CHAPITRE V
Diane achevait de presser sur le déclencheur qui provoquait la rétroversion dans l’anthropotron. L’œil sur le thermolux, elle s’apprêtait à suivre la décélération des photons.
Mais son cerveau se brouillait. Elle était saisie de vertige et il lui semblait qu’elle s’éveillait d’un sommeil abyssal où elle avait rencontré les rêves les plus exceptionnels.
Des rêves qui lui paraissaient correspondre à quelle réalité étrange et terrible !
Le geste qu’elle était en train d’accomplir, ne l’avait-elle pas amorcé plus tôt, beaucoup plus tôt ? Entre la fin de son mouvement, où elle cessait d’appuyer sur le déclencheur et le début de cette action si simple en apparence, il s’était écoulé…
Du temps ? Beaucoup de temps ? Une fraction de seconde, son joli front plissé de souci et de douleur, Diane chercha. Il y avait eu rupture dans le rythme du mouvement.
L’anthropotron ronronnait. Le cercueil de dépolex était encore vide mais Jim y reparaîtrait bientôt.
Si tout se passait bien. Si aucun accident, consécutif à la rencontre de particules anti-matière, ou tout autre élément inconnu, ne perturbait pas le retour de l’homme hyperphotonisé et projeté plus loin que la lumière.
Et puis Diane s’aperçut que des choses insolites se passaient à bord du « Pou-de-l’espace ».
Il lui semblait brusquement que tout marchait à l’envers, que l’appareil reculait, qu’elle était entraînée à, marcher, elle-même à reculons et que si tout se brouillait en son esprit c’est que les pensées s’y déroulaient de façon burlesque, irrationnelle, tandis que les mots qui montaient à sa gorge prenaient des formes insoupçonnées.
— …son… pa… nou…
Qui avait jeté ce cri bizarre ?
Diane, saisie de vertige, cherchait à retrouver son équilibre.
— …me… so… i… nou…
Toujours les mots stupides, les syllabes jetées dans un ordre incompréhensible, et provoquant un intolérable malaise.
Diane s’arracha au tourbillon. Elle courut vers le poste de pilotage, s’arrêta, stupéfaite, en voyant Martinez, abasourdi devant la porte bloquée. Il tenait à la main son pistolet thermique et semblait actionné à désintégrer la serrure magnétique.
— …mil… cen… troi… dé… chon… pro… ap…
Un râle coupa la phrase. Diane et Martinez qui, lui aussi, paraissait remonter du rêve, se regardaient. Ils revenaient à la réalité et le premier, le savant prononça :
— C’est la voix de Steef… Mais… il parle à l’envers…
Diane ouvrit de grands yeux. Le physicien comprit tout à coup. Il hurla :
— A l’envers !… Tout est à l’envers !… Parce que nous revenons ! Il n’a pas repris son équilibre, lui, comme nous sommes en train de le faire, et il suit le rythme qui lui a été imprimé par le retour, le ralentissement du « Pou », qui marche maintenant moins vite que la lumière…
Un sanglot monta de la gorge de Diane quand elle gémit :
— Jim… Je me souviens… Coincé à la frontière, il a pu agir, lui, alors que nous étions tous projetés dans le méta-temps…
— Est-il de retour ?
— Non. Mais j’ai remis l’anthropotron en marche…
— Diane, ma petite Diane, Le « Pou », lui aussi, marche à l’envers ! Nous refaisons en sens inverse le chemin parcouru quand nous avons été projetés vers le monde supra-luminique… Steef, dans son délire, agit ni plus ni moins que notre engin, tel une machine… Le « Pou » recule et Steef parle en redisant ce qu’il a dit précédemment, mais dans l’ordre inverse des syllabes…
— Warek ?…
— Il doit être dans la cabine. Ce fou l’a blessé, je crois et…
Il s’interrompit et parut soudain ahuri. Diane regarda à son tour. La jeune fille exhala un « Oh » de stupéfaction.
Ils se retrouvaient dans le « Pou-de-l’espace » et il y avait, à bord, deux passagers supplémentaires.
L’un, jeune encore, au front intelligent et énergique, était incontestablement coplanétriote de Warek. Son compagnon, de race plus spécifiquement terrienne, avec la pâleur native des colons lunaires, semblait de ces vieux routiers spatiaux approchant de la retraite.
Ils étaient debout au centre de l’astronef. Mais tous deux semblaient jouer une curieuse pantomime. Un peu comme ces figures de cire des musées terriens qui exécutent éternellement un mouvement figé.
L’un, courbé en avant (le plus vieux des deux) était visiblement dans l’attitude du pilote spatial qui lance son appareil vers un but encore lointain, mais à une allure folle. L’autre, légèrement penché sur l’épaule de son compagnon, paraissait suivre du regard les indications de quelque tableau de bord imaginaire.
— L’ingénieur Wasil… L’astronavigateur Dan…
Diane comprenait. Elle murmura :
— Nous les avons ramenés avec nous, en deçà de la vitesse luminique… et ils se retrouvent dans la position qu’ils avaient adoptée au moment où, de leur navire, ils passaient la frontière des deux infinis à plus de trois cent mille km/s… Seulement ils ne sont plus dans le même engin… Ils ont pris place dans le nôtre…
— Ils vont revenir à eux, assura Martinez.
En effet, l’ingénieur martien et son navigateur terro-lunien paraissaient s’éveiller. Leurs gestes étaient gourds, leurs regards perdus. Diane avait un peu peur et Martinez expliqua :
— N’oubliez pas que ces hommes sont, en dépit des apparences, plus que centenaires… Il y a un bon siècle que leur engin a été projeté dans le méta-temps en passant la vitesse de la lumière… Et sans nous, ils étaient éternellement bloqués de i’autre côté du mur.
Un râle, venant de la cabine, les arracha à la contemplation des deux rescapés de l’enfer supra-luminique.
Martinez avait quelque peine à reprendre un processus normal de vie, mais cela était nécessaire. Il se remit à attaquer la serrure magnétique avec le pistolet thermique, pour délivrer Warek et mettre le malheureux Steef hors d’état de nuire.
L’action de la flamme était puissante et, bientôt, découpant la serrure, Martinez pénétra de force dans la cabine. Il buta sur le corps inerte de Warek (qui avait repris sa position initiale en sortant du méta-temps) et se trouva face à Steef, qui continuait à parler en reprenant ses propres phrases à l’envers, tout en faisant des gestes désordonnés, en réalité épousant un rythme inverse de ceux qui avaient été les siens au moment où il avait de son propre gré précipité la vitesse du « Pou-de-l’espace » jusqu’à lui faire passer le mur de la lumière.
Cette incohérence ne facilita pas la tâche de Martinez. Aidé de Diane, menaçant Steef de son pistolet thermique, il le réduisit rapidement à l’impuissance. L’exalté, d’ailleurs, perdit l’équilibre et se mit à pleurer à chaudes larmes, comme un gamin.
— Excellente réaction, fit Martinez. Il va reprendre ses sens après cette bonne crise de nerfs… Occupons-nous de Warek !
La diligente Diane était déjà penchée sur le Martien. Mais celui-ci n’était qu’étourdi, Steef l’ayant frappé sur la tête alors qu’il voulait lui interdire de toucher aux commandes de l’astronef.
Le Martien fut le premier à redevenir raisonnable. Puis ce fut le tour de Steef. Maintenant, on ne pouvait plus arrêter ses pleurs. Le remords le tenaillait car, comme les autres, il gardait parfaitement conscience du séjour dans le méta-temps, et il savait que tout ce qui était arrivé était sa faute.
— Je suis coupable !… Coupable !… quel fou j’étais !… Je voulais mourir… Je vous entraînais avec moi… Et le professeur avait raison… Dans le méta-temps, on ne meurt pas… On ne vit pas… on est… sans espoir d’évolution ni de non-être… C’est horrible !
Diane le consolait de son mieux, lui assurant que nul ne lui en tiendrait rigueur puisque, après tout, son acte désespéré avait eu le double résultat de leur faire effectuer à tous la formidable expérience et aussi de délivrer l’ingénieur Wasil et son ami Dan, captifs de ce supplice inconcevable depuis un bon siècle en durée cosmique.
Restait à retrouver Jim.
Car on constatait, avec une inquiétude grandissante, que le jeune homme ne se rematérialisait nullement dans l’anthropotron.
Martinez vérifiait les commandes. Diane tremblait convulsivement.
Que se passait-il ? L’ex-cowboy était-il perdu à son tour dans le monde supra-luminique ? Pourquoi ne revenait-il pas ? N’était-ce pas grâce à lui que, les uns et les autres, ils n’étaient plus des damnés du ciel, mais des hommes normaux ?
Le professeur et Diane, laissant Steef cuver son chagrin et ses remords, et Wasil et Dan revenir lentement à eux, s’affairaient autour du cercueil de dépolex. Déjà, la jeune fille, angoissée, pouvait lire la perplexité sur le visage de Martinez, qui ne comprenait pas ce qui se passait.
— Alerte !… Nous tombons sur une planète !
Ils revinrent tous à eux en cette seconde. C’était Warek qui reprenait totalement ses sens et constatait le terrible danger.
En effet, le « Pou », soumis aveuglément à l’impulsion rétroactive à lui imprimée depuis le retour sub-luminique, refaisait en sens inverse son trajet de départ.
Il rentrait dans le Cosmos par le secteur de Mu Cassiopée. Il retombait sous la loi de la gravitation universelle. Et, progressant dangereusement à reculons, il piquait, par l’arrière, sur la dernière planète qu’il avait visitée avant de passer d’un monde en l’autre.
Le professeur, abandonnant l’anthropotron, courait vers la cabine, suivi de Diane qui comprenait le péril de l’heure.
Le Martien, le front emperlé de sueur, tentait de redresser la barre. Martinez l’aida. Diane, à travers les baies de dépolex qui formaient les parois de la cabine, voyait la terre vers laquelle on tombait, à une allure que Warek s’efforçait de diminuer.
Diane eut, en cette seconde, l’impression désagréable qui envahit ceux qui, participant à un péril commun, se sentent d’une inutilité parfaite et n’ont d’autre possibilité qu’une prière ultra-rapide.
Warek, aidé de Martinez, luttait pour faire basculer le « Pou », lancé maintenant comme une simple pierre, ce qui était infiniment moindre que les allures folles qu’il avait jusqu’alors parcourues et atteintes, mais encore très suffisant pour réduire l’astronef et son équipage en un joli amalgame de nature difficilement analysable.
Diane, projetée par une manœuvre violente contre la paroi de dépolex vit monter vers elle une masse semi-sphérique qui grossit à vue d’œil. La simple et banale pesanteur attirait maintenant le navire. Diane ne voyait que ce sol brûlé et craquelé, encore assez lointain, mais qui se rapprochait promptement.
Warek jura par les vieux Dieux de Mars-la-Rouge. Ce qui amena en Diane la réaction de revenir à sa prière.
Elle n’eut pas le temps d’invoquer le vrai Dieu du Cosmos selon des mots consacrés. Elle se contenta de penser, sans les mots, l’humble élan de son âme.
Puis plus rien. Elle voyait, hallucinée. L’astronef piquait sur une flaque géante, plane et argentée, aux reflets de lumière verte, qui miroitaient comme des émeraudes dansantes.
— Nous tombons dans un lac… dans une mer !…
Plaquée sûr le dépolex, elle avait l’impression d’être dans le vide. Rien ne semblait la soutenir et elle était littéralement couchée sur la baie, voyant cette eau qui montait vers elle et dans laquelle elle allait s’engloutir avec son équipage.
Elle n’eut plus le temps de penser jusqu’au formidable plouf, qui résonna dans la carène. Le « Pou-de-l’espace », au moment où l’astronavigateur pouvait croire enfin le reprendre en main, percutait la surface aqueuse, y plongeait et se trouvait instantanément transformé en sous-marin.
Diane perdit toute visibilité, l’onde formant écran de l’autre côté de la plaque de dépolex. En même temps, la voix de Martinez résonnait :
— C’est très profond… L’eau fait office d’amortisseur… Nous nous en sortirons !
— Il le faudra bien, glapit Warek.
Le « Pou » vibra dans tout son carénage, opéra un mouvement inaccoutumé pour cet engin créé à l’usage des abîmes de l’espace, mais se comportant tout de même convenablement grâce à sa parfaite étanchéité, il remonta vers la surface et, d’un seul coup, en jaillit, flèche d’argent échappant à l’onde comme un immense poisson volant.
Diane, Warek, Martinez, eurent la vision brève d’un sol brûlé, de montagnes formidables, de choses rondes et blanches qui ne leur étaient pas étrangères.
Mais le Martien relançait l’appareil à la vitesse maximum d’arrachement à une attraction planétaire.
Quelques secondes durant, les passagers furent étourdis et, lorsqu’ils revinrent totalement à eux, le « Pou » filait en plein espace ; dans une portion d’univers très pauvre en étoiles.
Mais Mu Cassiopée était très reconnaissable. Martinez, avant toute chose, voulut s’éloigner de ces parages dangereux et il donna à Warek des instructions dans ce sens. Steef commençait à redevenir raisonnable et le professeur, aidé de Diane, songea à soigner Wasil et Dan, qui se retrouvaient dans le Cosmos après une faille qu’on évaluerait un peu plus tard, mais qui devait équivaloir à une bonne centaine d’années terriennes.
Cependant, ils avaient reconnu cette planète, où ce bienheureux lac avait amorti leur chute.
— Sans cette circonstance, dit Martinez, nous nous écrasions… La décélération était telle que la chute était celle d’un caillou…
Diane, soudain, pâlit :
— Professeur… Ce lac… cette eau…
Martinez hocha la tête :
— Oui, ma petite fille… J’y ai pensé… Bien que notre séjour y ait été très bref, tout porte à croire que, très naturellement, nous sommes retombés du monde supra-luminique au monde sub-luminique qui est notre univers normal, au point de départ qui se trouve être l’ombilic inter-infinis… Si bien que, si cette eau possède les propriétés de tout élément aqueux de la planète…
— Nous avons plongé dans le Feu Inconnu !
Warek, qui les avait entendus, prononça :
— C’est un fait !… Mais le « Pou » semble intact…
— Il est cependant mouillé. Ou il l’a été. La traversée atmosphérique, si rapide soit-elle, a dû volatiliser les gouttes qui, par millions, entachaient la carène, extérieurement…
Il semblait qu’on eût échappé à ce péril. Diane attira de nouveau Martinez vers l’anthropotron.
Jim n’y apparaissait toujours pas !
Martinez, les dents serrées, s’acharna sur les commandes ; vérifia le thermolux et les rouages les plus subtils du cercueil de dépolex. Diane suivait ses efforts avec anxiété.
Il fallait se rendre à l’évidence. Quelque chose interdisait le retour de Jim. Diane était horrifiée. Livide, elle regarda Martinez.
— Il est resté !… Ah ! professeur ! dans le monde normal, on eût dit de lui qu’il était un héros… Il aurait donné sa vie pour nous sauver tous… Car c’est lui qui nous a fait refluer au-dessous de la vitesse luminique… Mais ce qu’il souffre, c’est pire que la mort ! Et nous en avons eu connaissance !… Il faut le sauver ! Je vous en prie !
Martinez jura qu’il ferait l’impossible. Diane angoissée, osa parler de l’anti-matière. Des particules négatives n’avaient-elles pas rencontré les éléments constituant l’être-Jim, en une annulation totale ?
— Non, dit Martinez. Je rejette cette hypothèse… Je vous le répète… Je n’y crois pas, du moins à partir du point de jonction… De la Terre ou de toute autre planète à Cassiopée, un être transmuté hyper-photoniquement risquait de telles rencontres… Mais Jim est parti directement de la frontière… Il semble qu’il y soit encore…
— Il aurait dû revenir avec nous !
— Non. Notre voyage au-delà du mur était relatif à la translation à bord du « Pou », lui-même projeté supra-luminiquement. Wasil et Dan pouvaient nous accompagner, ayant été victimes d’un accident semblable. Pas Jim ! Il demeurait autonome, relatif à ses propres particules elles-mêmes traitées dans l’anthropotron. Il ne s’incorporait pas à l’être totalitaire que nous formions et c’est cette indépendance qui fut notre salut… Il doit revenir par l’anthropotron et…
— Serait-il encore « coincé » à la frontière ?
— C’est ce que je crois.
Martinez décida d’entreprendre une vérification complète du cercueil de dépolex et de ses générateurs. Diane avait proposé de prendre place, une fois encore, dans l’appareil, et de se rendre pour la troisième fois plus loin que le mur afin de tenter de rejoindre Jim et de le ramener.
Martinez refusa. Il ne voulait pas que la courageuse tentative de Diane équivalût à un suicide.
— Professeur… N’êtes-vous plus sûr de l’anthropotron ?
— Je vous avoue, Diane, que je le crois perturbé mécaniquement par nos tribulations… Ce qui n’a rien de surprenant… Ne vous désolez pas… Nous allons réparer ! Jim est certainement très malheureux en ce moment, puisqu’il peut se croire damné… Du moins savons-nous qu’il est hors d’atteinte de la mort… Souriez, Diane, et aidez-moi !
Steef, lui, offrait ses services. Humble et penaud, il commençait, en dépit des circonstances, à comprendre que la vie avait du bon, après l’horrible séjour dans le méta-temps.
Ils se mettaient au travail lorsque Warek les rejoignit, d’un bond. Il claquait des dents, en dépit de son flegme habituel. Jamais ils n’avaient vu le Martien saisi d’un tel trouble.
— Warek ? Que se passe-t-il ?
— Par les hublots… je vois… la carène… des plaques colorées… comme si l’astronef avait une sale maladie… Et cela s’étend !
Diane et Steef demeurèrent sans voix. Martinez gronda :
— C’est notre plongée !… L’immersion a humidifié le métal… Et en dépit de la volatilisation, imprégné les cellules en profondeur… Cela brûle !… Cela ronge !… Ce n’est pas de l’eau… C’est…
Steef avala sa salive :
— C’est ce que nous avons découvert sur la planète soumise au soleil Mu… Ce qui a détruit les astronefs fantômes retrouvés errants dans l’espace… Le Feu Inconnu, encore une fois !