CHAPITRE X
Le feu du tindi brillait haut dans le ciel noir. Sur sa clarté rouge sang se découpaient des silhouettes voilées, fantomatiques, frileusement serrées les unes contre les autres. Pas de tentes, ni d’installations définitives. Ceci n’était qu’un campement provisoire, un bivouac. Les Touareg tentaient d’endiguer la chute brutale de la température en échangeant un peu de chaleur corporelle. C’était ainsi. La nuit du désert était tout aussi glaciale que celle du Grand Nord, surtout sur ces plateaux élevés et rocailleux que le vent balayait sans relâche.
Ceux qui n’avaient pas pris part à l’expédition accueillirent leurs frères avec enthousiasme. Il n’y avait là ni femmes, ni enfants. Il s’agissait bien d’une équipée guerrière, parfaitement anachronique. Le chef de tribu tint un bref discours, tandis que Graymes et ses compagnons étaient jetés à terre près des chameaux, épuisés, les mains en sang les genoux tailladés par les pierres coupantes de la steppe. Ils avaient dû parcourir une vingtaine de kilomètres, tantôt tirés tantôt traînés, écartelés par les liens. Le plus atteint physiquement par ce traitement était Ali. Il était tombé plusieurs fois et s’était fendu le menton. Graymes rampa vers lui pour lui apporter un peu de réconfort.
— J’aurais dû t’écouter, docteur. J’ai passé l’âge pour ce genre d’exercice.
— Nous ne resterons pas longtemps ici. Patience.
Ali grimaça un sourire.
— Tu es fou de croire qu’ils nous relâcheront. Ils veulent nous conduire à leur chef, Al Rhazi. Nous ou notre peau.
— Tiens-toi prêt à filer d’ici, Ali. Je ne plaisante pas.
— Je ne pourrais pas, docteur, même si je le voulais. J’ai trop mal. Je suis trop fatigué.
— Dans ce cas, je te porterai.
Graymes huma l’air glacial à la façon d’un animal.
— Bientôt. Il faut gagner du temps.
— Tu es complètement fou !
Marfa se joignit à eux. Elle avait remarquablement supporté cette pénible épreuve, sans se plaindre. L’épuisement se lisait sur son visage souillé par la poussière, mais l’éclat de son regard était intact. Comme si la proximité du Bashamay lui permettait de puiser au fond d’elle-même des ressources insoupçonnées.
— Nous ne sommes plus loin de Ksar Akhal, souffla-t-elle. Je connais cet endroit. Ces Touareg ne sont pas dans leur état normal. On dirait qu’ils sont drogués. Ou sous une emprise quelconque. Je ne vois pas comment nous pourrions leur échapper…
— Ils devront nous laisser partir, affirma calmement Graymes en épiant l’horizon torturé des collines.
L’ammenokal choisit ce moment pour venir se planter devant eux, l’air bravache. Les mains sur les hanches, il les dévisagea tour à tour. Une lueur démente dansait dans ses yeux. Il s’attarda spécialement sur Marfa, mais de toute évidence, les instructions qu’il avait reçues l’empêchèrent d’assouvir le fantasme qui venait de prendre corps dans son esprit, Graymes vit avec dépit qu’il portait son épée. Il s’adressa à lui en arabe :
— Laisse-nous partir. Ma takouba porte malheur à qui n’en est pas le maître.
Le nomade s’esclaffa, en tâtant le pommeau de Shör-Gavan.
— Tu es le jouet d’un autre, poursuivit Graymes, impassible. Je ne te veux aucun mal. Je sais les Hommes Bleus pacifiques. Mais si tu persistes à nous retenir ici contre notre gré, je t’abattrai comme un chien avant l’aube.
Le Targui cessa de rire. Il roula des yeux terribles. Malgré le voile qui masquait son visage, on devinait la haine qui déformait ses traits. Il jeta un ordre. Graymes, s’attendant à être la cible de mauvais traitements, porta discrètement la main au stylet dissimulé dans sa botte. Mais ce fut Ali que les hommes empoignèrent. Ils le saisirent par les jambes et le traînèrent brutalement vers le feu.
— C’est moi que tu veux, protesta Graymes. Celui-là n’est que mon esclave. Laisse-le et prends-moi.
Sans se soucier de ses paroles, l’autre lui tourna le dos et rejoignit sa troupe. Le démonologue lança un regard désespéré vers le sud, comme s’il attendait un secours qui tardait à venir. Pendant ce temps, Ali était entièrement dévêtu et jeté à terre. Le chef s’approcha de lui et lui cracha sur le ventre. Puis il tira lentement son poignard effilé. Il s’accroupit au-dessus du marchand, lequel ouvrait des yeux démesurés, emplis de terreur. Et, sans un mot, il le lui plongea en plein cœur.
— Royaume de démons, murmura Graymes, accablé.
Le Targui se tourna alors vers lui et, abaissant son teguelmoust, lécha ostensiblement la lame rougie de sang. Ensuite, ce fut la curée. Les nomades se jetèrent sur la dépouille et, dans leur délire criminel, dévorèrent des lambeaux de chair. Ils étaient devenus comme fous, bavant de la viande crue, se disputant tels des charognards. La mort dans l’âme, l’occultiste contempla ce répugnant festin. Ces gens étaient ensorcelés. Ils cédaient aux pires pulsions, aux instincts les plus primitifs. Leurs rires fous se mêlaient aux bruits obscènes de mastication.
Cette innommable orgie dura de longues minutes.
Soudain, le vent changea de direction. Sa morsure glacée se changea en un souffle brûlant. Le chef se redressa, puis le reste de la meute humaine, exposant ses faces maculées de sang à la lune que voilait à présent un nuage roux. Les bêtes piétinèrent de frayeur.
Graymes crispa les mâchoires. Il dit à voix haute, pour couvrir le sifflement des rafales :
— À mon signal, courez aux chevaux.
Dans la semi-obscurité, quelque chose s’enflait, arrivant sur eux à la vitesse d’un coursier furieux. Les Touareg comprirent trop tard. Ils lancèrent des imprécations et tâchèrent de trouver un abri dans les buissons desséchés. Mais déjà le simoun les avait happés dans ses replis poussiéreux. Graymes se dressa d’un bond, rompant ses liens. Il éleva la main en un signe de commandement, et autour de lui, le sable fou tourbillonna. Devant ce prodige, les nomades s’égaillèrent en tous sens.
Seul l’ammenokal resta debout, fustigé par l’ouragan rouge. Il voulut porter la main à sa takouba. Mais, déséquilibré, il perdit un temps précieux. Graymes fondit alors sur lui tel un grand rapace décharné. Ses deux doigts tendus comme des dards s’enfoncèrent dans les orbites de l’autre jusqu’à la dernière phalange, faisant gicler une humeur glaireuse. Avec une force terrible, il souleva son adversaire de terre et le projeta à plusieurs mètres de là. Puis il jeta un cri dans la tourmente et un éclair vint se loger dans sa main. L’épée avait retrouvé son maître.
Négligeant de poursuivre les Touareg, il retourna auprès de ses compagnons et trancha leurs liens. Le simoun faisait rage. Les grains de sable étaient autant de minuscules projectiles qui lacéraient la peau jusqu’au sang.
— On ne peut pas ! cria Marfa. On ne voit rien !
D’autorité, Graymes la fit monter à cheval. Laszlo imita sa maîtresse. Enfin, l’occultiste lui-même enfourcha un de ces pur-sang noirs et trapus parfaitement adaptés au relief changeant de la contrée et prit la tête de leur petit groupe. Il piqua des deux droit au cœur de la tempête, son long manteau flottant sur ses épaules. Sur son passage, les nuées sulfureuses semblaient s’écarter afin de lui tracer une piste. Ses compagnons comprirent qu’il valait mieux le suivre sans perdre une seconde, à moins de vouloir courir le risque de se faire ensevelir vivants. Ils traversèrent ainsi le maelström de sable au triple galop, jusqu’au moment où le ciel redevint d’encre au-dessus d’eux et la lune pâle à nouveau visible.
Le silence retomba.
Ils ralentirent à peine. Le reg s’inclinait maintenant vers une barrière rocheuse sculptée par le vent depuis des temps immémoriaux. Ils atteignirent l’entrée d’un défilé patiemment incisé dans la pierre volcanique, marqué par une arche hautaine. De loin en loin scintillaient des gueltas, poches d’eau miraculeusement préservées de la sécheresse environnante.
— Ksar Akhal est à l’autre bout, toussa Marfa en s’efforçant de se débarrasser de la poussière qui s’était incrustée jusque dans ses narines. Je reconnais ce passage.
— Je sais, répondit Graymes.
Il talonna sèchement sa monture. Après la furie du simoun, la fraîcheur du défilé faisait l’effet d’un cataplasme sédatif appliqué sur une plaie brûlante. Une végétation idyllique s’agrippait aux parois abruptes et tourmentées. Le démonologue suivit le tracé argenté d’un maigre ruisseau qui chuintait entre les pierres blanchies par le sel. Le martèlement des sabots se répercutait en de sinistres échos entre les falaises. L’espace d’un instant, une vibration emplit les airs, comme si un grand oiseau avait survolé les hauteurs. Graymes leva les yeux.
— Il sait que nous sommes ici, dit-il. Il nous observe. Il attend.
— Il faut continuer, pressa Marfa, impatiente.
Il la dévisagea sans répondre.
Le canyon s’évasa subitement, débouchant sur un lieu tout à la fois grandiose et effrayant. Enfermée dans un cirque de roches noires se dressait une ruine tourmentée, à demi ensevelie dans le sable et dont les contreforts craquelés, disjoints par la morsure millénaire du sable, avaient pris l’aspect d’un squelette blanchi. Une oasis à la végétation dense s’étendait à ses pieds, déployant des coloris aberrants et vénéneux. L’eau scintillait sous les rayons de lune, une eau lourde, huileuse, qu’agitaient de répugnants remous.
Marfa étouffa un cri.
— Le temple d’Al Làt ? Il est sorti de terre ! Il est sorti de terre, je vous dis. Et cette oasis n’existait pas la dernière fois.
Graymes examina les environs. La troublante quiétude de l’endroit ne laissait rien présager de bon. À flanc de colline, il décela des habitations troglodytes. De toute évidence, les villageois avaient fui en grande hâte la malédiction qui s’était abattue sur cette vallée. Cela ne lui disait rien de se jeter ainsi dans la gueule du loup. Mais aucune autre alternative ne s’offrait à lui.
— Allons, dit-il.
*
* *
Al Rhazi effleura des doigts le parchemin impie. Puis il éleva les bras en un geste d’imploration. La clarté des flambeaux vacilla comme sous l’effet d’un violent courant d’air. Le sorcier égrena d’une voix monocorde les chapitres que lui avait inspirés l’esprit de la Déesse de la Nuit, qu’il avait tracés du sang de ses victimes sur leur propre peau arrachée puis séchée avec des essences étranges. Il appela par des blasphèmes les forces servantes, les djinns des Profondeurs du 7e Monde. Il appela les démons rôdeurs, et les formes indécises lovées dans les ténèbres d’Ur Wala. Il supplia Al Làt de l’abreuver de son pouvoir maudit et dévastateur. Et ses paroles effroyables résonnèrent longuement sous la voûte, réverbérées jusqu’aux confins de l’univers inconnu, dans les limbes empoisonnés.
Puis le silence vint.
Il plongea le regard dans la trame complexe des signes du Bashamay, le réceptacle de toutes les terreurs, et son esprit s’y abîma une fois encore.
*
* *
Pressentant l’accumulation de puissances hostiles, Graymes se dressa sur sa selle, le visage tourné vers la nuit. Il produisit un son insolite avec sa langue et ses lèvres murmurèrent un enchantement que les plus grands sorciers à travers les âges avaient rarement utilisé. Un bouillant flot d’énergie envahit son corps. Sa perception du monde environnant se modifia imperceptiblement, domptant les perspectives éloignées et amenant le ciel si près de sa tête qu’il aurait pu l’effleurer rien qu’en tendant la main.
Un éclair blanc déchira la pénombre avec une intensité aveuglante, et à sa faveur, des dizaines de silhouettes, jusque-là camouflées à l’ombre des fourrés, devinrent visibles. Il en sortait de partout, sinistres spectres enveloppés de djellabas bleues ou noires. Marfa laissa échapper un cri. Ils allaient être engloutis sous le nombre, c’était irrémédiable.
Pourtant, Graymes ne bougea pas. Impavide, il contempla le flot ennemi, très droit, maîtrisant d’une poigne de fer les écarts de son cheval. Marfa réalisa que quelque chose ne cadrait pas : les Touareg passaient à côté d’eux sans même leur prêter attention. Ils étaient comme fous, couraient en tous sens, hagards, se tenant la tête et s’époumonant en hurlements de terreur. Ils semblaient la proie d’effrayantes hallucinations, dont ils cherchaient à se débarrasser comme on cherche à chasser des fourmis, en ôtant voiles et vêtements.
Sans attendre, l’occultiste lança sa monture à travers eux, n’hésitant pas à les renverser telles des quilles humaines. Marfa et Laszlo s’engouffrèrent dans son sillage. Profitant de l’hystérie collective, ils se frayèrent un passage à travers la végétation malsaine de l’oasis. Le tonnerre grondait au-dessus d’eux.
Ils ne mirent pied à terre que devant l’entrée du temple, gardée par de sombres pilastres bas et trapus, gravés de bas-reliefs répugnants, Graymes se rua sous la voûte. Il n’avait nul besoin de s’interroger sur la direction à prendre. Il percevait les émanations du pouvoir d’Al Rhazi, et celles-ci le guidaient dans les galeries à demi ensablées aussi sûrement que l’aurait fait un rayon de lumière.
Il dut se ployer légèrement pour permettre à sa haute taille de se couler dans ces boyaux noyés de ténèbres poisseuses. Sur ses talons, Marfa alluma son briquet. Graymes n’avait nul besoin de ce surcroît de lumière car ses yeux pouvaient percer n’importe quelle obscurité. C’était un don inné que son initiation ésotérique n’avait fait qu’affiner au fil du temps. Aussi marmonna-t-il quelque chose au sujet des créatures souterraines que la lumière attire inéluctablement, mais sa compagne n’en tint aucun compte. Laszlo fermait la marche, aussi silencieux qu’à l’accoutumée, jetant des regards inquiets sur les lacis de sculptures obscènes qui suivaient leur progression.
Les parois semblaient se rejoindre quelque par au-dessus de leur tête. Elles étaient par endroits si proches l’une de l’autre qu’il fallait avancer de profil. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient ainsi, Graymes observa l’apparition de plus en plus fréquente d’ouvertures circulaires ménagées dans la roche, à peine plus larges que des bouches d’aération. Leur nombre ne tarda pas à s’accroître, suscitant une répulsion instinctive chez les visiteurs…
Le silence n’était plus total, à présent. On pouvait percevoir, de loin en loin, d’étranges glissements qui semblaient provenir de l’intérieur même des murs, évoquant le déplacement de corps mous et interminables. Des effluves fétides avaient envahi le tunnel, âcres et nauséeuses.
À plusieurs reprises, Graymes s’arrêta pour écouter.
— Graymes, il y a quelque chose, souffla Marfa.
— Je sais. Vous n’espériez pas une visite guidée ?
Il savait un danger mortel tapi à faible distance, prêt à fondre sur eux.
— Dépêchez-vous ! jeta-t-il en allongeant le pas.
Soudain, une longue lanière brune jaillit par un des orifices, telle une langue obscène frétillant hors d’une bouche, et tomba à terre avec un bruit mat. Là, elle se lova rapidement sur elle-même en sifflant furieusement. Graymes eut un mouvement de recul.
— Merde ! Des vipères à cornes…
Obéissant à un mystérieux signal, d’autres serpents pointèrent leurs têtes coniques aux ouvertures ménagées dans les parois. En un instant, le sol se couvrit d’immondes virgules mortelles.
— Foncez, foncez ! hurla Graymes.
Et, donnant l’exemple, il couvrit Marfa d’un pan de sa cape avant de détaler droit devant lui, piétinant sans pitié les reptiles. Par chance, les trois arrivants étaient chaussés d’un cuir suffisamment résistant pour les protéger des morsures. Certaines vipères se propulsaient de leurs nids comme des obus afin d’essayer de les atteindre au visage, et s’écrasaient dans un jaillissement d’humeur sanglante sur la paroi opposée. C’était une vision effarante, cauchemardesque, de celles qui font se dresser les dormeurs sur leur séant, glacés de peur, au petit matin. Hélas, Graymes savait qu’il n’avait aucune chance dans le cas présent de se retrouver dans son lit.
Des crocs venimeux se plantèrent dans ses vêtements.
Il savait n’avoir pas droit à l’erreur. Un seul faux pas, un instant d’inattention, et c’était la mort immédiate. Hideuse. Sans recours. Ces serpents du désert étaient le pire ennemi de l’homme. Serré contre Marfa, il avala ventre à terre les détours brusques de la galerie sans se retourner. Sans s’interroger sur ce qui pouvait les attendre devant.
Cela manqua lui être fatal.
Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière. Une large fosse venait de s’ouvrir sous ses pieds, au fond de laquelle s’agitait une myriade de reptiles, semblables à ceux qui les poursuivaient, mais dix fois plus nombreux. Un marécage grouillant et visqueux de corps entrelacés, d’où s’élevait une cacophonie de sifflements et de raclements odieux.
Un cloaque de mort, trop large pour être franchi d’un bond.
Le démonologue chassa l’air brûlant de ses poumons en un soupir de rage et de dépit mêlés. Laszlo arriva sur leurs talons. Il était blême et épuisé. Lui aussi n’était indemne que par miracle. À la vue de ce nouvel obstacle, le désespoir se peignit sur ses traits.
L’occultiste ôta rapidement son manteau.
— Le ravin n’est pas profond. Laszlo, portez la princesse. Au moment où je jetterai mon manteau, sautez et tâchez de vous en servir comme d’un gué. Moi, je chercherai à les distraire…
Le garde du corps ne songea même pas à discuter : il n’entrevoyait aucune autre possibilité. Il souleva sa maîtresse de terre. Déjà, quelques vipères arrivaient sur leurs talons. Graymes chassa les premières arrivantes à coups de pied, les renvoyant à l’intérieur du tunnel. Mais il savait ne pouvoir poursuivre bien longtemps ce petit jeu mortel.
Il lança son vêtement dans le ravin, au beau milieu de l’écœurant magma reptilien, Laszlo bondit aussitôt comme un fauve. En quelques enjambées, il parvint à gagner l’autre bord, sain et sauf. Il déposa sa compagne en sécurité avant de songer à se hisser lui-même à l’abri. Mais Marfa le repoussa du talon.
— Retournes-y. Enlève la cape, qu’il ne puisse passer !
Le serviteur eut une seconde d’hésitation. Puis une volonté plus forte que la sienne, plus forte que sa peur, l’emporta. Il se laissa à nouveau glisser dans la fosse et, au prix d’un risque immense, s’empara du manteau, qu’il rapporta à sa maîtresse. Graymes, tout occupé à repousser les reptiles qui menaçaient ses arrières, ne s’aperçut pas immédiatement de la traîtrise. Ce ne fut que lorsqu’il voulut s’élancer à son tour qu’il se retrouva devant le foisonnement de la fosse, privé de cette précaire passerelle.
— Le manteau, Marfa ! cria-t-il.
— Désolée, docteur ! lui lança la jeune femme. Je n’ai plus besoin de vous. Je suis assez près du Bashamay pour me passer de vos services, à présent ! Vous ne comprenez pas ? Aucune importance. Sachez seulement que je suis la dernière prêtresse d’Al Làt, celle dans laquelle doit se réincarner l’esprit de la déesse ! Al Rhazi vit ses dernières minutes de pouvoir. Vous m’avez remarquablement servie, docteur. Sans vous, je n’aurais pu venir assez près pour déployer mon influence. Déjà, elle sait que j’approche. Elle m’attend. Elle a compris qu’Al Rhazi n’était pas son véritable servant et qu’il ne pensait qu’à ses ambitions personnelles. Vous devriez me remercier. Vous aurez une mort rapide, ce qui ne sera pas son cas. On sent probablement la première morsure… mais après, ça ne doit plus avoir la moindre importance… Quoique tout de même… Mourir avec tous ces corps qui rampent sur vous et vous entrent par la bouche !… Adieu, docteur !
Sidéré, Graymes la regarda disparaître dans l’obscurité de la caverne.
— Royaume de démons ! murmura-t-il. J’ai été berné comme le dernier des apprentis.
La nuit se referma sur lui, pleine du sifflement féroce des émissaires de la mort.