CHAPITRE V
Rien ne pouvait plus arrêter l’élan de Jim. La voix de Warek le guidait sérieusement cette fois, et l’entêtement imbécile du Martien, acharné maintenant à ouvrir la porte du bar pour astreindre Diane à regarder les Fascinants, fit le reste.
Jim se cogna plusieurs fois, se meurtrit, trébucha, tomba presque. Mais il parvint à la porte de la dernière cabine-refuge de l’astronef.
Warek hurlait toujours et il commençait à entrouvrir lorsque l’ancien cowboy arriva sur lui, comme une catapulte.
Cette fois, le combat fut bref, quasi inexistant, Warek ayant, comme tous les drogués, oublié la lutte récente pour s’axer sur cette idée fixe qui le poussait à ouvrir la porte.
Jim fit « han », en s’emparant du Martien. Il le souleva à bout de bras et, au jugé, lui cogna la tête contre la cloison.
Il sentit, entre ses formidables phalanges, mollir le grand corps du fils de la planète rouge. Warek ne fit même pas ouf.
Une fois de plus, Jim sentit son cœur horriblement serré.
Il l’avait manqué une fois, de justesse. Ne l’avait-il pas tué, ce coup-là ?
Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner à la délectation morbide du remords, d’ailleurs peut-être superflu. Il héla Diane. La jeune fille, tremblante, avait constaté qu’il se passait « quelque chose » derrière la porte.
— Diane… Je l’ai assommé… Ne craignez rien ! Tournez-vous et fermez bien les yeux pendant que je rentre !…
Elle obéit. Elle entendit jouer la fermeture magnétique et le pas lourd de Jim résonna. Quand elle eut perçu le claquement de la porte attestant que le péril était conjuré, qu’elle pouvait ouvrir les yeux et se retourner sans craindre d’entrevoir la lumière maudite, elle courut au devant du colosse.
Il arrivait, affreux à voir, ruisselant de sueur et de sang, son visage bizarrement masqué par les rubans adhésifs striés de sillons rouges, d’ecchymoses virant déjà au violet, la lèvre fendue et portant sur les épaules, comme un quartier de bœuf, le corps inerte de Warek.
— Jim…
— Vite ! Occupons-nous de lui !
Il arracha les morceaux de sparadrap avec une grimace, mais il retrouva la lumière avec plaisir, bien que l’éclat du néon magnétisé qui éclairait l’astronef lui fît mal aux prunelles. Il avait étendu le Martien sur une table, guidé par Diane. Elle, déjà, se penchait sur l’astronavigateur.
Jim, livide sous le sang et les marbrures, interrogea, la voix tremblante :
— Il est…
— Evanoui seulement, soyez rassuré !
Jim respira, puis :
— Inutile de le ranimer, Diane. Il redeviendrait encombrant. Une bonne dose de pentothal comme les autres… et au dodo ! ligoté bien entendu…
Ils se hâtèrent de neutraliser le Martien et l’étendirent, en soupirant de pitié, auprès de Martinez et de Steef, endormis pour de longues heures.
Diane versait rapidement un whisky pour Jim et voulait panser ses plaies. Il la repoussa doucement :
— Non, Diane. Ce n’est pas fini ! Nous les avons assommés tous les trois et, au mieux, nous pouvons espérer qu’ils se réveilleront guéris, dégrisés. Mais n’oubliez pas que nous ne pouvons naviguer ainsi à l’aveuglette… Le « Pou » va à sa perte.. Et nous n’avons aucune garantie, aucun moyen de savoir si les Fascinants sont encore là ou non, si nous ne risquons pas le pire en sortant du bar…
Diane le regarda. Une idée semblait germer dans les beaux yeux de l’assistante de Martinez.
— Jim… Vous ne pourriez conduire l’astronef… sans y voir !
— Si, peut-être… Et après ? Les Fascinants, dit-on, s’attachent aux navires de l’espace… Nous franchirons des millions de kilomètres dans le vide… et quand j’ouvrirai les yeux, ils seront encore là, et ils me rendront fou !
— Jim, dit Diane, posément, je comprends. Il faudrait donc pouvoir diriger le navire – même à tâtons, et je crois que vous êtes susceptible d’y parvenir, les commandes étant relativement simples – mais en ayant conscience de la présence lumineuse des Fascinants ?
— Exactement. Mais je ne vois pas le moyen.
— Il existe peut-être…
Elle jeta un regard vers Martinez :
— Lui, un grand savant, pourrait agir… Mais il est neutralisé, et cela peut durer…
— Diane, fit Jim, rudement, nous ne pouvons attendre. C’est une question de vie et de mort pour nous tous. Sans compter ceux que nous nous sommes donné pour mission de délivrer du méta-temps…
La jeune femme alla droit au bar et, devant Jim un peu surpris d’une telle attitude, se versa un verre de whisky qu’elle avala d’un trait.
— Je ne vous demande pas si vous êtes prêt à tout, Jim.
— Les hommes comme moi, qui aiment tant la vie, sont ceux qui affrontent le mieux la mort.
— Vous avez confiance en moi ?
Il sourit et semblait quand même sympathique, malgré son visage tuméfié et barbouillé de sang. C’était sa réponse.
— Jim, vous allez vous aveugler de nouveau. Vous irez à la cabine-laboratoire. Là se trouve notre anthropotron de voyage, le cercueil de dépolex, le wagon monoplace pour le monde supra-luminique. Vous savez qu’il est réglé par ce que Martinez a appelé un thermolux, un catalyseur de photons, en quelque sorte, qui capte l’intensité lumineuse et en donne le degré, permettant ainsi le réglage de l’hyperphotonisation du sujet…
— Je sais cela. Alors ?
— Notre « Pou », lui aussi, possède son thermolux, grâce auquel nous pouvons marcher au-dessus ou au-dessous de la vitesse-lumière, ou exactement à 300.000 km/s.
— Je vous suis, Diane.
— Savez-vous aussi, Jim, que les perceptions lumineuses – c’est-à-dire la rencontre des pilotons avec les neurones du cerveau humain, ne se produisent pas obligatoirement par le canal du nerf optique ?
— Expliquez-vous.
— La bioélectronique a démontré, depuis longtemps, que le cerveau pouvait communiquer ses influx directement à des machines convenablement conditionnées, qui réagissaient comme des organes. La réciproque est vraie. A la place de l’organe normal (l’œil en la circonstance) on peut transmettre directement la sensation au cortex cérébral sans le truchement d’aucune partie biologique de l’être.
— Il importerait donc, si je comprends bien, que je puisse capter la présence lumineuse des Fascinants… sans les voir, au sens habituel de l’expression…
— Oui. Et le thermolux, adapté à votre organisme, peut remplacer le fonctionnement oculaire. La vision est une habitude, chez l’homme. Depuis l’enfant qui voit en « plat », en deux dimensions et qui arrive, petit à petit, à la perception de profondeur, jusqu’à l’adulte évolué, artiste ou savant, qui enregistre les plus subtils détails, l’humanoïde s’accoutume à « voir » et à jouir de cette vision. Si vous supprimez le mécanisme de l’œil pour impressionner directement le cerveau, la « joie de voir » disparaît. L’homme ne peut plus subir la beauté, le charme de l’image. Mais le résultat est le même. Le cerveau est informé et le but est atteint…
— Et l’homme – moi en la circonstance – peut « voir cérébralement » si les Fascinants sont toujours là sans craindre le moins du monde la griserie qui se produirait s’il les voyait à travers cornée, cristallin, iris, prunelle et rétine… Mais comment opérer… ?
Diane prit la main de Jim et ses doigts fins et délicats s’implantaient dans la chair robuste et saine du colosse :
— Jim… Si vous m’y autorisez… je vais essayer… Le branchement direct du thermolux sur votre système nerveux… C’est une opération qui serait bénigne, pratiquée par la main de Martinez. Mais…
— Mais nous n’avons pas le choix. Dites-moi donc comment démonter le thermolux qui se trouve sur l’anthropotron, Diane…
Elle sourit et lui donna les explications demandées. Sans perdre de temps, il se banda de nouveau les yeux, hermétiquement. Puis ils recommencèrent. Diane dos tourné et yeux fermés, Jim sortait, se dirigeait vers la cabine-labo, démontait le catalyseur à photons et le ramenait.
Quand il se débarrassa pour la seconde fois des rubans adhésifs il vit que Diane avait préparé le matériel chirurgical sur la table du bar.
Jusqu’alors, le « Pou » filait toujours dans l’espace, on ne savait trop où dans la constellation de Cassiopée. Rien ne paraissait suspect et l’astronef pouvait ainsi voyager pendant un siècle.
Mais, tout aussi bien, il rencontrerait un météore, serait attiré par l’attraction de quelque planète, tomberait dans un de ces orages cosmiques formés par les tourbillons de particules en suspens dans la Galaxie, ou tout autre péril spatial.
Il fallait agir vite et Jim refusa d’attendre.
Torse nu, il s’assit devant Diane. Maintenant, elle ne tremblait plus. En digne élève de Martinez, elle se fit chirurgien.
Tout le long du bras musclé de Jim (le gauche pour lui laisser une plus grande liberté de mouvements) elle entreprit de fixer un fil de cuivre ultra-mince épousant les trajets du cubital, du radial et du médian. Ainsi, les sensations très précises des trois nerfs seraient ressenties, grâce à des électrodes minuscules placées de trois en trois centimètres, et directement piquées dans le tissu nerveux au moyen d’infinitésimales aiguilles. Les éléments de cet appareil étaient, à l’origine, destinés à des opérations cérébrales, Martinez n’ignorant pas que, souvent, les aventuriers de l’espace utilisaient de tels procédés pour communiquer avec des races inconnues. On reliait les cerveaux pour échanger des pensées sans l’apport de la parole articulée.
Le thermolux, un petit appareil guère plus gros qu’un thermomètre médical ordinaire, fut solidement fixé sur l’épaule de Jim, là où aboutissait le triple nerf artificiel.
Si le système fonctionnait, et Diane l’espérait, Jim verrait « avec son bras » nu, avec les nerfs montant du poignet à l’épaule et de là rejoignant la moelle épinière, puis le cerveau. Il percevrait les diverses sensations lumineuses, et, après une courte période d’adaptation, distinguerait très certainement l’intensité des Fascinants, s’ils étaient toujours là.
— Je ne vous fais pas mal, Jim ?
Elle fichait dans sa chair les petites aiguilles. Le grand rire jovial du cowboy sonna :
— Des caresses, Diane… J’en ai vu bien d’autres !
Les petites perles rouges naissaient le long du bras formidable. Pendant deux heures, Diane travailla. Petit à petit, Jim voyait, avec surprise, ce triple fil, parsemé d’électrodes entrant dans le muscle, courant jusqu’à son épaule où il aboutissait au thermolux.
Elle attacha, fixa, immobilisa et pansa.
— C’est fini, Jim. Rhabillez-vous !
Il secoua la tête :
— Non. Je préfère rester torse nu. Je serai plus à l’aise et mon bras sera totalement exposé à la lumière. C’est ce qu’il faut ?
— Exactement.
— Pensez-vous que cela marche, Diane ?
— Nous allons le savoir, dit-elle simplement.
Elle avait tout son calme. Comme beaucoup de femmes sensibles, elle avait repris toute sa fermeté devant le péril et avait opéré avec une sûreté de vieux chirurgien.
Jim offrait un aspect bizarre, avec son bras serti d’un circuit électrique, et son épaule surmontée d’un curieux tube gradué.
Il en rit lui-même. Elle proposa un test immédiat.
— J’éteins la lumière… Je ne vois plus rien. Vous non plus ?
— Non, avoua Jim. Il fait aussi noir que quand j’ai les yeux bouchés au sparadrap.
Elle allait et venait dans le bar, très sûre d’elle. Jim l’entendait et entendait aussi la respiration de leurs trois compagnons, toujours couchés et endormis, ligotés devant le bar.
— Jim… vous me direz si vous… percevez quelque chose.
— D’accord !
Il attendit un moment. Il était plongé dans les ténèbres et, bien entendu, il fermait les yeux. Diane se ravisa. Cette obscurité lui paraissait insuffisante. Elle ralluma le néon magnétisé et exigea que les yeux de Jim fussent de nouveaux occultés par des bandes adhésives. Quand ce fut fait, elle éteignit encore et le laissa un instant dans le noir total, pour l’accoutumer. Puis elle se livra à certaines manipulations, connaissant parfaitement tous les instruments et appareils accumulés sur l’astronef par le scrupuleux professeur Martinez.
— Diane… Je… je ne peux pas dire que je vois…
— Quoi ?
— A ma… à ma droite… Il y a… quelque chose…
Le cœur de Diane bondit dans sa poitrine et elle exhala un cri de triomphe :
— Ça marche, Jim… Je viens d’allumer une petite lampe atomique !…
Il chercha à s’expliquer. Il ne « voyait » pas. C’était un peu comme s’il eût « su » spontanément que cette source de clarté se trouvait à sa droite. Aucun réflexe rétinien, et pour cause. Et cependant il avait suffi que Diane allumât la lampe dans les ténèbres totales de la cabine-bar pour que Jim, rendu encore plus aveugle par le bandeau collé sur ses paupières, s’en rendît compte.
Il agitait le bras :
— Je vois… Je vois donc… Par l’épiderme !…
— Ne remuez pas ! C’est fragile et il ne faut pas démolir l’installation !
Jim se tint docilement tranquille et, à partir de cet instant, l’entraînement commença.
Il importait non seulement de voir, mais de reconnaître, d’effectuer une sélection parmi les sensations d’origine lumineuse que le bras ainsi traité du cowboy lui permettrait d’enregistrer. Il ne s’agissait plus de vue normale, ni même d’enregistrement de phosphènes, ces réactions rétiniennes provoquées par des sensations différentes, sans le secours de la chambre noire de l’œil. Mais de ressentir directement, en esprit, ce qui correspondait aux couleurs, aux diverses sources de clarté…
Diane s’ingénia à multiplier les sensations. Tantôt elle allumait trois lampes, puis deux, puis quatre et en éteignait une, tantôt à l’aide de verres colorés (les flacons de la pharmacie) elle provoquait des arcs-en-ciel fantaisistes. Plus elle allait, plus elle compliquait le jeu.
Jim, son bras-œil en avant, recevait la clarté. Il devait faire effort pour effectuer la sélection. Mais Diane avait la satisfaction, au bout d’un moment, d’entendre son compagnon réciter :
— …deux points lumineux… Un… Trois… Un rouge… Deux blancs… Un mauve… Point rouge tourne à gauche, etc…
Au bout de deux heures de ce régime, après les efforts apportés à l’opération du bras, le par tient et l’opératrice étaient l’un et l’autre épuisés. La dépense nerveuse qu’ils avaient fournie les avait littéralement mis à plat.
Mais Jim, cette fois encore, refusa de perdre un instant. Il affirma, malgré les réticences de Diane, qu’il commençait à savoir distinguer les sources lumineuses, à situer les foyers, à sélectionner les couleurs et les intensités vibratoires à base de photons. Il avala coup sur coup trois pilules vitamino-dynamiques et, dressant son torse formidable où roulaient les muscles, se déclara prêt à repartir vers le poste de pilotage.
Diane lui donna ses dernières instructions techniques, lui recommandant de ne remuer le bras-œil qu’avec prudence. Il promit de ne se servir que de sa main gauche et, non plus totalement aveugle, évoluant déjà plus à l’aise dans le néon magnétisé, il prit congé de Diane.
Elle allait se retourner, serrer les paupières, pour échapper aux Fascinants tandis qu’il ferait jouer la serrure magnétique. Mais un cri lui échappa :
— Jim !…
— Oui ? dit le cowboy, surpris, et se retournant instinctivement, montrant son faciès encore meurtri où les bandeaux faisaient des taches hideuses.
Il sentit deux bras enlacer son cou puissant, des lèvres douces plaquer un baiser sur sa joue. L’émotion le bouleversa. C’était peut-être un adieu, chaste et passionné à la fois qu’elle lui donnait là. Mais il voulut être fort.
— Je réussirai, Diane !… ’
Elle l’entendit disparaître et se trouva de nouveau avec les trois corps de ses compagnons.
Mais, par l’interphone, elle suivait le géant.
Jim éprouvait de bien curieuses sensations. En son esprit, les premiers contacts lumineux avaient provoqué des pensées aiguës, telles des fleurs spontanément écloses sur une masse végétale grise et chaotique. Il avait assez aisément reconnu l’importance numérique de ces points de clarté, évalué leur intensité, diversifié enfin les vibrations très variables correspondant aux nuances du spectre.
Quand il se trouvait au sein de quelque source de lumière, telle que l’éclairage de la cabine-bar, il le ressentait en une impression de bain total, comme s’il avançait dans un monde imprécis, mais dont les limites reculaient au fur et à mesure qu’augmentait la puissance lumineuse.
Mais les expériences réalisées par Diane, avec des moyens malgré tout limités, ne lui donnaient encore qu’une très primaire éducation en ce qui concernait l’intelligence de la luminosité extérieure, d’autant que ces tests avaient duré un laps de temps très court.
Maintenant, hors de la cabine, il se trouvait dans un astronef compartimenté en pièces différentes, dont certaines devaient être demeurées éclairées, d’autres pas.
Le bras-œil en avant, il traversait les divers compartiments le conduisant de la cabine-bar au poste de l’avant, où se trouvaient les instruments de pilotage.
Diane, tendue vers l’interphone, l’entendait lui raconter au fur et à mesure de sa progression par étapes :
— Couloir deux… Eclairé… Je baigne dans la lumière… Je cherche le commutateur… Le voilà !… Oui, plus de bain lumineux… J’ai éteint… Je me reconnais bien, Diane…
Diane remercia tout haut le Créateur du Cosmos.
— Nous n’avons pas encore gagné, Diane. Priez pour nous tous ! Voilà le vestibule central… Je sens les degrés de l’escalier qui mène à la soute… Là, c’est le noir… Il filtre une clarté du côté de la cabine-radio… oui… c’est encore éclairé… Ah !
Le cri coupa le discours. Diane sentit son cœur se serrer :
— Jim !…
— Je suis de nouveau dans le couloir… Je vais vers le poste-avant… Ah !… il y a de la clarté autour de moi…
— Les Fascinants ! râla Diane, épouvantée.
Jim s’était tu, mais son corps demi-nu s’était soudainement baigné de sueur, tant ce qu’il ressentait le plongeait dans l’angoisse.
Le bras-œil tendu tremblait en percevant l’étrange luminescence et les doigts énormes de Jim s’agitaient dans le vide. Pour un peu, il eût reculé.
A sa première incursion, totalement aveugle, il avait échappé aux Fascinants. Cette fois, il comprenait que leur lumière maudite envahissait cette partie de l’astronef, pénétrant à flot par les baies de dépolex qui formaient les parois de la cabine-avant. Et s’il ne pouvait percevoir oculaire-ment la clarté enivrante, du moins son cerveau, recevant l’influx, réagissait-il douloureusement.
Il ne pouvait absolument pas dire à quoi pouvaient ressembler les démons de l’espace. Mais il comprenait fort bien que tous ceux qui avaient absorbé, par les yeux, une telle clarté, pouvaient sombrer dans la démence de l’envoûtement.
Il serra les dents et, se guidant de son bras étendu, parvint à la cabine de pilotage.
Là, il fallait jouer serré, et vite. L’astronef tout entier, fonçant à une vitesse folle à travers Cassiopée, était toujours entouré des entités mortelles à regarder.
— Diane, j’y suis !…
— Jim ! Ils sont là ?
— Oui. Je les « sens » en moi. Mais je leur échappe, puisque mes yeux ne peuvent les contempler ! Diane ! Ne sortez de la cabine à aucun prix !
— Qu’allez-vous faire, Jim ?
— Je cherche… je palpe les commandes… J’ai vu à peu près comment Warek s’y prend… Je peux piloter, à la rigueur…
— Mais sans yeux, Jim…
— Il le faut !… Ah ! Voilà les cadrans…
Elle écoutait mais seule la respiration du colosse passait à travers l’interphone.
Diane comprit qu’il cherchait à se rendre compte, en vertu de la position des aiguilles, manettes et volants, comment était réglée la vitesse du « Pou-de-l’espace ».
— Quelle vitesse, Jim ? osa-t-elle demander.
— J’y suis… Nous faisons trente mille km/s… Il faut pousser cette allure jusqu’à concurrence de dix fois plus…
— Trois cent mille kilomètres-seconde, soupira Diane.
— Oui. Mais je sens, sous mes doigts, les graduations du thermolux, non celui que je porte sur l’épaule, le grand, celui qui règle les moteurs à photons… Suivez-moi bien… J’accélère jusqu’à la vitesse luminique, pas plus (car nous risquerions de culbuter dans le méta-temps et de devenir immortels comme Ginelli, Wasil et Cie…) Et pas moins non plus…
— Peut-être à cent ou deux cent mille, nous pourrions distancer les Fascinants, suggéra Diane.
— Diane… Pas de demi-mesure… Je pourrais tenter la plongée dans le sub-espace… Mais je suis trop inexpérimenté pour une pareille manœuvre qui exige la virtuosité d’un astronavigateur tel que Warek, du moins quand il est normal… Je ne saurais pas… Et de plus, je n’y vois pas… La seule chance, c’est d’atteindre (je ne dis pas de franchir) le mur de la lumière… Car si nous allons AUSSI VITE que les photons émis par les Fascinants, nous nous tiendrons à portée constante et ils ne pourront plus nous atteindre puisque, eux, ils émettent une lumière qui, en vertu de la loi du Cosmos, est limitée exactement à 300.000 km/s… Comprenez-vous pourquoi je dois lancer notre « Pou » jusqu’au mur… M’approuvez-vous, Diane ?
— Vous avez raison, Jim, dit la courageuse jeune fille.
Comme s’il n’attendait que cette phrase. Jim poussa des boutons, tourna des volants et fit jaillir des étincelles qui, en lui, créaient des sensations bizarres, transmises du bras-œil à son cerveau.
Tant bien que mal, il reprit l’astronef en main. Il n’avait pas peur, ayant l’habitude de prendre ses risques. Il se savait responsable de Martinez et des autres, de Diane, des captifs du méta-temps qui attendaient la délivrance…
Un seul désagrément, la présence des Fascinants, avec leur lumière qui faisait mal.
Diane entendit gronder les moteurs, augmenter la vibration de la carène et des parois de l’astronef. Bien que la vitesse ne se manifestât pas pour un corps projeté dans l’espace, elle frémissait comme si elle eût été partie intégrante de la machine construite par les hommes, qui volait, à travers les étoiles, et cherchait maintenant à distancer non les Fascinants mais leur lumière infernale.
Les dangers d’une telle tentative, elle les connaissait. Jim, bien peu éclairé malgré l’installation de fortune, ne pourrait que difficilement éviter la rencontre de corps étrangers. Certes, le sidéroradar l’aiderait, mais il était surtout utile pour des hommes doués de leurs deux yeux.
Et la moindre fausse manœuvre pousserait le « Pou » plus loin que le mur. Au-delà du mur, c’était le méta-temps. Et tous étaient d’accord, on ne pouvait s’y risquer qu’à partir du point d’inversion détecté par Diane elle-même, encore avec un maximum de précautions.
L’astronef vrombissait dans son entier. La vitesse augmentait, augmentait sans cesse. Jim, le bras-œil tendu à en avoir des crampes, tournant vers les commandes son visage d’aveugle, cherchait, d’une main, de ses doigts inexpérimentés, les subtiles graduations indiquant l’intensité vitale du navire de l’espace.
Et il le poussait, le poussait toujours, comme un de ces fiers coursiers qu’il avait autrefois chevauchés dans les pampas.
Maintenant, c’était une autre cavale qu’il lançait sur les routes du ciel. Une cavale d’acier, mue par la décomposition de la lumière, incroyablement rapide, qui réagissait et obéissait à sa volonté…
Par l’interphone, il donnait les détails à Diane :
— Cent quatre-vingt mille… Deux cents !… Nous voilà aux deux tiers de la vitesse… Deux cent vingt… Deux cent trente…
Diane, effondrée, les yeux exorbités, songeait que le « Pou » fonçait vers le mur, peut-être vers la mort pour eux tous, ou pire encore : l’éternelle stagnation entre vie et mort qui était le sort réservé aux évadés du continuum espace-temps.
— Deux cent soixante-quinze…
Le petit cosmonef devait être le plus rapide météore qui eût jamais traversé le ciel de Cassiopée…
Les Fascinants étaient encore là. Du moins leur lumière était-elle visible car Jim la sentait qui pénétrait cruellement son bras-œil.
— Deux cent quatre-vingt-quinze… Quatre-vingt-dix-huit…
Jim, trempé par la transpiration angoissée, la tête bourdonnante, le cœur creusé d’un abîme d’angoisse, ne redoutait en fait qu’une chose : pousser l’aiguille trop loin, un peu trop loin.
Là, sa visibilité électronique ne lui servait même pas. Il n’avait, pour guide, que ses doigts, le sens du toucher, avec une main robuste, peu accoutumée à manier des instruments aussi délicats.
— Deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille kilomètres-seconde…
Déjà projeté dans une invisibilité voisine de zéro, l’astronef fonçait, fonçait toujours. Même si un corps céleste était détecté au sidéroradar, Jim se savait incapable d’éviter la collision.
Dans le vide, heureusement, aucun accident thermique n’était à redouter. Mais si, par malheur, on frôlait l’atmosphère de quelque planète, le « Pou » et ses passagers se fondraient en une immense étincelle…
Il hurla, soudain :
— Trois cent mille ! !…
Diane l’entendit et s’évanouit.
Le « Pou-de-l’espace » venait d’atteindre le mur de la lumière…