Sa vie lui appartenait de nouveau. Plus d’obsessions ni d’attentes stupides, nulle insomnie ni tristesse avant l’aube. Ou du moins était-ce là ce que Red se promettait. Il voulait redevenir lui-même. Le Red de toujours, original et incorruptible. À certains moments, cet objectif semblait proche et tout ce qui s’était passé au cours des derniers mois n’était plus qu’un mirage, un flou passager. Il alla essayer des vêtements. Costumes sombres et discrets, dessinés par un célèbre couturier italien, comme il en portait depuis toujours mais qui ne lui allaient à la perfection que maintenant, ces dernières années. Me voici, songea-t-il avec satisfaction en se regardant dans le miroir. C’est moi. Je suis tel que je veux être. Élégant et solitaire. Il acheta également des fleurs pour Annabel, car il voulait se faire pardonner. Au début, il avait pensé à des chocolats, mais il avait préféré ne pas en rajouter.

Et à d’autres moments... Tandis qu’il rassemblait les vêtements à envoyer au pressing ou qu’il lisait le supplément week-end du Times, qu’il dénichait l’antivol dans un livre acheté chez Barnes & Noble... Tandis qu’il touchait son corps, son corps immuable, sous le jet d’eau tiède, dans la douche, ou qu’il faisait de prudents exercices d’étirement dans un gymnase spécial, sous la conduite de ses moniteurs... Tandis qu’il accomplissait les gestes de toujours, les gestes quotidiens et ordinaires, et que l’air avait cette couleur d’absence... Chaque seconde, la sensation qu’Elaine était là, dehors, dans la ville, dans le vaste monde, pouvait le surprendre. Elaine était le vent qui soufflait sur les fenêtres. Elle était l’esprit qui habitait l’ensemble du monde extérieur. Elle existait en toute indépendance et il n’avait aucun droit sur elle.

Ce fut durant un de ces moments, alors qu’il était assis à son bureau et tentait de reprendre le fil de ses pensées, que lui parvint un courrier électronique de Franklin. Red examina l’en-tête du message, presque étonné à l’idée que quelqu’un, dehors, pût porter le même nom de famille que lui. Franklin Richards. Son fils. Il y avait au moins deux semaines que Red n’avait pas eu d’échange avec lui, il ignorait même s’il était à New York. J’ai complètement oublié de te dire que le type du George Hotel, comment s’appelle-t-il ? Celui qui porte un cilice serre-couilles, d’après la rumeur... Enfin, lui. Il m’a envoyé une montre Cartier, le paquet m’est arrivé alors que j’étais encore à Bagdad. Tu peux imaginer quel effet ça fait de recevoir une Cartier là-bas. Évidemment je l’ai tout de suite mise en vente sur eBay. Je me suis surtout demandé comment il avait fait pour avoir mes coordonnées, je suppose qu’il t’avait contacté avant.

Red repensa au jour, des milliers d’années plus tôt, où Raymond Minetta l’avait appelé. Ça s’était passé alors qu’il n’avait encore vu Elaine qu’une seule fois, en vitesse, et ignorait tout de ce qui l’attendait. Combien de temps cela faisait-il ? Tout juste quelques mois, en fait, mais on aurait dit que ce jour appartenait à une autre vie, un fragment dispersé par une brume lointaine.

Il a l’air de vouloir que je fréquente le club de sport de son hôtel, poursuivait Franklin. Je ne comprends pas cette fixation pour les clubs de sport : chaque fois que je rentre à NY, quelqu’un me demande où je m’entraîne, à quel sauna je vais. Est-ce que je sais ? N’importe où, je réponds. Je veux dire : j’y suis si peu souvent, à NY... Mais la véritable raison pour laquelle je t’écris, c’est pour te rappeler que ce soir, on diffuse le documentaire qui m’est consacré. Je sais que tu ne regardes pas la télévision, mais je voulais tout de même te le signaler.

Red rédigea un début de réponse qu’il finit par mettre au panier. Il aurait aimé lui écrire quelque chose de vrai, d’intensément sincère, car s’il était une chose qui lui avait manqué, au cours des derniers mois, c’était la sincérité, cette sensation qu’un courant simple, nu et sans obstacle circule entre deux personnes. J’ai craqué pour une fille plus jeune que toi. Mais c’est en train de me passer.

Mieux valait éviter. Ça ne lui ressemblait pas d’écrire des phrases si explicites. Si sentimentales. L’idée de s’ouvrir à son fils lui répugnait et l’attirait en même temps, car comme tout amant dépité, il voulait être compris, que tous le comprennent, mais il ne voulait pas de la commisération des autres, c’était un sentiment médiocre.

Au fond, il y avait plus important que la fin d’une histoire d’amour. Il y avait son travail et les rencontres diplomatiques. Red avait des dizaines de raisons de ne pas penser à elle. Des dizaines de raisons de ne plus se réveiller à l’aube, en sursaut, dans la lumière blafarde du jour, incapable d’accepter qu’il était seul. Dormir seul est un délit. Ça devrait être interdit par la loi. Et pourtant je dois m’y habituer. Je dois juste m’y faire.

Ce soir-là, en sortant du bureau, Red alla dîner dans un restaurant prétentieux avec un fonctionnaire de l’ONU qui lui parla longuement d’un nouveau programme de formation scientifique dans les universités d’Europe de l’Est. Ce fut assez ennuyeux. Il rentra chez lui de bonne heure et, comme il n’avait pas d’autre obligation, alluma son téléviseur.

Ces derniers temps, il l’avait fait plus souvent qu’à l’ordinaire. Dans l’ensemble, il n’aimait guère cela et pouvait rester des mois sans même l’effleurer. Il était convaincu que c’était la télévision qui avait détruit l’univers des super-héros. Comme chacun sait, le monde avait cessé de voir en eux des héros et commencé à les considérer comme des gens du spectacle quand ils s’étaient mis à fréquenter les plateaux. D’ailleurs la télévision l’embarrassait, ce n’était pas pour lui. Il était mal à l’aise à la pensée d’un homme d’âge mûr sous les projecteurs, maquillé et tout le reste, et autant à celle d’un homme d’âge mûr qui la regardait assis sur son canapé, les pantoufles aux pieds et les yeux vides.

Mais il y avait Franklin. Le documentaire avait manifestement commencé depuis peu. Vaguement troublé, Red regarda cette reconstitution de la vie de son fils. L’histoire d’un garçon dont les parents sont deux super-héros habitués à faire la une des journaux dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et qui développe à son tour des super-pouvoirs au cours de l’enfance avant de les perdre à la puberté. Le récit de son adolescence agitée, arrestation à seize ans pour possession de marijuana, études abandonnées à dix-huit pour s’embarquer sur un navire de Greenpeace, jusqu’au fameux enlèvement. Franklin kidnappé par un commando de pirates dans les eaux internationales, au large de l’Indonésie, les médias américains qui suivent l’affaire minute par minute, le pays entier qui retient son souffle. L’unité spéciale de l’armée envoyée pour le libérer, un otage suédois qui meurt au cours de l’assaut, le tremblement de terre politique qui secoue les responsables de l’opération. Franklin de retour au pays, le fils prodigue de l’Amérique, et les talk-shows qui enregistrent chaque fois de sensationnels records d’audience lorsqu’il est leur invité. Scènes d’admiratrices massées devant un restaurant où il déjeune. Interview d’un agent hollywoodien qui prétend lui avoir offert un contrat. Franklin tout sourire à l’inauguration d’un centre pour malades d’Alzheimer, Franklin qui plaît tant aux mères et ne laisse jamais passer l’occasion de dénoncer la politique environnementale de l’administration au pouvoir. Un adorable rebelle. Franklin le pacifiste, qui défile contre la guerre. Franklin l’écologiste, qui crée son association en compagnie d’une célèbre star du rock et recueille des millions destinés à sauver l’Amazonie. L’ami star du rock arrêté pour viol, sans que la popularité de Franklin en soit le moins du monde affectée, car l’Amérique pardonne tout à ses fils préférés. Franklin qui accepte de travailler pour une ONG, part en mission dans des zones de guerre et rapporte les dégâts causés par les combats sur l’environnement. La campagne qu’il lance contre l’utilisation d’uranium appauvri. Franklin filmé alors qu’il porte un casque lourd. En chemise élégante, à l’occasion d’une rencontre avec des diplomates. Torse nu dans le désert irakien. Franklin mannequin d’un jour pour le défilé Gucci à Miami, son cachet allant à la cause écologiste. Franklin et sa vie de globe-trotter, ses apparitions sporadiques à New York, le temps de se faire photographier en compagnie de sa relation du moment. Son goût pour les jeunes actrices émergentes. Personne ne savait exactement où il était, c’était toujours très compliqué de le joindre pour l’interviewer. Franklin, la vraie star alternative, qui faisait la couverture des magazines plus souvent que Johnny Depp.

Red s’amusa beaucoup. Le commentaire enfilait les exagérations comme des perles et allait même jusqu’à affirmer que Franklin Richards était le dernier modèle restant pour la jeunesse américaine, qui voyait en lui l’icône sexy de l’Amérique inquiète. Red imagina son fils hilare devant son téléviseur, lui et sa tignasse blonde, son sourire ironique, satisfait d’avoir une fois de plus réussi à charmer tout le monde. Il avait trente ans, mais il était toujours le fils préféré du pays. Ça ne faisait aucun doute : l’Amérique lui pardonnerait encore son prochain forfait, quel qu’il soit.

Red ne savait pas le moins du monde quel genre de père il avait été. Si ma valeur en tant que père se mesure à ce que je pense de ce que mon fils est devenu, alors j’ai dû être un bon père. Il était satisfait de la façon dont Franklin avait grandi. Mais ç’avait été une tâche ardue. Lui si caoutchouteux, si élastique, lui qui avait eu pendant des années un caractère parfaitement semblable à son corps, lisse et insaisissable, avait eu bien du mal à élever un enfant. À comprendre comment le traiter. Une personne qui dépendait de lui sans être lui, une personne qui avait un corps à elle, avec ses propres exigences, et un puissant besoin de figures fortes autour d’elle. Des figures fortes ! Franklin avait eu pour père l’Homme de Caoutchouc et pour mère la Femme Invisible. Joli couple de parents...

Au bon vieux temps, lorsqu’il existait encore une forme de solidarité entre super-héros, quelqu’un avait lancé l’idée de créer une association de super-héros pères, afin qu’ils partagent leurs expériences et parlent de leurs difficultés. Ça n’avait rien donné. Les super-héros n’avaient jamais été doués pour faire front ensemble. Red avait appris à se débrouiller seul et à s’accommoder de ce double impératif : d’une part, constituer un exemple de normalité, comme tous les pères, et, de l’autre, demeurer un être exceptionnel, comme il convient à un super-héros.

Quand Franklin était petit, il s’en souvenait, père et fils prenaient leur douche ensemble et, chaque fois, Franklin attendait de lui qu’il accomplisse un de ses exploits. Papa a la tête en forme de parapluie ! Papa a un bras en forme de gouttière !

Red avait aimé son rire plus que n’importe quoi d’autre au monde. Le rire de son fils. Il avait aimé le corps de Franklin qui poussait jour après jour, comme un miracle ou un fabuleux mystère : avec adoration, avec fierté, avec une stupeur si grande qu’elle frisait l’effroi. Franklin. Aussi longtemps qu’ils avaient vécu sous le même toit, Red ne s’était jamais senti seul, car se sentir seul, c’est se dire qu’on n’a aucun sens, et Franklin comblait sa vie de sens. Même quand ses exploits de super-héros furent devenus plus rares. Même quand le monde se mit à changer.

Lorsque Franklin prit son envol, Red avait rêvé de le voir revenir et, pourquoi pas, occuper le deuxième étage de ses bureaux comme quartier général. Red n’en avait pas besoin, il ne servait qu’à entreposer de vieux équipements. Il aurait été heureux de le céder à Franklin. Mais ça n’intéressait pas son fils. Peu à peu, Red avait dû faire la part de ses rêves et de ceux de son fils, une délicate opération de décollement.

Franklin avait ses propres plans. Au fond, Franklin ressemblait à Elaine. Ils étaient tous les deux là-dehors, maîtres d’eux-mêmes, libres et heureux.

Le message d’Elaine lui parvint deux jours plus tard. Red sentit son portable, caché dans la poche intérieure de sa veste, vibrer et transmettre un frisson à sa poitrine. Il l’en sortit et, incrédule, examina les mots sur le petit écran lumineux. J’ai vu le documentaire sur ton fils. Il m’a fait penser à toi.

Au début, Red songea à l’ignorer. Du reste, ce n’était pas un message qui appelait une réponse. Et il pensait être sur la bonne voie, prêt à laisser leur histoire derrière lui. Le sourire d’Elaine, la peau d’Elaine, la voix liquide d’Elaine, sa jeunesse insaisissable, l’odeur blanche de son sexe : tout s’effaçait tels les symptômes d’une maladie, Red en était convaincu. Bientôt il serait de nouveau libre. Il se réveillerait sans éprouver cette cuisante mélancolie et se remettrait à sortir une fois par mois en compagnie d’une de ses petites amies stipendiées. Voilà ce qui se passerait. Voilà ce qui allait se passer.

Mais il y avait ce message sur son téléphone. Il ne savait pas ce qu’il signifiait et le mieux eût sans doute été de l’effacer. Lorsqu’une chose semble trop ambiguë, n’essaie pas de l’interpréter. Oublie-la.

Le soir venu, il l’avait déjà relu des dizaines de fois et sa confusion n’avait fait qu’augmenter. Dehors, il faisait nuit depuis longtemps. La flèche du Chrysler Building s’était allumée à l’horizon et, l’un après l’autre, les gratte-ciel tout autour s’étaient éclairés, silencieux et impassibles comme des vigiles.

Dans la lumière de sa lampe de bureau, Red étudiait le message. Plusieurs fois il avait été sur le point de l’effacer. Plusieurs fois il avait failli répondre. Il le relut avec la concentration d’un chercheur qui s’efforcerait de déchiffrer un code ancien, puis il finit par s’apercevoir qu’il était tard et qu’un long texte à terminer pour le lendemain matin l’attendait sur l’écran de son ordinateur. Diable. Possible qu’un choix si infime l’occupe tant ? Plus par exaspération qu’autre chose, il tapa sa réponse. Moi aussi j’ai parfois pensé à toi.

Elaine répondit. Il lui écrivit encore. Ils finirent par échanger des messages toute la soirée, comme deux adolescents. Red dut rester à son bureau jusqu’à deux heures du matin pour conclure la rédaction de son texte.

Lorsqu’il se réveilla quelques heures plus tard, son esprit était embrumé et le souvenir des messages lui fit l’effet d’un rêve, d’un mirage nocturne. De fait, ils ne s’étaient rien dit de compromettant. Ils avaient échangé des nouvelles sur leurs vies respectives, chacun avait avoué que l’autre lui manquait. Rien que de très normal. C’était on ne peut plus naturel entre deux anciens amants. Dans le silence du petit matin, partagé entre la crainte et le désir, Red saisit machinalement son portable. Mais il n’y avait pas de nouveau message. Assez. Ç’a été un moment de faiblesse, une parenthèse.

Il avait toute la journée devant lui. Une studieuse journée de fin d’automne, faite de messages à envoyer, de nouveaux coups de fil reçus de Washington, de participation à une vidéoconférence en compagnie de Steve Jobs. En général, Red ne se laissait pas impressionner par la célébrité des autres, mais il avait une certaine estime pour les gourous de l’informatique. Il s’exprima avec enthousiasme, expédia mille autres tâches et eut mille autres communications. Pas de message sur son portable. La journée se serait écoulée comme tant d’autres, aussi anonyme que les autres, si deux événements inattendus n’avaient eu lieu.

Vers la fin de l’après-midi, Red s’approcha du bureau d’Annabel. « Tu pourrais scanner ça ? » lui demanda-t-il en lui tendant une feuille sur laquelle il avait tracé le schéma d’un dispositif à breveter. Dans les moments de pause, il lui arrivait parfois d’avoir des idées de ce genre. Rien de révolutionnaire, seulement de petits appareils que les spécialistes de nanotechnologies étaient presque toujours ravis de prendre en considération.

« Bien sûr », dit Annabel. Elle saisit la page et la posa sur une pile de documents, lettres et autres, qu’elle devait encore passer en revue.

« Attends », l’arrêta Red. Quelque chose avait attiré son regard. Il prit une feuille qui reposait sur une autre pile de papiers, dans le même coin du bureau.

« Oh, fit Annabel, sans comprendre cette soudaine tension dans sa voix. C’est arrivé par la poste il y a quelques jours. Ne t’en fais pas, c’est une bêtise. Une plaisanterie sans signification. J’ai oublié de la jeter. »

Red ne bougea pas. Il resta figé sur place et relut la phrase, la seule phrase écrite sur la feuille, imprimée en capitales. Quelque chose s’agita dans sa mémoire, d’abord confus puis de plus en plus précis, avant qu’il ne se rappelle où il l’avait déjà lue. Cette phrase. Ces mots étranges :

ADIEU CHER MISTER FANTASTIC

Annabel ne comprenait pas. « Un problème ? demanda-t-elle, craignant d’avoir commis une erreur. Je ne pensais pas devoir te signaler une lettre si absurde.

— Comment est-elle arrivée ? » l’interrogea Red.

Annabel fouilla dans la pile de courrier sur laquelle il avait pris la feuille et en sortit une enveloppe affranchie. « Là-dedans », répondit-elle.

Naturellement il n’y avait aucun indice. L’enveloppe était blanche, le timbre standard, pas d’expéditeur. L’adresse de Red avait été imprimée, comme la phrase. Il secoua la tête. Quelle plaisanterie incompréhensible ! Il se dit que, cette fois, il ne pouvait plus faire comme si de rien n’était. Cette lettre anonyme devait-elle être considérée comme un fait suspect ? Cette phrase était-elle une quelconque menace ? « Aucun problème, ne t’inquiète pas », le rassura Annabel de retour vers son bureau, la feuille et l’enveloppe à la main.

À présent ce fut son tour de fouiller plusieurs piles de papiers. Il commença par le tiroir où il rangeait les cartes de visite, mais il ne trouva pas celle qu’il cherchait. Puis il s’attaqua aux liasses de documents posés sur le bureau mais ne trouva rien là non plus. Comment s’appelle ce policier au nom italien ? Où ai-je rangé sa carte de visite ? D’ordinaire, son bureau était parfaitement en ordre. Il était rare qu’il eût besoin de plus de quelques secondes pour mettre la main sur ce qu’il cherchait.

Ce fut alors qu’Annabel lui transmit un appel téléphonique, suivi d’un autre, et, en définitive, Red passa le reste de l’après-midi au téléphone, sans interruption. Lorsqu’il fut enfin libre, le problème de la lettre anonyme avait perdu de son urgence. C’était absurde, mais pas si grave. Sans conviction, il chercha la carte de l’inspecteur de police qui lui avait rendu visite quelque temps auparavant. S’il ne l’avait pas dénichée rapidement, cela pouvait signifier qu’il l’avait jetée. Il commença à se demander ce qu’il pourrait lui dire. Oh, inspecteur ! Ça fait deux fois qu’on m’envoie une lettre contenant un mystérieux message d’adieu ! J’ai si peur, inspecteur. Aidez-moi, je vous en prie !

Ridicule, songea-t-il. Cette lettre était ridicule, la situation était ridicule, demander de l’aide à la police était ridicule. Il s’était toujours défendu seul. À la limite, c’était lui qui avait protégé les autres. De fait, plus qu’à une menace, cette phrase commençait à ressembler à une sorte d’adieu de la part de quelque cinglé. Il jeta la feuille dans la corbeille à papier. Il poussa un soupir, son corps se détendit et, en guise de commentaire, son ventre s’agita de façon fort reconnaissable. Ce sont des choses qui arrivent, même à Mister Fantastic.

Annabel était partie. Encore une journée qui se terminait. Il savait qu’il était temps d’éteindre l’ordinateur et la lampe de bureau, d’aller prendre une douche et de penser à soi. On m’appelait Mister Fantastic parce que je faisais des choses fantastiques. Je n’arrive pas à me rappeler ce que j’espérais à cette époque, comment j’imaginais le moment où je cesserais de me sentir surhumain. Maintenant je suis ici. Dans le flux des jours, des données à traiter, des connexions à large bande, des vidéoconférences avec Steve Jobs, des projets à breveter, des séminaires de physique spatiale, des communications intercontinentales, des fuseaux horaires à prendre en compte, de la mélancolie et du sentimentalisme.

Il n’y a rien de mal à vieillir. Je voudrais juste être sûr de le faire de la bonne façon.

Il éteignit la lumière. Dans la pénombre protectrice, il quitta le bureau et gagna ses appartements, où il commença à se déshabiller dans le noir.

Tandis qu’une pointe de tristesse nocturne l’enveloppait telle une cape et que le bruissement feutré de la ville lui arrivait par la fenêtre, survint alors le second fait important du jour.

Il entendit l’ascenseur s’arrêter à son étage. Il entendit la porte de l’ascenseur s’ouvrir. Red se rhabilla à la hâte et, en état d’alerte, se demanda qui diable cela pouvait être. Quelqu’un que le portier avait laissé passer. Quelqu’un qui connaissait le code permettant de monter à son étage. Il traversa les différentes pièces, en silence et toujours dans le noir, prêt à bondir pour se défendre si nécessaire, avec toute la force de son vieux corps en caoutchouc. Il atteignit la lumière dans la dernière pièce et, après une ultime respiration, appuya sur l’interrupteur : dans le soudain flash, il vit une personne. Il la vit là, devant lui, une main sur le visage pour se protéger contre la lumière. « Red ! s’exclama Elaine. Tu m’aveugles. »

« Tu es revenue, murmura Red alors qu’ils s’enlaçaient sur le lit et se déshabillaient l’un l’autre, leurs souffles de plus en plus lourds. Tu es ici, dans mes bras. »

Red continua à caresser son corps, épaules, bras et seins, son ventre plat, et il exerçait par moments une légère pression, comme un médecin qui examine un patient. Il avait du mal à croire que ce corps pût être réel. Il essaya de capturer son regard. Elle avait les yeux fermés et respirait de plus en plus fort. La voix de Red eut une nuance de doute et sa phrase devint une question : « Tu es ici ? Tu es revenue ? »

Elaine se secoua à peine et frotta son bassin contre le sien. « Red, tais-toi... Faisons l’amour. »

Red s’étendit sur elle. Il absorba sa chaleur, reconnut son parfum. Il ne parvenait pas à se concentrer. Un voile humide se formait entre eux, une patine qui empêchait leurs corps d’adhérer. Il aurait voulu que rien ne les sépare, pas de transpiration, pas même une couche de peau. Il aurait voulu qu’elle ouvre les yeux et lui dise qu’elle était revenue pour de bon.

Elaine se contenta de gémir. D’instinct, il la serra plus fort, puis quelque chose se produisit. Il fit ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Il l’entoura de ses bras qui se tendirent comme des cordes, pour l’emprisonner, pour l’étreindre encore plus fort, pour la clouer sur place comme s’il s’agissait d’un interrogatoire. Les bras de Red passaient autour du corps d’Elaine, bras autour du buste, bras autour des bras, et elle se débattit un instant, peut-être pour se libérer, puis finit par se laisser aller et se remit à gémir.

Bouleversé, Red s’écarta, mais il ne la libéra pas. Il ne savait vraiment pas ce qu’il était en train de faire. Il voulait la connaître réellement, il voulait l’emprisonner. Il la fit tourner sur elle-même et soupira, comme s’il cherchait dans ce corps une brèche, le meilleur point d’accès. Pendant qu’elle se contorsionnait, il se mit à frotter son pénis entre ses fesses, tout en observant la constellation de grains de beauté et de taches de rousseur sur ses épaules. Ses cheveux avaient glissé de chaque côté de son visage, ils lui découvraient la nuque et les épaules, et Red se perdit dans ce ciel étoilé. La voix d’Elaine lui parvint de loin : « Fort, Red... Serre-moi plus fort. »

Il la serrait dans un étau. Elle était sienne. Il pouvait disposer de ce corps. Dans ce cas, pourquoi n’était-il pas satisfait ? Il l’obligea à courber le dos vers l’avant, la tête sur le coussin et les fesses vers le haut. Il n’était toujours pas satisfait. Il commençait à sentir une brûlure dans ses bras et ne savait pas jusqu’où il les avait étirés, à force de les enrouler autour du corps d’Elaine. Une vague le traversa violemment et, tandis qu’il pénétrait en elle, il se sentit extérieur à la scène. Tout était devenu automatique : les coups de boutoir de son pénis, les gémissements qui s’échappaient de leur bouche à tous les deux. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas ainsi que je fais l’amour.

Et pourtant la scène montrait un Red qui haletait, serrait le corps d’Elaine et l’étouffait presque, qui la baisait et dont le pénis s’allongeait en elle. Son pénis, son mystérieux pénis, la partie la moins spontanée de son corps, sur laquelle il n’avait aucun contrôle et dont il ne se rappelait pas la taille initiale. La seule dont il ne distinguait pas la vraie longueur, les mesures naturelles, de son état une fois allongée grâce à ses super-pouvoirs. Son pénis gonflé en elle. Il ne pouvait pas l’arrêter, plus maintenant, et, avec terreur, en haletant de plus en plus fort, il le sentait grandir. Elaine continuait à se contorsionner et hurlait entre deux halètements, pendant que Red se perdait dans le ciel, le ciel de son dos, cette constellation, cet horoscope sur sa peau blanche, où il cherchait encore une réponse : Pourquoi es-tu revenue ?

Ils se figèrent sur place. Red sentit la douleur monter d’un coup, de ses bras, de son sexe, et tout son corps brûlait, comme pris d’une nouvelle fièvre destructrice. Il cria. À présent il jouissait et crachait un liquide épais dans le corps d’Elaine, pendant que ses yeux se voilaient, que son regard s’égarait encore dans le ciel laiteux du dos d’Elaine.

Tout reprit. Rien n’avait changé. Elaine fréquentait le centre spatial du New Jersey, elle s’envolait une semaine sur deux pour Houston en compagnie de Bernard, coupait souvent son portable et, magnifique, se présentait deux fois par semaine chez Red pour passer la nuit avec lui. Ils entretenaient une sorte de relation à faible intensité, se voyaient assez souvent pour que cela dure, mais sans que cela affecte le reste de leurs vies. Souvent ils se séparaient sans même savoir quand ils se reverraient. Exactement le contraire de ce que Red aurait voulu. Ce n’était pas lui qui avait dompté Elaine, c’était elle qui l’avait en définitive forcé à accepter le type de rapport qu’elle voulait.

Au début, Red s’y adapta. Qu’elle fût revenue lui donnait le vertige, et il était convaincu qu’au fond une certaine indépendance lui faisait du bien à lui aussi. Il voulait s’exercer à pratiquer une forme de détachement. Il voulait l’avoir et être prêt pour le moment où il ne l’aurait plus. Il pouvait y arriver. Il se disait que s’il s’était détaché d’elle une fois, il réussirait à le refaire à tout moment.

Mais surtout il voulait savoir pourquoi elle était revenue, pourquoi elle s’était présentée ce soir-là, sans prévenir, aussi mystérieuse qu’une comète, pour se laisser enlacer, adorer et baiser. Peut-être était-il inutile de trop y penser. Les retours n’avaient pas tous une explication. Ils étaient comme les marées, ils arrivaient telles les saisons ou la migration des animaux.

Se pouvait-il qu’elle fût revenue pour le sexe ? Elaine s’abandonnait toujours à tel point, quand ils faisaient l’amour. Elle hurlait. Elle invoquait. Red avait presque peur d’elle. Pourtant c’est lui qui la transformait, lui qui la baisait, qui grandissait en elle et l’entourait de ses bras, lesquels s’étiraient de plusieurs mètres. C’était devenu leur façon habituelle de faire l’amour. Elaine aimait qu’il l’attache avec ses bras. Elle aimait faire mine de se rendre même si, en réalité, elle était toujours prête à lui échapper.

Chaque fois, Red sentait son corps brûler et jouissait en pleine douleur. Puis, quand il s’effondrait sur le corps d’Elaine, il se maudissait d’avoir agi ainsi. Il ne pourrait survivre à cette souffrance. Il ne pourrait plus jamais répéter un tel comportement. Il ne pouvait se permettre de faire l’amour de cette manière. À chaque dose d’émerveillement, son corps répondait inévitablement et sans appel par une double dose de douleur.

Puis il rouvrait les yeux et elle était à côté de lui, nue, blanche, et un flux d’amour incontrôlé jaillissait de lui. C’était une réaction chimique, les particules de souffrance se changeaient en amour. Il savait qu’il le referait. Il savait qu’il pousserait son corps à la limite, qu’il entourerait Elaine de ses bras et que son sperme jaillirait tandis qu’il hurlerait de douleur. Il savait que le désir reviendrait. Il revenait toujours. Tout revenait, avec ou sans raison.

D’autres éléments revenaient eux aussi de plus en plus souvent. La sensation qu’il éprouvait au niveau de la hanche, par exemple. Il n’avait pas vraiment mal, c’était plutôt une trace, comme si son corps conservait un souvenir, un sédiment de la première fois où Elaine avait posé la main à cet endroit, sa main si chaude, et qu’elle y avait laissé pour toujours son empreinte brûlante. C’est alors que cette sensation avait débuté. On aurait dit une fissure. Une sorte de déchirure interne que Red sentait dans le tissu élastique et uniforme de son corps lorsqu’il bougeait. Il ne pouvait y avoir de déchirure dans un corps en caoutchouc. Je devrais en parler avec mes moniteurs, au gymnase. Ou, mieux encore, au docteur Szepanski. Je devrais parler à quelqu’un des sensations que je ressens depuis plusieurs mois, de cette impression d’être constamment en équilibre entre un plaisir immense et une souffrance infinie. Je devrais en parler. Autrefois, je parlais tout le temps de mon corps. Je le soumettais à mille examens et tests, et j’en parlais avec d’autres scientifiques, d’une manière objective, comme si ce corps appartenait autant à eux qu’à moi. Mon corps était un objet d’étude, il servait à conduire des expériences. Maintenant que mon corps n’est qu’à moi, je ne sais pas quoi en faire. Je suis comme le père inexpert d’un enfant. Que faire de ce corps pour le rendre heureux ?

Le travail avait toujours été son credo. Non qu’il en eût besoin pour remplir sa vie ou oublier le vide de son appartement, simplement il aimait la logique. Le travail était un domaine où la logique avait une chance de s’imposer, où il pouvait exister un vrai rapport de cause à effet et où l’on pouvait être certain que les efforts donnaient des résultats. Le travail était un placement sûr. C’est là qu’il fallait investir son temps, là qu’on risquait le moins de s’éparpiller, de se gaspiller. Certes, il ne s’agissait plus de capturer de dangereux super-criminels, de déjouer les complots ourdis par des industriels corrompus ni d’apparaître dans une ruelle pour sauver une jeune fille agressée par un maniaque. Plus maintenant. Et pourtant, à présent aussi, lorsqu’il se battait afin d’obtenir plus de fonds pour la recherche, qu’il se concentrait sur l’écriture d’un article scientifique ou prononçait un discours lors d’un congrès, ou même lorsqu’il donnait un ordre à Annabel... à présent aussi Red pouvait goûter l’ordre et la logique, dans ses propres actions et dans la manière dont chacune entraînait la suivante. Il pouvait s’abandonner à ce flux et, à la fin de la journée, se retrouver fatigué et satisfait. Il en allait ainsi depuis des années. Ou du moins c’est ainsi qu’il en était allé.

Dehors, l’hiver progressait. Pendant de nombreux jours, on devinait à peine le soleil, dont l’éclat était semblable à une explosion lointaine. Parfois Red restait là hébété, au milieu de la matinée ou d’un après-midi glacé, avant de se secouer et de comprendre qu’il avait passé une ou deux minutes assis à son bureau et suspendu dans le vide.

Il savait qu’il n’était plus le même homme. Il voyait les innombrables messages en attente qui s’accumulaient dans la boîte de réception de son ordinateur, et constatait avec quelle lenteur progressait la rédaction de ses articles. Tel un rail qui s’écarte d’un autre, il sentait que son attention se détachait de ce qu’on lui disait au téléphone. Il savait qu’il était moins efficace. Une partie de son pouvoir de concentration semblait constamment se dissiper. Son système énergétique avait des pertes. Peut-être là, au niveau de la hanche, à l’endroit où il percevait une déchirure, ou en quelque autre point caché. Voire en chaque point où Elaine avait posé les lèvres. Ou en chaque point où elle ne les avait pas posées.

Il avait cessé de chercher le nom de Bernard sur Google, résigné à ne pas connaître la vérité au sujet de cet homme. Mais il cherchait souvent son nom à elle, au moins une fois par jour, comme si le moteur de recherche pouvait lui fournir un indice quotidien et actualisé permettant de mesurer combien Elaine l’aimait ou ne l’aimait pas. En réalité il n’y avait rien. Quelques dizaines de pages, comme pour Bernard. Red finit par chercher de temps en temps son propre nom, en imaginant que c’était elle qui le faisait, pour voir ce qui apparaîtrait devant les yeux d’Elaine. Sans doute n’était-il plus une vedette de première importance, mais des centaines de milliers de pages contenaient encore son nom.

Red avait du mal à se reconnaître. Tout ce qu’il lisait sur le Net avait un ton de commérages, de propos vagues et distants, comme le récit d’un récit. C’est moi, ça ? Celui dont les gens parlent, sur leurs sites, dans leurs blogs, dans les entrées de leurs encyclopédies en ligne ?

Ce fut au cours d’un de ces moments qu’Annabel entra dans son bureau en oscillant sur ses talons afin de lui faire signer des papiers. Sur l’écran de son ordinateur, on voyait une page Google et, lorsqu’il leva les yeux, il vit qu’elle avait jeté un coup d’œil inquiet en passant près du bureau.

Ils se regardèrent pendant une longue seconde et ce fut alors que Red compris. Annabel savait. Elle savait qu’il perdait son temps sur le Net et qu’il ne se concentrait pas assez sur son travail, son précieux travail, son credo. Elle savait qu’il ne répondait pas à tous ses messages et n’envoyait pas ses articles dans les délais, qu’il oubliait de passer certains appels téléphoniques. Elle savait que quelque chose lui faisait gaspiller son énergie et savait très bien ce que c’était. Elle savait tout car elle était sa secrétaire et l’assistait chaque jour avec dévouement, Red l’aimait et la haïssait pour cela.

Les jours qui suivirent, il s’attacha à paraître tel qu’il avait toujours été. Fiable, productif. Il se sentait comme un extraterrestre qui aurait pris possession du corps d’un autre et devait détourner les soupçons de ceux qui l’entouraient. Il était Red Richards. L’homme qui avait eu les cheveux blancs dès la jeunesse, en signe d’une sagesse innée. L’homme au corps et au cerveau élastiques, capable de tout contenir sans contradiction. L’homme qui faisait autorité et pouvait encore appeler le rédacteur en chef du New York Times pour qu’on publie un de ses articles sur n’importe quel sujet. Voilà qui était Red Richards.

Et pourtant Red Richards devait en définitive aller voir sa secrétaire et, l’air de ne pas y toucher, lui demander de réserver une table dans un restaurant ou d’acheter un cadeau. Pour Elaine. Celle qui avait ouvert la brèche. Celle qui s’était installée dans sa vie au point de l’imprégner, de la dominer.

Annabel s’exécutait sans faire de commentaire. Ce qu’elle pensait n’était pas un mystère. Ce furent ses regards qui lui firent comprendre qu’il s’était passé quelque chose, une chose grave et irréversible. Annabel ne me reconnaît plus. Moi-même je ne me reconnais plus. Je perds tout ordre. J’abandonne toute logique.

Quand Elaine était revenue, il avait eu l’illusion que tout était comme avant, mais à présent il comprenait que c’était bien pire. L’obsession était plus intense. L’instabilité plus destructrice. Lorsqu’une fièvre réapparaît, elle est mille fois plus mortelle. L’hiver venait de commencer, mais la saison des tourments était déjà à son comble.

Noël approchait, et Red voulait une fois de plus croire qu’il pourrait emmener Elaine quelque part, loin, en Europe ou ailleurs, pour de courtes vacances. Elaine avait souri, comme on sourit à un enfant qui a trop d’imagination, et lui avait répondu qu’il était impensable pour elle de partir. « Vas-y, toi », lui avait-elle suggéré avec un calme sadique.

Red n’alla nulle part. Il se contenta de participer à quelques fêtes de Noël, de serrer des mains, de soulever des coupes de champagne et d’applaudir des orchestres de chambre. S’il y avait un extraterrestre en lui, si vraiment le Red Richards de toujours avait été remplacé par une créature inquiète, déraisonnable et famélique, celle-ci était un caméléon. Red conversait avec des vieilles dames de la haute société, il se prêtait aux bavardages creux qu’échangeaient les épouses de ses partenaires financiers et buvait du brandy en compagnie de nouveaux mécènes potentiels. Ce n’est que par moments qu’il devait se retirer dans un coin ou s’enfermer nerveusement dans les toilettes pour voir si Elaine l’avait appelé au téléphone, si elle lui avait laissé un message ou pour tenter, lui, de l’appeler.

Le 20 décembre, une voiture passa le prendre pour le conduire dans le New Jersey et, en suivant une route bordée de flaques d’eau, le conduisit pour la première fois depuis qu’il fréquentait Elaine au centre spatial en forme d’œil. Dans les bois, la neige avait déjà fondu sous l’effet d’une montée des températures, une bulle de tiédeur en plein hiver. Un autre Noël étouffant s’annonçait.

La vue du centre spatial suscita chez lui un mélange de sarcasme et d’embarras. Un faisceau de lumière rougeâtre éclairait le bâtiment de l’intérieur et faisait penser à une conjonctivite aussi gigantesque que dramatique, qui se répandait comme une lente hémorragie à travers les verrières du hall, jusque sur les flaques recouvrant l’étendue herbeuse. De très nombreuses voitures envahissaient l’allée, ce qui signifiait que la fête battait son plein, et Red sentit un élancement, comme un flash d’embarras préventif, à la pensée de toutes les têtes qui se tourneraient lorsqu’il ferait son entrée, de tous les regards qui le dévisageraient.

Une fois descendu de voiture, il se dirigea vers l’entrée annexe en coupant à travers l’herbe, que les changements de climat avaient transformée en véritable marécage. La boue souilla ses chaussures, ses pas émettaient un bruit de succion. Autour de lui soufflait le vent du soir, tiède et solitaire, tandis que des sons ouatés lui parvenaient de l’intérieur : la musique, les voix. Je ne veux pas attirer l’attention. Je veux sortir de nulle part, comme si j’avais toujours été là. Pourtant, lorsqu’il eut rejoint l’entrée annexe, il trouva face à lui deux gardes qui le scrutèrent avec curiosité et, du ton qu’on emploie pour s’adresser à un vieux monsieur excentrique, lui signalèrent que l’entrée des invités se faisait de l’autre côté.

« Je sais, admit Red. Mais je me suis garé près de cette porte-ci et vous comprenez, je n’ai pas très envie de marcher encore dans la boue... » Il baissa les yeux vers ses pieds, comme pour inviter les deux hommes à en faire autant et à plaindre ces pauvres chaussures.

« Vous devez prendre l’allée, monsieur. Comme ça vous ne salirez pas vos souliers. Suivez l’allée jusqu’à l’entrée des invités. »

La jeunesse américaine, songea Red en examinant les deux hommes chargés de la sécurité. Si bien élevée et si conne. « Messieurs, il se trouve que... je suis Red Richards. J’appartiens au conseil scientifique de cet endroit. Que diriez-vous de me laisser entrer ? »

Sur le seuil de la porte, les deux gardes se regardèrent, puis ils se tournèrent de nouveau vers Red. « Richards, vous avez dit ? » l’interrogea le plus jeune des deux. Pour finir, ils lui permirent d’entrer mais sans se départir de leur air dubitatif.

À l’intérieur, il put s’essuyer les semelles sur un tapis. Il gagna le hall et eut de la chance, car le concert était toujours en cours et focalisait l’attention de tous. Une voix androgyne chantait une ballade au piano. Par-delà la foule, Red ne put distinguer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Il eut le temps de déposer son manteau au vestiaire, d’attraper au passage un verre sur un plateau et de jeter un coup d’œil autour de lui pour faire le point de la situation. La salle était remplie d’hommes en smoking et de femmes en robes du soir. L’âge moyen était élevé. Manifestement, les astronautes qui fréquentaient le centre n’avaient pas été invités ou peut-être étaient-ils ailleurs. Quant à Elaine, elle était encore à Houston. Avec Bernard, bien sûr.

Aucune trace de la Femme à l’Œil. Au centre de la salle se trouvait un grand sapin dont les décorations brillaient dans la lumière rougeâtre. L’odeur de résine que dégageait l’arbre envahissait toute la salle et, son verre à la main, Red s’approcha pour mieux la respirer. C’est alors qu’il observa les décorations. De petites boules suspendues aux branches. Ou, plus précisément, de petits yeux de verre. Stupéfait, Red poussa un gémissement, puis il regarda autour de lui, comme s’il avait du mal à croire que les autres pussent continuer à suivre le concert en sirotant leurs boissons et qu’il cherchât de l’aide. Les boules du sapin de Noël sont des yeux de verre. Mon Dieu, suis-je la seule personne qui juge cela embarrassant ?!

« Terrible, hein ? » fit une voix grave derrière lui.

Red se tourna et vit un homme à moitié nu qui ne portait rien d’autre qu’un slip vert émeraude. « Namor », dit-il sans beaucoup d’enthousiasme, comme chaque fois ou presque qu’il croisait d’anciens super-héros. Surtout s’il s’agissait de Namor. « Que fais-tu ici ? »

De son habituel air suffisant, Namor haussa les épaules. « Je me bourre la gueule, dit-il en levant le verre qu’il tenait à la main. Et, comme toi, j’observe ces sympathiques décorations. La maîtresse de maison aime montrer qu’elle sait se moquer d’elle-même, pas vrai ? » Il lança à Red un coup d’œil pénétrant, comme s’il pouvait lire dans ses pensées. « Mais surtout elle aime bien mettre mal à l’aise les gentilshommes dans ton genre », ajouta-t-il, et, avant d’avaler une gorgée de vin, il éclata d’un grand rire hautain pour souligner combien il se sentait supérieur à tout cela.

Red était déjà irrité et sourit à peine. Il n’avait jamais pu supporter ce type plus d’une demi-minute. Si quelqu’un ici doit se sentir embarrassé, c’est toi, accoutré de cette façon. Pathétique. Un sexagénaire aux oreilles en pointe et aux pectoraux tombants, qui présente à la télévision une émission dans laquelle il s’adresse aux téléspectateurs depuis l’intérieur d’un énorme aquarium, tout en nageant parmi des bancs de poissons colorés.

« J’en ai assez de cette scie », dit Namor en parlant du concert, sans doute agacé de n’avoir personne autour de lui, aucun public auquel raconter ses histoires habituelles. Le royaume des abysses et le reste de son répertoire. Personne ne connaissait précisément les véritables origines de Namor, mais il répétait les mêmes choses depuis des décennies. Il avala une nouvelle gorgée, puis, le regard plein de sous-entendus, décocha sa question : « Comment va ta délicieuse ex-femme ?

— Bien », répondit Red, sans comprendre la raison de ce regard et de ce ton complice.

Ils essayèrent d’autres débuts de conversation. Ils évoquèrent des connaissances communes, ce qu’étaient devenus Captain America et d’autres anciens collègues, ce qu’on disait de ce vieux Superman, et d’autres histoires encore, mais sans jamais réussir à dépasser deux phrases sur chaque sujet.

À la fin, quand le concert fut terminé et pendant que les applaudissements montaient, Red fut soulagé d’abandonner l’autre. Il fit un tour et salua quelques personnes. Il ne se sentait pas exactement mal à l’aise, mais même s’il avait pu faire son entrée en évitant d’être au centre de l’attention, il continuait à percevoir quelque chose. Une sensation. Quelque chose autour de lui. C’était là, rugueux, sous les sourires de rigueur, sous les conversations aussi douces que du velours. Puis quelqu’un le prit par le bras et, avant d’avoir pu se retourner, il comprit qu’il était prisonnier de la Femme à l’Œil, comme il ne pouvait manquer d’arriver.

« Te voilà », dit-elle en l’embrassant sur les joues avec familiarité. Elle portait une robe fort décolletée et avait dû faire quelque chose à ses cheveux : ils étaient plus blonds ou plus foncés. Différents, en tout cas. La Femme à l’Œil continua à serrer son bras d’un air complice : « Ça fait une éternité que je n’ai plus eu de tes nouvelles, lui reprocha-t-elle. Mais ne t’inquiète pas, je me suis renseignée.

— Et qu’as-tu appris ? demanda Red, quelque peu préoccupé, en évitant soigneusement de croiser son regard.

— J’ai appris que tu as été convoqué à Washington pour siéger dans cette commission, expliqua-t-elle. À Washington. »

Red poussa un léger soupir. « Oh, cette histoire. Je n’ai pas encore eu le temps de m’y intéresser de près. »

La Femme à l’Œil ne lâchait pas son bras. D’un sourire resplendissant, elle salua quelqu’un à distance. « Je suppose que tu vas refuser », poursuivit-elle alors, en remuant lentement les lèvres d’une manière que Red jugea obscène.

Il détourna les yeux sans savoir où les poser et son regard erra dans la salle, avant de fixer le sapin de Noël. Mille petits yeux lui répondirent. « Refuser de siéger au sein de la commission ? demanda-t-il, troublé. Euh... tu crois que je devrais ? »

La Femme à l’Œil lâcha son bras et, l’espace d’un instant, son masque de quinquagénaire impertinente sembla tomber : « Bien sûr que tu devrais, Red », dit-elle.

Il ébaucha un sourire. Il n’avait pas la moindre idée de ce dont il s’agissait mais ne voulait pas le reconnaître. Il ne voulait pas lui avouer que, ces derniers temps, il s’était laissé distraire de son travail, et qu’il avait, comment dire, une vision nébuleuse de ses prochaines obligations. Washington ? Que diable allait-il se passer à Washington ?! Son regard continua à errer et Red espérait que quelqu’un viendrait les interrompre ou qu’un autre sujet de conversation surgirait. « Et lui ? » demanda-t-il en désignant Namor, tout au fond, qui faisait le paon devant deux femmes aux allures d’actrices porno à la retraite.

La Femme à l’Œil suivit son regard. « Le vieux Namor ? Il n’est toujours pas rangé des voitures, observa-t-elle.

— Il est pathétique », commenta Red, heureux de pouvoir s’en prendre à quelqu’un.

Absorbée, la Femme à l’Œil regardait toujours du côté de Namor, avec l’air d’un éthologiste qui étudierait le comportement d’un singe très rare. « Tu dis ça parce que tu crains la concurrence, lui répondit-elle, sans un sourire et sans reprendre son habituel ton languide.

— La concurrence ? Je n’ai rien à craindre de cet homme. Contrairement à lui, j’ai choisi la dignité. J’ai raccroché le costume moulant il y a vingt ans et je ne passe pas mon temps à séduire des quadragénaires sur le retour comme celles-ci. Que font-ils donc là, ces gens ?! » Satisfait de sa propre indignation, il vida son verre.

Le regard toujours lointain, la Femme à l’Œil secoua la tête. Elle paraissait préoccupée par quelque chose. Ou peut-être, songea Red, un peu choqué, peut-être s’efforce-t-elle de ne pas me regarder, peut-être est-ce de l’embarras. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, peut-être les rôles étaient-ils inversés. En l’occurrence, c’était elle qui évitait son regard à lui. Troublé, Red prit une grande respiration, pressentant ce qui s’annonçait.

« Oh, Red, dit-elle presque avec tristesse. Ne t’en fais pas, nous savons tous que tu ne t’amuses pas avec des quadragénaires. » Elle le regarda et, pendant un court instant, leurs yeux se rencontrèrent, ses yeux à lui dans ses yeux à elle, dans l’œil authentique et dans l’œil de verre, ce qui produisit une sorte d’étincelle aveuglante. « Nous savons tous que tu as trouvé beaucoup mieux », conclut-elle.

Red demeura pétrifié. Il songea à lui demander de répéter, tout en sachant que ses propos étaient parfaitement clairs. Nous savons tous que tu as trouvé beaucoup mieux.

La musique reprit.

Brisé, furieux, conscient des mille regards posés sur lui, Red n’osait plus bouger. À présent il comprenait. À présent il savait. Il savait qu’ils étaient tous posés sur lui, les yeux authentiques et les yeux de verre, ceux de la Femme à l’Œil et ceux accrochés au sapin, et même les yeux de Namor, le foutu seigneur des abysses, le Prince de l’Atlantide à la con : c’était donc ça, ce ton allusif, ce sourire idiot ! Les yeux des deux créatures qui parlaient avec lui, elles et leurs nichons siliconés dans quelque clinique mexicaine, et les yeux de tous les autres. Leurs regards fuyants, les regards qu’il avait perçus toute la soirée sans les interpréter, les regards auxquels il avait eu droit ces derniers jours, à l’occasion de chaque maudite fête de Noël à laquelle il avait assisté. Ces regards. Ces demi-sourires. Tout le monde savait. La nouvelle s’était répandue.

Romantique et bouleversante, la voix androgyne du chanteur s’éleva de nouveau et la scène parut se figer encore, comme par enchantement. Les invités de la fête écoutaient la musique. En silence, Red profita de cette trêve et s’éclipsa, tout en sachant que désormais, quoi qu’il fasse, il était inutile d’espérer qu’on ne le remarque pas. Même s’ils ne me regardent pas, ils savent. Ils savent que je m’enfuis. Il ne pouvait plus les tromper. Tout le monde savait qu’il s’était lancé dans une relation inconvenante. Tout le monde savait qu’il était devenu quelqu’un d’autre et qu’il négligeait son travail, Red en était certain. Et tout le monde estimait qu’il était immoral de tomber amoureux ainsi, il en était également convaincu. À son âge, dans sa situation. Le monde part en morceaux, les guerres et les catastrophes naturelles se multiplient, les menaces de pandémies, les attentats terroristes, le pétrole en voie d’épuisement, la civilisation qui craque de toutes parts, et lui, il passe son temps à souffrir à cause d’une gamine. Un homme qui possède son style. Sa dignité.

Il gagna la sortie, principale cette fois, et se lança dehors, sans même récupérer son manteau, sur le pré couvert de boue. De l’air, besoin d’air. Il entendait la chanson qui se poursuivait à l’intérieur, une chanson d’amour qu’il ne connaissait pas, pleine de mélancolie, et Red trébucha dans le froid nocturne, secoué par mille frémissements. Très bien, se dit-il. Je me fiche qu’ils sachent. Je me fiche qu’ils m’observent et je me fiche de leur étonnement. Je m’en fiche, continua-t-il à se répéter, stupéfait que cette pensée fût sincère et qu’il n’y eût aucune honte, aucune gêne à se retrouver sans masque. Il était trop épuisé pour se préoccuper d’eux. Que le style aille se faire voir, que la dignité aille se faire voir. On ne pouvait être amoureux et conserver sa dignité intacte. Pour aimer, il fallait savoir s’humilier, comprit Red.

Deux semaines plus tard, il s’envola pour Washington. Tandis qu’il grimpait les marches de la passerelle, le ciel avait pris une couleur argentée. Il avait emporté avec lui le mémorandum qu’on lui avait faxé et qui présentait le travail de la commission au sein de laquelle il allait siéger. Une fois installé, il sourit à l’hôtesse qui lui versait du café. L’avion était à moitié vide et les quelques visages qui l’entouraient paraissaient plutôt endormis. Il y avait dans l’air cette pointe de désolation qui caractérise chaque début janvier, quand la période des fêtes s’estompe et qu’il ne reste plus qu’un hiver nu, encore bien long. Le temps qui passe a quelque chose de répugnant, songea Red en attachant sa ceinture, alors que l’avion se préparait au décollage. Et même de vulgaire.

L’avion accéléra et décolla de la piste. Red tourna les yeux vers le hublot afin d’observer la ville d’en haut. Sa ville. Il aperçut fugitivement l’East River, grise et puissante, et la FDR Drive, avec sa circulation déjà intense, avant que tout ne soit recouvert d’une brume blanchâtre. L’avion était entré dans un nuage bas. Il continua à monter puis se bloqua, suspendu dans un trou d’air l’espace d’une seconde. Red ferma les yeux. Il aurait voulu appuyer sur un bouton et rester pour toujours immobile, en équilibre, un lundi matin à sept heures et demie.

Somme toute, les deux dernières semaines avaient été bonnes. Pleines de mélancolie mais agréables. Le jour de Noël, il avait parlé au téléphone avec Franklin, qui l’appelait d’un vague pays d’Afrique et avait promis de rentrer bientôt à New York. Il avait également eu son ex-femme, comme toujours courtoise et distante, et son vieil ami Ben. À déjeuner, il s’était rendu à un repas de charité, malgré le risque de regards allusifs, malgré ces poignées de mains qui l’agaçaient, malgré son désir de ne pas sortir de chez lui et de lire tranquillement un livre, ce qu’il ne parvenait plus à faire depuis des années. Il y était allé afin de ne pas passer pour un freak aux yeux d’Elaine qui, elle, serait chez ses parents, ni à ceux des autres. Déjeuner seul le jour de Noël n’était pas une chose concevable. Il ne faut pas paraître trop solitaire. Les gens ont peur des personnes seules.

En définitive, le repas n’était pas si mal, Red avait même eu deux conversations intéressantes. Ce n’était pas si fréquent. À son âge, il considérait cela comme un luxe. Un dialogue digne de ce nom à l’occasion d’un événement mondain, c’était désormais un précieux don.

Les jours suivants, il avait goûté des quasi-vacances, car Annabel avait pris une semaine de congés, officiellement pour passer le réveillon de la Saint-Sylvestre en Floride mais sans doute afin de se remettre d’aplomb dans quelque clinique pour anorexiques.

Puis ce fut le dernier jour de l’année. Dès le coucher du soleil, un silence anormal avait recouvert la ville, comme dans l’attente d’une déflagration inimaginable. Red avait attendu Elaine, qui avait consenti à passer la nuit avec lui, et ensemble ils avaient descendu Broadway main dans la main, alors qu’autour d’eux retentissaient les pétards et les cris. Ils avaient été embrassés par des inconnus et avaient échangé des vœux avec les passants, ils avaient ri en glissant sur le trottoir humide. Ils avaient réussi à trouver un taxi et s’étaient fait conduire au sud, jusqu’à Battery Park où, d’une hauteur, ils avaient regardé la mer et le reflet flou des feux d’artifice.

Ils étaient restés enlacés, là, à la pointe de l’île, l’endroit où la ville rétrécissait et dessinait une courbe arrondie en expirant son souffle vers l’océan, vers Ellis Island au loin, vers la statue à la flamme et son visage énigmatique, vers les bacs qui croisaient au large, vers Staten Island et ses secrets, sa décharge qui avait accueilli les déchets et les souffrances de la ville.

« Je viens ici chaque année », avait expliqué Red, et Elaine avait hoché la tête sans dire un mot, ses cheveux agités par le vent.

Plus tard, ils s’étaient déshabillés dans la chambre de Red, alors que dehors le vacarme s’éteignait peu à peu. La peau d’Elaine était aussi blanche que l’intérieur d’un coquillage. Red l’avait fait pivoter, il s’était placé sur elle pour admirer son dos et l’entendre respirer. L’entendre vibrer. Il avait compris qu’il désirerait éternellement cette femme, non parce qu’elle était bonne ou mauvaise, non parce qu’elle savait le faire lanterner ni parce qu’elle était belle et son dos étoilé. Il la désirerait parce que quelque chose vibrait en elle, une chose que Red reconnaissait, comme s’ils étaient tous deux de vieux émetteurs radio qui se retrouvaient, après des années, et échangeaient un message crypté. Il la désirerait parce que sa peau resplendissait et que, dans la maigre lumière de la chambre, son corps semblait perdre ses contours et devenir une simple lueur en forme de vague, une vibration d’énergie inquiète. « Je t’aime, murmura-t-il en pressant son sexe gonflé contre sa peau blanche.

— Oh, Red, soupira-t-elle. Tu sais bien ce que je pense...

— Tais-toi », dit-il en se glissant entre ses jambes.

Mais elle poursuivit : « Tu ne m’aimes pas, Red. Je t’obsède, c’est différent.

— Tais-toi », répéta-t-il. Il allongea le bras pour l’entourer. « Tais-toi », murmura-t-il encore, en allongeant un morceau de chair jusqu’à sa bouche afin qu’elle le suce. « Tais-toi », dit-il enfin, alors qu’il commençait à bouger en elle et, sous lui, sentait battre son cœur, un battement si fort qu’il faisait peur.

Elaine arrivait encore à parler. Elle lui dit de se préparer.

« Me préparer à quoi ? gémit Red, sur le point de jouir.

— Oh, Red », répondit-elle en gémissant à son tour. Son cœur battait de plus en plus fort.

C’est alors que Red entendit ce cœur s’arrêter, d’un coup, et émettre un sinistre clic. Il eut à peine le temps de comprendre. Puis vint un flash lumineux. Il sentit une bouffée de chaleur et une soudaine explosion qui envahit tout. Il eut la sensation que son propre corps disparaissait dans cette vague lumineuse et chaude, que sa chair éclatait en lambeaux. Le vacarme fut énorme et libérateur. La détonation avait balayé la chambre. Face à tout cela, Red avait été étonné et étrangement satisfait, comme si, quelque part au fond de lui, il s’y était attendu, comme s’il l’avait prévu.

Il devait être mort, du moins c’est ce qu’il supposait, pourtant il continuait à observer la scène. À présent il la voyait de haut, de plus en plus haut, jusqu’au moment où elle ressembla à une vue aérienne. Il distinguait au loin l’immeuble qui dégageait de la fumée après l’explosion, une haute cheminée solitaire au centre de la ville. Il voyait la colonne de fumée se dresser, courbée, et adopter la forme d’un grand point d’interrogation. Il voyait les équipes de pompiers se réunir dans la rue et la foule des curieux à distance de sécurité. Il continua à observer l’incendie en flottant dans l’air, puis il y eut le contact d’une main sur son épaule et il ouvrit alors les yeux.

L’hôtesse lui souriait aimablement. « Nous allons atterrir, monsieur. »

Troublé, Red regarda autour de lui. La carlingue de l’avion. Le vol New York-Washington. « Bien », répondit-il machinalement, tout en s’assurant que sa ceinture était attachée.

Il jeta un coup d’œil à travers le hublot. Les faubourgs de Washington défilaient sous eux. Red observa le paysage en battant des paupières et fit de son mieux pour séparer la réalité des sensations du rêve, une tâche difficile. Il ignorait complètement à quel moment il avait glissé dans le sommeil et quand le souvenir de la nuit précédente s’était changé en ce rêve mystérieux, incompréhensible.

Le commandant annonça qu’ils allaient atterrir. Red s’efforça de se détendre. Il avait dans la bouche le goût d’Elaine et de ses baisers. Son cœur continua à battre fort tandis que l’avion touchait le sol, comme si son corps ne pouvait se résigner à la pensée que ce n’était pas vrai. Elaine n’était pas là, elle n’avait jamais été là.

Le quartier général de la NASA était un long parallélépipède en verre et en acier, pas très haut, au profil net et anguleux. Le véhicule qui était venu chercher Red à l’aéroport l’accompagna jusqu’au pied du massif édifice, où il fut accueilli par un groupe d’assistants. « Ravi de vous revoir, monsieur Richards », le salua le chef de la sécurité, avant de l’escorter à travers le hall d’entrée jusqu’à la rangée d’ascenseurs. Il n’eut pas le temps de regarder autour de lui. À l’étage, d’autres assistants le guidèrent le long d’un couloir et ils arrivèrent enfin devant une lourde porte en bois. Telles des apparitions crépusculaires, les assistants s’éclipsèrent d’un coup. Vaguement essoufflé, Red se retrouva à l’intérieur, dans la salle lumineuse.

Dans la salle de réunion, il régnait un calme profond, une atmosphère ouatée. Tout est plus lent. Tout est plus dense. La salle des décisions.

Un homme qu’il connaissait bien traversa la pièce au sol luisant et vint vers lui en souriant.

Red lui serra la main. « Content de te revoir, Michael. »

Le directeur de la NASA avait un regard franc et un étonnant sourire de gamin. Il serra longuement et chaleureusement la main de Red. « Moi aussi, Red. Je suis heureux que tu sois des nôtres. Nous n’avons pas beaucoup de temps, ici c’est de la folie. Il nous faut quelqu’un de sang-froid, comme toi, expliqua-t-il, son regard planté dans celui de Red.

— Bien », fit ce dernier, qui ne savait pas quoi dire d’autre.

Quatre hommes étaient assis autour de la table. Trois responsables de l’agence et un consultant extérieur. Red les connaissait tous. Une dernière personne, une célèbre universitaire spécialiste de psychologie qui collaborait avec plusieurs agences gouvernementales, fit son apparition une minute après. Red la connaissait également. Le groupe était au complet. Une assistante leur servit du café en silence avant de s’éclipser à son tour, tandis que les derniers arrivés prenaient place autour de la table.

Leur hôte introduisit la séance. « Merci à tous d’être venus, en particulier à ceux qui ne vivent pas à Washington. J’espère qu’au moins notre café est meilleur que celui que vous avez bu dans l’avion. » Des sourires polis accueillirent sa plaisanterie. « J’imagine que vous avez remarqué que cette commission avait été réunie en toute hâte. Dans ce programme, les protocoles habituels sont un peu oubliés, ce qui ne me plaît guère, mais il vous suffit de savoir que nous n’avons pas d’alternative. » Il marqua une pause, comme s’il attendait d’éventuels commentaires, puis fit signe à l’un des hommes assis à côté de lui : « Jonathan présidera les débats de la commission et prendra part au vote. »

Celui-ci inclina légèrement la tête, comme s’il voulait de nouveau saluer l’assistance.

« J’ai toute confiance en vous et en vos capacités de jugement, poursuivit le directeur. Tout ce que je vous demande, c’est d’essayer, en examinant le profil des candidats, de constituer un groupe hétérogène. Ce projet exige que l’équipage choisi possède, comment dire, une large gamme de points de vue. »

De sa voix grave, Helen Kippenberg, la psychologue, intervint : « Ne pourrais-tu pas nous donner plus de détails au sujet de la mission, Michael ? Comment puis-je évaluer le profil des candidats si je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils vont faire là-haut ? »

Comme s’il n’avait pas entendu la question, le directeur sourit dans le vide. Son visage rappelait celui d’un enfant fatigué. Il se limita à leur souhaiter bon travail. Puis il se leva et, d’un pas élastique, quitta la pièce.

L’espace d’un instant, les six personnes qui restaient furent déconcertées. Elles se regardèrent avec un mélange de solidarité et de soupçon, chacune se demandant ce que savaient les autres. Enfin, puisque les candidatures à examiner étaient nombreuses et qu’une partie de la matinée s’était déjà envolée, ils se mirent au travail. Ils commencèrent à passer en revue et à discuter le profil des différents candidats, et, pour chacun d’eux, Jonathan tirait d’une chemise en cuir un petit dossier relié. Presque tous étaient déjà connus des membres de la commission. Leurs profils n’étaient pas difficiles à évaluer. Autour de la table, la discussion parut lancée dans un climat d’entente cordiale.

Red commentait. Il fournissait de brèves opinions. Il jouait son rôle. Ce n’était pas la première fois que l’agence spatiale faisait appel à lui dans de telles circonstances et il n’était nullement alarmé par l’apparente nature secrète du projet. Il n’était pas impressionné par l’atmosphère inhabituelle qui avait entouré la réunion ni par le comportement cryptique des fonctionnaires de la NASA. Dans sa vie, il avait assisté à des réunions plus étranges. Il avait vécu des situations plus tendues. Ce n’était pas ce qui l’inquiétait. Son souci était ailleurs.

Quelque chose avait monté en lui. Ç’avait monté d’emblée, dès que Michael avait fait son discours inaugural, peut-être même avant. Peut-être au moment où la Femme à l’Œil lui avait parlé, au cours de la fête de Noël, ou plus tôt encore, lorsqu’il avait reçu la convocation et que le mémorandum lui était parvenu par fax, un fax qu’il avait évité de lire pour ne pas penser à ce que cette convocation signifiait. À ce qu’il devrait faire à Washington, à la tâche qui l’y attendait. Choisir les candidats à la navette spatiale.

Chaque fois que Jonathan tirait un nouveau dossier de la chemise en cuir, Red avait l’estomac qui se serrait. Son corps, son corps élastique, semblait se contracter comme un tissu qui sèche. Puis il se détendait. Oh, ce n’était pas possible. Pareille coïncidence n’était pas envisageable. Ou peut-être que si ? Ou non ? Un doute terrible et embarrassant avait monté en lui. Le soupçon grandissait et s’éloignait par vagues, et il persista jusqu’à l’heure du déjeuner, quand les autres décidèrent de suspendre les débats pendant quarante minutes, plutôt satisfaits du travail accompli. Déjà une demi-douzaine de profils sélectionnés.

Au cours du déjeuner, dans une confortable petite salle privée contiguë au restaurant d’entreprise, ils évoquèrent le cas Batman, la complexité du procès, et firent allusion à la façon obscène dont le cadavre avait été violenté. Ils parlèrent des dernières gaffes du Président et des recherches sur la diffusion de la blennorragie orale chez les adolescentes américaines, ainsi que de tous les autres sujets qui occupaient des millions de personnes ce jour-là à l’heure du déjeuner, sur un ton plus ou moins distrait, plus ou moins soucieux, plus ou moins frivole. C’était parfaitement normal. Un groupe de prestigieux experts qui déjeunaient dans une petite pièce, buvaient de l’eau glacée et s’amusaient des nouvelles du jour. Red se prêta à la conversation, heureux qu’on n’approfondisse aucun sujet et que tout demeure superficiel : leurs propos, leurs rapports. Ce qui était superficiel semblait normal et assurément inoffensif.

Lorsqu’ils regagnèrent la salle de réunion, chacun son gobelet de café à la main, il était presque tranquille. Il reprit sa place à la table et, avec un soupir, se laissa aller sur la chaise. Ce fut alors que tout s’effondra. Que l’inévitable se produisit.

« Bernard Dunn. » Jonathan lut le nom d’un ton neutre, sur la couverture d’un nouveau dossier extrait de la chemise en cuir.

Red garda les yeux fixés sur le petit bloc-notes posé devant lui. L’air était devenu plus sec, c’était comme s’il le griffait à chaque respiration.

« C’est la relève, commenta quelqu’un, le consultant extérieur. Je suppose que c’est ce que voulait dire Michael, quand il parlait d’hétérogénéité, non ? Prendre en considération les candidatures d’astronautes dont ce sera la première mission.

— Je l’ai suivi durant sa période d’entraînement à Houston, intervint l’un des responsables de l’agence. Un élément remarquable. Très ambitieux. »

Red observa du coin de l’œil le dossier ouvert devant Jonathan. Sur la première page, il vit une petite photo et reconnut Bernard, ce qui déclencha chez lui l’habituel élancement à la hanche, un cratère microscopique qui se rouvrit une fois de plus et cracha sa lave brûlante. Jalousie. Rancœur. Hostilité. Ce sale avaleur de bites vient me tourmenter jusqu’ici.

« Pour ma part, je l’ai rencontré au cours d’un séminaire dans le New Jersey, expliquait Helen Kippenberg. Je ne me suis pas vraiment forgé d’opinion précise. Qu’en penses-tu, Red ? »

Red ne réagit pas immédiatement, comme s’il voulait afficher un certain détachement en la matière. « Bernard Dunn ?... » Il fit mine de fouiller dans ses souvenirs. « J’ai dû le voir à deux de mes cours. »

Quelques secondes s’écoulèrent en silence.

« Et donc ? lui demanda Jonathan.

— Et donc ? lui fit écho Red.

— Ce que je veux savoir, reprit Jonathan, c’est quel est ton jugement. Parmi les élus ou les exclus ? »

Red ferma les yeux, apparemment pour se concentrer, mais en réalité parce qu’il était incapable de soutenir le regard des autres. Il se sentait désagréablement transparent et eut un instant d’abyssale incertitude, puis il sentit la réponse remonter de ses viscères aussi vite qu’une boule de flipper, traverser l’estomac et enfin jaillir de sa bouche : « Les exclus. »

La discussion concernant le curriculum de Bernard dura encore quelques minutes. Red ne la suivit pas, trop occupé à se demander ce qu’il avait fait. Je n’ai même pas réfléchi. Ç’a été une réponse instinctive. Son jugement négatif sembla peser sur les autres, qui finirent par voter l’exclusion de Bernard. Red aurait voulu leur demander d’attendre. Pensez-y encore. Ne vous laissez pas influencer par ma réponse. Je ne veux pas vous conditionner... Il était trop tard. Déjà on passait au profil suivant. Red ferma de nouveau les yeux et respira profondément l’air de la pièce en implorant que ça n’arrive pas.

Ça arriva.

« Elaine Ryan », lut cette fois Jonathan.

Une secousse de panique parcourut Red, mêlée à une sorte d’intense stupeur. Ce nom. Il ne pouvait croire qu’il pût être prononcé ainsi, à voix haute, par un étranger, quelqu’un qui ne savait rien de sa peau, de son parfum, de la chaleur de la personne à qui il correspondait. Tu ne peux pas le prononcer. Ce nom ne regarde que moi.

Pourtant ce nom était là. Il remplissait l’espace autour de la table, dans la salle de réunion à l’atmosphère ouatée, au siège d’une agence gouvernementale. « Elaine Ryan, répéta Jonathan en levant les yeux du dossier. Une des rares femmes parmi les candidats, observa-t-il.

— Et la plus jeune de tous », ajouta Helen Kippenberg, qui avait l’air de connaître Elaine. Ou d’avoir étudié son profil. Red craignit qu’elle aussi ne prononce son nom, le nom interdit, ce nom qui était un coup au cœur, de sa voix affectée de psychologue à la mode. « D’après moi, c’est un profil intéressant », affirma-t-elle.

Pendant de longues minutes, autour de la table on parla d’Elaine. Red n’osait souffler mot. Tout lui paraissait irréel, impossible, et son regard continua à fixer le vide, comme s’il essayait de se confondre avec l’air. Il envisagea de feindre un problème, une quinte de toux ou quelque chose de ce genre, afin de pouvoir quitter la pièce. Mais il aurait encore plus attiré l’attention. Pétrifié, il resta à sa place, tandis qu’Helen reprenait la parole. « La formation d’Elaine Ryan est presque parfaite », expliquait la psychologue. Son accent était maniéré, on avait toujours l’impression qu’elle s’exerçait dans le cadre d’un cours de diction ou en vue d’une interview à la radio. Red éprouva de la haine pour cette voix. Il éprouva de la haine pour la façon dont elle prononçait ce nom et il détesta plus encore le moment où elle l’interrogea : « Tu as sûrement dû la croiser au centre spatial du New Jersey, Red. Que penses-tu d’elle ? »

Tous les regards se portèrent sur lui. L’espace d’un terrible instant, il crut qu’il allait rougir. « J’imagine que tu as raison, répondit-il laconiquement. Un bon profil », ajouta-t-il d’un ton neutre, en évitant que ses yeux ne rencontrent ceux de la psychologue, qui l’observait, en attente et insatisfaite de sa réponse. Il se demanda si Helen Kippenberg essayait de le mettre en difficulté. Peut-être qu’elle sait. Peut-être qu’elle a été récemment à New York ou au centre spatial du New Jersey et qu’elle a entendu certaines rumeurs.

« Quel est donc ton jugement, Red ? intervint Jonathan. Avec les élus ou les exclus ? »

Red déglutit. « Oh, fit-il en s’efforçant de sourire. Encore à moi de prendre position le premier ?

— Pourquoi pas ? répondit Jonathan. S’agissant des candidats new-yorkais, c’est sans doute toi qui les connais le mieux. »

Ils continuaient à scruter sa réaction. Assis à cette table, Red se mit à transpirer sous le feu de ces regards. Il sentait qu’il n’y avait pas d’issue. Il ne pouvait les affronter tous à la fois. Peut-être devait-il se rendre et avouer qu’il n’était pas en mesure de répondre, qu’il n’en avait pas le droit car il était trop impliqué. À moins qu’ils ne le sachent déjà. À peine cette pensée l’eut-elle effleurée, il se sentit perdu. Il n’avait vraiment aucune issue. Aucune issue face au poids de ces regards et à ces doutes qui le tourmentaient : la nouvelle de sa relation avec Elaine s’était-elle également répandue à Washington ? Cette réunion était-elle ce à quoi elle ressemblait ou l’avait-on convoqué uniquement pour le mettre dans l’embarras, pour mettre son professionnalisme à l’épreuve ?

« Red ? » entendit-il qu’on appelait, peut-être était-ce Jonathan. La scène avait pris une consistance étrange. Concentre-toi. Tu dois sortir de ce mauvais pas. « Red, tout va bien ?

— Le fait est qu’Elaine Ryan a brillamment réussi tous les tests », affirma Helen Kippenberg pour combler le vide, lui offrant ainsi un salut momentané. Red en vint à se demander si elle n’était pas lesbienne. Si elle n’avait pas un faible pour Elaine. Cette idée le traversa d’un coup, sans origine ni direction, une météorite dans le ciel de sa tête, avant que la femme ne répète la question : « Donc, Red, au vu de ces brillantes prémices, il est fondamental de savoir ce que tu en penses. Doit-on prendre au sérieux sa candidature ou non ? »

Red avait envie de hurler. Envie d’ordonner à ces gens de cesser, de ne plus jamais parler d’Elaine, envie de protéger son amour et de l’envelopper dès maintenant dans une cape de silence sacré. Envie de l’appeler et de s’excuser d’avoir parlé d’elle, à distance et d’un ton si détaché, ou peut-être envie de l’insulter violemment pour lui faire avouer la vérité, mon Dieu. Savais-tu ce qui allait se passer ? Savais-tu que je siégerais dans la commission ?! L’espace d’une seconde, l’énormité de ce soupçon le saisit tout entier, comme s’il était transporté dans un autre univers. Mais juste après il se retrouva de nouveau dans la salle, sans rien savoir de ce qu’Elaine savait, sans savoir ce que les membres de la commission savaient, sans savoir, sans savoir. Il était celui qui ne savait pas et il n’était sûr que d’une chose. Si Elaine est retenue, je ne la verrai plus pendant des mois.

Cette pensée aussi fit qu’il se sentit épuisé, comme sur le point de disparaître. Il songea à la Femme à l’Œil, qui lui avait conseillé de ne pas venir. Pour quelque raison, il regretta qu’elle ne fût pas ici, à côté de lui, avec son opulente poitrine et ses manières provocantes. La Femme à l’Œil n’était pas méchante. Elle avait connu des heures difficiles et, lors de la fête de Noël, elle avait tenté de le prévenir. Mais elle n’était pas là. Red était seul et il devait répondre.

Il avait une telle envie de hurler. Pourtant, ce fut d’une voix calme et mesurée, presque mécanique, qu’il donna enfin son avis.

Ce soir-là, il rentra à New York assommé. Il avait l’impression que le voyage avait duré des semaines. Dès qu’il fut chez lui, il se déchaussa, retira sa chemise et, à moitié nu, fit le tour des pièces, un verre de vin à la main. Dehors, il pleuvait fort. Une averse quasi tropicale. Hypnotisé, Red observa longuement la fenêtre tout en continuant à siroter son vin. Il s’efforçait de chasser cette anxiété qui l’avait envahi dans l’après-midi, à Washington. Il posa son verre et finit de se déshabiller. Sous la douche, il régla la température de l’eau presque au maximum, bouillante, même s’il savait que cela ne lui faisait pas de bien et que la structure élastique de son corps avait tendance à céder sous l’effet de la chaleur. Doute, dissous-toi. Tourment, va-t’en.

Après la douche, sa peau était rougie et ses cheveux sentaient le shampooing, mais son humeur demeurait inchangée. Il était aux environs de minuit, il n’avait pas dîné mais n’avait pas envie de manger ni de dormir. Tout ce qu’il parvint à faire, ce fut d’allumer son ordinateur portable, ouvrir le dossier dans lequel il rangeait les photos d’Elaine et de les examiner une par une, comme un enquêteur qui chercherait patiemment un indice lui ayant jusqu’alors échappé. Ce visage. Ces cheveux blond-roux. Cette bouche veloutée, dont il lui semblait intolérable et même obscène que pussent sortir des mensonges. Oh, même si elle était au courant au sujet de la commission, elle n’avait pas menti au sens strict. Sinon par omission.

Red décida qu’il avait besoin de savoir. Inutile de rester là, nu, à effleurer l’écran du bout des doigts. Il se rhabilla à la hâte et appela un taxi.

Plus tard, tandis que le taxi parcourait les rues de South Brooklyn et que la pluie battait sur le toit du véhicule, Red douta d’avoir pris la bonne décision et eut envie de faire demi-tour, de regagner les lueurs protectrices de Manhattan ou, mieux encore, son appartement. Mais à présent il était ici et il détestait l’idée de changer d’avis. Il s’était toujours vu comme une personne déterminée, quelqu’un qui savait faire face courageusement, sans incertitudes, à la souffrance solitaire d’un choix. N’importe quel choix. C’est pour cette raison que, ces derniers temps, il détestait se découvrir incapable de prendre des décisions fermes. Ce devait être une conséquence de sa relation avec Elaine. Elle se montre plus déterminée que moi. Elle manifeste plus de volonté. Toute relation est la rencontre de deux volontés : au contact de l’autre, la plus faible des deux se fissure.

Voici sa fenêtre. Allumée. Il demanda au chauffeur de s’arrêter et d’attendre pendant qu’il passait un coup de téléphone. Il chercha le numéro. Il imagina le portable d’Elaine qui sonnait, la vibration sur la table ou sur un coussin, il imagina Elaine qui le saisissait et lisait son nom sur l’écran, animée par qui sait quelle réaction. « Allô ? fit sa voix.

— Allô. Tu dormais ? » lui demanda-t-il inutilement. Puis, sans attendre la réponse : « Je suis en bas de chez toi. Puis-je monter ? »

Il y eut un moment de silence. « D’accord », répondit enfin Elaine.

Gêné qu’il eût entendu ce qu’il disait au téléphone, Red paya le chauffeur. Il descendit sous la pluie, franchit le trottoir au pas de course et se laissa avaler par le portail sombre.

À l’étage, il trouva la porte entrouverte. Il y avait un petit salon plongé dans la lumière orange d’une ampoule et une porte qui donnait sur une autre pièce. C’est de là qu’Elaine émergea. « Red... Quelle surprise ! » Elle portait un jean et un tee-shirt à l’effigie d’un groupe de rock. Ses pieds étaient nus. Red sentit un élancement de peur, presque de panique, en la voyant comme ça. On aurait dit une adolescente. Une gamine. Ils continuèrent à se regarder ; tous deux stupéfaits, jusqu’au moment où elle sortit de sa torpeur et se précipita vers lui, l’enlaçant avec force. « Oh, Red ! soupira-t-elle, rayonnante. J’ai été convoquée pour la mission spatiale. Je dois me rendre à Washington demain matin !

— Je sais, dit-il sèchement, en se retenant de la serrer à son tour contre lui. Je faisais partie de la commission. Nous avons examiné des douzaines de profils et sélectionné une dizaine de candidats. Demain vous serez tous à Washington. Une autre commission choisira les quatre passagers de la navette. Tu as de bonnes chances. Je sais tout, j’étais à Washington aujourd’hui. J’ai émis un avis favorable à ton sujet et le reste de la commission a suivi mon jugement. Je sais tout, tu vois ? Toi aussi tu savais. Tu savais que je ferais partie de cette commission. »

Elaine s’écarta de lui. Elle l’examina, l’air de ne pas comprendre, comme s’il avait parlé une langue étrangère exotique. Sans perdre son sourire, elle se dirigea vers l’autre côté de la pièce. « Viens », dit-elle.

La chambre était meublée de façon sobre, presque minimaliste, d’une petite armoire couleur crème et d’un futon posé sur le parquet. Le bonsaï que Red lui avait fait livrer il y avait plusieurs mois de cela était sur le bord de la fenêtre et n’avait pas l’air en très bonne santé. Une bibliothèque hébergeait des dizaines de livres d’astronomie, de météorologie, de physique, d’ingénierie spatiale, tous soigneusement rangés. Red les examina un par un, presque soulagé d’avoir repéré dans cette pièce quelque chose de familier. C’était la première fois qu’il venait chez elle. Sa première fois dans l’appartement d’Elaine. Chaque détail de cette pièce lui semblait merveilleux et, d’une certaine façon, déconcertant, mais surtout il y avait la valise. Red sentit une pulsation douloureuse au côté. Une grande valise ouverte par terre qu’Elaine remplissait de vêtements. « Si demain je suis choisie, je devrai m’envoler directement pour Houston, expliqua-t-elle. Au moins trois mois d’entraînement intensif au Johnson Space Center. La mission s’organise dans la hâte et ce sera très intense.

— Je sais », répéta Red. Il s’assit sur la seule chaise de la pièce, un petit fauteuil blanc, et regarda Elaine plier ses affaires.

« Je ne peux pas y croire, je ne peux toujours pas y croire, dit-elle en glissant dans la valise une pile de lingerie. J’ai été retenue. J’ai l’impression de rêver. »

Red observa pendant quelques instants la lingerie posée dans la valise. Une vague de nostalgie et un désir rageur l’envahirent. « Elaine, il faut qu’on parle, l’implora-t-il.

— Parlons », répondit-elle, sans cesser de s’affairer autour de la valise.

Red attendit, le temps que le ton de sa voix s’apaise. Il ne voulait pas paraître nerveux. Il réalisa qu’un petit appareil stéréo posé sur la bibliothèque diffusait de la musique à très bas volume, guère plus qu’un murmure. Il prit conscience de ce son, de la pluie derrière la vitre et de sa propre respiration. « Savais-tu que je ferais partie de la commission ? » soupira-t-il.

Elaine glissa une mèche de cheveux derrière son oreille. « Ma foi... Je l’ai supposé, dit-elle en continuant à faire sa valise. Il y a deux jours, quand tu m’as dit que tu allais à Washington.

— Tu l’as supposé, lui fit écho Red. Tu ne m’as jamais dit que tu serais parmi les candidats. Mesures-tu dans quel embarras je me suis trouvé ? »

Elle se décida enfin à lever les yeux vers lui. « Oh, n’exagère pas. Au fond, pour le moment il ne s’est rien passé. Je dois franchir une nouvelle sélection, non ? Et d’ailleurs personne n’est au courant, pour nous.

— Tu te trompes. » Red se leva, il voulait aller à la fenêtre, mais il renonça aussitôt et retomba sur son siège. La chambre était trop petite pour qu’on s’y déplace. Trop petite pour les contenir tous les deux. Trop petite pour tout contenir : eux, la valise, les souvenirs encore frais de son après-midi à Washington. « Certaines personnes, ici à New York, savent que nous avons une liaison. Et les gens de New York peuvent parler à ceux de Washington.

— Quelqu’un sait ? » demanda Elaine. À cette pensée, elle parut incrédule. « Ça me semble impossible. Tu as si peur d’être reconnu dans les restaurants, tu fais tout pour éviter l’objectif des paparazzis.

— Ils savent. »

Elaine eut l’air d’y réfléchir quelques instants, puis elle se consacra de nouveau à ses bagages. « C’est drôle d’imaginer quelqu’un qui perd son temps à s’intéresser à nous, observa-t-elle. Les gens sont bizarres, conclut-elle, comme si c’était la solution au problème.

— Elaine, soupira Red, qui commençait à s’impatienter. Ne fais pas comme si tu n’avais pas compris. Aujourd’hui je me suis retrouvé en position critique. J’ai dû agir de manière incorrecte et commettre un sérieux abus. J’ai dû faire comme si je n’avais pas de rapport avec toi. J’ai dû jouer la comédie et ça ne m’a pas plu du tout, ça ne me ressemble pas. » Il croisa les bras et la regarda d’un air grave. « Ce n’est pas mon style, ajouta-t-il.

— Oh, fit-elle. Ce n’est pas ton style », répéta-t-elle d’un ton vague en glissant de nouveau une mèche de cheveux derrière son oreille.

Red aurait voulu lui dire de ne plus le faire. Ce geste. Un de ses gestes typiques, glisser une mèche de cheveux derrière son oreille, presque timidement. Un de ceux dont il était tombé amoureux au début, des gestes qui appartenaient à une invisible danse. Maintenant il comprenait qu’il y avait autre chose dans ses gestes, et que tout ce qui lui avait paru être de la timidité, mystérieuse et charmante, n’était probablement que de l’indifférence. Une profonde indifférence. Te voici devant moi. Tu es fatiguée, excitée, tu veux finir de préparer ta valise. Demain tu pars pour Washington. Tu as eu ce que tu voulais.

À ce stade, Red se leva, décidé à poser la question. La vraie, la terrible question. « C’est pour ça que tu es revenue ? demanda-t-il. Après notre séparation ? Tu es revenue parce que tu savais que je ferais partie de la commission ? »

Elaine ferma la valise, qui émit un déclic. Puis elle la rouvrit et la referma deux autres fois. « Parfois tu m’étonnes, tu m’étonnes vraiment, dit-elle. Tu penses que je suis aussi mesquine ? Revenir vers toi dans l’espoir d’en tirer un bénéfice ? » Elle redressa la valise, comme si elle devait partir dans l’instant, et regarda Red d’un air épuisé. « Si j’avais voulu profiter de toi, je t’aurais dit que je t’aimais, je t’aurais bercé d’illusions. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai jamais dit que je t’aimais, seulement que tu me manquais. Je suis revenue parce que tu me manquais. C’est si difficile à comprendre ? » Elle resta quelques secondes en attente. « Je suppose que oui, reprit-elle. Pour toi, c’est compliqué. Tu as besoin de compliquer les choses. Tu as besoin de penser de mille façons à ma froideur, ma dureté. Je sais que tu le fais. Au fond, je pourrais ne pas exister, Red. Tu n’es pas amoureux de moi, mais de l’image que tu t’es forgée de moi. D’accord, fais ce que tu veux. Garde mon fantasme. Moi, la vraie Elaine, je pars pour Washington dans quelques heures. » Elle fit un pas en avant, jusqu’à l’effleurer. « Ce qui compte, c’est que dans tous les cas, cette sélection, je la mérite, affirma-t-elle. Tu le sais toi aussi. »

Red l’enlaça. Il n’y avait plus rien d’autre à faire. Pendant un instant, il la serra si fort qu’il crut avoir atteint le seuil de résistance de ses os. Il la serra assez pour la tuer. Elaine ne se plaignit pas, elle ne dit pas un mot. Il pouvait avoir une force surhumaine, mais elle possédait un pouvoir différent, sans nom, obstiné et insaisissable.

Il la serra encore. Il sentait son cœur contre lui et aurait voulu la quitter, s’en aller et ne plus jamais revenir. Il aurait voulu tomber à ses pieds et ramper, nu, entourer ses jambes comme un ver qui implorerait sa pitié. Il aurait voulu faire tout cela.

Puis ils s’embrassèrent. Cela advint soudainement. Ils tombèrent sur le lit, agrippés l’un à l’autre, désespérés et brûlants, comme des étoiles filantes, et commencèrent à se déshabiller, tout en s’embrassant, en échangeant leur salive, les fluides de l’un dans la bouche de l’autre. Red était atterré. Il se sentait excité et pourtant impuissant, sans espoir. Leurs corps. Leurs halètements. Elaine lui chatouillait le pénis, délicatement puis rageusement, en le tirant vers elle pour le convaincre de s’allonger, et Red se laissa faire, il laissa la chair se tendre sans limite. Son pénis était un tentacule. Le souffle court, Elaine l’enroula autour d’elle et en porta l’extrémité à sa bouche. Red donna à un de ses doigts la forme d’un pénis, un second membre qu’il glissa en elle tandis qu’il sentait son corps flotter, instable, prêt à s’étirer en mille tentacules, à l’envelopper avec la flexibilité d’un démon. Il songea qu’il n’y avait là aucun désir. Seulement un besoin d’union, la nécessité de s’imbriquer l’un dans l’autre, de posséder son partenaire pour qu’il ne parvienne pas à s’apercevoir qu’il pouvait vivre sans être possédé.

« Elaine », souffla-t-il en éjaculant sur elle, et, l’espace d’un instant, il vit la scène de l’extérieur, loin, d’un point de vue infiniment distant, il vit l’homme-monstre expulser du sperme et le visage de la fille couleur de neige s’en couvrir, il les vit ensemble sur le lit, dans cette pièce, à la surface de la ville, au cœur de ce pays, sur cette planète perdue dans le vide, parmi les étoiles mourantes, les galaxies qui s’enroulaient les unes autour des autres.

Il cracha les dernières gouttes et, avec un soupir insatisfait, redonna à son corps sa forme normale.

Quelques heures plus tard, il se réveilla dans le lit d’Elaine. Il était nu et avait froid. Au premier mouvement, il sentit dans son corps une douleur infernale et, privé de souffle, se tordit entre les draps. Cette douleur. Il pensa à la façon dont ils avaient l’amour cette nuit. Son propre corps déformé sur son corps à elle. Était-ce vrai ? Était-ce arrivé ? La douleur présente était sans nul doute réelle. L’impression de vide également. Elaine avait disparu. Dans la pénombre de la pièce, Red put constater que la valise n’était plus là. Il resta immobile pour tenter de calmer la douleur et l’anxiété, en écoutant les bruits de la circulation qui augmentait au-dehors.

Il faisait encore nuit. Red estima qu’il était plus ou moins six heures. Il était temps de se lever. De quitter ce lit qui n’était pas le sien, dans cet appartement inconnu. J’imagine que c’est une scène romantique. Ou juste sordide. Oh, la scène au cours de laquelle il se levait enfin puis enfilait ses vêtements en gémissant de douleur. Il chercha un billet, un message d’Elaine. Il n’en trouva pas. Il appela un taxi. Chez lui, il prit une douche et, avant l’arrivée d’Annabel, il était comme chaque matin à son poste derrière le bureau. Tout était si romantique et si parfaitement sinistre. La surface brillante du bureau reflétait son ombre. Après une nuit de repos, le téléphone était froid. L’écran de l’ordinateur se ranima dans un souffle et il le fixa, hésitant, comme au milieu d’un rêve. C’était sa vie, les choses de toujours.

Les pensées qui affleuraient aussi, par moments, au cours de la matinée, avaient une saveur irréelle et complètement impossible. Pourtant elles ne cessaient de revenir. Pourquoi ai-je fait ça ? Pourquoi avoir donné un avis favorable à sa candidature ? Mon Dieu, qu’ai-je donc fait ?

Au moins Bernard n’est pas avec elle.

La matinée avait filé. L’après-midi passa à son tour. Red s’efforçait de se concentrer sur son travail, sans guère de résultats, et de combattre le désordre de ses pensées. Son téléphone signala que la batterie était vide, une plainte électronique et solitaire qui fit sursauter Red. Il fouilla dans un tiroir à la recherche du chargeur de batterie, et ce fut alors qu’il tomba par hasard sur la carte de visite dont il avait eu besoin quelque temps auparavant. Dennis De Villa. L’inspecteur de police convaincu que les super-héros de la vieille garde étaient en danger. Lui vint un sourire épuisé, sans illusions, à l’idée que maintenant personne ne pouvait l’aider et que le seul danger qu’il courait, c’était celui de perdre un peu plus la tête, de sombrer davantage dans le ridicule et le tourment.

Il n’avait pas eu de nouvelles d’Elaine. Il commençait à croire que tout s’estompait sans heurts et se dissolvait dans l’oubli, dans une impression d’irréalité. Il n’arrivera rien. Elle ne sera pas sélectionnée. Personne ne sera sélectionné, personne ne partira. Puis le téléphone vibra et la réalité refit surface, inflexible et sans issue. Quelques mots sur l’écran de son portable. Un message sans pitié. J’ai réussi, écrivait Elaine. J’ai été prise, je partirai avec la navette.

Un mois plus tard, par une matinée baignée d’une lumière blanchâtre, alors que dehors un hiver instable serrait la ville dans son étau, Red était dans le cabinet du docteur Szepanski. Il était nu, allongé sur le lit d’examen. La pièce était parfaitement silencieuse. On n’entendait que la respiration des deux hommes et le bruit de l’appareil d’échographie qui envoyait de brefs signaux espacés, semblables à ceux d’une balise marine.

« Ici aussi, tout va bien », dit le médecin en observant le moniteur installé à côté du lit, pendant que sa main droite déplaçait la sonde sur le bas-ventre de Red. Sans quitter l’écran des yeux, il fit un sourire d’autosatisfaction. « Curieux, dit-il. Après toutes ses années, je me sens encore électrisé en examinant ce qui se passe là-dedans. Dans le corps d’un super-héros. J’ai l’impression de revenir au temps où je travaillais pour le gouvernement. Je veux dire : toi aussi tu t’en souviens, de cette époque-là ? »

Red respira profondément. Il sentait la sonde glisser sur son ventre, sur une couche de gel froid. « Je ne fréquentais pas ton centre de recherche, répondit-il. Je ne vous faisais pas confiance, à vous, les médecins du gouvernement. »

Rien chez Szepanski ne révéla qu’il l’avait entendu. Absorbé, celui-ci continua à regarder le moniteur et répéta par deux fois : « Tout va bien, ici aussi tout va bien. » Sans prévenir, de sa main libre il saisit le pot de gel et dirigea négligemment une giclée glacée vers l’aine de Red. « Voyons ce qui se passe par ici », dit-il.

Red évita de se plaindre. C’est lui qui avait voulu une échographie complète. Il essaya de lorgner en direction du moniteur. Dans cette position, il ne voyait rien. Il pouvait tout au plus examiner le profil du docteur Szepanski, son nez anormalement petit, la pommette exagérément tirée. Szepanski devait avoir autour de soixante-quinze ans, mais ses traits presque sans âge étaient inquiétants.

« À l’époque, chaque fois qu’un super-héros acceptait de se faire examiner, c’était la fête, reprit le médecin. Nous étions excités comme des enfants. Nous imaginions découvrir qui sait quoi, dans vos corps de super-héros. » Puis, l’air de vouloir se justifier : « Vous pouviez constituer une ressource stratégique pour le pays, il fallait donc vous étudier.

— Bien sûr. » Red n’avait pas grand-chose à ajouter. Au temps où Szepanski dirigeait le centre national de recherche sur les super-héros, il avait lui aussi mis sur pied une petite équipe de scientifiques en vue de soumettre son propre corps et celui des autres membres de son groupe à des examens. À l’époque, c’était ainsi. On croyait pouvoir découvrir les secrets de chaque corps. On était convaincu de pouvoir atteindre qui sait quelle vérité. C’était à la fin des années soixante, dans les années soixante-dix et jusqu’au milieu des années quatre-vingt. Les meilleures années de sa vie. L’âge d’or des super-héros.

« Tout ce que je sais, je l’ai appris à cette période », conclut Szepanski avec un sourire de triomphe, avant de remettre de l’ordre dans sa chevelure teinte, comme si le moniteur était un miroir.

Red remarqua la joue tendue du médecin, l’absence de toute ride d’expression. Encore une. Une nouvelle intervention. Le médecin avait subi son premier lifting vingt ans plus tôt et, depuis, sans doute n’avait-il fait que continuer... « Oh ! » s’exclama soudain Red. Un frisson avait parcouru tout son corps par surprise, après que Szepanski eut versé encore un peu de gel sur une partie sensible de son corps.

« Tant qu’on y est, contrôlons ici aussi », suggéra le docteur d’un air distrait, tout en manœuvrant la sonde sur les testicules de Red.

Celui-ci soupira. Il savait qu’avec les médecins, il fallait de la patience. Il tourna la tête de l’autre côté, las d’essayer vainement de lire d’éventuels résultats qui se refléteraient sur le visage tiré de Szepanski. Il observa la fenêtre du cabinet. Des particules de poussière flottaient telles de microscopiques planètes dans la lumière filtrée par le verre. Il pouvait sentir la sonde glisser, presque caressante, sur la petite masse de ses testicules, et commençait à s’apaiser quand Szepanski reprit : « Et ta vie sexuelle ? Où en est ta vie sexuelle ? »

Red posa de nouveau les yeux sur lui. « Pourquoi me demandes-tu ça ? Quelque chose ne va pas dans cette zone-là ? » demanda-t-il en indiquant son entrejambe. Puis, comme le médecin n’ajoutait rien, il se résigna à répondre : « Inexistante, on peut dire. Aucune vie sexuelle depuis un mois.

— Pas même la masturbation ? l’interrogea Szepanski.

— Il faut vraiment entrer dans les détails ? protesta Red.

— Vous, les super-héros, vous avez toujours des problèmes avec le sexe, affirma le médecin alors que la sonde insistait sur l’un des testicules, ce qui fit sursauter Red. J’en sais assez long sur le sujet. Vous n’arrivez pas à comprendre le corps d’autrui, car il est trop différent du vôtre. C’est pour cela que vous vous sentez si seuls. » Le temps d’une fraction de seconde, il se tourna vers Red, assez pour lui offrir un nouveau sourire lifté. Dans la lumière crue du jour, sa peau trop bronzée brillait de manière sinistre.

Red commençait à éprouver un début d’exaspération. « Joseph, souffla-t-il. Si quelque chose ne va pas chez moi, tu es prié de le dire. Mais je ne pense pas que cela concerne ma vie sexuelle...

— Vous, les super-héros, vous êtes par-delà le désir, voilà ce qui se passe, poursuivit Szepanski sans l’écouter. Votre corps est allé trop loin, il ne peut plus éprouver de désir humain. Vous êtes comme dans de lointains limbes. Vous ne faites pas l’amour pour le plaisir, mais parce que vous êtes terrifiés à l’idée de ne posséder personne. Vous n’arrivez pas à jouir et, quand vous y arrivez, vous ne ressentez rien. » Il posa tranquillement la sonde et tendit à Red de l’essuie-tout pour qu’il se nettoie.

Red tenta de se débarrasser de cette substance visqueuse. Il avait du gel sur le thorax, l’abdomen et le pubis. Il se sentait comme le nouveau-né de quelque monstrueuse créature, à peine sorti du ventre gélatineux de sa mère. « Une vision... intéressante, commenta-t-il en évitant de se prononcer. Mais je t’ai déjà dit quels étaient les symptômes : la fatigue. Je n’arrive pas à me concentrer...

— De nos jours, c’est le cas des trois quarts de l’humanité, répondit le médecin.

— ... et cette douleur au côté qui me tourmente. C’est comme une déchirure interne, une lacération de mon tissu élastique », se plaignit Red, sans préciser que cette déchirure avait un goût, c’était une sensation, quelque chose de si bien défini qu’on pouvait lui donner un nom. Elaine. Cette déchirure est son empreinte. Sa morsure indélébile.

« Nous avons également examiné la hanche. Je n’ai rien trouvé. » Les traits de Szepanski bougèrent, sans doute avait-il eu l’intention de plisser le front, mais le résultat fut un étrange et inquiétant déplacement de la naissance des cheveux. « Tu n’as rien à la hanche, affirma-t-il. Tu n’as rien au ventre. Et, en effet, tu n’as rien aux testicules non plus. Tu n’as rien de rien. »

Bien qu’il ne fût pas parvenu à s’essuyer entièrement, Red commença à se rhabiller. Le diagnostic de Szepanski ne le satisfaisait pas. « OK, fit-il. Prise séparément, chaque partie de mon corps semble en bonne santé. Mais l’ensemble, ne peux-tu pas regarder l’ensemble ? » Il avait enfilé son pantalon et, comme il se sentait plus fort, il affirma d’une voix assurée : « Je sais que j’ai quelque chose qui ne va pas. Je le sens. »

Sur le bureau de Szepanski, le téléphone sonna. Le médecin souleva le combiné. Au ton sur lequel il répondait, on comprenait qu’il parlait avec l’infirmière qui se trouvait dans la pièce contiguë. « Quelques minutes », dit-il. Puis il raccrocha et regarda de nouveau Red, l’air d’avoir épuisé tout le temps à disposition de son interlocuteur : « Des symptômes, Red. Mon travail consiste à juger des symptômes. Sentir qu’on a quelque chose n’est pas un symptôme. On a vérifié, il n’y a rien dans ton corps. » Quand il parlait, la chair qui entourait sa bouche était immobile et avait la même consistance que le ciment séché. Ses pommettes refaites lui donnaient une allure vaguement féminine qui contrastait avec ses mains velues et constellées de taches de vieillesse posées sur le bureau. « Peut-être que..., commença-t-il

— Peut-être que quoi ? demanda Red en achevant de se rhabiller.

— Si tu me parlais de tes problèmes sexuels, nous pourrions découvrir quelque chose de plus. Certains symptômes peuvent se nicher là. » Il souligna la phrase en écartant les mains d’un air affable.

« Je n’ai pas de problèmes sexuels », répondit sèchement Red. Il était habitué aux bizarreries de Szepanski mais ne comprenait pas pourquoi le médecin insistait tant sur cette histoire de sexe. Son instinct lui disait de ne pas lui faire confiance. Red voulait qu’il l’aide sans avoir à lui parler de son intimité. Était-ce si difficile ? Diable, n’était-ce pas le travail des médecins ?

Le téléphone sonna encore, deux brèves sonneries. « Je vais devoir te saluer, dit Szepanski. Une autre patiente m’attend.

— Bien sûr. Au revoir, Joseph. » Red enfila sa veste et sortit du cabinet. Il jeta un coup d’œil dans la salle d’attente et vit une femme d’environ quarante ans, avec une cascade de cheveux fauves, richement vêtue et éclatante de santé. Red douta qu’elle pût être une patiente du docteur et se dit qu’il s’agissait sans doute d’une de ses maîtresses. D’après la rumeur, Szepanski trompait sa femme avec des patientes, super-héroïnes ou non. La pensée de son visage refait qui transpirait en plein accouplement mit Red mal à l’aise. Il préféra croire que c’était une simple patiente. Une des nombreuses personnes fortunées qui, attirées par sa réputation de médecin des super-héros, avaient formé sa clientèle au fil des années. Les riches aimaient avoir pareil docteur. Être touchés par des mains qui avaient palpé quelques minutes auparavant le ventre d’un ancien super-héros. Ou peut-être les couilles de Mister Fantastic.

Il sentait encore sur sa peau le froid visqueux du gel qui avait servi à l’échographie. Il frissonna en se hâtant vers l’ascenseur. Une fois sorti, il gagna la rue et fut frappé par la lumière aveuglante du jour. Il fit quelques pas sur le trottoir et ne parvint pas à croire qu’il était bien là, dans le flux des passants, debout et habillé, officiellement en bonne santé. Il marcha en direction de la voiture qui l’attendait. Il aurait voulu faire demi-tour. Il aurait voulu courir jusqu’au cabinet médical et se présenter devant Joseph Szepanski, le célèbre professeur, le médecin des super-héros, l’homme à la peau plus tirée que celle d’un tambour, et lui hurler la vérité au visage. La blessante vérité. Lui dire que ce qu’il sentait avait un nom, et que ce nom brûlait, au côté et dans son corps, exactement comme celui d’une maladie.

Il monta en voiture. Son cerveau était trop rationnel pour admettre tout cela. Pour admettre que le dépit amoureux pût serrer son corps à l’image d’une main qui serre un verre, et que c’étaient tous ces mois d’émotions brutales, de tourment et de jalousie qui l’avaient mis dans cet état, depuis qu’il connaissait le nom d’Elaine. Elaine. Elaine. Red avait cru que le jour de la réunion à Washington avait été le fond de l’abîme, le degré émotif le plus misérable, mais tout avait empiré après son départ pour Houston. Un état d’agonie constante. Il avait des insomnies, était épuisé, avait mal quand il bougeait, quand il pensait. Il avait mal quand il souriait et qu’il parlait, même lorsqu’il regardait par la fenêtre. Une partie de lui se rendait compte, avec lucidité, qu’une frontière avait été franchie, et que ce qui, avant, était un mal-être circonscrit, mesurable et surmontable, avait commencé à devenir sans limite, sans échéance. Quasiment infini. Red craignait d’avoir sombré en pleine dépression. Il refusait de l’admettre comme il refusait d’admettre qu’il était tombé si bas, dans un trou noir, dans des sables mouvants, là où finissaient tous ceux, ordinaires et stupides, qui avaient sombré dans une fatale obsession pour quelqu’un.

Il ouvrit les yeux. Brûlure. Les mille petites épées de la lumière le blessaient. Il était plongé dans une lueur blanche, entre des draps blancs, sur un lit dur qui avait un parfum de blancheur. Il avait une aiguille plantée dans le bras. Il ne reconnut pas la pièce où il se trouvait mais, dès qu’il fut en mesure de regarder autour de lui, il n’eut pas de mal à comprendre où il était. Ce néon au mur, le mobilier anonyme : une chambre d’hôpital.

Le silence était reposant. Il referma les yeux quelques instants, qui durent se prolonger car, lorsqu’il les rouvrit, il n’était plus seul. « Te voilà, lui dit le docteur Szepanski, debout près de lui. Tu nous as fait peur, Red. »

Red s’efforça de comprendre. De remettre de l’ordre dans ses idées, de rassembler toutes les données dont il disposait. Ce fut un effort inutile. Aucune donnée. Tout était plongé dans un halo blanc. Il sentait dans sa tête un vide terrible. « Qu’est-ce que c’est ? se contenta-t-il de demander dans un murmure, en désignant la perfusion reliée à son bras.

— Seulement un peu de glucose et des sels minéraux, répondit Szepanski. Tu es resté longtemps sans connaissance », lui expliqua-t-il. Il se rapprocha un peu plus du lit et, en observant Red comme s’il le voyait pour la première fois, reprit : « Nom de Dieu, Red, tu aurais dû me le dire quand tu es venu au cabinet. Tu aurais dû me dire que tu abusais de ton corps de cette manière. »

Red aurait voulu le prier de s’en aller. Il aurait voulu refermer les yeux. Il aurait voulu goûter encore ce vide, cette distance, car il savait qu’ils ne dureraient pas longtemps et que bientôt tout lui reviendrait à l’esprit : ce qui s’était passé et la raison pour laquelle ç’avait eu lieu. Il essaya de se soulever sur les oreillers et constata qu’il était très faible. Son corps avait une consistance curieuse, comme si quelque chose s’était dissous avant de se recompacter. « Annabel, dit-il mécaniquement. Où est Annabel ? J’ai besoin de mon agenda.

— Ne pense pas à ton agenda, répondit Szepanski. Tu ne pourras pas travailler pendant au moins deux jours. N’y compte pas. » Il continuait à regarder Red d’une façon étrange, presque ébahie. « C’est elle qui t’a trouvé ce matin. Tu gisais par terre, dans ta chambre, qui sait depuis combien d’heures. Ton corps en vrac. Je ne veux pas savoir ce que tu essayais de faire, je veux juste te dire ceci : ton corps était en vrac. »

Incapable de réagir autrement, Red hocha la tête. Les souvenirs se condensaient dans sa boîte cranienne comme une sorte de lent hématome. Tout lui semblait encore irréel, suffisamment distant pour lui permettre d’avouer : « Tu sais que je n’ai pas la moindre idée de la longueur de mon engin, Joseph ? »

Le visage inexpressif de Szepanski parut se fissurer. Malgré sa peau tirée, on pouvait deviner une grimace d’embarras. « Tu dois te reposer, dit-il. Je vais te laisser seul.

— N’est-ce pas toi qui voulais connaître mes secrets ? » insista Red. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais il pensait qu’il était essentiel de le révéler : « Un jour, j’ai téléchargé un film porno sur le Net. Je sais que tout le monde dit ça, mais je l’ai vraiment téléchargé par erreur. Je n’aime pas la pornographie.

— Red, ce n’est pas le moment, dit Szepanski, qui n’en demeurait pas moins debout à côté du lit, les yeux de plus en plus vitreux.

— Quand j’ai ouvert le fichier, il m’a fallu quelques secondes pour comprendre de quoi il s’agissait, poursuivit Red, bouleversé par son propre accès de sincérité. J’ai eu le temps de voir l’engin de l’acteur. Grand, gros. » Épuisé, Red ferma les yeux tout en continuant à parler : « Tu ne me croiras pas. Quand j’ai fait l’amour pour la première fois après ça, mon sexe a pris la même forme sans que je l’aie décidé. » Il savait qu’il n’avait pas besoin de confesser ces choses, pas maintenant et pas à cet homme, et pourtant il éprouvait le besoin de dire quelque chose de vrai. De secret, comme une sorte de sacrifice pour remercier le destin d’être encore là, encore en vie, encore conscient. Un hommage au dieu de l’intimité, au seigneur de la sincérité. « Je n’ai aucun contrôle sur cette partie de mon corps. Elle s’allonge et raccourcit suivant les nuances de mes pensées, même inconscientes. Surtout inconscientes. Mon engin obéit au flux secret de mes pensées et de mes paranoïas. Mon engin est fait de paranoïa. Ça m’arrive aussi quand je suis seul. Je ne sais plus reconnaître sa taille d’origine. »

Il y eut alors un moment de profond silence.

« Maintenant repose-toi », dit Szepanski. À son ton, on ne comprenait pas s’il était satisfait ou consterné. Sans doute les deux à la fois. Red l’entendit s’éloigner et, sur le seuil de la pièce, répéter : « Repose-toi. »

Il n’eut aucun mal à suivre son conseil.

Au cours des heures qui suivirent, il s’endormit et se réveilla plusieurs fois, il quitta puis retrouva par vagues le monde qui l’entourait, comme s’il obéissait aux mouvements d’une marée. À chaque réveil, le souvenir était plus clair. Le souvenir de la raison pour laquelle il s’était retrouvé dans cette clinique. Ce souvenir revenait en lui avec tout son poids, avec ses détails embarrassants.

Ça s’était produit la veille. Red avait passé un après-midi intense, frénétique, il avait travaillé avec entrain, pour essayer de remédier à sa distraction des derniers temps et montrer qu’il n’avait pas changé. Il avait passé un savon à Annabel à cause de la manière dont elle répondait au téléphone, c’est-à-dire avec une emphase d’après lui déplacée, et lui avait demandé, non sans perfidie, si elle avait trop de sucres à brûler. Il avait malmené un consultant coupable à ses yeux d’avoir rendu son rapport en retard et lui avait sadiquement lu les noms des dizaines de confrères qui, depuis que la fondation existait, avaient rendu le leur à temps. Il avait joint sur son portable le président de la société qui fournissait l’assistance informatique à ses bureaux et l’avait surpris en plein tournoi de pelote basque, puis il avait ironisé sur les dysfonctionnements de la société et obtenu un semestre de prestations gratuites, alors qu’il entendait en fond sonore le public applaudir un point gagnant. Vive la pelote basque.

Il avait fait tout cela et s’était senti bien, satisfait de lui-même. Je peux le faire. Je peux encore avoir le contrôle de la situation. Ma volonté n’a pas perdu prise sur le monde. Je peux presser, je peux persuader. Je peux agir, réaliser, sentir. Donnez-moi un jour et je n’en gaspillerai pas une seconde.

Et pourtant, plus tard, dans le silence de son appartement, toute cette force, cette volonté, l’avait abandonné. Devant lui, la soirée s’annonçait longue et vide. Dernièrement, il en allait ainsi : l’énergie du jour se changeait en apathie nocturne, la fermeté diurne devenait, la nuit, pure impatience. Plus il mettait de son tempérament dans son travail, plus croissait le désir de se dépouiller de ce tempérament, de s’annuler, de devenir un objet entre les mains de quelqu’un. Entre les mains d’Elaine.

Elle était absente. Elle était ailleurs, un ailleurs absolu et radicalement lointain. Houston semblait appartenir à une autre dimension. Elle était là-bas, comme de l’autre côté du miroir, un lieu où régnaient d’autres règles, d’autres pensées. Red savait qu’elle ne pensait pas à lui. Chaque soir, il attendait son appel et évitait de sortir ou de prendre le moindre engagement. Il savait qu’elle ne l’appellerait pas et que, pour finir, c’est lui qui devrait le faire, et pourtant, ce soir-là aussi, il avait longuement attendu, sans parvenir à s’asseoir, sans même dîner, rassasié par la saveur de son obsession. Fébrile, confus et excité, il avait erré de pièce en pièce, le corps en alerte, tandis que son esprit continuait à fantasmer.

Il fantasmait sur ses mains, sur sa bouche, sur les douces fentes entre ses doigts de pied. Sur le creux derrière ses genoux, sur la carte que dessinaient les taches de rousseur sur son dos. Il aurait pu la reproduire de mémoire, cette carte. Il était heureux de pouvoir se rappeler si bien chaque partie de ce corps et en même temps consterné à l’idée de se perdre dans le souvenir de mille détails. De mille images. Elaine était unique, mais, en lui, il y avait des millions d’images. Il pouvait la voir à travers les mille reflets de l’imagination comme si c’étaient les yeux à facettes d’un insecte.

Elaine ne l’aimait pas, à présent il en avait la certitude, c’était une évidence. Tout était fini, bien que le mot fin n’eût jamais été prononcé, et même s’il savait qu’il était inutile d’espérer plus cette fois, quelque chose en lui continuait à le faire. Recommencer, renaître : n’était-ce pas ce qu’il voulait ? Il pensait toujours à elle, sans cesse, et invoquait la pensée de ce corps comme un sorcier invoque un sortilège.

Des années auparavant, il s’en souvenait, quand le groupe de super-héros que sa femme et lui avaient dirigé pendant des décennies s’était séparé et qu’ils avaient compris que plus grand-chose d’autre ne les liait tous les deux, Red avait vécu une période au cours de laquelle, chaque nuit avant de dormir, il passait des heures à déformer son visage, à l’allonger dans tous les sens. Il pouvait étirer ses pommettes de plusieurs mètres, élargir son front tel un ressort à muscles et écraser une main sur sa face au point de sentir l’arrière de sa tête. C’était effrayant. Ça faisait mal. Ce que personne ne comprenait, à quoi personne ne pensait, c’était qu’un visage en caoutchouc était un visage sensible. Une chair élastique était une chair faite de nerfs tendus, brûlants comme des allumettes. Red avait tout de même persisté à le faire, car c’était la seule façon qu’il avait de se reposer, enfin, quand son visage était né une nouvelle fois, identique à ce qu’il avait été. Il devait modeler sa propre face, l’anéantir et la recomposer des dizaines de fois avant de sentir que, sur ce visage, il ne restait plus rien. Pas une trace, aucune amertume. Son visage remodelé était vierge. Déformer sa face avait constitué une forme de masochisme et, dans le même temps, de thérapie, sa façon d’affronter la séparation de son couple. Détruire mon visage. Le détruire et le recomposer.

À l’époque, il s’était dit que ce serait la dernière crise de sa vie. Red se rappelait clairement ce mot d’ordre : Jamais plus je ne me sentirai aussi mal, plus comme ça, la prochaine fois je préviendrai la douleur. Si l’on y repensait maintenant, c’était drôle. Prévoir la douleur ? La douleur arrive de nulle part, elle fonce vers nous comme une voiture qui sort du brouillard. Difficile de l’esquiver. En réalité, son état d’âme d’alors pâlissait devant celui d’aujourd’hui, il fallait l’admettre. La douleur récente écrasait celle du passé, elle en faisait un souvenir comique et indistinct. Somme toute, être quitté par Sue après des années d’indifférence réciproque ne pouvait guère avoir fait si mal. Renoncer à Elaine maintenant, dans le feu de la passion, était complètement différent.

Je pourrais réessayer. Je pourrais me remettre à décomposer et recomposer mon visage, s’était-il dit ce soir-là, alors qu’il espérait encore recevoir un appel d’Elaine. Mais il ne voulait pas se concentrer sur son propre corps, c’était à celui d’Elaine qu’il voulait penser. Ce corps absent, ce corps qui avait été là, dans son lit, et dont aucune trace ne subsistait. Il lui semblait impossible de l’avoir touché, impossible de l’avoir serré entre ses bras. Seul, incrédule, il s’était contorsionné sur son lit, en proie à une insoutenable tension. Il avait fini par examiner sa main dans la lumière de la lampe, par la modeler et la transformer en sa main à elle, telle qu’il se la rappelait. Doigts, jointures. La main d’Elaine. Toujours allongé sur les draps blancs, avec cette main il avait effleuré son propre corps en soupirant de plus en plus fort.

Il avait embrassé cette main. Il avait sucé ses doigts. Ça ne suffisait pas. Où était Elaine, où était son corps ? Comme possédé, il avait continué à s’agiter, si fébrile qu’il ne sentait aucune brûlure. Il avait également modelé sa poitrine. Il l’avait manipulée et tendue vers l’extérieur, au point de former deux seins de femme qu’il avait touchés. Ils étaient trop durs. À ce stade, un éclair de lucidité l’avait traversé et il s’était vu sur le lit, un homme nu avec les seins de sa maîtresse perdue, et, amusé et bouleversé, il avait éclaté de rire. Mesdames et messieurs, Red Richards avec des nibards.

Le rire s’était changé en contractions de son ventre, presque en spasmes préludant à l’accouchement, tandis qu’il continuait à se tordre, allongé sur le côté, les jambes levées qui formaient un U. Il les avait serrées. Il avait fondu leur masse gommeuse et commencé à modeler laborieusement cette masse, en jurant contre les premiers élancements. Un second corps attaché au sien. Deux corps qui se regardaient, sans jambes, allongés sur le lit et joints par une courbe de chair. Il s’était alors rendu compte que ce qu’il était en train de faire était fou, improbable, du jamais-vu, et que ça lui coûterait cher... Il avait poursuivi. Il voulait recréer Elaine. Il avait continué à modeler ce corps rudimentaire en essayant de lui donner la forme voulue, visage, seins, et fait pousser deux bras. Mais ce n’était pas facile et de nouveau il avait éclaté de rire à la vue de ce corps informe, cette espèce de monstre, ce ridicule fœtus.

Quelque chose se réveillait en lui. Une masse de douleur glacée et sinistre, une souffrance telle qu’il pouvait seulement la pressentir pour le moment, la deviner. Il n’avait pas cessé. Il avait continué et tremblait, riait, sanglotait, bavait sous le poids de l’effort, haletait d’excitation, son sexe dur, ses muscles tendus, ses mains qui modelaient le corps jumeau. Le cou d’Elaine. L’abdomen d’Elaine. Red était resté dans cette position, à toucher Elaine, et, pendant quelques instants, il l’avait sentie sous ses mains : c’était elle, c’était le corps d’Elaine, son corps doux et tenace, sa chaleur, et Red avait essayé de le serrer contre lui, de retenir cette forme, même si déjà Elaine se défaisait, elle disparaissait comme un mirage.

Du nouveau s’annonçait. Un phénomène effrayant, par-delà la douleur, par-delà toute sensation. Red l’avait senti arriver de loin. C’était l’écho d’un fait de plus en plus pesant, une chose dont il pouvait deviner l’annonce, dans ses nerfs, dans sa chair sur le point de se briser. Son regard s’était embrumé, son corps était devenu insensible. Il avait compris qu’il était allé trop loin et qu’il ne pouvait plus revenir en arrière, et, avant de perdre connaissance, dans un sursaut de lucidité, une phrase avait resurgi en lui, une phrase qui s’était soudain élevée dans sa tête. Adieu cher Mister Fantastic, avait-il murmuré dans un dernier souffle de voix. Puis la réalité autour de lui s’était éteinte et un courant obscur l’avait emporté.

Il avait demandé qu’on ne prévienne personne de son malaise. Ni Franklin ni Sue, et surtout pas Elaine. Il ne voulait pas qu’ils s’inquiètent. Il ne désirait la compassion de personne. Il n’aurait pu supporter d’apparaître si faible, si démuni aux yeux d’Elaine. Il évita de lui téléphoner le temps de son séjour à l’hôpital, douloureusement conscient qu’elle ne remarquerait sans doute pas l’absence de ses appels. Elle était en plein entraînement préparatoire à la mission, pour elle rien d’autre n’existait.

Seule Annabel savait. Deux jours durant, elle fit la navette entre le bureau et l’hôpital, elle apporta des documents et transmit des messages, afin que Red pût continuer à suivre les dossiers les plus urgents et que, de l’extérieur, personne ne fût en mesure de s’apercevoir qu’il n’était pas à son bureau.

Le troisième jour, il put se rhabiller, rassembler ses affaires et partir. D’un pas en apparence désinvolte, il sortit du bâtiment seul, tel un visiteur venu trouver un ami. Son petit sac de voyage était l’unique élément indiquant qu’il avait bel et bien été hospitalisé. Quelqu’un qui était ou avait été malade. Au début, les passants qui allaient et venaient suscitèrent en lui une sorte de rancœur, il n’arrivait pas à accepter que le monde pût être identique, inchangé par rapport à ce qu’il était auparavant. Mais il lui suffit de faire quelques pas et de sentir le sang circuler dans ses jambes pour éprouver un sentiment différent. Il était presque ému. Il ne savait pas pourquoi. Il observa les corps autour de lui. Ces corps si complexes, si vulnérables qu’un jour ils se figeraient et se briseraient. Les corps des passants. Les corps des hommes vêtus de manteaux, des femmes aux chevilles élancées sur leurs talons hauts, les corps des policiers aux coins des rues, ces corps mortels, sans super-pouvoirs, vulnérables et donc embarrassants. Émouvants.

Red sentit une vibration en lui. Il repensa à la sensation qu’il avait eue avant de s’évanouir, le soir du malaise, cette impression d’une chose qui allait arriver. D’un événement inimaginable, sans égal, qui bouleverserait le monde tel qu’il le connaissait. Il hâta le pas en direction de la voiture qui l’attendait et y monta rapidement, comme s’il fuyait un groupe de poursuivants invisibles.

Le chauffeur mit le moteur en marche et, d’une manœuvre habile, glissa le véhicule dans le flux de la circulation. En le regardant dans le rétroviseur, il demanda : « Tout va bien, monsieur ?

— Très bien, merci, le rassura Red, tandis que l’hôpital disparaissait derrière eux.

— J’espère que ce n’était rien de sérieux, risqua le chauffeur.

— Rien de sérieux », répondit Red, sans autre précision. Il n’avait aucune envie de discuter de son séjour à l’hôpital avec un chauffeur. Il observa la ville qui défilait derrière la vitre. Puis ses yeux se tournèrent de nouveau vers le chauffeur, mus par un sursaut inattendu de sa mémoire. Cet accent latino-américain. Ces traits fins, légèrement tourmentés... Red réalisa que l’homme avait déjà été son chauffeur à plusieurs reprises et se souvint de la dernière fois. Ce jour-là. Ce jour fatal.

« Tu t’appelles Santiago, dit-il alors, une fois qu’il eut, non sans surprise, repêché son nom quelque part dans une poche enfouie de ses souvenirs.

— C’est exact, monsieur », répondit l’homme avec un sourire.

Red songea à ce jour, il y avait plusieurs mois de cela. Cette fois-là, le chauffeur équatorien l’avait conduit dans le New Jersey, au centre spatial où il devait donner son cours, après le sauna au George Hotel. Ce jour où tout semblait comme d’habitude et où il ne pensait pas qu’il pourrait tomber amoureux ni devenir esclave d’une obsession. Il n’y pensait pas. Ce jour-là, il ne pensait à rien. Si on l’avait interrogé à ce sujet, il aurait répondu que la vie de couple n’était pas, n’était plus pour lui. Il aurait répondu que, dans tous les cas, pour ce qu’il en savait, la vie de couple servait à se sentir mieux, à partager la solitude de l’autre, et qu’il ne comprenait pas les gens qui prolongeaient des relations malheureuses, insatisfaisantes. C’est ce qu’il aurait répondu. Il aurait répondu de façon logique, paisible, en cet après-midi de printemps.

Et pourtant, à présent, de la distance sidérale où il se trouvait, Red pouvait revoir ce moment et reconnaître que tout était déjà là, dès le début. L’obsession, la frénésie. Tout ce qui se produirait par la suite était d’emblée implicite, déjà contenu dans l’étrange mélancolie de cette journée. Tout y était, tel un corps programmé au sein d’un gène. Red était arrivé au centre spatial, il avait posé les yeux sur Elaine et, alors, tout s’était décidé pour toujours. Au premier regard. Au premier frisson.

Si seulement j’étais capable de lire dans le présent ce qui m’attend, songea-t-il. La manière dont la réalité évoluera. Pourtant c’est ici, près de moi, gravé dans ce qui m’entoure.

Il garda les yeux fixés devant lui sur la nuque de Santiago. Il continua à chercher le regard du chauffeur dans le rétroviseur, comme si cet homme pouvait lui révéler le secret, la formule qui permet de se soustraire aux événements à venir. « Ta femme, dit-il enfin. Je me rappelle que tu m’as parlé de ta femme. Vous avez encore des problèmes ? »

Le sourire de Santiago s’éteignit. Il jeta un coup d’œil étonné, presque soupçonneux, dans le rétroviseur. « Ma femme ? Je vous ai parlé de ma femme ?

— Bien sûr, répondit Red. Tu souffrais pour elle. Tu as essayé de me raconter votre histoire, mais je crains de ne pas t’avoir accordé beaucoup d’attention, cette fois-là. »

Santiago avait toujours l’air perplexe. « C’est étrange, monsieur. Vraiment, vous vous souvenez de cette conversation ? » Il prononça ces mots d’un ton presque indigné, comme s’il y avait quelque chose de scandaleux dans le fait que lui, Red Richards, se rappelât les déboires conjugaux d’un chauffeur croisé des mois auparavant.

Fatigué, Red s’appuya contre la banquette. « Je m’en souviens, dit-il. Mais oublie ça, je ne voulais pas me montrer indiscret. » Il se contenta d’observer le paysage au-dehors, la circulation et les passants, ainsi que les avenues perpendiculaires qui s’ouvraient régulièrement à chaque croisement. Là-bas. Dans la brume équivoque où toute rue se terminait, on pouvait deviner l’extrémité de l’île. Le début du royaume aquatique qui l’entourait. Red songea qu’il y avait des semaines qu’il n’était pas sorti marcher le long du fleuve ni regarder l’océan. Peut-être depuis la Saint-Sylvestre. Il éprouvait de la nostalgie pour cette soirée. De la nostalgie pour l’océan. Il avait besoin d’un après-midi sur la plage, d’un voyage quelque part. L’Europe lui manquait, l’Espagne, les côtes italiennes, n’importe lequel de ces endroits qu’il ne visitait plus depuis des années. Le monde entier lui manquait, alors que le véhicule roulait lentement dans les rues de New York.

Il décida de raviver la conversation. Il lui semblait important de faire comprendre au chauffeur qu’à présent, lui aussi savait ce qu’était le dépit amoureux. « Peut-être que cette fois-là, j’aurais dû te dire... » Il chercha les mots qui convenaient. « Disons... Le fait est que les personnes sont souvent énigmatiques », affirma-t-il d’un ton sage, paternel, comme s’il lui donnait un conseil au lieu de rechercher sa compréhension. « Je veux dire qu’elles envoient des signaux ambigus pour suggérer ce qu’elles attendent de nous.

— Peut-être qu’elles ne veulent rien », répliqua le chauffeur sans perdre son air soupçonneux. Pour quelque motif, la conversation semblait le rendre nerveux.

« Ou bien..., retenta Red, désireux d’entrer en contact avec cet homme jeune. Peut-être qu’aimer quelqu’un, ça signifie l’aimer malgré son mystère. Peut-être nous sommes-nous montrés trop rationnels, trop présomptueux, en voulant tout contrôler. Peut-être que ça ne doit pas se passer ainsi. Pour aimer, il faut accepter une part d’humiliation.

— Je ne comprends pas, monsieur, répondit Santiago en dépassant un bus qui bloquait le passage. Je crois que je me suis suffisamment humilié comme ça », ajouta-t-il en jetant dans le rétroviseur un regard qui paraissait vouloir dire que Red aussi avait tout l’air de s’être bien assez humilié.

Red laissa tomber. Ça ne lui ressemblait pas d’insister autant. Il regarda à travers la vitre les hommes et les femmes qui marchaient sur les trottoirs de Midtown, et il se demanda comment on pouvait se sentir si nu, si désarmé après une vie comme la sienne. Aux yeux des autres, je suis toujours Red Richards. Un homme qui a vaincu mille ennemis et résisté à mille assauts. Un homme capable de se suffire à lui-même. Un homme qui ne parle pas de sentiments. Quand je me mets à parler de certaines choses, je finis juste par susciter l’embarras.

Au croisement suivant, Santiago ralentit et, d’une voix qui trahissait peut-être le remords, poursuivit : « J’apprécie vos conseils, monsieur Richards. Disons... disons que je n’en ai plus besoin. Plus maintenant », précisa-t-il d’un ton sibyllin.

Perplexe, Red hocha la tête en s’interrogeant sur le pourquoi de tant de mystère.

« Je crois que... Ce n’est plus le moment de penser à ces histoires », reprit Santiago en accélérant de nouveau. Son accent latino-américain sonnait curieusement et, dans le même temps, vibrait. « Je veux dire : c’est fini, non, le temps du... comment ça s’appelle ? Du romantisme. À force de parler d’histoires de sentiments, on finit par ne plus parler que de soi. De son cas personnel. On parle tous sans arrêt de notre histoire comme si elle était importante. Comme si on était tous des personnages de Hollywood. Ce n’est plus le moment, plus maintenant, répéta-t-il en secouant la tête, un air sombre sur le visage. Oh, je sais que vous êtes assez célèbre. Je ne vivais pas encore dans ce pays, mais je sais que les gens comme vous étaient importants. Bien sûr, des super-héros, capables de maîtriser le destin avec plus de force que les autres. Mais vous voyez... » Il se laissa distraire un instant et surveilla les mouvements d’un taxi qui essayait de les dépasser. Puis, d’une voix qui tremblait encore, en proie à une obscure émotion, il reprit : « Aujourd’hui, personne ne croit plus vraiment qu’on peut maîtriser son destin. Parlez-en autour de vous. Parlez-en avec les autres. Tout le monde est fataliste. Les gens ne s’étonneraient pas d’être balayés demain par un ouragan, d’assister au débarquement d’extraterrestres ou je ne sais quoi d’autre. Ce sont des bêtises, juste des bêtises. Mais c’est le destin. Quoi que ça puisse être, plus personne ne s’inquiète de le contrôler. Vous voyez, le destin ne fait pas dans le détail, nos plans, il s’en fout, nos histoires particulières, nos... comment on dit ? Nos égo romantiques. Pour le destin, on est tous minuscules. »

À ce stade, Santiago se tut et respira fort. Red scruta le visage du chauffeur dans le rétroviseur en se demandant s’il allait bien. Peut-être que je n’ai pas été en grande forme ces derniers temps, mais à l’évidence il y a pire que moi. Il s’abandonna sur la banquette, il avait besoin d’un peu de silence et regrettait d’avoir encouragé ce dialogue. Je l’ai cherché. Je ne devais pas le provoquer. Je voulais parler de problèmes amoureux et voici qu’un chauffeur philosophe me fait la leçon. Il se demanda qui pouvait bien avoir donné au chauffeur pareilles idées, qui lui avait appris ces expressions bizarres. Et d’où lui venait cette lueur sinistre dans le regard ? Douze heures par jour à conduire dans la circulation de la ville et voilà les conséquences. « Très juste », fit-il pour couper court, fatigué et gêné qu’il était.

Il ignorait qu’un jour il y repenserait. Et qu’il lui donnerait raison.