CHAPITRE IV











Qui suis-je ?

Un être !

Je voudrais m’analyser, me comprendre. Je ne puis arriver à fixer ma pensée. J’existe. Je suis. Je pense. J’aime. Je hais.

De tout cela, j’ai conscience. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il m’est impossible de dire exactement ce que je suis en réalité.

Des tendances vibrent en moi. Contradictoires. Il me serait délicat de préciser ma personnalité. Je puis affirmer qu’elle est d’origine humaine. Je dis : d’origine.

Car je ne suis pas ce qu’on appelle un humain. Ce qu’il y a de scientifique en moi se réjouit d’avoir atteint au domaine rêvé par bien des chercheurs, bien des savants. Des téméraires aussi, des aventuriers qui ont tenté, sans y parvenir, de dépasser les limites du mouvement imposé aux êtres et aux choses du Cosmos.

Moi, mon moi immense et multiple, y est parvenu. Je suis hors du continuum espace-temps puisque je suis allé plus vite que la lumière et que je ne me sens plus de limites.

Du moins matériellement. Parce que, en ce qui concerne mon esprit, ou mon âme, ou ma pensée (qu’importe le terme) je suis sans plus progresser. Ni reculer.

Et cela m’est horriblement pénible. A un point que je ne saurais exprimer. C’est un supplice que jamais les hommes n’ont pu imaginer.

Mes souvenirs sont légion. Mais ils ne semblent pas provenir d’une source commune. Je veux dire : pas d’une seule existence humaine appartenant à un seul être. Il me semble que je suis « plusieurs ».

Beaucoup d’êtres différents. Des hommes, dans l’ensemble, avec un léger apport féminin.

Je suis très savant et j’ai construit l’anthropotron. J’ai découvert la frontière intra-cosmos. J’ai supposé que, de cette frontière, située dans le Cosmos au voisinage de l’étoile « Mu » Cassiopée, il était aisé de passer au-delà du monde luminique et d’en revenir sans encombre, sans risquer une traversée fertile en embûches, depuis la ceinture Van Allen de la Terre, ma patrie, jusqu’aux espaces intersidéraux où abondent les particules connues et inconnues susceptibles de détruire ou simplement d’entraver la marche des particules humaines hyperphotonisées.

Je sais maintenant qu’il n’en est rien. Au-delà de la vitesse de la lumière on ne peut revenir. Je suis bloqué éternellement et cela m’horrifie.

J’aurais dû me contenter de voyages par l’anthropotron. Car mon appareil permettait le rappel des particules lancées à plus de trois cent mille km/s. Pas un astronef et son équipage qui, à cette allure, entrent sans espoir de retour dans cette stagnation qui n’aura pas de fin.

Car notre astronef est avec nous.

Je dis nous. Il m’est difficile de demeurer sur le « moi » unique.

Je suis ici depuis… le temps ne compte plus. Mais depuis bien plus longtemps cependant que Martinez, l’inventeur de l’anthropotron.

Je suis ingénieur, et j’ai lancé mon astronef au-dessus de la vitesse luminique. Je me nomme Wasil. Je suis du siècle XXI. C’est au bout de cent ans de navigation interstellaire que j’ai pu tenter mon expérience, mes prédécesseurs m’ayant ouvert la voie. Il me semble que Martinez et son astronef ont bien cent ans encore de progrès technique supplémentaire à leur service. Il y aurait donc un siècle d’écart entre mon arrivée et la leur.

Je souffre. Je suis dans l’éternité et c’est immense pour une âme de femme.

Je ne sais plus quand j’ai commencé d’exister. Si même j’ai commencé d’être à un certain moment.

Et je sais formellement que je ne finirai jamais.

Et que je suis séparé de l’être que j’aime.

Jamais nous ne nous retrouverons. Je suis, pour l’éternité, ce que je suis. Rien de plus ni de moins. Aucune fluctuation, aucune modification, aucune évolution ne me sont possibles.

Je voulais l’éternité. Je voulais être immortel.

Je le suis.

Et c’est épouvantable !

Je me suis attaché à Martinez pour accéder à la vie sans fin. Je me suis jeté dans l’anthropotron. J’ai réussi. Et, de ma propre volonté, alors que Martinez me rappelait, j’ai refusé de rétrograder vers le Cosmos pour demeurer dans cette éternité à laquelle je goûtais à peine.

Ma force a primé. Mon être est demeuré tandis que, près de moi, celle qui m’accompagnait refluait, moins vite que la lumière.

Je suis immortel et je souffre tant que je voudrais mourir.

Je suis désespéré. Je ne suis – je n’étais – qu’un simple astronavigateur. Près de la retraite, je ne pouvais me résigner à abandonner l’espace. C’était ma vie ! Plus personne ne m’attendait sur aucune planète.

J’ai accepté de piloter l’astronef de Wasil.

Je croyais n’avoir rien à perdre. Pas même ma vie. Aussi j’ai consenti à tout, même à lancer notre navire plus vite que la lumière.

Je n’ai pas perdu ma vie. J’ai perdu ma mort.

Pauvre Dan ! Tu ne finiras jamais. Tu ne retrouveras pas l’espace, ni les planètes accueillantes. Et tu ne mourras pas non plus.

Je n’aurai pas droit au repos éternel.

Je pense, éternellement.

Mars, ma patrie, Mars-la-Rouge, combien je te regrette ! Que ne suis-je encore en train d’affronter les périls du monde. J’accepterais même de braver les Fascinants, en dépit du mal qu’ils m’ont fait. Si je pouvais vivre.

Mais je ne « vis » pas. Je suis.

Et je ne meurs pas non plus !

La mort m’est interdite. A moi qui voulais mourir, qui étais écœuré de vivre et qui ai tout fait pour me jeter dans la mort, en compagnie de ceux qui tentaient la folie de passer la vitesse de la lumière.

Eh bien, puisque je ne peux mourir, je voudrais vivre…

Fou que j’étais de mépriser la vie ! Malgré ses peines et ses tourments, malgré la pesante charge du corps humain et de ses servitudes, malgré la tristesse, malgré l’épreuve, malgré tout, il y a l’espoir, le divin espoir de la joie, de la renaissance, de l’éternité. Et le printemps qui ramène toujours les fleurs après l’hiver.

L’éternité ! Mais pas celle où je suis plongé. Celle qui n’est qu’une stagnation sans fin de l’être conscient. Plus que la mort !

Je voudrais vivre ! Redevenir Axel Streef, homme. Et accepter la vie !

Je suis un être bien complexe, fait de toutes ces personnalités annihilées et cependant présentes. Je tombe dans un gouffre tel qu’aucun homme créé ne l’a jamais imaginé, une horreur où •les haines n’ont pas de fin, où les amours sont irréalisables !…

Je voudrais vivre… je voudrais mourir…

Je suis. Et ce n’est que cela.

Pour toujours.

PAS DE FIN… PAS DE FIN…



*

* *



Je suis et je suis conscient d’être moi.

Jim Hoggie.

Un homme !

Ancien cowboy, devenu collaborateur du professeur Martinez.

J’aime Diane.

Je reste moi-même, tout en sentant autour de moi l’hydre d’une personnalité multiple qui cherche à m’absorber.

Je refuse. Je résiste. Je suis à la frontière de deux univers, coincé en quelque sorte. Si bien que j’entrevois, autrement que par des regards humains mais en pleine conscience, un monde comme si je le contemplais du point central du cercle de base d’un hémisphère, vu intérieurement.

Cette entité-hémiphère, je ne veux pas y pénétrer totalement.

Mais j’ai peine à retourner d’où je viens : le monde normal.

Quelque chose est détraqué dans le système qui m’y a expédié.

Diane ? Martinez ? Ils ne sont plus dans le monde d’où je viens et je les perçois dans cet autre monde que je frôle.

Leur astronef, d’où je suis parti par l’anthropotron, se trouve précipité, lui aussi, dans cette universalité qui englobe tout, plus loin que la lumière. Choses et êtres.

J’ai la chance d’être seulement à la frontière et je ne puis être absorbé totalement. Je demeure conscient alors que les autres, me semblent-ils, confondent leur personnalité au point de devenir un seul.

Je vais à ton secours, Diane-Martinez-Dan-Wasil-Steef-Warek-Ginelli !

Je te délivrerai. Indépendant et conscient, j’agis. Sur les commandes de l’astronef.

Pas l’appareil qui a précipité ici Wasil et Dan. Non ! Le nôtre. Le « Pou-de-l’espace ». Parce qu’il est conditionné, celui-là, pour revenir en allant MOINS vite que la lumière.

En ce moment, en effet, il ne s’est pas arrêté. Pas plus d’ailleurs que l’engin qui a amené ici, il y a un siècle, Wasil et son malheureux astronavigateur.

Et l’un et l’autre astronefs sont en marche. A une telle allure qu’ils progressent tout en étant arrivés, puisqu’ils atteignent à l’infini avec, naturellement, tous ceux qu’ils emmènent à pareille vitesse. C’est pour cela que le voyage ne peut avoir de fin.

A moins que quelqu’un comme moi, coincé à la frontière entre l’espace-temps et l’infini supra-luminique puisse actionner les commandes d’un astronef muni d’un moteur à photons susceptible de ralentir, ce qui ramènera tout le monde au point de départ.

Etre entier, conglomérat de créatures rendues infinies par l’allure à laquelle vous progressez statiquement, pénètre dans l’engin.

Diane, ma chérie, et vous tous, mes pauvres amis, vous avez forcé les portes éternelles. Et, en vous précipitant à travers le ciel, vous vous êtes DAMNES !

Espérons que cette damnation ne sera pas réelle, la peine du dam, par définition, étant éternelle.

Vous qui avez goûté au vin de l’éternité, à la redoutable immortalité, obéissez-moi !

Ne cherchez plus à m’attirer à vous. Pensez que vous prenez place dans le « Pou-de-l’espace », lui-même infini, et vous y prendrez place…

De tout mon être suspendu entre deux infinis, je décélère, je freine, je ralentis la vitesse de l’engin…