CHAPITRE VI

Bilbo Single tournait autour du car-van délicatement décoré de sirènes dorées, d’un pas nerveux et rapide, comme quelqu’un qui ne sait par quel bout prendre un problème au-dessus de ses forces. Deux projecteurs avaient été installés, dont la lumière crue transformait la scène en une sorte d’exposition d’art moderne au macabre accompli. Un silence pesant régnait parmi les policiers, pourtant accoutumés aux cauchemars vomis par la cité chaque nuit.

C’est que l’atrocité de ces meurtres se doublait d’un désir pervers de choquer et d’écœurer. On n’avait pas seulement voulu tuer, mais encore offrir une aberration aux regards, une vision provocatrice de ce que le mal à l’état pur peut générer de sadisme. À un tel degré de perversité meurtrière, les mobiles de cette sauvagerie importaient moins que la méthode employée pour toucher à cet innommable.

— Lieutenant, j’ai appelé les spécialistes. Mais ils ne garantissent pas de pouvoir retirer les corps intacts. D’ailleurs, dans l’état où ils sont…

Single coula un regard peu amène vers le jeune agent en uniforme qui venait de lui apporter la nouvelle.

— Bizarre, non ? insista le rookie. Le mec est dépecé et pas la fille. Ils se sont peut-être entre-tués ?

— Sûr, répliqua Single, acerbe. Et ils ont terminé la poursuite au fond du radiateur.

— Vous savez ce que ça me rappelle ? L’accident de vendredi dernier sur l’express-way… Cette Volkswagen qui s’est fait décortiquer par le bulldozer. Trois heures pour récupérer trois doigts et une jambe !

— Nom de Dieu, Lewis, fermez-la, vous allez me faire gerber.

— Hé ! Vous !

Single se retourna. Un grand gaillard maigre vêtu de sombre s’était faufilé entre les voitures, ignorant le cordon de sécurité. Deux policiers tentèrent de le refouler sans ménagements, avec autant de succès que des avortons s’acharnant à renverser l’Empire State Building. Lui les regardait s’agiter d’un regard froid du haut de ses deux mètres, vaguement agacé.

— Laissez-le, ordonna Single en soufflant sur ses doigts gelés. C’est moi qui l’ai appelé.

Il accueillit Graymes d’une chaleureuse poignée de main.

— Ravi de vous voir. Cela faisait un bail.

— J’étais en voyage. Où est… la chose ?

Le lieutenant eut un mouvement de menton en direction du car-van.

— Je vous préviens, il faut les avoir accrochées.

Graymes eut un geste de mauvaise humeur en direction des projecteurs.

— Sacré nom, faites éteindre ça.

Il fut aussitôt exaucé.

Il s’approcha du capot. L’avant du véhicule était broyé comme s’il avait subi une terrible collision. Le sang mêlé à l’huile dégoulinait en mélasse épaisse sur la calandre. Les cadavres, étroitement imbriqués dans le moteur, semblaient avoir été écrasés là par un gigantesque pressoir. Seules leurs têtes informes dépassaient du radiateur, scarifiées de traînées écarlates. Graymes laissa échapper un sifflement.

— Il a fallu une force incroyable pour réussir un tel exploit.

— Nous pensons qu’ils étaient plusieurs…

— Plusieurs ?

Le démonologue considéra le sol spongieux.

— Je ne vois que les traces de vos godillots, mon cher.

— Il ne s’agit pas d’un accident. On dirait plutôt un meurtre rituel. Un meurtre pour faire peur. Un seul homme n’aurait pu accomplir une chose pareille.

Graymes ne répondit rien. Il examinait les débris de métal incrustés dans la chair humaine avec un soin maniaque.

— À mon avis, cela n’a pas eu lieu ici.

— Vous voulez me faire croire qu’on a pu déplacer ce véhicule, dans l’état où il est ? C’est ridicule. Nous-mêmes, nous devrons employer une grue pour le dégager.

— Bon, soupira le chercheur. Admettez que je n’aie rien dit.

Single ne savait plus que penser. Il connaissait suffisamment son compagnon pour savoir qu’il ne parlait jamais en l’air. Peut-être avait-il décelé des indices cachés aux sens ordinaires, comme cela s’était déjà produit dans de nombreuses affaires qu’ils avaient menées en commun ?

— Allez-vous m’aider ?

— Ma foi, Single, dans la mesure de mes moyens. Je suis très sollicité, ces temps-ci. Voyez-vous, ce qui m’intéresse dans tout ceci, c’est l’absence de peau sur le dos de ce petit jeune homme. Et puis, comme si l’on avait pas cru cela suffisant, on a rajouté ici et là quelques ingrédients dont on était sûr qu’ils ne passeraient pas inaperçus. La preuve, je vois la télévision qui arrive. J’ai idée qu’on recherchait la publicité.

— La publicité ?

— Oui. C’est tellement énorme que ça ressemble à un message codé.

— Et vous pourriez décrypter ?

— J’en ai bien peur.

— Bordel, Graymes, je vais finir par croire que vous êtes mêlé à la moitié des meurtres de la ville et que l’autre moitié…

Single ne put achever d’exprimer sa pensée. Un buisson de micros venait de se déployer. Il se retrouva rapidement cerné par les journalistes. Graymes lui adressa un petit salut amical et s’éloigna de la cohue frénétique, abandonnant le policier à ses obligations médiatiques. Poussé par la curiosité, il grimpa sur un talus jonché de vieux pneus et observa les environs.

Il remarqua immédiatement la masse sombre et imposante de la vieille maison plantée en contrebas, sur la berge. Elle ne présentait aucun intérêt particulier, exception faite de son extraordinaire délabrement. Pourtant, Graymes fronça les sourcils. Quelque chose dans son aspect l’intriguait. Elle dégageait une fâcheuse impression de menace. Les ténèbres tapies derrière les carreaux brisés semblaient appartenir à la carapace de quelque reptile monstrueux dont les anneaux squameux remplissaient chaque pièce de chaque étage.

Et là, parmi ces méandres glacés, brillaient deux prunelles incandescentes, fixées sur lui comme un défi de l’enfer…

*
* *

Le jour avait fini par se lever, perçant l’armure de nuages bas et gris. Graymes vida le tabouret qu’il occupait depuis plus d’une heure devant une bouteille de gin à demi vide. Il ramassa son chapeau et s’en donna une claque sur la cuisse. La barmaid, quasiment nue sous son tablier de dentelles, interrompit sa corvée de balayage pour lui adresser un clin d’œil. Elle entoura l’extrémité du manche en bois de ses doigts fuselés afin de mimer une masturbation très suggestive.

En d’autres circonstances, Graymes l’aurait sans doute jetée sur ses épaules et emportée vers les lavabos, mais une prémonition sinistre occupait ses pensées. Le moment était malvenu pour distraire son attention.

— Désolé, jamais le matin, mon petit, jeta-t-il en sortant.

Elle le considéra avec un mélange de convoitise et de dépit.

— Reviens quand tu veux, long couteau. C’est aussi ouvert la nuit.

Graymes la fixa de son regard pénétrant, avec insistance, pour lui signifier que le moment venu, il pourrait bien la prendre au mot. Puis il retourna chez lui d’un pas de promeneur. Comme à l’accoutumée, il négligea l’ascenseur et prit l’escalier. À mesure qu’il montait, la sensation de menace croissait. Enfin, il approcha de sa porte à pas de loup, redoutant un piège quelconque. Aucun bruit, aucun signe ne trahissaient une présence étrangère. Il ouvrit à toute volée. Le bruit n’éveilla que les échos habituels, familiers. Pourtant, quelque chose dans l’air l’avertissait d’un danger prêt à fondre sur lui, comme le relent musqué d’un reptile peut se mêler au parfum capiteux de fleurs anodines.

Graymes sut qu’il ne devait pas entrer. Pourtant, il tira son épée et enjamba le seuil…

Il lui sembla qu’une main gigantesque s’abattait sur lui. Il plia les genoux, étourdi par la violence de l’attaque invisible. Le décor de l’appartement parut tournoyer, comme emporté par un typhon. Il suffoqua, avec l’impression d’avoir été enfermé sous une cloche de verre dont on était en train d’aspirer tout l’oxygène. Portant une main à son cou, il déchira l’attache de son manteau. Il voulut lancer une formule magique, mais les mots restèrent englués à ses lèvres, hagard, en proie au délire, il roula à terre.

L’étreinte qui le broyait se resserra encore. Il dut consentir un effort surhumain pour isoler la souffrance de sa maigre réserve de lucidité. Par bonheur, il n’avait pas lâché son épée. Il se mit à ramper, en la tenant étroitement serrée contre sa poitrine. Vers les tentures. Tout son être était tendu vers ce but : atteindre les tentures.

Il se tordait tel un serpent blessé, jouant des talons et des genoux pour progresser de quelques centimètres. Du sang s’écoula à la commissure de ses lèvres. Il éprouvait les mêmes symptômes qu’un plongeur victime du syndrome des profondeurs. D’un moment à l’autre, la pression ferait éclater ses artères. Il tendit une main désespérée pour saisir le bas des tentures. Mais ses doigts gourds ne répondaient plus. Alors, il planta les ongles dans l’ourlet et tira de toutes ses forces en roulant de côté. La tringle céda, et le jour grisâtre pénétra dans la pièce.

Il le vit enfin, suspendu à la poignée de la fenêtre.

C’était un viscère humain, long d’environ un mètre, d’où s’écoulait encore un peu de sang. En quatre endroits, il comportait un nœud compliqué, extrêmement serré. Graymes tenta de lever son épée ; elle lui parut plus lourde qu’une barre de plomb. Il dut s’y reprendre à trois fois avant que la pointe acérée ne détache enfin l’ignoble relique du crochet. Le répugnant cordage tomba enfin avec un bruit mat sur le plancher, où il s’agita comme un ver. Unissant ses dernières forces, le démonologue abattit sa lame, tranchant d’un coup les quatre nœuds maléfiques.

Une affreuse puanteur de chair brûlée s’éleva, tandis que l’étau se dissipait enfin. Le spectre d’une mort sans nom s’éloigna. Graymes avait consumé jusqu’à sa dernière parcelle d’énergie. Il vomit un mélange de bile rosâtre et de gin bon marché, avant de s’abattre sur les tentures souillées, inconscient.

*
* *

— Vous l’avez échappé belle, docteur Graymes. À ce qu’on dit, personne n’avait jamais survécu aux Nœuds de Mort. C’est le fin du fin de la magie noire arabe…

Graymes s’ébroua. Il avait peine à distinguer nettement la silhouette féminine penchée au-dessus de lui. Toutefois, la voix flûtée, empreinte d’un léger accent slave, ne lui était pas étrangère. Il chercha à se redresser, mais la tête lui tourna, et il retomba sur les coussins.

— Restez tranquille. Vous êtes commotionné.

— Fichez-moi la paix.

Docile, Marfa s’écarta.

— Al Rhazi sait qui vous êtes, cela ne fait aucun doute. Et aussi que nous avons ligué nos efforts contre lui.

— Il y a un flacon de gin sur la table, donnez-le-moi.

La jeune aristocrate s’exécuta avec une mimique réprobatrice.

Il avala deux gorgées d’alcool. Sa vision s’éclaircit. Les ombres sinistres qui dansaient sur ses rétines se métamorphosèrent en objets familiers. Il était chez lui, étendu sur son canapé. Un pâle soleil filtrait par les carreaux sales de la baie vitrée. Les tentures arrachées avaient été roulées dans un coin. Les contours brouillés de la princesse s’affinèrent enfin jusqu’à devenir des courbes harmonieuses et délicatement sensuelles. Derrière elle se découpait la haute stature de son ange gardien. Graymes lui lança un coup d’œil plein de défiance. Il s’en voulut rétrospectivement d’avoir été inconscient entre ces mains-là ; il se promit bien que ce serait la dernière fois.

— Laszlo n’a fait que m’obéir, expliqua la princesse, qui semblait avoir deviné ses pensées. C’est un homme qui m’est tout dévoué. Vous n’avez rien à craindre de lui.

— Je peux savoir comment vous êtes ici ?

Sans attendre la réponse, il se mit péniblement sur son séant. Ses pensées étaient encore confuses, mais son état s’améliorait au fil des secondes.

— Pourquoi n’êtes-vous pas entré dans Upshire House, ce matin ?

Il dévisagea avec étonnement son interlocutrice, avant de partir d’un petit rire sec.

— Je présume que vous m’avez espionné depuis notre entrevue d’hier soir ?

— En effet. Je voulais m’assurer que vous n’étiez pas tenté de faire cavalier seul. Je suis au courant pour ces deux jeunes gens retrouvés morts près de la rivière. C’est l’œuvre d’Al Rhazi, bien entendu. Laszlo m’a rapporté que vous aviez été intrigué par une vieille maison délabrée, non loin de là. J’imagine que vous aviez de bonnes raisons. D’où ma question : pourquoi ne pas l’avoir visitée ?

Le visage de Graymes se tendit. Ses yeux brûlèrent d’un éclat dangereux, intimidant.

— Le seuil en était protégé.

La princesse abandonna sa posture désinvolte et se pencha légèrement en avant, captivée.

— Protégé, dites-vous ?

— J’ai senti le charme de loin. Je n’étais pas préparé à le transgresser. Voilà pourquoi j’ai rebroussé chemin.

— Al Rhazi ? Il occuperait cette ruine ?

— Je le suppose. Est-ce une simple retraite, ou l’endroit où il compte élever un nouveau temple à la gloire d’Al Làt ? Je n’en sais rien. Mais tout ça ne me dit rien de bon. Il semble ne pas prendre beaucoup de précautions pour nous camoufler ses intentions. Il s’arrange même pour nous aider à le découvrir…

— Il veut nous défier, sachant que nous sommes sur ses traces.

— Ou nous attirer à lui. Il pensait se débarrasser de moi avec les Nœuds de Mort. Et il a failli réussir. Ensuite, il vous aurait prise au piège à l’aide d’une quelconque diablerie.

— Que comptez-vous faire ?

— Retourner à Upshire House dès ce soir. Nous sommes bien obligés de jouer son jeu ; je n’en ai pas de rechange.

— Nous irons avec vous.

Graymes ne répondit rien. Il savait inutile de chercher à dissuader la jeune femme, même s’il estimait que cette entreprise pouvait s’achever dans un bain de sang. Il avisa Laszlo qui, intrigué se baissait pour ramasser son épée. D’un bond, il le devança.

— Vous auriez pu vous couper, mon ami…, lui souffla-t-il avec un sourire mauvais.