de ce qu’il avait lu sur le Net, autour du rêve qu’il avait fait, de la dernière conversation qu’il avait eue avec Elaine. Quand il sortit, tout était silencieux. D’un pas prudent, il regagna son bureau. Sur sa table de travail reposaient une pile de courrier et un sac contenant ses beignets préférés.
Il huma ces derniers. Dans sa vie d’avant, ces beignets avaient été une habitude, un rituel. À présent il se contenta de les regarder comme s’il ignorait leur fonction, avant de se consacrer au courrier laissé sur son bureau. Presque uniquement des mots de condoléances et les premières lettres de femmes qui l’avaient vu à la télévision. Je pense à toi. Je sais que cela peut paraître stupide, mais en te voyant à la cérémonie, j’ai eu envie de t’enlacer. Voici mon numéro, au cas où tu voudrais m’appeler. Le halo de la tragédie avait dû lui donner une nouvelle forme de sex-appeal. Il savait qu’il recevrait d’autres lettres de ce genre dans les prochains jours. Il savait qu’il devrait plus que jamais se défendre et défendre sa douleur, afin que personne ne s’en serve pour satisfaire de stupides fantasmes.
Il était prêt à ne pas répondre à ces lettres, à ne pas répondre aux messages électroniques ni aux appels. Il était prêt à dire à tous qu’il voulait rester seul. Mais en fait, ce jour-là, il ne reçut aucun appel, et les jours suivants non plus. Le silence enveloppa sa vie. Ses amis respectaient sa douleur ou bien, plus vraisemblablement, elle les plongeait dans l’embarras. Les gens sont embarrassés par la douleur d’autrui. Ils sont soulagés à l’idée de ne rien pouvoir faire pour vous.
Il se demanda si les amis de Sue étaient différents. Il se demanda ce qu’elle faisait, dans ces jours-là, si elle avait réussi à pleurer ou si elle était invisible dans le coin d’une pièce. Penser à Sue le remplissait d’effroi. Elle était sa mère. Elle était sa mère et moi son père.
Les jours qui suivirent, il fit de nombreux rêves où apparaissait Franklin, et d’autres encore où figurait Elaine. Chaque fois, il se réveillait sans heurts, comme si la transition n’avait guère d’importance, comme si le sommeil et la veille avaient la même consistance. Il n’y avait pas de séparation. Il n’y avait aucune différence. En plein sommeil comme éveillé, il sentait son corps brûler ; en plein sommeil comme éveillé, il éprouvait le même besoin. Celui de s’étirer, sans savoir vers quoi.
Parfois, tôt le matin, le téléphone le réveillait. C’était presque toujours la police et cela concernait le service de protection rapprochée mis en place devant chez lui. À deux reprises, les policiers étaient venus lui parler de l’enquête en cours. Quand Red avait évoqué l’histoire des lettres anonymes reçues durant les mois précédents, ADIEU CHER MISTER FANTASTIC, l’inspecteur De Villa avait hoché la tête et paru étonné. Il avait réfléchi en se caressant lentement le menton. « J’aimerais vraiment savoir qui envoie ces lettres. Il semble que Batman ait reçu le même message d’adieu. Vous auriez dû nous en parler, monsieur Richards.
— Mon Dieu. » Red avait eu du mal à s’exprimer. Les mots pesaient incroyablement lourd sur ses lèvres. « Vous pensez que ces lettres étaient une sorte d’avertissement ?
— Disons que... » De Villa avait semblé sur le point d’annoncer quelque chose. Puis il avait renoncé. « Nous ne sommes pas sûrs que ce soient bien les responsables de l’attentat qui vous les ont envoyées. Mais vous auriez dû nous en parler », avait-il simplement commenté.
Un après-midi, ce fut le tour de Ben. Red venait de se réveiller après un de ses rêves agités quand il entendit le téléphone sonner. Il se leva pour répondre. La voix rauque de son vieil ami envahit le combiné. « Écoute, Red. Ne te laisse pas écraser par l’impuissance et le sentiment de culpabilité. On n’est pas encore certains que la bombe ait été placée là pour toi et, dans tous les cas, tu ne pouvais rien faire pour empêcher ce qui est arrivé. »
Red écouta son ami respirer loin de lui. Hypnotisé par le son de ce souffle qui résonnait dans son oreille comme le bruissement d’un océan en attente, il marqua une longue pause. « J’aurais pu prendre ces lettres anonymes au sérieux, reprit-il ensuite. J’aurais pu prendre au sérieux les visites et les coups de téléphone de l’inspecteur De Villa quand il en était encore temps. Peut-être aurions-nous pu faire quelque chose. À présent il est trop tard. Il est même trop tard pour comprendre.
— De quoi parles-tu ? protesta Ben. La mort de Franklin n’est pas ta faute. Mais c’est ton devoir de découvrir qui l’a causée.
— On sait qui a fait ça. Un groupe de fanatiques qui détestent les super-héros. Le même qui a organisé le meurtre de Batman.
— D’accord. Mais qui y a-t-il derrière ce groupe ? On doit connaître tous les détails, Red. Si nous n’arrivons pas à tout savoir, comment ferons-nous pour survivre ?
— Je ne sais pas. » Il déglutit avec difficulté et s’efforça d’expliquer ce qu’il éprouvait : « Regarde l’affaire Batman. Le procès dure depuis des semaines et il est clair qu’on ne saura jamais toute la vérité. Il se passe quelque chose d’horrible, Ben. Appelle ça terrorisme si tu veux. Appelle ça complot, appelle ça comme tu préfères. Quoi qu’il advienne, nous deviendrons fous, que nous renoncions à découvrir les responsables ou que nous nous acharnions. Et si vraiment il s’avérait que j’étais l’objectif de cette bombe... » Il ferma les yeux et un frémissement le parcourut. « Je ne veux pas y penser. »
Ben émit un gémissement. « Je ne peux croire que tu parles ainsi. Les premiers jours, tu étais enragé, tu criais vengeance et voulais collaborer avec la police. » Sa voix vibrait d’indignation. « Si les choses sont comme tu le dis, que nous reste-t-il à faire ? Si nous n’avons aucune chance de connaître toute la vérité, que nous reste-t-il ? Que te reste-t-il ? Que vas-tu faire, Red ? » Ben reprit son souffle. « Tu vas t’enfuir avec ta petite fleur ? » demanda-t-il cruellement.
Red toussa. Une épine de tristesse s’était fichée dans sa gorge. Il ouvrit la bouche sans parvenir à respirer : « Non, Ben. Pas de fuite. Aucune petite fleur », répondit-il d’un ton sinistre.
Enfin, deux jours plus tard, l’inspecteur De Villa refit son apparition. Il était seul, aucun collègue ne l’accompagnait. Il annonça qu’il y avait du nouveau et parut hésiter, gêné, se demandant peut-être si Red était prêt à entendre ce qu’il venait lui dire. D’après le policier, plusieurs éléments indiquaient que Franklin avait pu être pris pour son père. Par exemple le fait que la réservation du sauna eût été enregistrée sur les ordinateurs du George Hotel au nom de Richards tout court. Le fait que le système informatique de l’hôtel eût subi des intrusions, signe que quelqu’un avait pu jeter un coup d’œil aux réservations. Ces circonstances, ainsi qu’une série de détails supplémentaires, suggéraient que Red était le véritable objectif. Le policier en était raisonnablement convaincu.
« Vous estimez que ce sont des preuves concluantes ? » tenta de s’opposer Red.
Les yeux irrités, aussi rouges que deux petits brasiers, De Villa ne répondit pas tout de suite, il laissa errer son regard indéchiffrable et grave sur le visage de Red. « Ces gens ne voulaient pas tuer le fils d’un super-héros. Il s’est agi d’une tragique méprise. »
Red baissa la tête. « Vous avez de la famille ? » fut tout ce qu’il songea à répondre.
Le détective tressaillit. « Non. » Gêné, il recula d’un pas puis rectifia : « Un frère. Nous nous voyons rarement. » Bien que De Villa eût sans doute passé la trentaine, à la lumière du jour son visage sembla soudain beaucoup plus jeune. L’homme, à l’aspect froid et vulnérable, s’éclaircit la gorge : « Je comprends ce que vous voulez dire, monsieur Richards, dit-il d’une voix rauque empreinte d’émotion. Vous voulez savoir si je peux mesurer la perte que vous avez subie. Je le peux, croyez-moi. Je sais également que ce que je suis venu vous dire aujourd’hui est susceptible de constituer un choc supplémentaire. »
Red congédia le détective sans ajouter un seul mot. Il avait la gorge sèche, aride. Il n’y avait rien d’autre à dire. Ils ont tué le mauvais Richards. Mon fils est mort à ma place. Le véritable objectif de l’attentat était Mister Fantastic. Le véritable objectif était le vieux héros.
Autrefois, cette ville avait été la Terre promise, le lieu où chacun deviendrait lui-même, un labyrinthe de tours en verre capables de refléter le ciel et toute sa lumière. Autrefois, cette ville avait été la ville sainte, la ville élue, celle dont le salut était le salut de toutes les autres, la ville dont la splendeur était la splendeur du monde. Autrefois, cette ville était sa ville, et il aurait prononcé leurs noms, le sien et celui de la ville, tels ceux d’un couple d’amants millénaires qui existaient depuis toujours l’un pour l’autre.
Red sortit en milieu de matinée. Son geste surprit les hommes chargés de sa protection, qui le suivirent jusque dans le hall puis dans la rue, où, au lieu de monter comme d’habitude dans une voiture, il se glissa agilement parmi le flux des passants. « Monsieur Richards... Monsieur ! » entendit-il un des hommes l’appeler.
Red pressa le pas. Autour de lui, New York pulsait comme un quasar. Il pouvait sentir la vibration de la ville, composée de mille échos superposés, les moteurs des voitures, les rames souterraines, les multitudes de cœurs qui battaient à l’unisson sur les trottoirs. Suivi par ses anges gardiens inquiets, il se mit à courir et slaloma parmi la foule. Il sentait la pulsation dans ses jambes en caoutchouc. De plus en plus forte, comme un compte à rebours.
Il se demanda si, malgré la distance, New York vibrait dans l’attente de ce qui devait se passer ce jour-là, quelque mille milles plus au sud. Kennedy Space Center, Floride. C’est là qu’aurait lieu le lancement. Une navette s’apprêtait à quitter la surface terrestre. C’était le grand jour pour Elaine, le jour de son envol dans l’espace.
Red leva les yeux vers le ciel et se sentit étouffer à l’idée qu’elle s’apprêtait à traverser ce ciel, à fuir dans un espace lointain alors qu’il resterait prisonnier sous cette nappe blanche, dans cette serre chaude. Le soleil lui piquait la peau. Red perçut un voile d’humidité sous ses vêtements, son corps élastique était de plus en plus fatigué. Il descendit par une bouche de métro et sema définitivement les hommes de la protection rapprochée. Puis il se retrouva dans un couloir, le long des quais.
Il aurait voulu se calmer. Reprendre son souffle. Mais il continua à marcher nerveusement, à faire les cent pas. De temps en temps, il croisait le regard des autres voyageurs qui, peut-être, l’avaient reconnu. Un vieux super-héros à la chemise trempée de sueur. Un vieil homme au visage boursouflé, aux cheveux pâles et argentés.
Enfin les rails émirent un sifflement. Au loin apparut le nez d’une rame, lumineuse et rapide, précédée par un courant d’air chaud. Red monta et resta debout, en équilibre, sans même savoir dans quelle direction il allait. Il se laissa transporter dans le tunnel sombre à travers les viscères de la ville. Le train prit de la vitesse. Loin du tourment, loin de tout. Loin du bureau, loin de chez lui, loin de la pièce où il rêvait de Franklin, où il rêvait d’Elaine. Loin des rues où il avait été un héros, où tout avait été à la portée de ses bras et où chaque chose éveillait ses regrets.
Là-haut, la ville continuait à vibrer. Là-haut, les gens sillonnaient les trottoirs, buvaient du café, avalaient un sandwich ou réservaient une table pour déjeuner. Là-haut, les gens lisaient le Village Voice, conversaient dans leur téléphone portable, s’endettaient un peu plus au moyen de leurs cartes de crédit, cherchaient les vacances parfaites et rêvaient de se désintoxiquer de quelque dépendance, ou simplement de tomber une nouvelle fois amoureux. Là-haut, les gens agissaient comme toujours. Ingénus ou sans illusions, ils répétaient des gestes bien connus et interprétaient leur rôle habituel.
À plusieurs reprises, le train s’était arrêté avant de redémarrer. Lorsque Red reconnut le nom d’une station, dans Brooklyn, quelque chose commença à s’illuminer au fond de son esprit. Il descendit à la suivante. Il avait compris quelle était sa destination. Il prit un autre train, cette fois vers l’est.
Les minutes s’écoulèrent et, de plus en plus confiant, Red se laissa transporter jusqu’au dernier arrêt. Rockaway Beach. En sortant, il remarqua que la température avait augmenté. Il marcha en direction de la plage. Chaude et brillante, la bande de sable s’ouvrait devant lui, bordée plus bas par la ligne de l’eau. Le murmure de l’océan monta jusqu’à lui et la brise poussa sur sa poitrine pour la gonfler telle une voile.
Red respira. Il retira ses chaussures. Le sable était brûlant et des fragments de coquillage lui firent mal aux pieds. Le soleil l’obligea à baisser les yeux. Sur le sable, les empreintes de mille promeneurs se chevauchaient : Peut-être les miennes et celles de Ben y sont-elles encore. Peut-être aussi celles de l’enfant qui est venu nous voir et a demandé à Ben si son corps était pour de vrai. Il y a seulement deux semaines. Il y a deux semaines, j’étais ici, sur la plage, sans rien savoir ni prévoir.
Il n’était pas seul. Quelques personnes marchaient au bord de l’océan, en silence, d’autres étaient allongées et prenaient le soleil, écrasées par le toucher de cette lumière si forte. Des personnes inquiètes, comme lui. Des personnes égarées, comme lui. Des personnes-ombres qui glissaient, légères et presque privées de poids, sur le sable blanchi par le soleil. Poussé par le vent, Red marcha longtemps. Le bruissement de l’eau semblait l’encourager et lui souffler quelque chose à l’oreille. Il crut comprendre. Il ne devait pas s’arrêter là, il devait poursuivre le voyage. Solennel et désespéré, il reprit son chemin avec ce qu’il lui restait d’énergie, ses membres de plus en plus tendus. Il trébucha et tomba au sol. « Tout va bien, monsieur ? Je peux faire quelque chose ? »
Qui qu’il fût, celui qui avait posé ces questions n’obtint pas de réponse. Red se releva, coupa à travers la plage pour regagner le front de mer et retourner à la gare. Voilà ce qu’on pouvait faire pour lui : le conduire en direction du nord, jusqu’au croisement avec la ligne de train de Long Island. De là, il reprendrait vers l’est. À présent il connaissait sa destination finale. Vers l’est. Direction Montauk.
Dans le train, il se sentit observé. Ses vêtements étaient couverts de sable et c’est seulement alors qu’il réalisa : il lui manquait quelque chose. Mes chaussures. J’ai dû les abandonner sur la plage. Nullement embarrassé, il examina ses pieds, presque ému par ces extrémités si nues, si vulnérables. Il songea aux pieds d’Elaine, aux pieds des femmes qu’il avait aimées. Il songea aux pieds de roche de Ben, à ceux si doux de Franklin lorsqu’il était enfant. Il songea aux pieds des gens, à leurs mains, aux extrémités qui les délimitent et leur permettent de se tendre vers l’extérieur. Lancé vers les Hamptons qu’il laissa derrière lui, village après village, le train traversa Long Island dans toute sa largeur. Par la fenêtre, l’île était comme un rêve dense et prolongé et, par moments, l’océan parallèle aux rails brillait au loin.
Ce fut un long voyage, environ deux heures. Enfin, à la dernière station, cette petite ville au nom indien, Red descendit. Montauk, la dernière frontière. La pointe de l’île, l’extrême ramification. Le lieu où la riche île se terminait, tendue dans le vide, vers l’ampleur de l’océan, vers le ventre noir de l’Atlantique. Dehors, un seul taxi attendait devant la gare. Red monta sans un mot et croisa le regard étonné du chauffeur.
« Vous allez où ? demanda celui-ci en fixant son passager dans le rétroviseur.
— Au phare, répondit Red.
— Un endroit charmant, observa le chauffeur. Un endroit romantique, si je puis me permettre. Les amoureux adorent ce phare. » Il laissa passer quelques instants puis reprit : « Vous venez de New York, monsieur ? Vous êtes sûr que tout va bien ? demanda-t-il dans un souffle, comme si les deux questions étaient liées.
— Ne vous en faites pas, répondit Red avec détermination. J’ai de quoi payer la course. Conduisez-moi au phare, s’il vous plaît. J’ai voyagé toute la journée pour y arriver. »
Le véhicule partit sans un bruit. Les rues de la petite ville étaient calmes. Des touristes silencieux marchaient, semblables à des spectres. Le taxi sortit de la partie habitée et s’enfonça dans le vert du promontoire. Brillant dans la lumière argentée, il avançait avec une apparente tranquillité. Le ciel semblait de cristal. De plus en plus proche, la tour du phare se dressait devant eux, telle la tige d’une énorme fleur solitaire. Au-delà de la côte, l’océan écumait. La voiture s’immobilisa sur un terrain vague au-dessus duquel flottait le drapeau américain, et, accueilli par le vacarme de l’océan, Red descendit du taxi.
Il régla la course puis entreprit de grimper dans le phare. Il commença à monter les marches métalliques. Il était sans doute le seul visiteur. Il écouta l’écho de sa respiration dans l’escalier, jusqu’au moment où il déboucha au sommet de la tour. Tremblant de plus en plus fort, il sortit et se tint à la rambarde. Enfin arrivé. Il m’a fallu si longtemps. Quand suis-je venu ici la dernière fois ? Peut-être lorsque Franklin était adolescent.
Il était bel et bien le seul visiteur et, soudain, il se détendit, reconnaissant de pouvoir jouir d’une telle solitude, de pouvoir goûter le bruit du vent et de la mer. Pour la première fois depuis de nombreux jours, des mois peut-être, il éprouva un sentiment proche de la paix. Être là avait un sens. Ce phare avait un sens. Oh, cette tour avait guidé des générations de marins. Au fil des siècles, du haut de ce phare, des générations de gardiens avaient envoyé des signaux lumineux et observé l’horizon avec des yeux pleins d’espoir, de terreur ou de nostalgie. À gauche, on devinait les côtes de la Nouvelle-Angleterre, tandis qu’en face on voyait une vaste étendue profonde et bleue. L’océan, rien d’autre que l’océan. L’écume, le courant, un miroir liquide qui recouvrait les failles, les fonds marins, les chaînes de montagnes enfouies, les épaves, une masse salée au goût de larmes : celles de l’Amérique, celles de l’Europe.
Red continua à scruter l’horizon. « L’Europe », murmura-t-il. « L’Europe », dit-il encore, en savourant le son de ces mots, comme s’il s’agissait d’une promesse oubliée. Puis il prononça d’autres noms, l’un après l’autre, en laissant le vent les emporter avec lui : « Franklin », « Elaine », « Sue ». Il s’éclaircit la voix. « Red », dit-il enfin à la manière d’un appel, à l’intention d’un nouveau Red qui l’écouterait sur l’autre continent, depuis une lointaine côte.
Il commença à se déshabiller et, malgré la chaleur, son corps frémit. Lorsqu’il fut entièrement nu, il sentit une décharge, une sensation ambiguë et presque érotique, un tremblement qui n’était pas que désagréable. Il aurait voulu toucher quelqu’un. Tout et tous lui manquaient. Le monde est ici, devant moi. Il avait besoin de s’agripper à quelque chose. Après avoir étiré les jambes pour en faire deux fines cordes, il les noua étroitement à la rambarde. Et voilà. Il n’avait pas mal. Il était comme anesthésié, possédé, comme si son corps avait cessé de lui appartenir. Comme s’il décidait enfin seul, enfin libéré. Red se sentait à la fois confus et lucide. C’est absurde. Je dois le faire. Mon Dieu, se dit-il, désirant rire de lui-même, là-haut sur ce phare, nu et attaché à la rambarde. Il se pencha, le buste au-dessus du vide. Puis il prit une grande inspiration et s’élança.
Il s’étira par-dessus les rochers. Il s’étira par-dessus le rivage. Il s’étira par-dessus la bande de mer transparente, jusqu’à l’endroit où s’ouvrait l’abîme le plus sombre. Sans effort, il s’étira de plusieurs milles, mû par son seul élan, par la tension de ses muscles, ses jambes attachées à la rambarde qui servait d’axe. Il s’étira sur l’étendue de mer, vers le grand large, vers la côte en face, le reste du monde. Les traits déformés, il s’étira en pleurant de douleur, convaincu d’y parvenir : J’enlacerai le monde, je le serrerai tout entier. Mais, lorsqu’il perçut la déchirure, il ne s’étonna pas. Je le savais. J’avais quelque chose au côté. Une graine de souffrance prête à pousser.
À plusieurs milles de distance, il sentit la blessure s’élargir et, bien qu’il sût que l’attendaient de longues minutes d’agonie, il conserva son calme. Je suis Red Richards. Je suis Mister Fantastic. Mon fils a été emporté par les flammes, je serai emporté par la mer. Il chuta parmi les vagues en se contorsionnant comme un serpent, la bouche remplie d’eau salée. Ses hurlements se perdirent quelque part dans les profondeurs marines, semblables au cri de baleines lointaines, et toute la douleur qu’il avait éprouvée au cours de sa vie revint d’un coup, une dernière fois, avant de se concentrer en une sensation neutre, parfaitement neuve. Cette fois, c’est vrai. Je ne retrouverai plus ma forme d’origine. Je ne reviendrai pas en arrière. Je ne reviendrai pas.
Là-bas, là où son corps s’était déchiré, le sang coulait sans interruption, presque avec lenteur, composé de cellules qui, à peine sorties, continuaient à se dilater, à s’élargir dans l’eau telles des méduses. La tache rouge se répandit pendant des milles et, l’espace d’un instant, juste avant d’être balayée par le courant, elle dessina les contours d’un visage. L’océan demeura immensément muet, un silence aussi aigu qu’un cri. Tout était fini. Toute douleur avait cessé. Au loin, on distinguait tout juste le vrombissement de deux avions et peut-être aussi le passage d’un cargo mélancolique.
Mille sons imperceptibles se mêlaient. L’écho des ondes radio et magnétiques vibrait tout autour, électrisant l’air de leur chant insaisissable et enveloppant la terre de leur flux d’informations. Bientôt, la nouvelle circulerait sur toute la planète : un autre super-héros était mort. Red Richards, le père de Franklin, vieille gloire du groupe, avait quitté ce monde.
Pour le moment, d’autres nouvelles occupaient les ondes. Des nouvelles impressionnantes, comme toujours, et banales, comme toujours aussi. Les bourses mondiales avaient connu un sursaut. Des soldats américains avaient été tués au Moyen-Orient. La NASA avait effectué un lancement depuis sa base de Floride. Tout s’était bien déroulé, la navette était sortie de l’atmosphère terrestre. À l’intérieur se trouvaient trois hommes et une femme, tous en parfaite santé, aux dernières nouvelles.
*
En effet, à bord du vaisseau spatial, les membres de l’équipage allaient on ne peut mieux. En particulier Elaine Ryan. À vrai dire, jamais elle ne s’était sentie aussi bien. Au décollage, elle avait éprouvé des sentiments mêlés de panique et de paix, une lucidité qu’elle n’avait jamais connue. Elle avait senti le carburant brûler dans le réacteur, le frottement de l’atmosphère contre les parois de la sonde. Elle avait senti l’écho dans sa poitrine, le sang qui circulait dans ses veines. Elle avait réussi. Pendant des années, elle avait vécu en apnée, concentrée sur ce seul objectif, et affronté le scepticisme des autres. Mille fois, elle s’était sentie seule. Pendant des années, elle avait couvé son désir, elle en avait supporté le poids. À présent, tandis que la navette échappait à l’attraction terrestre et que le commandant dictait ses ordres à l’équipage, elle se sentait aussi légère qu’un flocon de neige.
Elaine sortit de sa torpeur. Il y avait dans son corps une stupeur nouvelle, un profond sentiment de nostalgie et de détachement. Elle se tourna vers le hublot du vaisseau. Ses yeux s’écarquillèrent, ses pupilles s’ouvrirent comme des fleurs. La Terre était au-dessous. Un astre solitaire, lumineux, à l’aspect fragile, qui semblait modelé dans une lumière pure. Oh, voici sa planète. La couche d’air et d’eau dans laquelle la réalité se formait puis se dissolvait, où tout était fait pour être perçu, où les souvenirs s’accumulaient. Elle y était née, dans cette atmosphère fluorescente. Elle y avait grandi. Dans cette lumière bleuâtre, elle était allée à l’école et avait lu des biographies de super-héros, elle avait découvert le goût des larmes, la déconcertante saveur du vrai et du faux. Ç’a eu lieu pour de bon. J’ai décollé vers l’espace. Malgré la fatigue, malgré les obstacles. Malgré Red.
Elaine pensa à cet homme, là-bas, et à l’étrange relation qu’elle avait eue avec lui. Elle pensa à l’embarras qu’elle avait éprouvé quand Red lui avait demandé de ne pas partir. Il avait essayé de l’apitoyer en profitant de la mort de son fils. Vilaine tactique. Elaine avait été déçue. Pendant quelque temps, au début, leur relation avait été intense, car les hommes d’âge mûr savent séduire, et coucher avec un héros de son enfance, voilà qui ne manquait pas de charme, c’est certain... Parfois, avec lui, elle s’était même laissée aller. Dommage que Red ait entretenu tous ces fantasmes. Les hommes de cette génération avaient quelque chose d’égoïste. Ils provenaient d’une époque avide et avaient traversé un siècle où l’on croyait pouvoir tout conquérir : liberté, célébrité, gloire publique et joies privées. D’après elle, les temps avaient changé depuis un bon moment. Et, surtout, plus personne n’avait le droit de posséder quelqu’un d’autre. Je ne pouvais pas rester avec toi. Près de toi je n’étais pas réelle, j’étais juste une de tes obsessions.
Le vaisseau vibra à peine. Elaine jeta un dernier coup d’œil à travers le hublot pour repérer le point où surgissait sa ville. New York. Elle observa la ligne côtière comme s’il s’agissait d’un lointain mirage. Elle était trop loin pour distinguer Staten Island, mais elle reconnut la forme allongée de Long Island. À côté de l’île, elle aperçut quelque chose d’insolite. Elle battit des paupières tout en continuant à regarder. « Tu as vu ça ? entendit-elle le commandant lui demander, les yeux tournés dans la même direction.
— Oui, répondit Elaine, inquiète à la vue de ce spectacle. Est-ce une nappe de pétrole ?
— Je ne crois pas, fit le commandant. Pas de cette couleur. »
Elaine examina la petite tache, tout au fond, ces stries rouges sur le bleu de l’océan. Elle se dit que le commandant avait sans doute raison. Peut-être s’agissait-il d’un phénomène naturel. Une importante colonie d’algues ou un énorme banc de poissons écarlates. Ou qui sait quoi d’autre. Quel incroyable spectacle ! Ce rouge si vif. Une série de frissons lui parcourut le corps et un flux d’amour absolu, désespéré, circula dans ses veines. « Quoi que ce soit, c’est magnifique », décréta-t-elle d’une voix tremblante. Étonnamment, elle se sentait sur le point de pleurer. « Tu ne trouves que la tache ressemble à un visage ?
— C’est vrai », admit l’autre avec la même émotion. Il y eut un instant de silence. « Cette planète réussit encore à nous émerveiller », affirma alors le commandant.