Vladimir Poutine était irrésistible. Vladimir Poutine était sexy. Vladimir Poutine avait un regard bleu acier et portait un tee-shirt moulant qui mettait en valeur ses biceps, aussi gonflés et convexes qu’un ballon de rugby. Le chef d’État le plus sexy de la terre. Lorsqu’il faisait son apparition, hommes et femmes se levaient, et il avait droit chaque semaine à une standing ovation. Suivi par un essaim de photographes, Vladimir Poutine avançait jusqu’au centre de la scène et prenait la pose, affichant des mines intenses et des regards de glace. Il tendait un bras en direction du public qui l’acclamait. C’était l’homme du moment. Il divaguait au sujet des muscles de la grande Russie, demandait au public s’il voulait les voir puis, d’un air triomphal, soulevait son tee-shirt. La moindre excuse était bonne pour exhiber ses abdominaux. Le public riait et les applaudissements repartaient. Vladimir Poutine répétait plusieurs fois le numéro des abdominaux en regardant autour de lui d’un air fat, de plus en plus cocasse, et, chaque fois, il arrachait de nouveaux rires au public. Les muscles de la grande Russie. La scène était toujours un succès.

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Après la pause, c’était le tour d’Arnold Schwarzenegger, un habitué de l’émission, et du numéro de Madonna qui, comme Poutine, ne ratait jamais une occasion d’exhiber ses qualités athlétiques. Madonna dansait un ballet des plus sensuels. Accompagnée par des danseurs qui avaient tous vingt-cinq ans de moins qu’elle, elle agitait le bassin jusqu’au moment où elle se bloquait à cause d’une soudaine et perfide crampe au dos. Le public se remettait à s’esclaffer. Les éclats de rire montaient par vagues chaudes, comme le flux d’une douche bénéfique.

Le rythme de l’émission augmentait à l’approche du finale. Autour du plateau, les objectifs des caméras brillaient. Le regard enfiévré, Mel Gibson apparaissait et récitait au hasard des répliques tirées de ses films les plus embarrassants. Il hurlait comme un fou tandis que Chad, le partenaire de chaque numéro, le suivait pour tenter de lui faire entendre raison. Enfin c’était le tour d’Oprah Winfrey, qui arrivait d’une démarche de reine, radieuse et de blanc vêtue, avec des gestes de bénédiction dignes d’un pape, avant de conseiller des livres qui n’existaient pas, de raconter des bribes d’histoire absurdes et hilarantes. C’était un autre classique de l’émission.

Le générique de fin débuta. Les applaudissements devinrent encore plus chaleureux, presque émus, tandis que le dernier personnage sortait de scène et qu’elle apparaissait, elle, la véritable héroïne, acclamée et adorée, l’unique interprète de l’émission. Sous son véritable aspect, elle sourit pendant un bref instant face aux caméras et au public présent en studio. Celle qui s’était transformée en chacun de ces personnages. Celle qui pouvait devenir n’importe qui, littéralement devenir, en prenant l’apparence des personnages qu’elle avait choisis. Celle qui faisait rire le pays chaque semaine. La mutante la plus célèbre d’Amérique, la vedette indiscutable du Celebrity Mystique Show.

Les objectifs des caméras s’éteignirent tous en même temps, d’un coup, tel un rêve qui s’interrompt. Le générique se tut et, avec lui, les longs applaudissements. Mystique remercia une dernière fois le public en studio, les techniciens, les figurants et les danseurs, avant de se diriger vers les loges en compagnie de Chad. « Mon Dieu, soupira-t-elle. Je me sens épuisée.

— Et moi donc, se plaignit Chad. Ces chaussures sont une vraie torture. » Il portait une paire de mocassins noirs qui semblaient minuscules et était engoncé dans un smoking à paillettes rouges à l’évidence trop petit lui aussi. « Pourquoi la costumière me hait-elle ?

— Mel Gibson en faisait des tonnes », observa Mystique. Son perfectionnisme la poussait chaque fois à chercher des défauts dans l’émission à peine terminée. « J’ai dû exagérer, j’avais du mal à conserver sa forme. C’était la seule façon de rester dans le rôle.

— Moi je crois que c’était très bien comme ça, répondit Chad. Mel Gibson cinglé qui saute dans tous les sens. J’ai failli avoir une crise cardiaque à force de te courir derrière. Sans parler des pieds qui me faisaient mal... Aïe ! se lamenta-t-il en trébuchant. Quoi de pire qu’un gros lard qui a mal aux pieds ?

— Il y a pire, fit Mystique. Une mutante si fatiguée qu’elle ne les sent même plus, ses pieds. »

Ils parcoururent encore quelques mètres jusqu’aux loges. Avant de se séparer, ils échangèrent des sourires las mais somme toute satisfaits, les sourires de deux personnes qui venaient de terminer un travail et, une nouvelle fois, avaient su recréer l’atmosphère d’une émission à succès. Ils avaient réussi. Une fois de plus, ils étaient passés à l’antenne.

Dès qu’elle fut dans sa loge, Mystique s’écroula sur le canapé. Elle ferma les yeux et goûta cet instant. Loin des caméras, loin des regards, loin des lumières du studio. Loin, loin. « Paix », murmura-t-elle dans la solitude de la pièce.

Elle sentait qu’elle respirait péniblement et qu’il y avait dans son estomac une douloureuse excitation. Après l’émission, elle était toujours ainsi. Elle n’aurait pu se transformer ne serait-ce qu’une fois supplémentaire, et pourtant son corps semblait vouloir continuer, passer d’une forme à l’autre, de plus en plus vite, de plus en plus frénétiquement. Son corps était comme un enfant survolté, un animal pris de folie. À présent elle devait le calmer. Les yeux fermés, elle se mit à respirer profondément, lentement, inspirant puis expirant, et elle se perdit dans ce rythme, ce rythme si simple qui avait quelque chose d’élémentaire, de thérapeutique et mystérieux. Ma respiration. Rien d’autre qu’elle.

Ce fut alors qu’un son se glissa dans ses oreilles et la contraignit à rouvrir les yeux. Le téléphone posé sur la table basse. La ligne intérieure. « Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle sans enthousiasme.

— Excuse-moi, fit la voix de l’assistante de production. Juste pour te dire que Gary a appelé peu avant l’émission. C’était trop tard pour te le passer, mais il voulait que tu saches...

— Je t’en prie, l’interrompit Mystique. Je ne veux pas de message de Gary. Dans l’immédiat je ne veux de message de personne. Je veux juste me détendre et faire mes exercices de respiration.

— Je comprends. Il a simplement demandé qu’on te dise...

— Eh. Que dirais-tu de poursuivre cette conversation plus tard ? » Mystique émit un petit rire, le genre de rire nerveux qui lui venait souvent quand elle voulait couper court à la discussion. Sans attendre de réponse, elle raccrocha.

Elle ferma les yeux et se concentra pour essayer de retrouver le même rythme qu’avant. Il s’agissait d’expulser toute trace d’agitation : hors des poumons, hors du corps. Chasser cette sensation d’instabilité qu’elle éprouvait à présent, dans ses membres et au creux de l’estomac. Convaincre son corps qu’il n’y aurait pas d’autre transformation ni d’autre forme à prendre. Plus maintenant, plus aujourd’hui. Expulser Vladimir Poutine, expulser Mel Gibson. Les corps masculins étaient les plus difficiles. Expulser la sensation de leur poids, de leur menton couvert de barbe, expulser la sensation de leurs poils, de leurs muscles sur la poitrine, de leurs fesses étroites et de cet appendice petit mais essentiel qui pendait entre leurs jambes.

Elle commença à sentir un calme nouveau. Un calme tiède, aussi dense que de la mousse, qui se répandit lentement en elle. Vladimir Poutine et Mel Gibson s’évanouirent. Ils finissaient tous par le faire. Elle se sentit enfin redevenir elle-même, sur ce divan, dans la paix de cette loge, quoi que pût signifier cet elle-même. Elle, avec sa peau légèrement bleutée, ses bras fins mais vigoureux. Son visage mûr et ses cheveux sombres. Elle garda les yeux fermés et flotta dans cette paix, dans la saveur retrouvée de son propre corps.

Après s’être détendue pendant une dizaine de minutes, elle se secoua et décida qu’il était temps de bouger. Elle se changea, enfila un chemisier largement décolleté et un tailleur-pantalon. Elle attacha ses cheveux et mit un peu de rouge sur ses lèvres. Et voilà. Comme neuve. Enfin elle ouvrit la porte de la loge et, effrayée, sursauta en tombant sur quelqu’un qui guettait. « Mon Dieu, Susie ! s’exclama-t-elle en portant une main à sa poitrine. J’allais trébucher sur toi, tu m’as fait une de ces peurs ! »

Susie, l’assistante de production, fit un sourire consterné. « Désolée », se dépêcha-t-elle de répondre. Elle n’avait guère plus de vingt ans et paraissait plus menue qu’elle n’était en réalité, avec cette peau blanche toujours prête à rougir.

« D’accord », fit Mystique lorsqu’elle se fut reprise. Elle referma la porte de la loge derrière elle et observa la jeune femme. « À part me faire veillir d’un an, pour quelle raison m’attendais-tu ?

— Euh... Situation compliquée, commença Susie d’un ton prudent. Gary... Je veux dire, comme tu le sais, Gary a appelé avant l’émission. Il voulait t’avertir que... Euh... » Le visage de plus en plus rouge, elle s’interrompit.

« D’accord », répéta Mystique. Elle lui adressa un sourire rassurant, comme pour lui garantir que quoi qu’il arrive elle ne se mettrait pas en colère. « Voyons ça. M’avertir de quoi ? »

Nullement rassurée, la jeune femme écarquilla les yeux, puis elle se décida à parler. « T’avertir que quelqu’un viendrait te voir au studio.

— OK, fit Mystique d’un ton patient. Qui ?

— Un homme. Un inspecteur. Enfin, un policier. » Ce mot, policier, resta suspendu tel un nuage de poussière dans l’atmosphère du couloir. Susie reprit son souffle avant d’annoncer la nouvelle : « Le fait est qu’il est déjà ici... Là-haut, je veux dire. Il t’attend dans ton bureau. »

Ce fut le tour de Mystique d’écarquiller les yeux. « Un policier ? Maintenant ? » Elle ne pouvait croire que Gary ait pu lui faire une plaisanterie de ce genre. « Maintenant je suis occupée. Nous sommes occupés, puisque nous avons une réunion de rédaction. »

Susie se contenta de baisser les yeux. À présent qu’elle était parvenue à transmettre l’information, elle respirait de façon plus fluide.

Il n’y avait pas grand-chose d’autre à ajouter. Mystique ne pouvait certes pas s’en prendre à cette fille. Incrédule et agacée, elle se mit en chemin et fit claquer ses talons sur le sol du couloir. Tu vas me le payer, Gary. Dans l’ascenseur, elle s’examina nerveusement dans la paroi réfléchissante, remit de l’ordre dans sa coiffure et reboutonna un peu son chemisier. Mon Dieu. Rencontrer un policier. Il y avait six ans qu’elle n’avait plus rien à faire avec la police, et elle aurait volontiers continué ainsi. Elle se réjouit d’avoir choisi ce tailleur, car il lui donnait une assurance presque masculine. Et merde, se dit-elle. Je ne dois faire impression sur personne. Je ne vois pas pourquoi je devrais. Je ne vois pas pourquoi je me sentirais nerveuse.

L’homme était assis dans le bureau, il lui tournait le dos et, lorsqu’elle entra dans la pièce, Mystique vit d’abord ses épaules. Sa nuque rasée. La ligne à angles droits que dessinait la naissance des cheveux. L’homme pivota et se leva promptement. Il lui sourit et tendit la main. « Inspecteur Dennis De Villa », se présenta-t-il.

Mystique lui serra la main. Elle la conserva quelques instants dans la sienne, le temps de la soupeser. Elle estima que le policier avait une trentaine d’années. Des traits réguliers. Un regard vaguement énigmatique. Il était en civil, portait un costume gris au tissu léger et, à première vue, semblait en forme. Elle n’avait pas le souvenir que les policiers soignent à ce point leur physique. Dans l’ensemble, plus qu’un inspecteur de police, on aurait dit un ancien mannequin ou quelque chose de ce genre. Un policier. Je serre la main d’un policier.

Elle s’assit à son bureau, face à l’inspecteur De Villa, sans se départir de son air méfiant. « Je suis désolée que vous ayez pris la peine de vous déplacer, dit-elle. Je crains fort que ça ne soit guère utile. »

De Villa croisa les jambes et prit acte de cet accueil pour le moins réservé. « J’espère que c’est le cas, répondit-il. J’espère vraiment que ma visite est superflue. Toutefois, il semble que vous ayez reçu d’étranges lettres anonymes. Le producteur de votre émission...

— Gary, l’interrompit-elle. Gary vous a appelés, je sais. En réalité je l’avais prié de ne pas le faire. Je suis convaincue qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. » À son tour, elle croisa les jambes et s’appuya contre le dossier de sa chaise. « Je ne vois rien de menaçant dans ces messages. »

Pensif, De Villa continua à hocher la tête. Mystique nota qu’il avait les yeux rouges, comme émus. Elle se demanda si l’inspecteur souffrait d’allergie. Ce signe de vulnérabilité atténua quelque peu son hostilité à l’égard de l’homme assis en face d’elle. Et pourtant cette visite ne l’en agaçait pas moins pour autant : il était tard, elle devait participer à la réunion de rédaction et n’avait aucune envie de perdre son temps avec un représentant de la loi.

« J’ai vu un passage de l’émission, dit le policier. Sur les moniteurs en régie.

— Oh, fit Mystique. Sur les moniteurs en régie ? Quelle chance. Quand on est policier, on réussit vraiment à se glisser partout, observa-t-elle d’un ton franchement moqueur.

— C’est votre assistante qui m’y a invité, s’excusat-il.

— Susie ? Cette brave enfant, commenta-t-elle durement.

— Si j’ai bien compris... » De Villa hésita et baissa la voix, comme s’il s’apprêtait à poser une question personnelle. « Votre corps peut prendre l’apparence de n’importe quel autre, n’est-ce pas ? C’est ça, votre super-pouvoir.

— Exact.

— Un super-pouvoir intéressant. » Le policier pencha la tête, peut-être en signe de respect. Il réfléchit quelques secondes avant d’ajouter : « Vous faites du très bon travail. L’émission a du rythme. Elle est drôle.

— Merci, répondit Mystique en se demandant où il voulait en venir.

— Pensez-vous que le succès de l’émission puisse être à l’origine de ces lettres ?

— Oh, soupira-t-elle. Beaucoup de gens la regardent et parmi eux il y a sûrement quelques cinglés. Comme je vous l’ai dit, je ne vois pas ce que ça a de menaçant.

— Ou bien croyez-vous que cela puisse avoir un lien avec votre passé ? » insista le policier. La question était arrivée sans coup de semonce. De Villa eut l’air de s’en vouloir et, en guise d’excuse, il ajouta d’une voix plus douce : « Je veux dire, avec votre histoire judiciaire...

— Je ne vois aucun lien possible, inspecteur De Villa, répondit-elle. J’imagine qu’à l’école de police on vous a appris à ne pas émettre d’hypothèses infondées, suggéra-t-elle, glaciale. Mon passé est absolument et irrévocablement passé. Je n’ai plus rien à voir avec ces faits et c’est tout ce que j’ai l’intention de dire. En outre, je ne crois pas devoir en parler avec un policier. Surtout pas sans mon avocat. »

De Villa leva les mains en signe de reddition. « C’est inutile, dit-il en souriant. Ceci n’est pas un interrogatoire. » Son sourire était timide et avait quelque chose de vaguement enfantin. Le genre de sourire qui devait enchanter bien des femmes mais qu’elle trouvait seulement irritant. « Je ne suis pas venu vous accuser de quoi que ce soit, reprit-il. Je suis venu vous aider. Vous protéger, au besoin. »

Mystique se contenta d’afficher une mine sceptique.

« Croyez-vous que votre pouvoir suffirait à vous défendre, au cas où ces messages déboucheraient sur... ma foi, s’ils débouchaient sur quelque chose de plus sérieux ? demanda alors Dennis De Villa.

— De quoi parlez-vous au juste ? réagit-elle tout en regardant l’heure sur son bureau. Si nécessaire, je saurais me défendre contre un stupide maniaque.

— Je comprends », admit De Villa. Il joignit les mains et l’examina d’un air mystérieux, aussi concentré qu’un joueur de poker. « Je ne veux pas vous faire perdre trop de temps, assura-t-il. Dites-m’en plus au sujet de ces lettres. »

Mystique envisagea de mettre un terme à la conversation. Elle pouvait le faire. Elle n’était pas obligée de consacrer de précieuses minutes à ce type, à ses questions agaçantes, à ses manières ambiguës et à ses yeux rouges. Elle plongea dans les yeux du policier un regard hostile. « Une forme très rare de conjonctivite, la surprit-il alors.

— Comment ?

— Mes yeux. Ils sont rouges à cause d’une forme très rare de conjonctivite. J’en souffre depuis l’adolescence.

— Oh, fit Mystique sans savoir quoi dire d’autre.

— Maintenant que je vous ai révélé mon secret, poursuivit De Villa avec un autre de ses sourires, peut-être pouvez-vous me reparler de ces messages ? »

Mystique hésita entre l’envie de répondre à ce sourire et celle de jeter le policier dehors. En elle, la fatigue et l’exaspération bouillonnaient. Elle prit un stylo sur la surface du bureau et, pendant quelques secondes, tambourina sur le plateau de bois. « Trois lettres, reconnut-elle enfin. Arrivées au courrier. Deux ici, au studio, une chez moi. » Elle ouvrit un tiroir du bureau et en sortit une feuille. C’était une feuille blanche, à première vue nue, mais qui portait au centre une unique phrase imprimée. « C’est la seule que j’ai gardée. Les autres étaient identiques. » Elle la tendit à De Villa, qui la prit entre ses doigts et l’examina.

C’était une feuille de papier. Un rectangle de matière muette, blanche et presque brillante. Une feuille anonyme arrivée par la poste et qui ne contenait que cette inexplicable formule :

ADIEU CHÈRE MYSTIQUE

Leurs regards à tous les deux étaient posés sur la feuille. « Comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, ça ne me semble pas être une menace, conclut sèchement Mystique. Gary n’aurait pas dû appeler la police.

— Si ça ne vous ennuie pas, je vais l’emporter », dit De Villa. Il sortit un sachet en plastique de la poche de sa veste et y glissa la feuille. « Mais j’ai tout de même peur que votre producteur n’ait eu raison. Connaissiez-vous Red Richards ?

— Red ? » demanda Mystique. Pour quelque raison, ce nom provoqua en elle une légère secousse. Il lui semblait si distant à présent. « Je l’ai vu pour la dernière fois aux funérailles de son fils... Il y a un peu plus d’un mois. Un souvenir qui paraît déjà lointain.

— Oui, lointain, approuva De Villa. Il y a un peu plus d’un mois. Moi aussi j’ai assisté à la cérémonie et je me rappelle vous y avoir vue... » Il secoua la tête, comme pour dire que là n’était pas la question, puis reprit : « Il semble que Red Richards ait reçu des lettres comme celle-ci avant l’attentat qui a coûté la vie à son fils. Des lettres contenant une phrase d’adieu. »

Mystique plissa les yeux. Pendant une seconde, elle fut tentée de prendre cette histoire au sérieux. Un frisson désagréable la parcourut et elle eut l’impression que les limites de son corps fluctuaient, incertaines, comme si elle allait se transformer une nouvelle fois. Se transformer en quelque chose. Se transformer en quelqu’un. Elle inspira et se remit à tambouriner avec le stylo. Elle songea à cette phrase, ADIEU CHÈRE MYSTIQUE, et tout lui parut absurde. Presque comique.

« En réalité, il ne s’agit pas simplement de Red Richards, poursuivit De Villa. Batman aussi avait reçu ce même mot avant d’être assassiné. Et nous ne pouvons pas exclure que Robin, il y a plusieurs années... vous vous souvenez de Robin ? Nous ne pouvons exclure qu’il ait lui aussi reçu de telles lettres avant d’être tué dans un coin de Central Park.

— Mon Dieu, dit Mystique. Je ne suis pas sûre de comprendre.

— Nous non plus, nous n’y comprenons pas grand-chose, avoua le policier. Nous rassemblons laborieusement les pièces de ce puzzle, une vague de meurtres dans le milieu des anciens super-héros... Vous en avez certainement entendu parler. Les homicides ont semble-t-il été perpétrés par un groupe de fanatiques, une obscure organisation dont le but serait d’éliminer les derniers super-héros historiques. Nous supposons que Robin a été leur première victime, une sorte de point de départ... La fréquence des meurtres a augmenté ces derniers temps. Batman, Franklin Richards, Red Richards...

— Red s’est suicidé, que je sache, objecta-t-elle. Il s’est jeté du haut du phare de Montauk.

— C’est vrai. Il n’a pas été assassiné. Nous pouvons penser que M. Richards s’est donné la mort parce qu’il se sentait coupable, car il croyait que c’était lui, le véritable objectif de l’attentat contre le George Hotel. Ce que je voulais dire, c’est que nous traversons un moment difficile... Dangereux. Un moment très dangereux. Nous ne pouvons ignorer des lettres comme celles que vous avez reçues.

— Attendez », lui intima Mystique. Elle commençait à comprendre. « C’est donc ça. Vous voulez dire que je suis dans le viseur de ce groupe. Les messages en seraient la preuve. »

Le policier s’agita sur sa chaise. « Nous ne pouvons l’exclure. »

Mystique reposa le stylo sur le bureau. Elle s’efforça de réfléchir aux paroles du policier, les soupesa avec soin comme si elle étudiait les contours d’une figure géométrique étrange et bancale. « Ridicule » : telle fut sa conclusion.

De Villa s’agita de nouveau sur sa chaise.

« Vous ne comprenez pas, reprit Mystique. Il n’y a aucune fichue raison pour que quelqu’un prenne la peine de me faire du mal. Bien sûr, je ne veux pas dire que tout le monde m’aime... » Amusée à cette idée, elle s’interrompit. « Non. Ils sont nombreux, ceux qui froncent le nez en entendant mon nom. Certains s’indignent de mes transformations et de la façon dont je me moque des personnalités, mais ce n’est rien de grave, ça fait partie du jeu. Ça fait partie du système. » Le policier tenta d’intervenir mais, d’un geste de la main, elle le fit taire. « Pour tuer quelqu’un, il faut une raison. Un mobile. Vous en avez entendu parler, j’imagine ? J’ai passé des années en prison et j’ai connu très peu de gens qui avaient échoué là sans raison.

— Ce groupe ne suit pas une logique très claire », observa De Villa, qui était parvenu à reprendre la parole. Il toucha son nœud de cravate comme s’il s’agissait d’une précieuse amulette. « Ce groupe peut recruter n’importe qui, affirma-t-il en espaçant les mots. Songez à la fille envoyée pour tuer Batman. Il peut recruter n’importe qui et frapper n’importe où. Personne n’est en sécurité, dans le milieu des anciens super-héros.

— Vous parlez d’anciens super-héros, répliqua Mystique. Je ne suis pas concernée. Je n’étais pas un super-héros, je n’étais pas avec Batman, Red et tous les autres. À l’époque, je restais à bonne distance de ces gens et eux de moi. On me jugeait subversive. J’étais une révolutionnaire. À l’époque, le pays avait peur de moi... Puis je me suis retrouvée en prison. Le pays avait peur de moi et maintenant je le fais rire. » Elle leva les bras et, d’un geste décidé, désigna la pièce autour d’elle, une façon de montrer ce qu’elle était devenue : une femme qui travaillait à la télévision, une femme plongée dans le royaume difficile, avide, scintillant et prévisible du divertissement. Reine de son émission, esclave de son émission. Une comique. Une femme qui était passée à travers le système judiciaire et carcéral américain comme dans un alambic et en était sortie parfaitement conforme au modèle du bon citoyen : inoffensif, sympathique. « Une femme sans ennemis », conclut-elle avec une nuance d’amer sarcasme.

Elle se pencha en avant et transperça le policier du regard. Elle le pria de ne pas lui raconter d’histoires de sombres complots. Les complots existaient dans la tête des policiers. Possible que dehors il y eût une sorte de confrérie assassine, un groupe de gens qui avaient juré la perte des anciens super-héros, bien sûr, pourquoi pas, mais elle ne voyait pas en quoi ça la concernait. Pas après tout ce qu’elle avait déjà subi. Quant à elle, ces lettres anonymes étaient l’œuvre d’un mythomane. Elle n’avait pas besoin de protection rapprochée et aucune envie d’avoir tous les jours des policiers dans les pattes. Elle les avait supportés pendant des années, les policiers, et avait été à leur merci tout le temps de son séjour en prison. Merci, mais non.

En effet, la seule chose dont elle avait vraiment besoin, avant de prendre part à une courte réunion de rédaction, de se glisser dans une voiture qui la raccompagnerait chez elle puis de remplir sa baignoire et de goûter un bon bain chaud, la seule petite chose, c’était ceci : que cet entretien se termine.

L’aube fut annoncée par une légère brise qui balaya la colline de Morningside Heights et se glissa par la fenêtre à travers la moustiquaire, agitant les rideaux de coton blanc. Enveloppée d’un drap, Mystique remua dans son lit en respirant avec de petits mouvements du ventre.

L’air de l’aube avait un bon parfum. C’est pour cette raison qu’elle préférait garder le climatiseur éteint et laisser la fenêtre entrouverte, du moins jusqu’à l’été. La chaleur n’était pas encore insupportable. Mystique n’était pas tout à fait éveillée et s’étira sur le matelas, tandis que les lueurs du jour avançaient dans la pièce. Elle sortait peu à peu du sommeil, ou du moins le croyait-elle. Pour le moment, elle garda les yeux fermés. Elle aurait dû dormir encore un peu, c’est vrai, elle aurait dû continuer à dormir, car elle éprouvait une sensation de lourdeur : fatigue, torpeur. Toute cette fatigue avait sûrement une cause. La lumière augmenta derrière ses paupières et l’obligea à glisser la tête sous le drap. C’était sans doute l’émission. L’émission la vidait chaque fois de ses forces. L’émission l’électrisait et l’épuisait.

Elle étira les jambes en grimaçant et essaya de se concentrer sur les souvenirs de la veille. Les souvenirs avaient des contours imprécis, tels des objets encore dans leur emballage. Ils n’étaient pas faciles à distinguer. Elle resta sous le drap, suspendue dans cette incertitude, dans cette langueur à la fois douloureuse et agréable. Elle se caressa paresseusement le corps. C’était comme de se réveiller après une grosse cuite. Elle qui arpentait le plateau sous les traits de Vladimir Poutine, en disant ses répliques avec l’accent russe et en contractant les muscles de l’abdomen : possible que ce soit arrivé pour de bon ? Elle qui dansait en adoptant le corps de Madonna, en secouant les cheveux et en agitant le bassin, qui fixait l’objectif de la caméra d’un air complice : rêve ou souvenir ? Ç’avait dû avoir lieu, sans doute que oui. Elle n’en aurait pas juré. C’était typiquement le résultat de trop nombreuses transformations à un rythme élevé, par exemple au cours de son émission hebdomadaire. Cette confusion. Cette torpeur. Comme après une cuite, oui, ou bien une sorte d’intoxication.

Elle continua à se caresser les bras, les cuisses, la ligne des hanches. Elle qui tombait sur Susie devant la porte de sa loge et risquait d’avoir une attaque : était-ce arrivé ? Elle qui parlait dans son bureau avec un inspecteur de police, se débarrassait de lui hâtivement et peut-être, devait-elle admettre, plutôt odieusement : était-ce vraiment arrivé ?! Elle se retourna une nouvelle fois en prenant garde à ne pas ouvrir les yeux. Son corps nu se frotta contre le drap. Les souvenirs de la veille, mais aussi la pensée de l’avenir avaient l’apparence d’un rêve. Sortir du lit et affronter la lumière brutale du jour, se préparer un jus de fruits pressés en écoutant les informations sur 1010 Wins : quelle étrange idée. Enfiler un vêtement et s’enfoncer une casquette sur la tête, descendre courir le long des sentiers et des marches de Morningside Park : ça aussi, c’était la scène d’un rêve.

Oh, ne fais pas ça. N’ouvre pas les yeux. Sous ses doigts, sa peau était lisse. Elle respira plus fort tandis que la lumière augmentait. Il devait être environ six heures, mais ce matin-là elle avait le temps, car le lendemain de chaque émission elle s’offrait le luxe d’arriver plus tard aux studios. Elle continua à faire glisser ses doigts sur sa peau, jusqu’à ce qu’elle rencontre, presque étonnée, la masse douce des seins. Une secousse de plaisir irradia en elle. Elle respira encore à travers le drap. Elle fit lentement descendre ses mains puis, dans un spasme, roula sur elle-même, les cheveux autour du visage. Ça allait arriver. Elle avait envie que ça arrive. Elle sentit les limites de son corps flotter, se fluidifier, et sa chair sur le point de se dissoudre. Se transformer le matin, c’était différent, ce n’était pas la même chose que pendant l’émission. Chaque fibre de son corps parut sombrer et elle se sentit glisser au loin, comme si elle disparaissait... Alors elle gémit d’une voix mâle, un gémissement puissant. Elle avait pris l’apparence d’un autre corps. Nu, l’inspecteur Dennis De Villa se tordit sous le drap, il toucha ses cuisses musclées, effleura son entrejambe et ses testicules durs. Il continua à se toucher, saisi par un mélange de désir et de stupeur. D’une main, il remonta vers la poitrine et y trouva une trace de doux duvet, puis il atteignit les deux petits boutons des tétons, tandis que l’autre demeurait entre ses cuisses. Il serra son pénis et continua à s’agiter, avec des gémissements rauques semblables à des sanglots.

Il se figea. Un instant avant de jouir, il fut pris d’un frisson si puissant qu’il fit trembler le lit et même toute la pièce, et le corps de Mystique réapparut alors, haletant, le souffle court, comme après une longue immersion. Elle cambra le dos sur le matelas et ne cessa de remuer les doigts. Plus bas, le bout de ses doigts caressait la petite presqu’île dure du clitoris, jusqu’au moment où elle eut mal et où une contraction rythmique la secoua de l’intérieur. Elle s’abandonna sur le matelas. Elle se replia sur elle-même en haletant, pour retenir encore un peu cette pulsation, une pulsation chaude, bénie, la pulsation qui partait de l’espace entre ses jambes et se répandait par vagues, tel le signal radio d’une minuscule étoile.

Cette sensation se prolongea puis s’éteignit lentement, elle s’effaça, alors qu’à présent le jour triomphait. Mystique rouvrit les yeux. Inondé de lumière, le monde était là autour d’elle. Elle soupira. Malgré la fatigue, malgré une légère et fluctuante mélancolie, elle décida qu’il était grand temps de se lever.

« Écoutez ça », fit Chad assis sur un coin de son bureau, avec entre les mains un exemplaire du livre dont toute l’Amérique parlait ces jours-ci. La couverture de l’ouvrage avait des couleurs criardes et le volume semblait sortir de l’imprimerie. « Il est écrit que contrairement à ce qu’on croit, Batman n’était pas une tante. Qu’il prenait son pied en regardant des filles se laver les mains. Et qu’il aimait qu’on lui fourre dans le cul ces gentilles mimines.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau », grommela Mystique d’un ton sceptique. Elle croisa les bras et observa les autres participants, tous occupés à feuilleter le même livre. Il était environ onze heures du matin, ils se trouvaient dans le plus grand bureau de la rédaction, elle, Chad, la petite Susie et Horace, l’autre auteur de l’émission, et une de leurs habituelles réunions avait débuté. « Tout ça a été révélé au cours des audiences du procès, ajouta Mystique en fixant le livre que tenait Chad.

— Mais ça va plus loin, reprit Chad avec un sourire de triomphe, décidé à la convaincre de l’importance de l’ouvrage. Il est écrit qu’un jour il s’est fait faire ça par une fille déguisée en Zorro et qu’il envisageait de subir un lifting anal.

— Un lifting anal ? » répéta Susie, stupéfaite, en regardant autour d’elle à la recherche d’explications. Aussitôt elle baissa les yeux et rougit, troublée par le son de ses propres paroles.

« Doux Jésus, commenta Horace après avoir feuilleté quelques pages. Ici on parle d’une autre pauvre fille. Il semble qu’elle ait couché avec un certain Homme de Béton...

— Il doit s’agir de Ben Grimm, intervint Chad. Szepanski a changé les noms des super-héros, mais il n’est pas difficile de deviner de qui il parle. » Avec la désinvolture d’une ballerine, il s’installa mieux sur le bord du bureau, de plus en plus excité par la nouveauté du jour. Ce livre qui venait de paraître. Le tant attendu livre à scandale du docteur Joseph Szepanski.

« Doux Jésus ! s’exclama Horace qui lisait toujours. Il semble que la fille ait eu la mauvaise idée de tailler une pipe à cet Homme de Béton. » Horace leva les yeux et fit un sourire moqueur, la bouche ouverte d’une oreille à l’autre. « Tu imagines, Chad ? Comment ça peut être de sucer un engin en béton ?

— Aucune idée, répondit Chad, tout en faisant mine de se concentrer sur la question. Rugueux ? »

Les deux hommes éclatèrent de rire. L’air très satisfait, ils rirent longuement, tandis que Mystique secouait la tête et allait s’asseoir sur le devant de la fenêtre. La vitre entrouverte laissait passer un air vif. Elle l’effleura du bout des doigts et jeta un coup d’œil dehors, vers le paisible paysage d’Astoria. Des immeubles bas alternaient avec de vieilles constructions industrielles, des sauts-de-mouton à l’allure décrépite et des chantiers en cours. « Tu ne devrais pas rire trop fort, suggéra Mystique à Chad. Le bureau commence à grincer.

— Eh, s’offusqua Chad. C’est faux. J’ai maigri. Je pèse moins de cent vingt kilos. » La chemisette à manches courtes qu’il portait peinait à contenir son gros ventre, mais il n’hésita pas à écarter les bras, avec un naturel plein d’audace, comme s’il voulait qu’on l’admire. Puis il agita fougueusement le livre en l’air, tel un hochet : « Je sais que tu n’aimes pas ces histoires. Vulgaires, je l’admets, faites pour titiller les fantaisies les plus sordides. Plus personne ne s’intéresse aux super-héros, et pourtant tout le monde veut savoir ce qu’ils fabriquent quand ils sont au lit. Le livre est un best-seller programmé. Dans les prochaines semaines, le pays ne parlera que de ça », affirma-t-il en montrant à Mystique la couverture sur laquelle campait en gros caractères un titre des plus prometteurs : La vie sexuelle des super-héros.

Mystique l’examina une fois de plus. Elle éprouvait une aversion instinctive pour le livre, son titre et son sujet. La sexualité des super-héros. Elle avait déjà son idée quant au contenu de l’ouvrage. L’habituel mélange de ragots, de suppositions morbides et d’écriture bas de gamme. « Vraiment, je n’arrive pas à comprendre que les gens aient envie de lire ça, se plaignit-elle.

— Doux Jésuuuus ! » s’exclama une nouvelle fois Horace qui, entre-temps, avait poursuivi sa lecture. Il adressa aux autres un regard stupéfait. « Vous n’allez pas le croire. Ce pauvre Red Richards, le vieil Homme en Caoutchouc... Eh bien, il est écrit qu’il ne savait pas combien mesurait son engin. »

Mystique continua à secouer la tête. Son regard passa d’Horace à Chad et inversement. Regardez-les : deux hommes adultes, un Afro-Américain trentenaire et un jeune Blanc obèse, en train de feuilleter La vie sexuelle des super-héros avec un enthousiasme fébrile. Depuis que Chad avait déboulé dans son bureau avec un exemplaire du livre, en proclamant que la bombe éditoriale annoncée depuis des semaines était enfin parue, elle se sentait la proie d’un subtil agacement, le type d’agacement qui tendait malgré elle vers une forme de joie amère. Si Chad voyait juste, et manifestement c’était le cas, des centaines de milliers de personnes achèteraient ce livre. Elle songea à leur stupide curiosité, à l’état d’excitation comique dans lequel ils entreprendraient de le lire. À l’image de ses deux collaborateurs.

« Je n’arrive pas à comprendre comment l’auteur a fait pour en savoir autant sur leur vie sexuelle, intervint Susie d’une voix éteinte, presque embarrassée.

— Peut-être que c’est en partie inventé, suggéra Horace. Et après ?

— Szepanski a été le médecin personnel de nombreux super-héros », expliqua Chad. Il lut encore quelques lignes avant de se décider à poser le livre. Puis il attrapa un sachet de chips au bacon sur le bureau, l’ouvrit bruyamment et se mit à mastiquer. « Nom de Dieu, les enfants : lire, ça donne faim.

— Je crois que je me fâcherais si mon médecin racontait mes secrets intimes dans un livre », dit Susie. Elle parut y réfléchir et, troublée par une telle éventualité, rougit violemment. « Je suis d’accord avec Mystique, bredouilla-t-elle ensuite, sans préciser avec quoi au juste elle était d’accord.

— Les super-héros les plus célèbres ont droit à des pseudonymes », répéta Chad en mastiquant avec fougue. Le parfum des chips au bacon s’était déjà répandu dans la pièce. « Quoi qu’il en soit, je ne serais pas étonné d’apprendre que plusieurs d’entre eux se réjouissent de figurer dans ces pages. On est tous un peu exhibitionnistes, non ?

— Parle pour toi », commenta Mystique, dont le regard effleura la pendule accrochée au mur. Elle se demanda s’ils n’avaient pas perdu trop de temps à parler de Szepanski. Elle savait où Chad voulait en venir, mais n’était pas sûre du tout de partager son idée.

« À propos, dit-il. Comment se fait-il que le livre ne parle pas de toi ?

— Je ne sais pas, répondit Mystique. Peut-être parce que Szepanski n’était pas mon médecin. Peut-être parce que je suis une femme réservée. Ou parce que je suis une femme vertueuse, plaisanta-t-elle, ce qui fit rire les deux hommes, tandis que Susie se contentait de l’observer, interdite, sans comprendre si elle parlait sérieusement ou non.

— Je pense qu’après ce livre, Szepanski ne pourra plus exercer, reprit Chad en léchant ses ongles couverts de sel. Mais je doute qu’il s’en préoccupe. Il va devenir riche.

— OK », conclut Mystique en s’écartant de la fenêtre et en se mettant à faire les cent pas dans la pièce, comme toujours quand les idées bouillonnaient en elle. La torpeur dans laquelle elle s’était réveillée le matin avait semble-t-il disparu, même s’il y avait encore un reste de tension et de fatigue quelque part dans son corps. Elle pensa à l’inspecteur de police dont elle avait pris l’apparence le matin, sous le drap, et à sa visite la veille au soir. « OK, répéta-t-elle pour tenter de se concentrer. Assez bavardé. Venons-en aux faits. Vous croyez vraiment que ce Szepanski sera une des personnalités de l’année ?

— C’est absolument certain, répondit Chad, qui n’avait plus rien à faire sinon s’essuyer nonchalamment les doigts dans sa chemisette. Ce type va connaître son heure de gloire. Il fera l’objet de reportages dans les trois quarts de la presse nationale et sera l’invité des trois quarts des talk-shows existants, y compris l’émission de notre ami à branchies. Toute l’industrie people du pays va vivre pendant des semaines à son rythme et celui de son livre. » Sans raison manifeste, il s’interrompit, regarda la pauvre Susie et, sadiquement, lui adressa un sourire constellé de miettes de chips.

De nouveau, la jeune femme rougit et Horace ricana. À en juger par cette scène, il était bien difficile d’imaginer que cette petite équipe était depuis des années aux commandes d’une émission à succès et que, derrière leurs manières désinvoltes, se cachait en réalité un formidable pouvoir de création. Habituée aux numéros de ses collaborateurs, Mystique ne se démonta pas et saisit le livre sur le bureau.

La quatrième de couverture montrait une photo de Joseph Szepanski. Le tristement célèbre Joseph Szepanski. Sur la photo, le médecin affichait un sourire béat, parfait et, à l’évidence, calculé au millimètre pour paraître naturel. Sa peau était si tirée qu’on l’aurait dite sur le point de se déchirer. Mystique l’examina. Elle se demanda comment cet homme pouvait être médecin et comment quelqu’un d’aussi attentif à la surface de son propre corps pouvait comprendre les profondeurs du corps d’autrui. Elle était toujours aussi perplexe, mais elle ne pouvait ignorer la situation. Ce type va devenir une des personnalités du moment. Mon travail consiste à prendre l’apparence des personnalités du moment.

« Il va donc être l’invité de Namor ? demanda-t-elle.

— Exact », répondit Chad, du ton à la fois méprisant et inquiet qu’il employait toujours pour parler de Namor, l’homme aux branchies, le présentateur de la principale émission concurrente. « Qu’en dis-tu ? » insista-t-il.

Mystique hocha la tête sans cesser de regarder fixement la photo du médecin. « Il y a chez lui quelque chose d’assez comique. On peut y travailler », admit-elle, avec cette soudaine excitation qu’elle ressentait généralement, une fois choisi le nouveau personnage dont elle prendrait la forme.

Mystique monta en voiture, posa son sac à main à côté d’elle et se laissa aller contre l’appui-tête. C’est fait. Une autre journée qui se termine. Le véhicule démarra et s’éloigna des studios de production pour se diriger vers l’ouest, tandis qu’elle se laissait bercer par le bruit du moteur. Elle aimait ce moment. Pour elle, il y avait deux bons moments dans la journée : celui-ci, lorsqu’elle avait fini de travailler et se faisait raccompagner chez elle par son chauffeur. Et, en vertu de la loi des contraires, l’autre, c’était quand elle commençait, le matin. Je suppose que j’aime mon travail. Que j’aime la petite équipe de personnes qui créent l’émission avec moi. Que j’aime ces choses ou, du moins, que je me suis adaptée à elles. Je suppose que je m’y suis bien adaptée.

Dehors, le soleil se couchait sur le Queens. Aussi calme qu’un lac, l’asphalte reflétait la lumière déclinante. Le long de la route, des restaurants grecs promettaient de savoureux plats méditerranéens, même si les passants qui arpentaient les trottoirs semblaient avoir trop chaud pour penser à manger. On n’était encore qu’en mai, mais c’était déjà l’été. Des hommes en short avançaient paresseusement, au milieu de filles aux bras nus. De l’intérieur de la voiture, à l’abri dans le flux de l’air conditionné, Mystique observait ces personnes sur le trottoir, avec l’envie familière et irrationnelle de se changer en chacune d’elles.

Elle inspira avec force et s’installa mieux sur la banquette. Le chauffeur dut remarquer son inquiétude, car il lui demanda s’il devait baisser l’air conditionné. « C’est inutile », répondit-elle. Elle continua à respirer profondément. « Je voudrais te poser une question, se décida-t-elle à l’interroger. Une simple curiosité. Aujourd’hui, en réunion de rédaction, nous avons évoqué un livre... Je me demandais si tu en avais entendu parler. Un livre écrit par l’ancien médecin de divers super-héros...

— Bien sûr », répondit le chauffeur à l’accent hispanique en lançant dans le rétroviseur un regard légèrement déconcerté. Mystique se demanda si ce coup d’œil était dû à la stupidité de sa question. Bien sûr qu’il en avait entendu parler. « La vie sexuelle des super-héros », cita Santiago en détournant avec embarras les yeux du rétroviseur.

L’espace d’un instant, Mystique songea que, peut-être, le chauffeur équatorien croyait qu’elle était un des personnages du livre. Peut-être était-ce pour cette raison qu’il était gêné. Elle sourit et renonça à poursuivre la conversation. Le test avait permis de confirmer que Chad avait raison. Tout le monde avait entendu parler de ce livre, tout le monde savait qui était Joseph Szepanski.

Ce pouvait être le bon personnage. Ce pouvait être assez amusant. Un vieux docteur qui racontait des histoires de sexe. Les taux d’écoute de l’émission stagnaient depuis des semaines, la production était sur son dos pour qu’elle inclue un nouveau personnage dans le programme. Dès le lendemain, elle s’exercerait à devenir Szepanski. Elle sentit son corps vibrer avec une vigueur sinistre et presque déchirante à la pensée de devenir un nouveau personnage.

Le véhicule s’arrêta au feu. Le soir tombait sur Astoria Boulevard. Un éclat diffus commençait à apparaître à la porte des bars, alors que la lumière des feux rouges brillait comme des bijoux sur l’arrière-plan nocturne. « Je n’aime pas certaines choses, affirma Santiago après mûre réflexion. Je veux dire, ce livre par exemple. Je n’aime pas ça. Je trouve que c’est mal.

— Ne t’inquiète pas, le rassura-t-elle. Je n’ai pas cru que tu lisais ce genre de livres, je voulais juste savoir si tu en avais entendu parler.

— Mal. C’est mal », répéta le chauffeur quand le feu passa au vert. La voiture redémarra en direction de la rive éclairée de l’East River. « J’ai entendu dire que, dans le livre, figurait même ce pauvre Red Richards. Après tout ce qu’il a subi. Je ne trouve pas ça juste de parler ainsi d’une personne qui n’est plus là, affirma-t-il, indigné. Je connaissais Red Richards, j’ai plusieurs fois été son chauffeur.

— Oh, je l’ignorais », fit Mystique. Elle se laissa de nouveau aller contre l’appuie-tête sans faire de commentaires, plongée dans un inévitable enchaînement de pensées. Red Richards. La visite de ce policier. Les lettres anonymes. D’après l’inspecteur, Red avait reçu les mêmes lettres d’adieu. Il les avait reçues et, pour finir, son fils avait été tué dans un attentat dirigé contre lui, Red, qui s’était suicidé parce qu’il se sentait coupable, mais aussi à cause d’une relation malheureuse entretenue, disait-on, avec une femme beaucoup plus jeune que lui.

C’était arrivé. Tous ces faits étaient arrivés. Dans cette ville, il y avait seulement quelques semaines, et Mystique avait assisté aux deux cérémonies. Les funérailles du fils et celles du père.

Le véhicule s’élança sur le pont. Avec la nuit, la rivière semblait sombre et presque plate, immobile, comme une plaque d’un étrange métal. Mystique chassa de ses pensées le souvenir des funérailles. Le destin des Richards avait été atroce. Certes, là dehors une bande de cinglés étaient persuadés qu’il fallait balayer ce qu’il restait du monde des super-héros. Certes. Mais en quoi tout cela pouvait-il la concerner, elle ?

Dans l’immédiat, elle renonça à y réfléchir. Il y avait là quelque chose d’incompréhensible et elle n’avait aucune envie de penser à quoi que ce soit d’incompréhensible. Il y avait bien assez de choses autour d’elle qu’elle avait du mal à comprendre. Il y avait le succès du livre de Szepanski et les taux d’écoute de plus en plus élevés de l’émission rivale de la sienne, présentée par un horrible individu à branchies, et la façon dont Chad parviendrait à se glisser dans son prochain costume de scène n’était pas moins mystérieuse. Mystique rit intérieurement. Elle ne se sentait pas en danger. Pas plus qu’auparavant. Elle ferma les yeux et se laissa bercer avec gratitude par la conduite délicate du chauffeur.

Le lendemain, après une matinée passée à travailler sur les textes de Szepanski, le nouveau personnage, toute l’équipe alla déjeuner à la cantine des studios. L’endroit était bondé. C’était un ancien plateau où l’on avait autrefois enregistré un célèbre jeu de questions-réponses, une énorme boîte blanche très haute de plafond à présent remplie de tables et de chaises en bois blanc. Le comptoir où l’on servait la nourriture se trouvait en lieu et place de l’ancienne régie et, du côté opposé, une verrière dressée là où avaient été les coulisses donnait sur une cour intérieure nue. Des dizaines d’auteurs, de techniciens, de réalisateurs, de costumières, de figurants, de danseurs et de présentateurs plus ou moins connus cherchaient la meilleure place pour déjeuner, chacun son plateau à la main.

Assis au centre de la pièce, Mystique et ses collaborateurs évoquaient la prochaine émission. Horace exposait diverses idées de réorganisation. Mystique et la petite Susie l’écoutaient, alors que Chad était trop occupé à dévorer une énorme tranche de pizza. Lorsqu’il leva enfin les yeux, il ne put retenir un léger rot et écarquilla les yeux. « Mystique, j’ai une nouvelle pour toi.

— Oh non, plaisanta-t-elle en goûtant sa salade. Ne me dis pas que tu vas aller te chercher une autre tranche de pizza.

— Non. Enfin si, je vais aller m’en chercher une autre. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu as de la visite », conclut-il en désignant l’entrée de la cantine.

Autour de la table, tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par Chad. Là-bas, dans son complet gris, l’inspecteur Dennis De Villa regardait autour de lui d’un air tranquille et décidé. Il n’y avait aucun doute quant à la personne qu’il cherchait.

« Je n’arrive pas à le croire, gémit Mystique. Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir, cette fois ? Je n’ai vraiment pas de temps à perdre avec ce type.

— Allez », fit Chad avec un sourire moqueur. Il était comme toujours en veine de sarcasme. « Tu aurais pu tomber plus mal. Au moins ils t’ont envoyé un solide gaillard.

— Ne bougez pas. Avec un peu de chance il ne nous verra pas.

— Trop tard, il vient vers nous.

— Oh mon Dieu.

— Au fond, c’est vrai, observa Susie. Cet homme a fière allure.

— Formidable, dit Mystique en la foudroyant du regard. Merci pour ce précieux commentaire.

— Le gaillard approche, intervint Chad. Je n’ai plus qu’à aller me chercher une tranche de pizza, ajouta-t-il en se levant et en emportant son plateau.

— Ne bouge pas d’ici ! Que personne ne bouge !

— Moi, je vais aller finir de déjeuner à une table un peu plus tranquille, déclara Horace en se levant à son tour, avec la même satisfaction sadique que son collègue.

— Vous me le paierez ! s’emporta Mystique tandis que les deux traîtres s’éloignaient. Susie ! s’écria-t-elle aussitôt après, en voyant que la jeune femme s’apprêtait elle aussi à prendre la poudre d’escampette. Fais très attention !

— Mais je...

— Bonjour, fit la voix du détective Dennis De Villa. Je sais que ce n’est pas très poli de débarquer en plein déjeuner », s’excusat-il en adressant aux deux femmes un de ses timides et éblouissants sourires. Debout à côté de la table et dans la lumière de la cantine, il semblait plus grand que lors de sa première visite.

« En effet, acquiesça Mystique sans lui rendre son sourire. Je crains que ce ne soit pas le bon moment. J’avais une conversation de travail avec ma collaboratrice, dit-elle en désignant Susie, qui, désespérée, rougit sous le poids d’une telle responsabilité.

— Oh, murmura De Villa. Je vous promets de ne pas vous voler plus d’une minute. Si votre collaboratrice veut bien nous excuser », dit-il doucement, en adressant à la petite Susie un nouveau sourire plein de sous-entendus.

L’air d’être au bord d’une crise d’épilepsie, celle-ci hésita, puis elle se leva et s’éloigna, sans croiser le regard furieux de Mystique.

« Vraiment, je suis désolé de vous déranger », dit le policier en s’asseyant en face d’elle. Il plissa le front et poursuivit : « J’ai l’impression que la dernière fois nous ne nous sommes pas bien compris. Je tiens à m’excuser si je vous ai paru indiscret et à vous répéter que je m’inquiète pour votre sécurité. »

Mystique l’examina, comme en proie à une sorte d’incrédulité. Elle prit sa fourchette et envisagea de poursuivre son déjeuner sans prêter attention au policier, puis elle la reposa et se remit à l’observer. Quel toupet ! Elle connaissait suffisamment les policiers pour savoir qu’aucun d’eux, nulle part au monde, ne s’inquiétait jamais de déranger ni d’être indiscret.

« Je pense que vous ne prenez pas suffisamment au sérieux l’affaire dont je vous ai parlé », insista De Villa. Il attendit une réaction qui ne vint pas, jeta un coup d’œil dans son assiette et, curieusement, demanda : « C’est là tout votre déjeuner ? Je comprends mieux pourquoi vous êtes en forme. »

Mystique baissa les yeux vers sa salade. « Pour être tout à fait efficace, mon pouvoir exige que je sois en permanence au régime. Beaucoup de fibres, des vitamines. Je prends également des intégrateurs de protéines et des capsules de collagène, au cas où cela vous intéresserait. C’est ce que vous êtes venu me demander ? »

De Villa secoua la tête et détourna le regard, un embarras qui semblait authentique. « Oups, j’ai remis ça, je me suis de nouveau montré indiscret. Je vous prie de m’excuser. »

Mystique était perplexe. Elle ne savait pas quoi penser de l’homme assis en face d’elle. Le policier avait les bras posés sur la table, ce qui traduisait un mélange d’assurance et de vague gêne. Il avait toujours les yeux rouges. À la lumière du jour, les vaisseaux capillaires de ses yeux rappelaient les veines du marbre. Pour le reste, il fallait reconnaître qu’il n’était pas mal du tout. Il avait les cheveux assez courts, foncés et coiffés en arrière, de petites oreilles semblables à celles d’un enfant et aussi délicates que deux boutons de fleurs, tandis que le cou était robuste et soigneusement rasé. Il portait une chemise bleu ciel dont l’échancrure révélait un triangle de peau bronzée et un léger duvet. Sous ses manières de policier en civil, que Mystique jugeait irrémédiablement répugnantes, on pouvait distinguer quelque chose d’intéressant. Voire de sexy.

Elle planta sa fourchette dans un morceau de légume frais et humide, puis la porta à ses lèvres. La saveur envahit sa bouche. Elle se souvint que, la veille au matin, elle avait pensé à cet homme et qu’elle s’était même changée en lui, en se contorsionnant sous le drap. Elle garda les yeux fixés sur son assiette. Elle se demanda s’il se réveillait de cette façon. S’il se touchait sous un drap, dans la première lumière de l’aube, en mugissant et en pressant la tête contre l’oreiller. Elle lorgna du côté de ses mains. Pas d’alliance. S’il vivait seul, qui sait, peut-être le faisait-il.

« Mme Darkholme..., était en train de dire le policier. C’est votre vrai nom, n’est-ce pas ? Raven Darkholme. »

Mystique déglutit. Dans son esprit, toute pensée lascive s’évanouit pour laisser place à une nouvelle vague d’agacement. Diable. Cet homme était doué pour commettre une gaffe après l’autre. « Personne ne m’appelle ainsi, murmura-t-elle. La dernière fois que c’est arrivé, j’étais en prison.

— Oh, fit-il, de plus en plus consterné. Je crains que ce ne soit pas mon jour, hein ? » dit-il en s’efforçant de rire. Il y avait quelque chose de mélancolique dans ce rire. Près des iris, les vaisseaux capillaires se séparaient en filets rouges tel le delta d’un fleuve. Sur la table, ses mains sans bague semblaient fortes. « D’autres lettres anonymes ces jours-ci ? se décida-t-il à l’interroger.

— Aucune », répondit Mystique en continuant à manger. L’espace d’une seconde, elle songea à demander au policier s’il avait déjà déjeuné, mais elle n’avait pas la moindre intention de se montrer courtoise. « Je ne serais pas étonnée de ne plus en recevoir. Je pense que je n’en recevrai plus. Qui que ce soit, je crois que leur auteur s’est lassé de cette plaisanterie. »

Dennis De Villa accueillit ces paroles d’un air songeur. « Je le souhaite, répondit-il. Mais au cas où une nouvelle lettre vous parviendrait ou si vous remarquiez quelque chose de suspect, un comportement bizarre autour de vous, si vous aviez une idée quant à l’auteur de cette plaisanterie... » Il s’éclaircit la gorge par-dessus le bruissement de la cantine : « Promettez-moi de m’appeler. Sans hésitation. À n’importe quelle heure. »

Mystique se mordit la lèvre. L’espace d’une seconde, elle crut suffoquer. À quelques mètres de là, dans le dos du policier, Horace et Chad interprétaient à son intention une scène de leur cru. Horace s’était barbouillé les paupières et le bord des yeux de sauce tomate, une évidente allusion à la conjonctivite du policier, et lançait de larges sourires pendant que Chad jouait son rôle à elle, grignotant sa feuille de salade en battant des paupières d’un air hautain.

C’était un spectacle surréaliste. Mystique ravala une sorte de sanglot. Elle se couvrit la bouche avec la serviette en papier et se retint d’éclater de rire. Elle but une gorgée d’eau pour étouffer le rire qui bouillonnait en elle, tel un liquide dans une casserole. Elle aurait du mal à tenir bien longtemps et pria pour que le policier s’en aille vite.

« Je me demandais... », fit au contraire celui-ci, ignorant tout de ce qui se déroulait dans son dos. Pendant quelques instants, il fit mine de caresser la surface de la table, comme s’il s’agissait de l’échine d’un petit animal domestique. « Ma foi, c’est une simple curiosité. Je me demandais comment vous faisiez pour vous changer en quelqu’un d’autre. Je veux dire, vous pourriez devenir n’importe qui ? Même quelqu’un que vous n’avez jamais rencontré ? »

Dans le même temps, Horace et Chad se déchaînaient. Le premier avait ajouté un peu de sauce tomate sur ses yeux et le second lui jetait des feuilles de salade pour le chasser. Mystique laissa échapper un sourire. Puis elle reprit le contrôle de la situation et se força à ne plus regarder en direction de ses collaborateurs. « Ma foi... », commença-t-elle. Bien qu’elle n’aimât guère fournir ce genre d’explications, elle jugea que parler l’aiderait à conserver son sérieux. « Parfois il suffit d’une photo. C’est encore mieux si on voit une partie du corps... Ce bon vieux Vladimir, par exemple. Le président russe adore se faire immortaliser à moitié dévêtu. J’ai juste eu besoin d’une photo de lui torse nu... Je regarde la peau d’une personne, je me concentre sur une partie de son corps et le reste vient tout seul. L’ensemble du corps, les attitudes. Une seule partie du corps peut tout révéler d’une personne. » Elle but encore un peu d’eau et conclut : « Dans d’autres cas, je dois entrer en contact avec le sujet. Au moins le voir. Lui serrer la main, dans les cas les plus difficiles.

— Fascinant », commenta De Villa, qui l’avait écoutée avec beaucoup d’attention, toujours en caressant le plateau de la table. Son sourire faisait penser à un adolescent, un de ces gamins sérieux devenus pour quelque raison adulte trop tôt. « J’espère que ma question ne vous a pas semblé stupide, mais ce genre de chose m’a toujours intéressé. La façon dont fonctionnent certains super-pouvoirs. »

Le sérieux du policier stimula encore un peu plus son fou rire et son estomac se tordait comme de douleur, ce n’était plus vraiment amusant ni même sensé, c’était juste un mouvement automatique et quelque peu coupable. « Je comprends, s’efforça-t-elle de répondre. Pourquoi la question vous intéresse-t-elle à ce point ? »

L’autre haussa les épaules et parut hésiter. « Depuis l’adolescence... » Il dit quelque chose au sujet de son enfance et d’un frère qui collectionnait les articles de journaux consacrées aux super-héros. En réalité, Mystique ne l’écoutait déjà plus. Elle était trop occupée à considérer cette étrange situation : les deux clowns qui essayaient de la faire rire, là derrière, et le policier si sérieux en face d’elle. Ce policier au sourire charmeur. Avec ses moments d’embarras, ses questions soudaines et son corps dont elle avait fait la connaissance, la veille au matin, d’une façon plus intime qu’elle ne l’aurait soupçonné. Elle soutint le regard de Dennis De Villa et songea de nouveau aux sensations éprouvées lorsqu’elle s’était changée en lui. Son corps robuste. Son pénis gonflé. Elle avait envie de rire. Elle trouvait cet homme séduisant, elle ne pouvait le nier, mais désirait le voir partir au plus vite.

La cantine se vidait et elle avait avalé seulement la moitié de sa salade. Quand Dennis De Villa se leva pour s’en aller, Horace et Chad tournèrent la tête de sorte qu’il ne les remarque pas. Puis ils regardèrent Mystique. Après un instant de pause, ils éclatèrent de rire tous les trois, un rire sonore, libérateur, presque rageur, contaminé par une nuance d’étrange tristesse.

Elle n’avait jamais voulu faire du mal, du moins pas à des innocents. Elle n’avait jamais pris part à des crimes de sang et tout ce qu’elle avait tenté de faire, c’était de changer le système. C’était cela : elle avait désiré tout changer. À l’époque, beaucoup le souhaitaient, elle plus ardemment que les autres. Elle avait eu l’illusion d’y réussir. L’illusion qu’il était juste d’essayer. Mystique, l’activiste politique, soupçonnée d’avoir des idées subversives, et d’avoir participé aux actions d’un groupe de mutants armés dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt.

On l’avait arrêtée au prétexte qu’elle aurait commis un cambriolage. Personne ne l’avait vue. On avait simplement affirmé qu’elle figurait au sein du commando, sous d’autres traits : l’accusation parfaite pour l’accusée parfaite.

Elle se souvenait de l’interrogatoire consécutif à son arrestation, vingt heures passées sur une chaise dure qui lui faisait mal au dos, à écouter les voix pleines de mépris des enquêteurs qui l’interrogeaient. Ils l’avaient coincée pour des raisons politiques, c’était évident, et, au moment du procès, de nombreux intellectuels et certains super-héros étaient intervenus en sa faveur. Susan Sontag avait même écrit un célèbre article. Il y avait eu des pétitions, sans résultat.

L’époque du procès et les années antérieures. Les discussions politiques, les mouvements de protestation, les vagues idées de libération sociale, la bande de mutants pseudo-révolutionnaires à laquelle Sabrina, sa vieille camarade de militantisme, et elle s’étaient mêlées. Elle ignorait ce qu’étaient devenus la plupart de ces gens : ils étaient en prison, en cavale dans quelque pays exotique, morts ou qui sait quoi d’autre. Les braquages et les attentats à la bombe auxquels elle n’avait pas participé mais dont elle avait souvent été informée. L’époque où le monde se partageait entre super-héros et super-méchants présumés, ou super-rebelles, car on les désignait de bien des manières. Du passé. De la vieille pacotille idéologique que les gens avaient du mal à se remémorer.

Le passé était là, au fond. Le passé était une vague masse aux contours incertains, presque fluctuants, il était brûlant et invisible comme une gigantesque méduse, une forme suspendue derrière elle qui, par un étrange phénomène, paraissait projeter une lumière scintillante sur ce qu’elle était aujourd’hui. Reine de l’émission, esclave de l’émission.

Elle avait passé seize ans dans le quartier de haute sécurité de la prison de Lexington. Pour certains c’était trop, pour d’autres pas assez. Elle n’aurait su dire si elle avait suffisamment payé, puisqu’elle ignorait pour quoi au juste elle avait payé : pour ses illusions, pour ce qu’elle avait fait ou ce qu’elle n’avait pas fait, ce qu’elle avait été ou ce qu’elle avait cessé d’être.

Ce qu’elle savait avec certitude, c’est que le passé était resté là-bas, de l’autre côté de sa vie, cette vie coupée en deux par le gouffre de l’incarcération. À présent, l’hypothèse que quelqu’un prenne la peine de conspirer contre elle la faisait sourire. Conspirer contre une femme à la vie coupée en deux. Conspirer contre qui ? Celle de maintenant ou celle d’avant ? Et au nom de quoi ? Des raisons du passé ou de l’absurdité du présent ?

Conspirer à vide. Conspirer éternellement. Possible que certaines personnes fassent ça. Les jours suivants, à mesure que la situation se précipitait, elle se demanderait de plus en plus souvent pourquoi on la condamnait à mort. À moins qu’on ne lui impute la plus grave des fautes, celle d’être encore en vie. Le passé était mort et elle vivante. Se pouvait-il que ce fût là son erreur fatale ?

L’événement devait avoir lieu dans une librairie Barnes & Noble et, depuis le début de l’après-midi, des centaines de personnes faisaient la queue à l’entrée du magasin, chacune son exemplaire du livre à la main. Chad avait passé deux heures à attendre dans la chaleur de l’après-midi, son corps massif baigné de sueur. Une fois qu’il eut gagné l’entrée de la librairie, il put au moins profiter de l’air conditionné.

Le docteur Szepanski était au fond, assis à une table, avec de part et d’autre deux agents de sécurité menaçants, prêts à éloigner d’éventuels lecteurs trop insistants. Le médecin dédicaçait d’un geste sinueux du poignet les exemplaires de son livre et distribuait d’inquiétants sourires. Sa peau luisait froidement, telle une plante charnue. La queue avançait lentement et Chad commençait à tituber, épuisé par son propre poids, mais il tint bon, jusqu’au moment où il arriva à proximité de la table. C’était son tour. Il tendit le livre au vieux docteur et laissa son regard balayer ce visage. Ces traits étaient trop difficiles à interpréter, car la chirurgie les avait lissés, tendus à l’extrême et rendus aussi évanescents que ceux d’une sculpture abstraite.

Sans préavis, le docteur leva les yeux et répondit d’un regard tout aussi pénétrant. Une sorte de courant électrique passa entre eux. Diable. Avait-il deviné ? Au fond, cet homme avait l’expérience des personnes dotées de super-pouvoirs, et qui sait, il pouvait avoir développé un instinct lui permettant de les reconnaître lorsqu’il en croisait. « Alors, fit Szepanski en rendant à Chad son exemplaire signé, une lecture agréable ? »

Mystique-Chad saisit l’ouvrage en effleurant les doigts tièdes, à peine humides, du médecin. « Certainement, mentit-elle. J’ai dévoré page après page. »

Szepanski ne prit pas la peine de sourire. Il resta immobile et sans expression. Peut-être commençait-il à avoir mal au visage, ou peut-être avait-il deviné avec qui il parlait réellement.

Mystique-Chad traversa la pièce au sol couvert de moquette et se retrouva de nouveau dans la chaleur de la rue, puis elle soupira dans l’air brûlant de l’après-midi. Elle devait cesser de se balader en prenant le corps de Chad lors de ses sorties incognito. Elle devait choisir quelqu’un de plus mince. Conserver cette forme et ce volume en plein été était un effort surhumain.

Elle porta les mains à sa poitrine et ouvrit sa chemise afin de se donner de l’air. Deux heures d’attente avant de pouvoir approcher ce maudit docteur, et la rencontre avait duré moins d’une minute. Elle avait envie de mettre le livre à la poubelle. Elle résista à cette impulsion en songeant qu’elle avait promis à Chad de le lui rendre. Elle avait promis de le rendre au vrai Chad.

Quoi qu’il en soit, je devrais être satisfaite. J’ai réussi à jeter un coup d’œil de près au médecin.

Le discutable best-seller à la main, d’autres personnes continuaient à faire la queue à l’entrée de la librairie et patientaient sagement, tels des figurants. Mystique-Chad soupira plus fort. Ce spectacle était décevant.

Elle longea le trottoir en se mêlant au flux des passants, puis elle aperçut le kiosque d’un glacier et décida que c’était ce qu’il lui fallait. Elle traversa la rue et gagna le kiosque, elle demanda un granité de taille moyenne, puis changea d’avis et en demanda un grand. Puisqu’elle avait pris le corps de Chad, autant obéir à son métabolisme.

Le granité était douceâtre et désaltérant, mais son goût ne suffit pas à éteindre le léger écœurement qu’elle éprouvait. Elle ne réussissait pas à chasser de ses pensées l’image des personnes qui faisaient la file. Elle n’arrivait pas à en chasser l’image des librairies de tout le pays prises d’assaut ni de tous ces lecteurs anxieux de connaître les détails contenus dans le tristement célèbre ouvrage. Oh, ces mille détails ridicules et morbides. Les perversions de Batman, les expéditions sexuelles de Captain America, les interventions d’augmentation mammaire de Wonder Woman, les aventures érotico-juvéniles de Wolverine, les prouesses peu fiables de Namor, le pénis en béton de Ben Grimm, la taille de celui de Red Richards et les autres anecdotes concernant mille super-héros mineurs évoquées par Szepanski.

Il semblait même que le savoureux chapitre concernant Red Richards eût été ajouté à la dernière minute, alors que le livre partait à l’imprimerie. À cause de ce chapitre, la vie privée de Red était désormais débattue dans les journaux, dans les émissions de radio et de télévision. De soi-disant experts en sexologie ou en psychologie masculine parlaient d’un prétendu syndrome de Mister Fantastic, c’est-à-dire l’impossibilité pour un individu, plus ou moins super-héros, d’avoir une perception réaliste de la taille de son sexe. Que toute sa vie durant Red Richards eût été une personne réservée, au style sobre, qui n’aurait jamais voulu qu’on parle de sa vie intime en public, voilà qui n’intéressait personne.

Le livre formait une auréole de transpiration sous le bras de Mystique-Chad. Le trottoir dégageait des bouffées de vapeur. Toutes sirènes hurlantes, une voiture de police fila à vive allure dans une rue latérale, en laissant derrière elle un déplaisant sillage angoissé. Mystique-Chad ingurgita un peu de liquide glacé et appuya le gobelet contre son front. L’air chaud, lourd, pénétrait par vagues irrégulières dans ses narines, presque par à-coups, tandis que les corps des passants effleuraient distraitement le sien, tout aussi chauds, humides et fatigués, dégageant une odeur de douche récente ou de sueur.

Bien joué. New York étouffe, le monde semble en feu et moi je me balade dans un corps qui pèse cent vingt kilos. Elle jeta le gobelet en plastique vide dans une poubelle et avait toujours autant envie de jeter également le livre. Autrefois les gens n’avaient pas besoin de savoir certaines choses, songea-t-elle. Autrefois les gens n’avaient pas besoin de parler de la vie sexuelle des super-héros. Ils se contentaient de ne presque rien savoir au sujet des super-héros, ils les laissaient agir dans l’ombre, dans une dimension mythique. Eux, ils agissaient. Des super-héros. Qui donnaient le sentiment que le monde était protégé ou qui, comme moi, étaient accusés de le mettre en danger.

Sa nervosité augmentait. Elle eut envie d’être chez elle, dans la fraîcheur de sa chambre. Sous le soleil brûlant, elle accéléra le pas en pensant au livre qu’elle serrait sous son bras et aux gens qui se demandaient pourquoi elle n’y figurait pas, elle, Mystique, dans ce livre. Réponse facile. Plus facile qu’ils ne le croient. Il n’y aurait pas grand-chose à raconter sur ma vie sexuelle. En fait, il n’y aurait rien du tout.

Au terme de son expédition à la librairie Barnes & Noble, après le granité, un court trajet en taxi et un peu de marche, Mystique-Chad regarda furtivement autour d’elle et franchit la porte de son immeuble. Son appartement, à Morningside Heights.

Elle posa le livre de Szepanski sur la table dans l’entrée, avec le courrier du jour, que la femme qui faisait le ménage chaque matin avait dû y déposer. Elle se traîna jusqu’à la salle de bains et entreprit de se déshabiller. Bien que satisfaite d’avoir pu approcher le tristement célèbre médecin, elle éprouvait toujours le même mélange de sensations. Une sorte d’amertume vague. Une note nerveuse qui allait croissant. Elle pouvait les sentir fluctuer comme des poissons dans un aquarium, au milieu de ce gros corps dont elle avait encore la forme.

Il était temps qu’elle redevienne elle-même. Temps d’abandonner la forme de Chad et de retrouver son physique léger, sa peau bleuâtre, ses cheveux souples. Elle plia les larges vêtements qu’elle venait de retirer et les apporta au dressing, où une armoire rassemblait ceux réservés à pareilles sorties : des tenues masculines et féminines, de toutes tailles et de tous styles. Chaussures. Ceintures. Casquettes de base-ball. Elle contenait en particulier de nombreux vêtements taille XXL. Des chemises à manches courtes et aux couleurs criardes, chacune suspendue à un cintre. Mystique-Chad renifla les vêtements à peine retirés. Il valait mieux les mettre dans le panier de linge sale.

Elle se dirigea vers la cuisine pour y boire un verre d’eau. Cela fait, elle retournerait à la salle de bains, reprendrait sa forme habituelle et, pleine de reconnaissance, s’offrirait le luxe d’une douche tiède. Le soleil pénétrait dans la pièce à travers les légers rideaux et projetait sur le sol l’ombre du corps masculin, nu et obèse, qui arpentait la maison silencieuse. Son corps. Mystique-Chad.

En passant à proximité de la table, dans l’entrée, son regard se posa de nouveau sur le courrier du jour. Elle saisit la pile de lettres et continua vers la cuisine en examinant les enveloppes. Des relevés bancaires. De la paperasse. Une lettre de son agent. Une invitation à un vernissage dans une galerie de Chelsea. Et, pour finir... Dehors, le soleil parut devenir plus intense, poussant avec violence contre les rideaux.

Elle s’arrêta au milieu de la cuisine inondée de lumière. Sa respiration devint plus lourde, un mélange d’essoufflement et de sombre colère, tandis qu’elle ouvrait l’enveloppe qui ne portait pas d’expéditeur. Elle savait déjà ce qu’elle allait y trouver. Une feuille blanche et anonyme, avec le message habituel :

ADIEU CHÈRE MYSTIQUE

L’arrestation avait eu lieu à l’aube. Le déploiement des forces de police était massif, des équipes entières d’agents en tenue anti-émeutes, des hélicoptères qui vrombissaient au-dessus du quartier. Ils n’avaient pas fait les choses à moitié. Ils l’avaient menottée puis mise dans un fourgon, et c’est là qu’il y avait un vide dans ses souvenirs. La scène suivante se déroulait dans une pièce sans fenêtre réservée aux interrogatoires, à l’intérieur de laquelle régnait un froid mortel. Mystique avait demandé quelque chose pour se couvrir et les policiers avaient ri avec mépris. La chaise glacée et dure lui meurtrissait le dos. Elle avait répondu par un sourire tout aussi méprisant, un sourire héroïque et supérieur de martyr, convaincue qu’ils pouvaient certes l’arrêter mais n’arriveraient pas à la briser.

Tels étaient les souvenirs de son arrestation. Puis il y avait un autre vide, peut-être s’était-elle simplement évanouie. En rouvrant les yeux dans la lumière froide, elle constata que les policiers avaient disparu et qu’un seul homme était en face d’elle. Il était assis sur le bord de la table. Son corps semblait dégager un halo de menace larvée et ambiguë. Mystique savait ce qui l’attendait. De longues heures d’interrogatoires, l’incarcération, une humiliante visite médicale.

Quand l’homme descendit de la table, elle reconnut les mains sans bague, le costume gris et les yeux rouges. Elle gémit. Oh, non. Ça ne s’était pas passé de cette façon. Que faisait-il là ? L’inspecteur De Villa n’avait jamais été dans la pièce où on l’avait interrogée. À l’époque, il devait encore être enfant. La scène avait cessé d’être un souvenir. Un rêve. Elle a dû se changer en rêve, se dit-elle. Mais elle ne se sentit pas soulagée pour autant, elle était même encore plus consternée.

Dennis De Villa vint vers elle.

Mystique s’aperçut que ses poignets étaient libres, sans menottes. Instinctivement elle leva une main vers lui, pour l’éloigner ou peut-être le toucher. Elle palpa le corps de l’homme et perçut son étourdissante chaleur. Il s’approcha un peu plus. Il ne parlait pas et ne fit aucun geste, il s’approchait, c’est tout. Ils poussèrent un soupir au même instant, à l’unisson, un soupir qui remplit chaque coin de la pièce.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la brise pénétrait par la fenêtre, un flux d’air propre et aussi coupant qu’un couteau. Elle était éveillée. Elle tendit le bras sur le matelas comme si elle cherchait quelqu’un mais ne trouva personne. Son visage était moite. Elle se sentait excitée ou peut-être bouleversée, et elle se contorsionna sous le drap, indécise, tentée de refermer les yeux et de replonger dans ce rêve équivoque. Manifestement, l’inspecteur De Villa monopolisait aussi ses rêves nocturnes.

Elle aurait pu se changer en lui, maintenant, comme elle l’avait fait deux jours plus tôt. Se changer en lui et se toucher un peu, débuter la journée par un sympathique orgasme solitaire. Elle aurait pu le faire. Mais elle préféra abandonner la douce enveloppe de son lit. Elle décida d’aller courir dans le parc. Après le rêve qu’elle avait fait, elle se sentait vaguement coupable, envers elle-même et peut-être aussi envers cet homme. N’y avait-il pas quelque chose de mal et presque de violent dans le fait d’attirer une autre personne dans ses rêves les plus troubles ? Ou bien la violence était-elle le fait de l’autre, celui qui parvenait sans le savoir à faire irruption dans de tels rêves ?

Elle chercha sa tenue de sport et l’enfila sans guère d’enthousiasme, le souffle encore irrégulier, tandis que dehors, humide et impassible, l’aube montait une nouvelle fois.

Ce jour-là, elle s’enferma dans sa loge et entreprit de s’exercer à devenir Szepanski. Les studios étaient silencieux, c’était un de ces jours sans enregistrement ni répétitions, et l’étage des plateaux était figé, inhabité, il résonnait comme une grande coquille vide.

Elle se déshabilla dans le secret de sa loge. Elle fit des exercices de respiration et se concentra sur l’image du docteur. Le visage lisse de Szepanski, les pommettes semblables à celles d’une poupée en plastique. Le geste sinueux du poignet tandis qu’il signait des exemplaires de son livre à la librairie. D’instinct, Mystique comprit aussitôt que ce ne serait pas facile de prendre l’aspect du vieux médecin et que cela constituerait un des plus grands exploits de sa carrière.

Dans sa vie, elle s’était changée en plusieurs centaines de personnes. Elle avait pris l’apparence d’hommes et de femmes. Depuis qu’elle travaillait à la télévision, elle avait adopté celle des personnages les plus étonnants, Vladimir, Oprah et les autres habitués de l’émission, mais aussi celle de dizaines d’autres, Mike Tyson, le dalaï-lama, Jimmy Carter, Yoko Ono, Steve Jobs... Elle s’était changée en Sophia Loren, une resplendissante femme de soixante-dix ans qui portait des robes trop décolletées et avait les nichons bien en vue. Elle s’était changée en Al Gore, qui apparaissait sur scène avec son physique imposant et marchait comme un joueur de basket avec quelques kilos de trop, suscitant à chaque fois les cris du public. Elle s’était transformée en hommes, en femmes, en jeunes gens, en vieillards, grâce à ses chers exercices de respiration elle avait surmonté la fatigue de ce changement permanent et toujours supporté le fardeau de cette fatigue. Elle l’avait fait, mais à présent il s’agissait de Joseph Szepanski et, pour la première fois, elle comprit qu’elle avait un problème.

Elle fit deux tentatives infructueuses et, à chaque reprise, se changea en petit vieux au visage enflé, aux traits imprécis et méconnaissables, très éloignés de ceux artificiellement tendus de Szepanski. À la troisième tentative, elle sentit son corps brûler et vaciller, sans prévenir, comme s’il se rebellait contre cet effort. Elle se laissa tomber sur le divan de la loge et, épuisée, réfléchit à la question. Ce visage entièrement refait. Cette peau rigide, sans expression, à la fois répugnante et parfaite. Comment diable puis-je prendre un tel aspect ?

Elle rassemblait ses forces en vue d’un nouvel essai lorsqu’on frappa à la porte. Pour quelque raison, elle pensa à l’inspecteur De Villa et eut un frisson de nervosité. Elle songea à faire comme si elle n’était pas là ou bien à se changer en quelqu’un d’autre, pourquoi pas la petite Susie ou une femme de ménage, afin d’échapper à la personne qui se trouvait derrière cette porte. On frappa de nouveau. Elle se résigna à enfiler un peignoir, serra bien la ceinture et alla ouvrir.

« Te voilà ! s’exclama Chad. Je t’ai cherchée partout. J’ai été à l’étage, dans ton bureau et dans le reste de la rédaction. Je voulais te montrer ça », dit-il en entrant dans la loge et en se plaçant au centre de la pièce. Il fit une pirouette. « Comment je suis ? » demanda-t-il.

Soulagée que ce soit lui, Mystique referma la porte et l’examina. Chad était au beau milieu de sa séance d’essayage hebdomadaire et portait un smoking vert vif en tissu luisant, comme toujours trop étroit. Le pantalon était tendu sur ses cuisses et paraissait dangereusement proche d’éclater. Il ne portait pas de chaussures et ses pieds nus avaient un aspect doux et rose. « Eh, je suis venu te montrer le costume, ne regarde pas mes pieds », se plaignit-il.

Mystique leva les yeux. « Ma foi, observa-t-elle. Je trouve que tu ressembles à un énorme bonbon au kiwi. » Elle regagna le divan et se laissa tomber sur un coussin. « Tu n’avais pas demandé à avoir des vêtements moins moulants ?

— Si, admit-il en se regardant dans le miroir. Tu sais que cette costumière me hait. Mais au fond ça ne me va pas mal du tout, tu ne crois pas ? On voit que j’ai maigri..., affirma-t-il avec une pointe d’optimisme quelque peu excessif, tout en continuant à se regarder dans le miroir. Et toi, tu en es où ?

— Au point mort, répondit Mystique, en écartant une mèche de cheveux et en s’efforçant de sourire. Je n’arrive pas à me changer en Szepanski.

— Allons. N’es-tu pas celle qui peut se changer en n’importe quel être humain ?

— C’est exact. Je peux me changer en être humain. Pas en expérience de chirurgie plastique, dit-elle avec toute l’ironie dont elle était capable mais sans parvenir à dissimuler une certaine préoccupation. Je me demande si nous ne devrions pas revoir nos plans. Peut-être est-il encore temps de penser à un autre personnage. »

Chad ouvrit de grands yeux. « Tu plaisantes, dit-il. Ce serait la première fois que tu renonces. Et puis la production ne te laisserait pas faire. Ils n’espèrent que lui. Gary a déjà parlé de la nouveauté aux partenaires de l’émission.

— Gary », répéta-t-elle avec une grimace.

Soudain Chad se toucha le menton. « À propos, reprit-il d’un air contrarié, comme sous l’emprise d’une mauvaise pensée. Il semble qu’on ait reçu un courrier électronique d’un téléspectateur. J’aurais été vu hier en train de faire la queue devant une librairie Barnes & Noble, attendant que Szepanski me signe un exemplaire de son livre. Tu y crois ? C’est étrange : hier, j’ai passé l’après-midi aux studios.

— Très étrange, oui, acquiesça-t-elle sans se démonter.

— Mystique, soupira l’autre. Je t’ai demandé mille fois de ne pas te balader en prenant mon apparence.

— Ne te plains pas. C’était pour le bien de l’émission », s’excusat-elle. Elle écarta de nouveau une mèche de cheveux et détourna les yeux. Elle sentit encore une légère brûlure dans ses membres, comme l’acide lactique dans les muscles d’un sportif. Son corps trembla, un mélange d’excitation et d’effroi, à l’idée de devoir reprendre dans quelques minutes ses tentatives en vue de se transformer en Szepanski.

Chad dut deviner quelle était son humeur, car il renonça à lui faire davantage de reproches. « OK. Je te pardonne parce que je suis magnanime. En outre, je note que nous ne sommes pas en grande forme. Tu n’as pas une bonne tête, tu sais ? Une mutante bleuâtre en peignoir, les cheveux décoiffés, vautrée sur le canapé de sa loge.

— Toi, très cher, tu sais parler aux dames, lui répondit-elle.

— Eh ! Regarde ça », dit-il avant de s’en aller, et il improvisa un numéro de claquettes, histoire de la saluer et de la faire rire un peu, ses pieds nus émettant sur le sol une série de sons flasques et ridicules.

Mystique éclata de rire.

Chad conclut son numéro, fit une courbette, remit sa veste de smoking verte et sortit de la loge pour retourner à son essayage.

Elle fut de nouveau seule. Dans le brusque silence, elle entendit le son de sa propre respiration. Autour d’elle, la loge était immobile, presque vivante, pénétrée de ce silence, de son souffle. Il était temps pour elle de se remettre au travail. Le miroir était là, éclairé, et attendait de voir ce qu’elle savait faire. Elle se leva du divan et retira le peignoir. Allez, se dit-elle.

Plus tard, à la fin de la journée, elle quitta les studios et se dirigea comme toujours vers la voiture qui la raccompagnerait chez elle. Le ciel formait au-dessus de la ville une voûte impassible, sillonnée par des nuages gris-rouge, comme des morceaux de coton trempés dans la lumière sanguine du crépuscule. Tout au fond, le long de la ligne d’horizon, des avions clignotaient en décollant des pistes de LaGuardia et leurs routes se croisaient dans le ciel de plus en plus noir. Mystique sentit son estomac se serrer. Elle avait du mal à se rappeler la dernière fois qu’elle avait pris l’avion ou qu’elle avait quitté la ville. J’en ai assez de devoir me contenter du supplément voyages du New York Times. À la fin de la saison, je prendrai des vacances. Je dois en prendre.

Elle monta en voiture et salua Santiago. Le chauffeur était plongé dans ses pensées. Il lui lança dans le rétroviseur un regard vitreux, avant de se secouer, de murmurer des excuses et de démarrer.

Mystique fut tentée de fermer les yeux et de se reposer quelques instants. Elle ne savait pas elle-même comment elle se sentait : endormie, peut-être survoltée ou seulement insatisfaite. Ses essais de transformation en Szepanski ne se déroulaient pas bien. Le lendemain, elle devrait y retravailler. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil à travers la vitre et remarqua que les restaurants de l’avenue étaient pleins, elle réalisa soudain que c’était le week-end. Le lendemain, elle n’irait pas aux studios. Vendredi, se dit-elle. Vendredi soir, pensa-t-elle avec stupeur et détachement, tel un anthropologue qui observe les habitudes d’un peuple exotique et mystérieux, en observant les gens derrière les vitrines des restaurants et ceux, nombreux, qui marchaient sur les trottoirs.

Elle baissa la vitre de quelques centimètres. L’air de la rue passa sur son visage. « Le week-end arrive toujours par surprise, réfléchit-elle à voix haute. Comme une déchirure. Je ne me rappelle jamais qu’il doit venir. » Elle s’abandonna contre le siège et imagina ce que les deux prochains jours pouvaient lui réserver. Elle devait avoir une invitation à déjeuner et peut-être une première au théâtre, se souvenait-elle. Ce genre de chose. Elle doutait fort qu’elle irait.

Santiago rentra la tête dans les épaules tout en gardant les yeux fixés devant lui. Il conduisait sur la route droite. Il klaxonna pour dissuader un piéton qui entendait traverser hors du passage, accéléra et, avec son accent hispanique, il demanda à Mystique si elle était mariée.

Elle se recroquevilla sur la banquette, consciente des mille implications de la question. Les gens avaient des attentes. Les gens attendaient d’une femme de son âge qu’elle fût mariée et consacrât les week-ends à sa famille, à son mari ou au moins à un compagnon. Dans le même temps, ils ne savaient que penser d’une femme comme elle. Une mutante à la peau bleuâtre. Une vedette de télévision. Ils seraient étonnés d’apprendre qu’elle dormait seule et tout aussi étonnés si elle leur disait qu’elle dormait avec quelqu’un. « Non, répondit-elle. Je ne suis pas mariée. »

Le silence envahit l’habitacle. On n’entendit plus que le bruit du moteur et le frottement des pneus sur l’asphalte chaud. Ils avaient laissé Astoria derrière eux. Le véhicule glissait vers l’étreinte rassurante de Manhattan. Mystique baissa les paupières sans s’en apercevoir et sa conscience commençait déjà à s’effilocher quand elle comprit que Santiago parlait.

« Les premiers temps à New York, ma femme et moi on allait au zoo, disait le chauffeur du ton dont on rapporte un souvenir. Les week-ends, je veux dire. Il y a un tas de zoos dans cette ville. On peut passer des week-ends entiers à visiter les zoos de New York. Il y en a même un qui a un mémorial aux espèces disparues, mais je ne me rappelle plus lequel. » Sa voix devint sombre et son accent hispanique acquit un rythme dramatique. « C’est impressionnant, poursuivit-il. Vous êtes devant ce mémorial et vous pensez à toutes ces espèces éteintes. À toute cette fin.

— Qu’est-ce que tu racontes ? » murmura Mystique, la tête lourde et guère enthousiasmée qu’on l’arrache à sa torpeur. Elle avait l’impression que le chauffeur était en veine de propos sinistres. « C’est vendredi soir et tu dois avoir à peu près vingt ans de moins que moi. À quoi bon ruminer ces histoires mélancoliques ?

— Madame, vous ne devriez pas faire semblant, répondit l’autre.

— Hein ? » fit-elle, troublée.

Le chauffeur rentra encore un peu plus la tête dans les épaules et s’agrippa au volant. « Je sais que ce n’est pas votre genre, expliqua-t-il d’une voix rauque, presque émue. Je veux dire : vous n’êtes pas du genre à penser que tout se réduise à ça, s’amuser le vendredi soir. Vous ne croyez pas qu’il faille juste oublier certaines choses. Vous n’avez pas un fond si joyeux. Vous n’êtes pas si tranquille, pas du tout, pas comme vous en avez l’air à la télé.

— Je vois », fit Mystique, soudain mal à l’aise. Elle émit un petit rire nerveux. « Je suppose que c’est un compliment. Je le prends comme un compliment. Et maintenant je vais me reposer un peu. »

Mais l’homme ne s’avoua pas vaincu. Il semblait en proie à des pensées fébriles. « Vous en pensez quoi, vous, du destin ? reprit-il en serrant le volant encore plus fort. C’est ça, notre prison. Le destin. Nous, on choisit pas notre histoire, pareil que les animaux du zoo. Vous croyez que vous êtes libre ? Vous aussi, vous êtes en cage. »

Mystique l’observa depuis la banquette arrière. Elle examina la nuque de cet homme, les cheveux coupés à la tondeuse, elle examina la tempe sur laquelle pulsait une veine à peine visible. « Je suppose que c’est vrai », commenta-t-elle avec une froideur voulue. Elle baissa encore la vitre et laissa entrer dans l’habitacle les bruits de l’extérieur. Le bourdonnement de la circulation. Le son strident d’un avertisseur.

Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêta au pied de son immeuble. Jamais Mystique n’avait été si heureuse à l’idée de se glisser hors d’une automobile et de pouvoir rentrer chez elle. Dans le silence de son appartement, loin des chauffeurs qui tiennent des propos étranges. Elle allait descendre quand l’homme se tourna vers elle. « Les animaux en cage peuvent faire des choses terribles, affirma l’homme d’un air sombre. Le destin peut nous forcer à faire ce que nous ne voudrions pas. Le destin peut même forcer quelqu’un à mourir. Il peut forcer quelqu’un à tuer. »

Il se produisit quelque chose. Une secousse glacée la parcourut. Un coup de tonnerre dans sa tête. Comme si des pensées éparses étaient maintenant unies par un seul et unique fil conducteur : les lettres anonymes qu’elle recevait, l’éventualité qu’elle soit bel et bien en danger, l’idée que ce groupe de fanatiques ait pu recruter quelqu’un pour lui faire du mal. Peut-être quelqu’un qu’elle connaissait. Peut-être le chauffeur. Elle regarda fixement ce visage immergé dans la pénombre, elle regarda ces yeux noirs, ces yeux tristes et fous.

Elle descendit de voiture et, d’une démarche raide, alla jusque chez elle.

Troublée, elle erra dans les pièces sans allumer les lumières et se mit à la fenêtre pour s’assurer que le véhicule était bien reparti. Elle ne savait pas quoi penser. Elle retira ses chaussures et envisagea de se préparer une tisane. Elle vérifia que la porte d’entrée était fermée à clé. Elle rit d’elle-même. Elle mit le climatiseur en marche et un souffle froid enveloppa sa peau. Elle se sentait toujours aussi troublée. Nul doute que le chauffeur s’était comporté de façon suspecte et qu’il avait prononcé des paroles presque menaçantes. Mystique fouilla dans son sac jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé la carte de visite et prit le téléphone pour composer le numéro. Elle ne pouvait y croire. Elle le faisait. Elle appelait vraiment et, bien qu’elle se sentît stupide, elle écouta les sonneries à l’autre bout du fil, immobile et comme hypnotisée. Puis elle reconnut la voix de l’inspecteur De Villa.

Le temps se maintint pendant tout le week-end. Une brise chaude persista à souffler jour et nuit, apportant avec elle une atmosphère d’étourdissement estival. Des milliers de personnes envahirent Central Park, transformant l’herbe de Sheep Meadow en dense étendue de chair, grimpant le long des sentiers de North Woods ou bordant les rives des petits lacs. Central Park. Le poumon vert de la ville. Une oasis de nature artificielle qu’un paysagiste américain et un architecte anglais avaient conçue un siècle et demi plus tôt. Ils avaient soigneusement placé chaque arbre et chaque rocher dans le but d’offrir aux citadins un rectangle de paix démocratique et bucolique. La foule avait également envahi les autres parcs. Celui de l’East River et la longue bande verte de Riverside. Elle avait pris possession du moindre espace vert, mue par un appétit dévorant de lumière, d’oxygène. Elle s’était répandue sur l’herbe et avait plongé les mains dans le gazon. La foule s’était débarrassée de ses vêtements, jusqu’aux limites de ce qui était toléré, tandis que le début de l’été imprégnait les corps d’une chaleur humide, électrique et inquiète. Elle avait également envahi le parc de Morningside Heights, mais en l’occurrence il s’agissait d’une foule plus digne, décemment vêtue, des familles de toutes les couleurs, dont une quantité non négligeable d’enfants, qui piqueniquaient généreusement sur l’herbe.

Mystique ne vit rien de tout cela. Elle alla courir au lever du soleil, alors que le parc était encore désert. Le reste du temps, elle ne sortit pas de chez elle. La femme de ménage avait fait les courses, le réfrigérateur était bien rempli. Des légumes frais, des barquettes de plats bio, des barres de protéines et autres provisions achetées chez Whole Foods. Aucun besoin de sortir. Son appartement était une forteresse confortable, autarcique et protectrice.

L’ambiance estivale de la ville fut confinée au-dehors, derrière les vitres, tel un gaz trop dense pour pouvoir pénétrer par les fissures des fenêtres. Mystique annula la poignée d’engagements qu’elle avait pris et passa deux jours à s’exercer sur Szepanski. Son seul contact avec l’extérieur, ce furent les mini-messages envoyés par Chad, qui passait visiblement un week-end aussi casanier que le sien. Chad regardait la télévision et ne manqua pas de l’avertir quand le vieux médecin apparut à l’écran. Szepanski était parvenu à se glisser jusque dans deux émissions du week-end.

Il parlait de son best-seller, faisait allusion aux sujets scabreux évoqués dans le livre en usant de subtils euphémismes, ignorait les éventuelles critiques émises par les autres invités et adressait des clins d’œil aux caméras. Aucun doute possible. C’était une star. Plusieurs de ces scènes s’étaient rapidement retrouvées sur le Net, et, très concentrée, Mystique les visionna en boucle dans l’espoir de saisir un nouvel élément qui l’aiderait à se changer en cet homme.

Quant à l’épisode du chauffeur équatorien, elle était embarrassée d’avoir appelé l’inspecteur De Villa. Elle ne comprenait pas ce qui lui avait pris. Elle, une femme avec son passé, avec tant d’expérience à son actif, téléphoner si précipitamment à la police et pour si peu.

Tout bien considéré, elle était convaincue que le pauvre chauffeur n’avait rien à cacher. Elle était convaincue que, s’il s’était exprimé aussi bizarrement, c’était sous l’effet de la fatigue ou pour toute autre raison aussi innocente. Parfois les gens se laissent aller. Parfois ils tiennent des propos incohérents. Elle était convaincue que la police ferait quelques vérifications concernant Santiago et ne trouverait rien de significatif, et qu’aucun groupe de fanatiques ne conspirait contre elle. Elle était toujours aussi sûre de ne pas être en danger. Du moins c’est ce qu’elle se répétait.

Le lundi, à la fin d’une nouvelle journée de travail, après une réunion interminable avec les auteurs, et une autre, également interminable et massacrante, avec la production, elle tomba à la sortie des studios sur quelqu’un qui ne s’était pas annoncé.

Dans le parking à moitié vide, le policier était appuyé contre le coffre de sa voiture. Mystique raidit les épaules et alla vers lui. Elle ne pouvait décidément pas y croire. Elle ne pouvait croire qu’elle avait cédé quelques soirs plus tôt au désir d’appeler cet homme.

Dennis De Villa se redressa et vint à sa rencontre. « Bonsoir, dit-il. Je commençais à penser que vous n’arriveriez plus. Vous travaillez toujours autant ?

— Bonsoir », marmonna-t-elle. L’espace d’un instant, elle se sentit si frustrée qu’elle eut la tête qui tournait. Cet homme s’était déjà glissé dans ses rêves nocturnes, elle ne voulait pas continuer à le trouver sur son chemin. « Oui, toujours. Vous aussi, je vois.

— Oh, fit-il sans relever le ton hostile de Mystique. En fait je n’ai pas d’horaires. Disons que je suis un de ces flics qui ne décrochent jamais. Je ne cesse jamais d’être un flic », avoua-t-il en riant. Son rire sonna de façon plus mélancolique que d’ordinaire et aussitôt le policier reprit son sérieux. Il regarda autour de lui et l’informa qu’il était venu lui communiquer une information. Sans prévenir, il se dirigea vers sa voiture, de sorte que Mystique n’eut pas d’autre choix que de le suivre.

Cette fois-ci, il ne portait pas son costume gris. Plus précisément, il ne portait pas de costume, mais un pantalon à la coupe sportive et une chemise qui mettait en valeur ses épaules puissantes. « Le chauffeur, reprit le policier. Santiago Gomez. Il semble qu’il n’ait rien à voir avec les lettres anonymes que vous avez reçues ni aucun lien avec le groupe que nous recherchons.

— C’est ce que j’imaginais, soupira Mystique.

— Mais nous l’avons arrêté aujourd’hui. Nous avons découvert qu’il cachait autre chose. »

Autour d’eux, le soir avait une odeur de papier brûlé, de terre sèche et de jardins tout juste arrosés. Le parking était silencieux tandis que, dans la rue, la circulation émettait un souffle irrégulier. Troublée par les paroles du policier, Mystique l’invita à lui en dire plus.

« Comme je vous l’ai dit, il n’a rien à voir avec les lettres ni avec les fanatiques... Cela étant, on a découvert un cadavre chez lui. » Il prononça ce mot, cadavre, plus doucement que les autres. Il baissa les yeux, par pudeur, aurait-on dit, et poursuivit : « Sa femme. Il semble qu’il l’ait tuée il y a des mois. Ça n’allait plus entre eux depuis qu’ils s’étaient installés à New York, croit-on savoir, et il l’aurait tuée au cours d’une dispute. Il l’a cachée dans le congélateur et a continué comme avant. Il a continué à travailler comme chauffeur. »

Mystique s’humecta les lèvres. Elle voulut dire quelque chose mais ne trouvait pas ses mots. La première chose qu’elle imagina, ce fut le visage de cette femme recroquevillée dans un congélateur. Elle imagina sa peau dure comme du marbre, ses paupières scellées, ses cheveux incrustés de givre. Elle imagina un corps couvert de sang gelé. Des larmes cristallisées au bord des yeux.

« Cet homme n’était pas un danger pour vous, du moins c’est ce que nous pouvons supposer. Mais si vous ne nous aviez pas parlé de ses propos étranges, nous n’aurions pas découvert ce meurtre. C’est une coïncidence. Une heureuse coïncidence, si je puis dire. » Dennis De Villa mit les mains dans ses poches et resta debout à côté de la voiture, les yeux toujours au sol et le coucher de soleil derrière lui. Ses yeux rouges semblaient plus émus que jamais. Pour quelque raison, parler de cette affaire était visiblement un gros effort pour lui. « Un homme qui tue sa femme, dit-il comme pour résumer toute l’histoire, sans rien ajouter d’autre.

— Mon Dieu, bredouilla Mystique, frappée à la fois par la nouvelle et par le trouble sans doute sincère du policier. Voilà pourquoi Santiago parlait sur ce ton. Voilà pourquoi il disait ces choses. »

De Villa ne bougea pas. Seule sa poitrine se souleva en rythme sous sa chemise. À contre-jour, ses cheveux étaient nimbés de lumière, la lumière de plus en plus douce du crépuscule. Enfin il se reprit, ouvrit la portière côté passager et annonça qu’il la raccompagnait chez elle.

Mystique ne réagit pas. Elle pensait encore à la femme dans le congélateur. Au givre sur ses lèvres, à ses organes congelés, au froid qui pénétrait jusque dans son vagin. Elle pensait à ce corps enfermé dans un cercueil de glace. Sa peau s’était-elle illuminée lorsque les policiers avaient soulevé la porte ? Quelle odeur avait un cadavre congelé ? Parfois, apprendre qu’une personne inconnue était morte la faisait souffrir ainsi, une souffrance éphémère mais cuisante. « Comment ? dit-elle alors, en saisissant le sens de cette invitation.

— Je vais vous raccompagner chez vous. Il semble que l’agence n’ait pas eu le temps de vous envoyer quelqu’un à la place de Gomez, observa-t-il en fouillant du regard le parking désert. Nous l’avons arrêté il y a moins de deux heures.

— Deux heures. Mon Dieu, répéta Mystique en songeant au jeune chauffeur. Il avait un si beau visage. Si tourmenté. Je me sens presque coupable.

— Vous plaisantez ? Cet homme est un assassin, rétorqua De Villa en faisant la grimace. À présent montez. Vous voulez passer la soirée ici ? » dit-il d’un ton plus doux, en bougeant à peine la portière.

Mystique fit un pas en arrière. Ils restèrent face à face, le policier et elle, comme dans un de ces téléfilms où les membres de gangs rivaux se donnent rendez-vous dans un parking pour échanger des prisonniers, régler des comptes ou quelque autre affaire de ce genre. Le policier et elle n’avaient aucun prisonnier à échanger. Ils n’avaient pas de compte à régler non plus, semblait-il. La brise agita leurs cheveux. Elle se dit qu’elle pouvait appeler un taxi. Ou bien que si Chad ou Horace passait, elle pourrait demander qu’on la conduise chez elle... Elle constata que la voiture du policier était propre. De Villa tenait toujours la portière ouverte. Ce soir, après qu’il lui eut parlé d’un homme qui avait tué sa femme, il y avait chez lui quelque chose de très humain, de vulnérable, presque, au milieu de ce parking désolé.

Ils se regardèrent. Il y eut une seconde d’incertitude, une écharde de temps dure et pointue, telle l’aiguille d’une boussole suspendue entre deux Nord magnétiques. Mystique était en équilibre et son corps hésita un dernier instant avant de se glisser dans l’habitacle.

Le siège avait une consistance agréable et l’intérieur du véhicule sentait la lavande. Le policier conduisait avec assurance, pas trop vite, en direction de Manhattan. Il veilla à régler l’air conditionné et lui demanda plusieurs fois si elle était bien installée.

Mystique répondait à peine. La nouvelle qu’elle venait d’apprendre au sujet de Santiago l’avait secouée. Elle observait le pare-brise, le ruban noir de la chaussée éclairé par les lumières changeantes des feux de signalisation. Elle préférait éviter de croiser le regard du policier. Ce regard la perturbait tout autant, il l’intriguait et, en même temps, elle s’en méfiait. Je me méfie de lui et de mes propres réactions. J’ai la sensation de marcher sur une plaque très fine. Je me demande si c’est l’effet qu’a sur moi tout flic ou seulement Dennis De Villa.

À côté d’elle, l’homme serrait le volant dans ses mains de flic, il parlait avec sa voix posée de flic. Ses gestes de flic. Le rythme de sa respiration de flic. Le trouble qu’il avait laissé entrevoir plus tôt, quand il lui avait communiqué la nouvelle concernant Santiago et le meurtre de sa femme, semblait désormais en partie chassé. Il eut l’air de se concentrer, comme s’il analysait la situation, et dit quelque chose à propos de l’arrestation, qui ne réglait rien au problème. Il faisait allusion aux lettres anonymes qu’elle recevait. Découvrir que Santiago n’avait rien à voir avec ces lettres pouvait être rassurant, mais cela signifiait que leur auteur était toujours en liberté, là dehors, avec ses mystérieuses intentions.

Elle tressaillit. Ce fut comme s’il l’avait effleurée en un point trop sensible, trop nu, un point qu’elle ne situait pas avec certitude mais qui, d’une façon ou d’une autre, existait bien. La question des lettres. Elle ne mentionna pas la dernière, reçue quelques jours plus tôt. Elle n’en avait parlé à personne et n’avait pas l’intention de le faire. Elle ne voyait pas à quoi cela aurait servi. Elle préféra revenir au chauffeur. Plus calmement qu’elle ne l’avait fait ce jour-là au téléphone, elle répéta au policier ce que Santiago lui avait dit. « Il m’a parlé du destin. Il a parlé de ça, du destin qui force à tuer quelqu’un. »

Ce fut au tour du policier de tressaillir. Il accéléra légèrement et le moteur fit un bond afin de passer au vert. « Le destin qui force à tuer quelqu’un », répéta-t-il, l’air impressionné. À chaque lampadaire qu’ils dépassaient, des taches de lumière pénétraient dans l’habitacle, donnant à sa peau des nuances métalliques. « C’était sûrement la justification qu’il se donnait à lui-même. Vous croyez au destin ?

— Santiago aussi m’a demandé plus ou moins la même chose », observa Mystique. Le parfum de lavande qui régnait dans l’habitacle s’était glissé dans ses narines et agissait sur elle comme un calmant. « Je ne sais pas. Destin est un mot un peu vague. »

De Villa ne répondit pas immédiatement. « Et ensuite ? De quoi d’autre a parlé Santiago ?

— D’espèces disparues. » Elle s’aperçut que sa voix avait un son singulier. Pour quelque motif, l’air conditionné laissait des traces d’humidité sur les vitres. « Des histoires d’animaux en cage... Il m’a demandé si j’étais mariée.

— Oh », fit le policier. Sa voix aussi avait à présent un son inhabituel. Ils paraissaient tous deux sur le point d’ajouter quelque chose, mais ils renoncèrent et gardèrent le silence. Aucun bruit ne leur parvenait plus de la rue et les fenêtres s’étaient couvertes de buée comme en plein hiver.

Le véhicule semblait arrêté. Impossible de voir à l’extérieur. Atterrée et fascinée par ces phénomènes imprévus, Mystique ne bougea pas, tandis que les lumières de la rue devenaient floues, de plus en plus imprécises, derrière les vitres embuées. Ce devait être à cause de leur respiration. Il n’y avait pas d’autre explication. Leurs souffles avaient formé de la buée sur les vitres. Des souffles profonds et affamés. Son souffle à lui, son souffle à elle.

Mystique entrouvrit les lèvres. Elle se sentait étouffer, tout son corps était parcouru d’un plaisir languide. Elle commençait à manquer d’air. Ils avaient dû consommer tout l’oxygène de l’habitacle. Ils restèrent figés dans cette absence d’oxygène, entre les vitres opaques et closes. « Je suffoque », dit-elle d’un ton suppliant. Dennis De Villa lui caressa le visage. Il y avait dans son sourire une tristesse infinie. « Je suffoque. »

Lorsqu’elle se réveilla, elle respirait fort et son corps pulsait intensément. Difficile de dire si elle se reprenait suite à l’impression d’étouffement éprouvée dans le rêve ou si cette respiration lourde était un signe de trouble excitation. Cette fois, ce n’était pas encore l’aube. La nuit était calme et entière derrière les fenêtres.

Elle alla jusqu’à la salle de bains et chercha à tâtons l’interrupteur. La lumière lui fit l’effet d’une dose de caféine, elle chassa les dernières traces de l’incompréhensible rêve et, tout à fait réveillée, s’examina dans le miroir. Son visage. Les yeux mi-clos. Dans la violente lumière, ses pupilles s’étaient aussitôt contractées, elles s’étaient retirées telles de petites créatures apeurées.

Les narines dilatées, les lèvres serrées. Elle ne pouvait pas prétendre avoir l’air reposé. Elle avait dormi au mieux cinq heures. Certes, continuer à rêver pareilles scènes n’aidait guère... Ça devient une habitude. Rêves suspects qui concernent l’inspecteur De Villa.

La veille au soir, il n’était rien arrivé de ce qu’elle avait rêvé. Le policier et elle avaient parlé de Santiago, c’est vrai, mais les fenêtres n’étaient pas couvertes de buée et la voiture ne s’était pas arrêtée. Rien de tout cela. L’inspecteur De Villa l’avait escortée jusque chez elle et lui avait respectueusement souhaité bonne nuit.

Qu’est-ce qui t’arrive, nom de Dieu ? se demanda-t-elle. Elle se rinça le visage et s’essuya. La douce sensation de la serviette-éponge. Une nouvelle fois, son corps était en fibrillation. Le soir, elle serait en direct dans l’émission. Elle continua à se caresser le visage et à respirer profondément à travers la serviette, pour chasser ce rêve, chasser tous les rêves, pour chasser l’histoire de Santiago et de la femme recroquevillée dans le congélateur, chasser la présence de Dennis De Villa et se mettre plutôt à réfléchir à la longue journée qui l’attendait.

Vladimir Poutine reçut l’ovation habituelle. Il exhiba les muscles de la grande Russie et fit hurler de rire le public présent en studio. Oprah, Madonna et les autres personnages eurent droit au même accueil, et l’émission se poursuivit à un rythme échevelé. Les numéros, les applaudissements, les pauses publicitaires, les intermèdes dansés, les figurants, les moments où elle disparaissait dans les coulisses pour se changer en quelqu’un d’autre, les interventions de Chad qui arborait son inégalable smoking vert : tout semblait se dérouler au mieux. Tout était fluide, cohérent, efficace, telle une surface parfaitement lisse sous laquelle personne n’aurait pu supposer que se nichait en réalité un vide imprévu. Les numéros avaient été réorganisés à la dernière seconde, car on avait dû remplacer celui qui manquait : celui que Mystique n’avait pas eu le courage de faire, pour lequel elle n’était pas prête. L’apparition tant redoutée du docteur Szepanski.

À l’issue de l’émission était prévue l’habituelle réunion de rédaction en présence du réalisateur. Peu avant, alors qu’elle était encore dans sa loge et tentait de se détendre, de se débarrasser de la saveur des corps dont elle avait pris la forme, Mystique entendit qu’on frappait discrètement à sa porte. Elle ajusta sa coiffure et répondit d’une voix neutre : « Entrez. »

Gary Modine, le producteur de l’émission, passa la tête dans l’embrasure. Ses petits yeux verts brillèrent dans la pénombre. « Je te dérange ?

— Ne t’en fais pas. Je savais que tu viendrais. »

Gary entra et referma la porte derrière lui, puis il avança vers elle. C’était un homme assez grand, sobrement bronzé, avec un élégant sourire éternellement imprimé sur le visage. Il avait plus ou moins le même âge qu’elle, la cinquantaine, et portait un costume merveilleusement coupé. Chaque détail de son apparence était soigné. Les mains soignées, la peau soignée, les cheveux blancs et épais parfaitement soignés. Le genre d’homme qu’il n’était guère difficile d’imaginer, le week-end, en train de siroter un cocktail dans une somptueuse résidence au bord de l’océan ou de jouer au golf dans le club le plus sélect de l’État. « Très chère, souffla-t-il d’une voix paisible. J’ai suivi l’émission depuis la régie, tu as été fantastique, comme toujours.

— Bien », se contenta de répondre Mystique. Elle attendit que Gary s’asseye sur le divan et se mit à arpenter le petit espace de la loge, en proie à sa coutumière agitation d’après émission.

« Mais, bien sûr, nous avons un problème, reprit le producteur.

— Bien sûr », admit-elle.

Gary croisa les jambes. Sous le bord de son pantalon, on pouvait distinguer ses impeccables chaussettes noires en fil d’Écosse. « Je vais être franc, dit-il sans se départir de son aimable sourire. La semaine prochaine, il n’y aura plus d’excuse. Le numéro du docteur Szepanski devra faire partie de l’émission. Les premières estimations de ce soir nous donnent à égalité avec le programme de Namor... À égalité. Avant, nous le dépassions en moyenne de quatre points. La semaine prochaine, notre ami à branchies risque de rafler la mise. »

Mystique écouta ces paroles tout en continuant à arpenter la loge, en peignoir, son corps agité, en ébullition. Elle éprouvait le douloureux besoin de se transformer encore mille autres fois, de se transformer sans cesse, jusqu’à son dernier souffle. L’effervescence et le malaise d’après spectacle étaient renforcés par la conscience qu’elle avait d’avoir raté une certaine transformation. La maudite transformation que tout le monde attendait. Celle qu’elle désirait et dans le même temps craignait. « Sommes-nous sûrs que Szepanski est bien le personnage qu’il nous faut ? » demanda-t-elle. Elle réfléchit à ce qu’elle venait de dire et se corrigea : « Je veux dire : je suis convaincue d’y réussir la semaine prochaine, je deviendrai Szepanski. J’ai juste besoin d’encore un peu d’entraînement. Mais sommes-nous sûrs de vouloir miser sur lui ?

— Plus que sûrs », répondit Gary. Le producteur lui lança un regard de reproche voilé. « La semaine prochaine, Szepanski sera l’invité de Namor. Nous n’avons pas le choix. Namor aura le médecin et nous devrons avoir une version du médecin plus drôle et plus fascinante que l’original. »

Mystique hocha distraitement la tête. Elle se pelotonna dans le peignoir et détourna les yeux, incapable de croire qu’elle devait perdre son temps à penser à Namor. Le prétendu Prince de l’Atlantide. Le sexagénaire hautain aux oreilles en pointe. L’exhibitionniste qui se baladait en toute saison uniquement vêtu d’un slip vert. L’homme amphibie qui tentait depuis des années de dépasser ses taux d’écoute et semblait sur le point d’y parvenir. Nul doute qu’ils feraient une belle paire, avec Joseph Szepanski. L’expérimenté médecin lui fournirait peut-être des conseils sur la façon de redresser ses pectoraux tombants. Un sourire amer, sardonique, apparut sur le visage de Mystique, un sourire qui parut trembler comme un mirage d’été à la surface de ses lèvres. « Que fera Namor avec le vieux docteur ? Ils entreront ensemble dans le bocal à poissons rouges ? » plaisanta-t-elle.

Gary pencha la tête. Inflexible et comme sculptée, la courbure de ses lèvres contrastait avec le sourire de Mystique. Il secoua légèrement le poignet, sans même regarder la montre qu’il portait, comme si ce geste suffisait à lui indiquer l’heure. « Je ne veux pas te faire perdre plus de temps. Je vais te laisser », dit-il en se levant. Sa voix détendue, son visage aux traits fins. Les mouvements élégants de son corps, sa coupe de cheveux à trois cents dollars, le nœud délicat de sa cravate en soie, et même les chaussettes d’excellente qualité : tout en lui évoquait quelque chose d’aimable, quelque chose d’inexorable, la douceur ambiguë et éternelle du pouvoir. « Je pense que tu mesures l’enjeu, conclut-il posément. La direction de la chaîne réfléchit au futur de l’émission. »

Mystique hocha de nouveau la tête. Elle savait à quoi il faisait allusion. Le futur de l’émission. Gary parlait des prochaines saisons, ou plutôt : du risque qu’il n’y ait pas de prochaines saisons. Elle sentit sa gorge sèche, une saveur poussiéreuse dans sa bouche, en plus d’un impérieux besoin d’air. De l’oxygène, il lui fallait de l’oxygène. Se transformer était comme un feu et en consommait une grande quantité.

Ce fut alors que lui revint en mémoire, avec la soudaineté de certains rêves, celui qu’elle avait fait en voiture. Le rêve de la voiture aux vitres embuées. Le rêve dans lequel elle suffoquait sans parvenir à ouvrir la portière, sans rien tenter pour s’enfuir. Les sensations que produisaient les rêves où apparaissait Dennis De Villa. Les sensations qu’elle avait eues en apprenant l’histoire de la femme retrouvée dans le congélateur. Les sensations présentes de sa conversation avec Gary. Toute la gamme des sensations accumulées ces derniers temps parut se mélanger et tourbillonner en elle pendant quelques instants, à l’image de la neige dans une boule de verre.

Elle fut satisfaite de voir Gary s’en aller. Lorsqu’il ouvrit la porte, un flux d’air pénétra dans la pièce. « À propos, ajouta le producteur juste avant de sortir. Comment s’est terminée cette histoire ? Tu as parlé avec la police ? D’autres lettres bizarres te sont-elles parvenues ?

— Pas d’autre lettre », mentit-elle. Elle ne voulait en aucun cas ajouter l’affaire des lettres anonymes aux problèmes qu’elle avait déjà avec la direction de la chaîne, laquelle réfléchissait au futur de l’émission. Il n’était pas nécessaire de compliquer davantage les choses. Il n’y avait aucune raison. « C’était une fausse alerte. Merci de t’en être inquiété, mais c’était inutile.

— Très bien, approuva-t-il. Mieux vaut être prudent. En toute situation », conclut-il d’un ton de sagesse raffinée, tout en s’éloignant dans le couloir.

« Quel salopard ! s’exclama Chad avec une vigueur inattendue. Lui et ses manières de joli cœur. Il a vraiment dit ça ? Le futur de l’émission ? »

C’était le lendemain matin de l’émission, Chad et Mystique s’étaient réfugiés à la cantine des studios pour discuter en paix, sans crainte d’être interrompus ou espionnés. Ce n’était pas encore le moment de déjeuner, il restait encore une heure, et la salle était tout à fait vide, les tables silencieuses, les chaises blanches bien rangées, en attente. Dans le calme de la pièce, leurs voix résonnèrent comme dans un théâtre vide.

Dehors, derrière la baie vitrée qui donnait sur la cour, la pluie tombait régulièrement. Il s’était mis à pleuvoir dans la nuit et la température avait baissé. La fièvre qui s’était emparée de la ville s’était éteinte, une trêve momentanée.

« C’est ce qu’il a dit », confirma Mystique. Le bruit de la pluie traversait la baie vitrée. Les lustres n’étaient pas allumés et la seule lumière était le gris presque métallique qui provenait du dehors. En lisant de la frustration sur le visage de son collaborateur, Mystique précisa : « Quoi qu’il en soit, il ne faut pas trop en vouloir à Gary. Ce n’est pas lui qui décide.

— Je sais. Mais il a de l’influence. »

Ils étaient tous deux inquiets. L’espace d’un instant, chacun tambourina des doigts sur la table en bois blanc.

Ils connaissaient les rumeurs qui circulaient depuis quelque temps. On disait que l’émission conservait certes un public de fidèles mais perdait du terrain par rapport à la concurrence. On disait que la saison en cours serait la dernière. On disait que le Celebrity Mystique Show fermerait ses portes. Des rumeurs, des insinuations, guère plus que des murmures, le genre de ceux qui finissent tôt ou tard par s’élever autour d’une émission. Personne n’était jamais à l’abri, dans la lutte perpétuelle pour garder sa place au sein de la grille des programmes.

Les propos que Gary avait tenus la veille au soir étaient la preuve concrète que ces rumeurs n’étaient pas infondées. Ça pourrait arriver. L’émission serait peut-être arrêtée.

Mystique balaya du regard la cour située derrière la baie vitrée, sous la pluie, encore plus nue que d’ordinaire. L’eau gouttait à travers le feuillage d’une demi-douzaine d’arbustes et lavait le sol carrelé de gris en s’écoulant vers les bouches d’égout.

Ils parlèrent encore du spectacle et de la prochaine émission qui, plus que jamais, devrait être grandiose. C’était d’une importance cruciale.

Ils en parlèrent d’abord d’un ton morne, avec trop de nervosité, puis la discussion devint plus vivante. Bien vite, ils échangèrent de nouvelles idées pour l’émission. Naturellement. Et les yeux de Chad se remirent à briller. La frustration d’avant semblait s’être dissoute en lui et avoir laissé place à des trouvailles visionnaires, absurdes, voire camp. « Écoute ça : dans la prochaine émission, Arnold Schwarzenegger fait son apparition torse nu, il prend des poses de culturiste et, avant de quitter la scène, se lèche les aisselles. »

Mystique émit un petit rire. Elle aurait voulu qu’il suffise de cela pour que les choses rentrent dans l’ordre. Quelques idées plus surréalistes encore que d’habitude.

« Madonna, elle, chante un de ses vieux succès... je ne sais pas... Like A Virgin, par exemple. Elle chante et remue les hanches en faisant des mouvements audacieux, au point de rester paralysée, une catastrophe, et à ce moment j’entre en scène, habillé comme Madonna, emmailloté dans un corset en dentelle et prêt à prendre sa place. Tu imagines ? »

Cette fois, elle rit de bon cœur.

« Chad vs. Madonna. Ce sera un triomphe. Le public deviendra fou. »

C’étaient des idées trop grotesques pour faire partie du programme, mais peut-être Chad avait-il raison. Il ne fallait pas désespérer. Rien n’était perdu tant qu’il restait une prochaine émission. Madonna et Schwarzenegger apporteraient leur contribution, Vladimir et Oprah aussi, et puis il y aurait le numéro de Szepanski. Dans la prochaine émission, ils étaient parfaitement d’accord, il devrait forcément y avoir le numéro de Szepanski.

Les premiers employés de la cantine firent leur apparition dans la salle et commencèrent à préparer le comptoir avant l’arrivée imminente d’une foule affamée. Chad lorgna avec intérêt du côté des plats qui venaient des cuisines, toute sa bonne humeur retrouvée. Il n’était pas du genre à rester longtemps abattu.

Mystique lui lança un coup d’œil et sentit une bulle d’affection grandir en elle. Ce garçon, Chad, était son partenaire depuis six ans. Je dois réussir aussi pour lui, songea-t-elle, soudain émue. Je dois réussir à faire Szepanski pour lui, pour Horace, pour Susie et pour tous ceux qui travaillent avec nous.

« Et notre ami policier ? demanda Chad de but en blanc. Comment va ce sympathique gaillard ? »

Mystique battit des paupières. Avec son instinct infaillible, Chad avait dû comprendre que c’était le bon moment pour la titiller. « Tu parviens toujours à m’étonner, répondit-elle en jouant le jeu. J’ai beau connaître le fonctionnement tortueux de ton cerveau, je suis incapable d’imaginer d’où te vient pareille question.

— De l’endroit où nous sommes : la cantine, dit-il avec satisfaction. Ha ha ! Je n’oublierai jamais ta tête, la dernière fois, quand tu l’as vu débarquer ici.

— Ha ha, fit-elle à son tour sarcastiquement. Moi qui venais juste de me dire que tu étais vraiment un brave garçon. »

Ils continuèrent à plaisanter dans la salle vide. Bientôt, de nombreuses personnes viendraient occuper les tables, déplaceraient les chaises et transporteraient des plateaux remplis de nourriture d’un côté à l’autre de la pièce, ce qui balaierait le précieux souffle d’intimité qui les unissait. Eux deux. La présentatrice de l’émission et son fidèle partenaire.

Dehors, la pluie tombait dans la cour avec un zèle monotone. Le ciel était couleur argent pâle et sa surface semblait celle d’un miroir, un froid mélange de nuages et de lumière. « Je pense que ce policier a un faible pour toi.

— Et moi je pense que ton cerveau a besoin de sucres.

— Pourquoi ça t’agace autant ? demanda-t-il. Ç’a l’air d’être un type intéressant. Beau physique, belle gueule. S’il n’avait pas deux steaks tartares à la place des yeux...

— Il souffre de conjonctivite chronique.

— Tu vois ? Tu le défends. Cet homme ne te laisse pas indifférente.

— Je ne le défends pas. C’est un flic.

— Tu penses que la police n’a aucune raison de s’inquiéter pour toi, observa Chad. Et pourtant ce De Villa ne te lâche pas. Ça ne peut signifier qu’une seule chose. Il a un faible pour toi !

— C’est un flic, se contenta-t-elle de répéter.

— Tu pourrais lui donner sa chance. Ça doit faire des siècles que tu n’es pas sortie avec quelqu’un.

— Il est trop jeune. Je ne sais même pas quel âge il a. Et c’est un flic », dit encore Mystique.

On avait allumé les lumières dans la salle.

Ce fut alors qu’un frisson parcourut son corps. Elle se remit à tambouriner sur la table et à songer aux numéros de la prochaine émission. À songer à Schwarzenegger, à Madonna en corset de dentelle, à Vladimir Poutine qui ferait encore rire le public.

Le numéro du docteur Szepanski. L’émission décisive. Son corps continua à vibrer. « Ne parlons plus de ce policier. Pensons à notre émission. »

On racontait beaucoup de choses au sujet d’une femme comme elle. Les commérages foisonnaient, les suppositions et les légendes, concernant une femme comme elle. À l’effet prévisible et normal de la notoriété s’ajoutait dans son cas un élément plus subtil, presque morbide, lié aux caractéristiques de son super-pouvoir et à l’impossibilité pour les autres de comprendre en définitive qui elle était vraiment.

Il ne s’agissait pas seulement du public qui la regardait à la télévision, des téléspectateurs qui lui envoyaient des messages de félicitation, de ceux qui lui écrivaient pour protester contre la façon irrévérencieuse dont elle avait incarné un de leurs favoris, ni de ceux qui posaient des questions plus ou moins explicites au sujet de sa vie privée. Chad est-il ton petit ami ? Est-il vrai que tu es lesbienne ? Est-il vrai qu’avant tu travaillais dans un cirque ? As-tu vraiment rencontré Jésus avant de te convertir, quand tu étais en prison ?

Il ne s’agissait pas que d’eux. Il s’agissait surtout du monde du spectacle, des professionnels qu’elle croisait chaque jour à la cantine des studios ou dans les rares fêtes auxquelles elle se montrait, ce monde qui aurait dû être proche d’elle et semblait au contraire la scruter d’une distance sidérale.

Mystique pouvait imaginer ce que leurs yeux voyaient. Une femme qui présentait depuis six ans une émission à succès. Il était indiscutable que sa capacité à se transformer en n’importe qui avait été la bonne, au bon moment, et qu’aucun super-pouvoir n’avait été si bien employé jusque-là à la télévision. L’émission avait marqué son temps. Les gens riaient rien qu’en entendant son titre : Celebrity Mystique Show. Six ans de transformations, six ans de comique ravageur et de succès. Forcément, elle suscitait l’admiration et l’envie, et forcément on avait commencé à évoquer une possible fin, avant même que l’émission ne perde du terrain.

Les gens abordaient aussi de nombreuses autres questions. Au sujet de ses habitudes, de ses méthodes de travail, des contrats publicitaires qu’elle s’était offert le luxe de refuser. De sa proverbiale méfiance qui la poussait à travailler avec une équipe réduite au minimum, une poignée de collaborateurs fidèles sur lesquels elle exerçait une étroite surveillance, disait-on. Peut-être voulait-elle tout contrôler. Peut-être son perfectionnisme était-il pathologique. Par ailleurs, tout le monde savait qu’elle ne voulait pas de maquilleuse ni d’assistante qui l’aide à changer de costume. Elle ne tolérait personne dans sa loge. Avant chaque émission, elle s’y enfermait et faisait ses exercices de respiration. Les gens avaient une vague idée de la façon dont elle se transformait, mais il semblait que l’opération exigât qu’elle soit nue, qu’elle respire à fond et se concentre.

On avait tendance à lui reconnaître une bonne dose de charisme. Une forte personnalité. Cette femme sait faire rire d’un seul regard et figer sur place d’un autre.

Il y avait aussi les commentaires sur son apparence physique. On estimait généralement que c’était une belle femme, même si elle ne plaisait pas à tout le monde. Elle était dans une forme éclatante pour son âge, mais cette peau bleuâtre... Les mauvaises langues affirmaient qu’on aurait dit une morte. Pour les autres, cette couleur de peau lui donnait un côté exotique et sexy. Sans parler de ses super-pouvoirs... Diable. Comment cela pouvait-il être de coucher avec quelqu’un qui pouvait devenir n’importe qui, à la demande ?

Dommage qu’on en sache si peu sur elle. Elle n’accordait pas d’interview. On disait qu’un des grands regrets de la carrière de Larry King, c’était de ne jamais l’avoir eue comme invitée. C’était une femme si réservée. Une professionnelle concentrée sur son travail, au style de vie sobre, pas de secrétaire ni d’assistante personnelle, pas de gardes du corps, guère de vie sociale. Elle désertait presque toujours les manifestations où elle était attendue. Une femme hautaine et un peu frigide.

Qu’aurait-on dû penser d’une femme à la vie si discrète ? Qu’elle était sexuellement inhibée ? Qu’elle avait des vices embarrassants, qu’elle fréquentait des hommes mariés ? Il devait y avoir des secrets. Il devait y avoir des détails piquants. Que faisait-elle le samedi soir ? Prenait-elle le corps d’une fille de dix-sept ans pour participer à d’énormes orgies dans quelque résidence universitaire ? Se transformait-elle en homme, enfilait-elle un cockring et fréquentait-elle les soirées gay ?

Plus les questions devenaient stupides et plus les gens perdaient leur temps à en imaginer les réponses. Il y avait de quoi devenir fou avec de telles questions. Du reste, on sait bien que les gens aiment ça, devenir fous, fabriquer des pensées tordues et se perdre en mille suppositions oiseuses.

Mystique prenait parfois conscience de ce foisonnement de questions, ce bruit de fond qui la suivait de loin. Un bruissement qui ressemblait à l’écho du tonnerre. C’était quelque chose de froid qui soufflait dans son dos, qui impliquait son nom sans l’effleurer vraiment, sans réel contact avec elle ni son histoire, avec sa vie de maintenant ni celle d’avant. Quelque chose qui se déroulait ailleurs. Comme si, là-bas, quelqu’un organisait une ridicule fête en son honneur tandis qu’elle restait ici, fièrement distante, indifférente et seule.

*

La pluie coulait sur les immeubles rouges de Harlem. Elle coulait le long des vitrines des boutiques sur la Cent vingt-cinquième rue, sur les portes des églises à travers lesquelles on entendait résonner les gospels le dimanche matin, dans les cours des écoles où des cartes des États-Unis étaient dessinées sur le sol en béton. Des cartes larges de plusieurs mètres. Chaque État d’une couleur différente. La pluie coulait sur ces dessins, elle inondait les États, les couleurs étaient peu à peu délavées. La pluie coulait sur les rues. Sous ce déluge tiède, les gens avançaient, des sandales en plastique aux pieds, couverts de toiles imperméables ou un parapluie à la main, parfois même prêts à se lancer dessous sans protection.

Mystique-Chad faisait partie de ces derniers. Trempée jusqu’aux os, elle marchait d’un pas tranquille. L’eau brûlait légèrement sa peau et lui procurait une sensation de pureté fluide. Avec une agilité inattendue, elle sauta par-dessus une flaque. Le corps massif de Chad savait bouger avec grâce. Harlem lui communiquait un certain entrain, même si, il fallait l’admettre, le quartier avait changé. Elle était heureuse qu’il soit plus sûr que par le passé. Elle était heureuse de pouvoir marcher en pleine rue dans le corps d’un homme blanc sans risquer quoi que ce soit, mais au fond elle regrettait le temps où il y avait un peu plus de voyous et un peu moins de gros lards déprimés et silencieux avançant péniblement sur les trottoirs.

Non qu’elle eût quoi que ce soit contre les gros lards. Bien sûr que non. Après tout, elle se baladait en empruntant le corps de Chad, le plus léger, le plus désinvolte et le plus gracieux de tous les gros lards. Elle bondit encore entre les flaques et émit un petit rire qui se perdit dans le bruit de cette sorte d’averse tropicale.

Voilà l’immeuble. Mystique-Chad monta les marches et sonna.

La femme qui vint lui ouvrir devait avoir à peine plus de cinquante ans, elle portait une simple robe claire, avait les cheveux courts et des yeux bordés de cils touffus qu’elle écarquilla de stupéfaction devant ce spectacle : un gros lard blanc sans parapluie, trempé et les vêtements dégoulinants d’eau. « Mon garçon ! s’exclama Sabrina. C’est une tenue pour sortir ? »

L’appartement occupait tout un étage de ce qui, autrefois, avait été une grande demeure du vieil Harlem. Architecture solide et spacieuse, pièces hautes de plafond, sol couvert de parquet et cheminées à l’abandon depuis au moins un demi-siècle. Laissant derrière elle un sillage d’empreintes mouillées, Mystique-Chad traversa à la suite de la femme une pièce plongée dans une profonde pénombre qui faisait office de salon, de salle à manger et de chambre à coucher, jusqu’à la cuisine qui donnait sur l’arrière. Elle accepta la serviette de toilette qu’on lui proposait et se frotta la tête. « Ça fait un moment qu’on ne t’a pas vu, dit Sabrina en continuant à examiner d’un regard bienveillant le grand gaillard mouillé qui se trouvait devant elle. Puis-je t’aider ? demanda-t-elle en mettant de l’eau à chauffer. Tu es venu chercher quelque chose ?

— Je crois, oui », souffla Mystique-Chad. Elle jeta un coup d’œil à la cuisine parfaitement propre, à la rangée de tasses alignées sur une étagère, à la fenêtre ouverte protégée par le voile d’une moustiquaire. Les basses d’une musique hip-hop provenaient d’un immeuble situé de l’autre côté du pâté de maisons. « Ces derniers temps, j’ai souffert d’une certaine... instabilité. J’aurais besoin de quelque chose pour me détendre. Quelque chose qui me permette de dormir comme un bébé. Du même genre que l’excellente herbe de la dernière fois.

— Bien », acquiesça Sabrina. Elle prit deux tasses qui portaient le logo Starbucks, versa de l’eau et ajouta un sachet de thé dans chacune d’elles. Elle en tendit une à son visiteur. « Je pense pouvoir te donner satisfaction », affirma-t-elle.

Mystique-Chad souffla sur la tasse bouillante tout en observant avec une affection à peine dissimulée la femme qui était en face d’elle. Sabrina n’était pas seulement son dealer attitré. Elles s’étaient connues des années plus tôt, aux temps de l’activisme politique, quand Sabrina avait épousé la même cause que Mystique. La libération mutante et toutes ces vieilles utopies bizarres. Elles n’avaient pas réussi à libérer grand-chose mais s’étaient toutes deux fait arrêter à quelques mois d’intervalle.

Leurs destins avaient été parallèles. Elles avaient purgé leur peine dans des établissements différents et retrouvé la liberté plus ou moins au même moment. Depuis, Mystique venait la voir de temps en temps sous prétexte d’acheter un peu d’herbe, toujours incognito, et Sabrina ne se doutait de rien, ou du moins rien n’indiquait qu’elle se doutât de quelque chose, qu’elle pût imaginer que ce grand gaillard qui revenait régulièrement était en réalité sa vieille camarade de militantisme politique.

Sabrina glissa un morceau de sucre dans sa tasse de thé. Elle touilla avec une petite cuillère au long manche, souffla sur la tasse et but avec précaution. « J’aime bien faire affaire avec toi. Il y a si peu de gens de nos jours qui me demandent quelque chose pour se détendre », observa-t-elle. Ses cils touffus projetaient leur ombre sur ses yeux qu’habitait un mélange de roublardise et de sincère préoccupation. Depuis qu’elle avait retrouvé la liberté, elle survivait grâce à cette petite activité de deal. Avant la prison, elle aussi avait possédé des super-pouvoirs, certes guère puissants, mais il y avait trop longtemps qu’elle ne s’en servait plus et à présent elle les avait perdus.

« Pour autant que je me souvienne, avant les gens voulaient ça, reprit Sabrina. Avant, je ne faisais pas ce travail, mais j’avais l’impression que les gens allaient voir un dealer parce qu’ils voulaient de quoi se relaxer. À la rigueur, de quoi s’amuser. »

Mystique-Chad l’écoutait et la tasse qu’elle tenait entre ses mains dégageait une vapeur tremblante.

« Maintenant, ils demandent seulement des choses qui les aident à résister, qui les fassent tenir debout tels des somnambules. Des silhouettes en carton. » Sabrina marqua une pause, le temps de siroter son thé. « Ils veulent des trucs chimiques aux noms compliqués. Ou bien de la cocaïne à quelques dollars coupée avec Dieu sait quoi... Comment ils les produisent, ces trucs, avec les déchets d’une usine de peintures ? »

Mystique-Chad hocha plusieurs fois la tête. Elle pensait comprendre ce que la femme voulait dire. Quelque chose avait changé au cours des années qu’elles avaient toutes deux passées en prison, et ce n’était pas seulement une question de modes capricieuses affectant le marché des stupéfiants. C’était bien plus général. C’était présent dans les vibrations que dégageaient les personnes. C’était présent dans le signal radio qu’émettait la réalité, dans les désirs intimes du monde.

Mais elle n’était pas ici pour parler de cela. Elle était ici uniquement pour acheter de l’herbe. Simple, pure et rétro. Non qu’elle fût une grande consommatrice. L’herbe de Sabrina lui servirait seulement à calmer l’anxiété causée par les pressions de ces derniers temps. À calmer les secousses de douloureuse excitation qui la prenaient de plus en plus souvent, le jour, la nuit, en ces aubes insomniaques. À cesser de se réveiller en sursaut après un rêve morbide dans lequel apparaissait l’inspecteur De Villa. À dormir d’un sommeil plus paisible. À arriver au travail plus détendue.

Lorsqu’elles eurent bu leur thé et conclu leur petite transaction, elles se dirigèrent ensemble vers la porte. « Je te regarde souvent à la télévision, dans cette drôle d’émission », dit Sabrina. Elle resta sur le seuil et se frotta les bras en humant l’odeur de la rue mouillée. « Vous êtes forts. Tu es fort. Mystique est forte. Salue-la de ma part, comme toujours. Qui sait si elle se souvient de moi. Dis-lui que la vieille Sabrina se souvient d’elle. »

Mystique-Chad descendit les marches et avança sur le trottoir. Au bout de quelques mètres, elle se retourna et vit Sabrina, dans sa robe claire, toujours immobile sur le seuil. La pluie était devenue plus fraîche. Le petit paquet de marijuana en poche, elle poursuivit son chemin dans le bruit régulier de l’averse qui dominait tout.

Revoir Sabrina était toujours une expérience étrange. Il lui suffit d’une minute pour que les détails de leur rencontre, les propos concernant les drogues, la serviette de toilette, les tasses Starbucks, l’arôme chaud du thé, que tout se perde dans une couleur subtile, ambiguë et lointaine. La même couleur qu’avaient ses souvenirs de Lexington. La cellule d’isolement, les repas, la lumière crue de l’infirmerie. Les visages des personnes qu’elle avait connues. Les visites de son avocat. Seize ans de prison. Seize années plongées dans cette couleur, comme une photo devenue sépia, une sensation d’ancienneté presque rêveuse. Elle se demanda si les souvenirs de prison que conservait Sabrina avaient la même couleur.

Elle se demanda quelle couleur avaient pour elle les souvenirs de leurs années de militantisme, de leurs naïves actions révolutionnaires et de tout ce qui s’était passé. Comme une image devenue sépia. Quelque chose qui a dû exister, c’est possible, mais d’une autre couleur, dans une atmosphère différente.

Elle atteignit le bout de la rue. Qui sait si Sabrina était restée sur le seuil de son immeuble. Mystique-Chad était persuadée qu’elle n’avait pas bougé et renonça à se retourner, car elle savait que, de l’endroit où elle était, elle ne distinguerait aucune silhouette et qu’aucun geste ne pourrait plus être échangé sous cette pluie qui rendait tout flou, même à une courte distance.