CHAPITRE IV

Le jour se levait lorsque Ben Graymes regagna son loft de Montague Street. De récents voyages l’avaient empêché d’y résider pendant un certain temps. La poussière amoncelée sur les meubles et l’odeur âcre de renfermé témoignaient d’ailleurs de cette longue absence. Un soleil frileux s’insinuait entre les tentures sombres. Le peu qu’il éclairait suffit à l’arrivant, tandis qu’il se dépouillait de ses vêtements empestant la sueur et l’humidité.

Nu comme un ver, il inspecta ensuite la cuisine, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Il ne trouva qu’un vieux fond de café, qu’il fit réchauffer en l’allongeant d’une rasade de gin. Il vivait seul ici, et son existence trépidante lui laissait peu de temps pour subvenir à l’entretien domestique. Aussi factures en souffrance et rappels administratifs s’empilaient-ils dans le frigo en lieu et place de la nourriture. Les huissiers avaient pris l’habitude de venir sonner à sa porte et ne se formalisaient plus trop de ces lubies.

Il se souvint finalement qu’on était vendredi. Il était censé donner un cours de traditions anciennes à Columbia. Avalant sa mixture d’un trait, il s’étira comme un grand chat. Il n’était pas trop fatigué. Du moins pas au point de concéder quelques heures de sommeil à sa carcasse particulièrement résistante. Son corps était rompu aux privations et aux mauvais traitements. Il n’était pas rare qu’il reste une semaine sans prendre ni nourriture, ni repos, ces deux éléments nuisant selon lui à « l’ouverture spirituelle » du cerveau.

Il exécuta quelques mouvements de whu-shu et son long corps maigre, impeccablement moulé dans les postures les plus acrobatiques, se détacha de longues minutes à contre-jour. Quand il en eut assez, il passa dans son cabinet. C’était une pièce de dimensions modestes, endeuillée de draperies sombres, que la fenêtre condamnée protégeait de la lumière diurne. Une incroyable bibliothèque montait à l’assaut des murs, où s’entrechoquaient des ouvrages rares, étranges ou exotiques, dont la promiscuité avait parfois de quoi surprendre. De nombreux bibelots alternaient avec ces théories de cuir et de papyrus, provenant des quatre coins du globe ; étoffes, masques, amulettes anciennes, baguettes magiques, chacun recelant sans doute quelque légende trouble ou quelque malédiction oubliée.

Seul confort notable, un misérable lit de camp aux draps jaunis et défaits, et cette table de travail en désordre, surmontée d’une lampe ancienne et griffue.

Graymes rassembla la liasse de documents nécessaires à son cours et en bourra une vieille sacoche couturée. À cela, il ajouta un assortiment d’amulettes en cuivre. Il n’avait guère envie de goûter l’ambiance universitaire, aujourd’hui. Trop de soucis accaparaient son esprit. Toutefois, il prit une douche, se rasa et enfila un costume propre, un de ces éternels costumes fanés du siècle précédent qu’il entassait à plaisir dans ses placards et qui fleuraient bon la naphtaline. Il endossa ensuite un macfarlane gris, se coiffa d’un nouveau chapeau à larges bords – l’autre n’était décidément plus mettable – et ressortit d’une démarche de flâneur.

Il ne pouvait faire faux bond à ses étudiants, qui aimaient venir l’entendre entre deux matières ennuyeuses, pour se divertir et rêver un peu. Il arrivait même que l’amphithéâtre soit plein. Cette affluence s’expliquait autant par son didactisme coloré que par la fascination personnelle qu’il exerçait, bien malgré lui, sur ses jeunes auditeurs. Et auditrices, lesquelles composaient pour des raisons obscures l’essentiel de son assistance.

Les autres professeurs tenaient ses cours en piètre estime. Ils critiquaient sévèrement (mais jamais en sa présence) les inanités dont il bourrait selon eux ces cervelles tendres et malléables, et refusaient toute valeur scientifique à ce qu’ils appelaient « des élucubrations grotesques » et autres « délires d’illuminé ».

Hostiles à toute forme d’excentricité, ils l’avaient mis depuis longtemps au ban de leurs réunions, fêtes, clubs et autres coteries enseignantes. Ils avaient été jusqu’à demander le retrait de sa chaire, en arguant de son influence perverse – ils avaient employé ce terme, parfaitement ! sur les étudiants. Jusqu’ici, toutes ces tentatives s’étaient soldées par un échec, et c’était cela le principal. Le doyen, homme de vaste culture et éclectique farouche, avait toujours soutenu Graymes contre tous, comme l’on préserve le dernier représentant d’une espèce disparue – fût-il d’un abord rébarbatif –, parce qu’il est le dernier justement.

Le taxi déposa Graymes à l’entrée du campus.

Il remonta tranquillement l’allée, rendant quelques saluts de-ci, de-là. Une paire de talons pressés claqua dans son sillage, qu’il fit mine de ne pas remarquer. Un bras féminin passa sous le sien.

— Un brin de conduite, cher maître ?

Il dévisagea la jeune femme accorte qui venait de le rejoindre. Brune, plutôt grande, déployant une silhouette de mannequin aux rondeurs insolentes, Debbie Harriman était le seul collègue qui ne craignait pas de se montrer en sa compagnie et se moquait du qu’en-dira-t-on. Archéologue à ses heures, il n’était pas rare qu’elle prenne de longs congés pour partir au fin fond de l’Asie en quête de ruines à découvrir.

— Ta réputation est fichue si l’on te voit pendue à mon bras.

— Elle l’est déjà. Tu en doutais ?

Il la dévisagea avec une chaleur qu’il ne prodiguait qu’à de très rares personnes. C’était une chic fille, aventureuse et d’une nature profondément sensuelle. Ils faisaient parfois l’amour ensemble, à intervalles irréguliers, lorsque leur calendrier sentimental coïncidait. Cet arrangement libéral leur convenait à tous deux.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi. Laquelle veux-tu ? reprit-elle.

— La mauvaise.

— Ton cours de ce matin est reporté.

— Tiens donc ! Une nouvelle cabale ?

— Non, rien de tout ça. Le doyen t’attend dans son bureau.

— Intéressant. La bonne nouvelle, maintenant ?

— C’était la bonne nouvelle.

— Génial.

— Je crois qu’il va te présenter une aristocrate. Tout à fait le genre de salopes riches et vicieuses que tu affectionnes, mon chéri.

— Debbie, mon petit, tu sais que je déteste la vulgarité.

— Elle est arrivée en Rolls et le doyen l’a accueillie lui-même dans la cour d’honneur. Qu’en dis-tu ?

— Ma foi, j’aurais dû rester chez moi. J’ai eu une nuit éreintante.

— Une femme ?

— Un trente-cinq tonnes.

Graymes faussa compagnie à son amie et se dirigea vers le bâtiment principal. Il aperçut la superbe Silver Shadow rangée à l’ombre des tilleuls. Une sorte de malabar en livrée l’astiquait avec une peau de chamois, si consciencieusement que la carrosserie semblait devoir se gondoler à chaque friction. Le démonologue ralentit le pas pour mieux l’observer. À ce moment, le gorille ôta sa casquette pour s’essuyer le front.

Exposant sa calvitie au grand soleil du matin.

*
* *

— Ah, docteur Graymes. Je suis ravi que l’on vous ait remis si vite mon message. Entrez, je vous prie.

Le doyen était un sexagénaire rondelet d’une élégance maniaque qui habitait parfaitement sa fonction. Front haut d’intellectuel, moustache soignée, sourire affable, et en prime un soupçon d’ironie bonhomme qui attestaient de ses origines britanniques. Il évoluait parmi les boiseries précieuses de son bureau avec l’aisance d’un poisson rouge dans son bocal. Les diplômes prestigieux encadrés au mur renforçaient encore la parfaite adéquation du personnage avec son environnement. Lequel s’agrémentait ce matin, ô surprise, d’une pointe d’érotisme tout à fait inattendue. Une superbe paire de jambes féminines, gainées de noir et haut croisées, dépassait du fauteuil réservé aux visiteurs.

Graymes s’accorda une seconde pour en admirer l’interminable délié et pardonna l’excitation inhabituelle qui agitait le doyen.

— Docteur Graymes, je vous présente la princesse Marfa, de Leningrad. Elle a accompli un long voyage pour venir nous voir. Je veux dire… vous voir.

L’arrivant contourna le fauteuil avec la prudence d’un chasseur qui sait avoir débusqué un dangereux prédateur. La princesse semblait tout droit sortie d’un recueil de contes et légendes pour enfants. Son visage grave, au teint très clair, aux pommettes saillantes, était d’une beauté confondante. Le regard, surtout, faisait songer à ces eaux froides et profondes de l’Arctique et contrastait avec le feu des lèvres, minces mais non dénuées de sensualité. Elle avait l’apparence d’une porcelaine délicate, propre à enflammer le cœur de tous les protecteurs mâles qui devaient croiser son chemin.

Elle sourit, découvrant de petites dents très blanches. Très pointues aussi.

— Ainsi, vous êtes ce docteur Graymes que l’on cite dans de nombreux ouvrages occultistes ? Le chasseur de démons ? Et un peu démon lui-même ?

Elle lui tendit sa main à baiser avec une grâce toute aristocratique. Graymes s’inclina froidement, sans quitter des yeux sa délicieuse propriétaire.

— Le docteur Graymes est décrié par les matérialistes, appuya le doyen avec fierté. Mais dans sa partie, il est le meilleur. Il fait autorité pour tout ce qui concerne les traditions anciennes. Bien entendu, je ne crois pas à toutes ces choses, mais une université comme la nôtre se doit d’honorer toutes les disciplines, fussent-elles les plus improbables.

La jeune femme joua avec ses gants.

— Oui, je suis au courant. Le docteur Graymes passe pour un homme aux ressources multiples. Ainsi que je l’expliquais avant votre arrivée, docteur, je suis entrée il y a peu en possession d’un manuscrit ancien de grande valeur… Un manuscrit très ancien, et très étrange…

Graymes la couva d’un regard impassible.

— Cet ouvrage, si j’en crois le marchand qui me l’a vendu, traîne derrière lui une réputation des plus fâcheuses… Je souhaiterais avoir l’avis d’un expert. Je suis russe, et superstitieuse. Je crois profondément aux malédictions, et je ne souhaiterais pas conserver quelque chose qui pourrait me porter préjudice, vous comprenez ?

Son accent slave donnait à sa voix haut perchée un caractère mélodieux que le doyen semblait goûter comme du Mozart.

— Je ne peux me prononcer sans examiner l’objet en question, répondit Graymes avec un sourire faussement suave.

— Justement. J’allais vous le proposer. Avec l’autorisation de M. le doyen, bien entendu.

Mr le doyen la rassura d’un sourire sur son appui. Graymes apprécia la sournoiserie du traquenard.

— Quand ?

— Eh bien… Je ne reste que quelques jours à New York. Vous pourriez peut-être… disons… passer chez moi ce soir vers huit heures ? 268 Park Avenue. Si votre emploi du temps vous le permet.

— Ce soir, huit heures, entérina Graymes.

— Je suis ravie de cet arrangement. Je vous remercie de m’avoir reçue, conclut la princesse en se levant.

— Vous partez déjà ? s’inquiéta le doyen. Ne souhaitez-vous pas visiter le campus, auparavant ?

La jeune femme présenta quelques excuses bien choisies et prit congé.

— Charmante personne, n’est-ce pas, Graymes ? Je suis heureux que vous ne lui ayez pas refusé ce modeste service.

L’air circonspect, le démonologue observait derrière la vitre la Rolls qui repartait. Au bout d’un instant, il laissa tomber :

— C’est tout naturel.

*
* *

Chris Rollins – de l’Agence Rollins et Darmont –, détailla avec un sourire figé l’étrange amateur de ruines. Car il ne pouvait qualifier autrement la vieille maison Upshire, penchée au-dessus de l’East River comme un échassier cancéreux s’abreuvant de vase. C’était un miracle que la ville n’ait pas frappé une résidence aussi peu salubre d’une interdiction quelconque : trois étages délabrés, dévorés par la moisissure et la suie, qui barbotaient dans l’eau aux premières crues et ruisselaient même en août d’une humidité miasmatique. Même les squatters les plus endurcis évitaient d’y séjourner.

Aux dernières nouvelles, son propriétaire, excentrique et injoignable, habitait toujours la jungle amazonienne, où il avait pris femme dans l’une des tribus indigènes qui l’hébergeaient.

Avoir déniché un locataire pour… ça constituait le plus bel exploit jamais enregistré par une société immobilière. Rollins toussa. Le climat de ces berges, à la tombée de la nuit, n’était pas bon pour ses bronches. Ni pour la santé d’un type sensé. Il n’imaginait personne capable de supporter un tel environnement. Pris de remords, il tenta une dernière manœuvre de dissuasion :

— Écoutez, nous pourrons retourner à l’agence consulter le fichier. Nous trouverons certainement des affaires convenant mieux pour pas beaucoup plus cher.

L’étranger fit comme s’il n’avait pas entendu, et continua d’observer la lugubre bâtisse avec beaucoup d’attention. C’était un personnage énigmatique de haute taille, drapé d’une traditionnelle djellaba sombre dont le litham dissimulait la quasi-totalité de son visage. Seul le regard dur, impénétrable, émergeait du voile. Rollins trouvait pour sa part cet accoutrement folklorique réellement exagéré, même pour un Arabe. Peut-être avait-il encore cours dans les régions reculées du Sahara, mais pour ce qu’il savait, il n’était plus de mise dans les grandes villes du Maghreb. À fortiori dans une cité moderne comme New York.

— Je prends, laissa tomber l’homme d’une voix qui semblait sortir d’un puits.

Rollins se gratta la gorge. Inutile de contrarier un client aussi décidé.

— Évidemment, vous aurez là toute la place nécessaire pour loger votre petite famille.

L’Arabe se tourna légèrement vers lui, et le négociateur eut le sentiment très net qu’il souriait. Ou du moins qu’une expression de gaieté sinistre passait sur son visage masqué. Puis l’autre tira d’une sacoche des liasses de dollars et les lui tendit. Rollins recula.

— Non. Attendez. C’est que ça ne se passe pas comme ça, ici. Il faut d’abord signer les papiers et puis… et puis d’ailleurs, vous me donnez beaucoup trop, vous savez.

— Papiers plus tard, prenez l’argent et laissez-moi.

Rollins hésita. Mais il ne se sentait pas de taille à tenir tête à cet étranger aussi costaud que prodigue. La pensée l’effleura qu’il s’agissait peut-être d’un émir quelconque soucieux de discrétion durant son séjour ici. Il s’inclina.

— Ne vous inquiétez de rien. Je vous enverrai tout ça. Tenez. Gardez les clés. Et n’hésitez pas à m’appeler si vous avez un ennui. O.K. ? Bien. Bon séjour chez nous.

Le client ne répondit rien. Son attitude indiquait clairement que la présence de l’Américain indisposait. Rollins regagna rapidement sa voiture garée à l’angle de la rue. Ce quartier lui donnait froid dans le dos, et le brouillard qui commençait à remonter de l’estuaire n’était guère indiqué pour ses bronches fragiles.

Quand il regarda à nouveau vers la maison, le nouveau locataire avait soulevé sa valise aussi facilement qu’une plume et disparaissait sous le porche branlant. Dans la lumière déclinante, il eut la désagréable impression d’entrevoir deux yeux rouges se tourner dans sa direction.

*
* *

— Bonsoir, docteur Graymes…

— La porte était ouverte.

Quelque part, une horloge sinistre égrena huit coups.

L’immense living était baigné d’une lumière tamisée. Les fenêtres donnant sur la terrasse avaient été laissées ouvertes et le vent jouait dans les rideaux. Une silhouette diaphane était nonchalamment étendue sur un interminable canapé qui zigzaguait d’un mur à l’autre. Dans son déshabillé vaporeux plus qu’audacieux, la princesse avait l’apparence de quelque willi enjôleuse et fatale échappée d’un cimetière voisin. Ses cheveux, relevés en un chignon compliqué, dégageaient mieux encore la pureté – la dureté – de ses traits. L’image angélique qu’elle s’était efforcée de donner d’elle dans le bureau du doyen s’était imperceptiblement altérée sous l’effet d’une sorte d’excitation animale.

— Je suis ravie que vous ayez pu vous libérer ce soir, docteur. Je crois savoir que votre emploi du temps nocturne est souvent chargé.

Graymes ignora le sous-entendu, il jeta un coup d’œil prudent aux alentours. Ils semblaient bien seuls dans la clarté tremblante des chandelles. Aucune trace du chauffeur chauve. Elle devina sa pensée.

— Mon majordome est sorti. J’ai pensé qu’il serait préférable que nous soyons seuls pour parler.

Il descendit les quelques marches d’accueil, gazonnées d’épaisse moquette. Il n’était guère sensible à la mise en scène déployée pour son arrivée.

— Inutile de perdre notre temps, annonça-t-il sèchement. Votre numéro chez le doyen était admirable mais n’a abusé que lui. Vous n’avez pas le Bashamay. Sans quoi vous n’auriez pas payé ces imbéciles pour me tendre le piège de la nuit dernière.

Cette tirade n’eut pas le don de déstabiliser la princesse. Elle esquissa juste un sourire candide.

— Je pensais bien que vous m’aviez percée à jour. Non, c’est exact, je ne l’ai pas. Mais je vous ai, vous. Et c’était le but recherché.

— J’ai le téléphone. Et mon numéro est dans le nouvel annuaire. Pourquoi cette stupide mascarade ?

— Docteur Graymes, beaucoup de rumeurs circulent sur votre compte. Je tenais à en vérifier certaines. Je crois finalement que votre réputation n’est pas usurpée. Je suis désolée d’avoir dû vous placer dans une situation plutôt déplaisante, mais vous vous en êtes admirablement tiré. Nous pouvons nous aider mutuellement, je crois.

— Nous aider ?

— Je dispose d’informations qui vous intéressent, et réciproquement.

Elle désigna le Champagne disposé sur la table basse dans son sceau en argent.

— Servez-moi un verre, je vous prie.

— Non, merci, je ne bois que du gin.

Sans s’offusquer, elle ouvrit la bouteille. Elle n’emplit qu’une seule coupe. Graymes la regarda officier, ironique.

— Docteur Graymes, vous croyez à l’existence du Bashamay, n’est-ce pas ? L’ouvrage maudit de la déesse Al Làt ? Oui, vous y croyez, bien sûr, sans quoi vous n’auriez pas été vous jeter dans la gueule du loup.

— Le Bashamay a une existence réelle, j’en suis convaincu.

— Je peux vous le confirmer. Je l’ai vu de mes yeux. De loin, ajouta-t-elle aussitôt, et c’est pour cela que je suis toujours en vie…

— Officiellement, sa trace disparaît à l’avènement de Mahomet, qui le brûla en place publique avec d’autres ouvrages, à La Mecque, pour marquer la rupture avec les croyances préislamiques. Seulement d’après ce que j’en sais, des prêtres d’Al Làt lui ont évité le brasier purificateur du prophète.

— Il en a réchappé, oui. Al Làt comptait de nombreux adeptes, hostiles à la réforme monothéiste. Ce n’est pas le Bashamay que l’on a brûlé avec les autres symboles de la déesse du mal mais un traité de moindre ampleur, maquillé comme tel. Grâce à des complicités, le vrai Bashamay a été préservé et envoyé secrètement, sous bonne escorte, dans un temple caché du Sahara aujourd’hui enfoui.

Graymes se cala confortablement dans son fauteuil. Ses yeux brillaient d’excitation. Il commençait à goûter au plaisir simple, presque ludique, d’un échange entre connaisseurs passionnés ; il en oubliait tout le reste.

Marfa s’en aperçut et lui sourit en décroisant les jambes. Elle poursuivit :

— Voici une dizaine d’années, il a été ramené au jour par un archéologue russe du nom d’Alexeï Bunin, qui a payé de sa vie cette découverte.

— Nul profane ne peut approcher le Bashamay, récita Graymes, sa lecture rend fou, et pire encore. Même le sorcier doit lui payer un tribut, en l’augmentant d’une page de peau humaine. Comment avez-vous eu cette information ?

— L’archéologue en question était mon mari, docteur Graymes. Il est mort dans des circonstances affreuses, et depuis, l’objet a disparu. Volé par les Touareg qui tournaient autour de notre campement, je suppose.

— Certaines légendes prétendent qu’il choisit les mains entre lesquelles il tombe. Ce n’est pas un ouvrage ordinaire mais un être vivant. Et un pouvoir surhumain, qui renferme l’esprit d’Al Làt elle-même.

— Depuis ce temps, je n’ai eu de cesse que de le retrouver. Récemment, j’ai appris qu’il était en possession d’un vieillard qui résidait dans le Kel Ajjer. J’ai envoyé là-bas un négociateur qui l’a acheté pour presque rien. Malheureusement, il a été assassiné juste avant de pouvoir me le remettre.

— C’était l’homme que l’on a retrouvé dépecé dans les ruines de Carthage ?

— Vous étiez donc au courant ?

— J’ai de nombreuses antennes, princesse.

— La mort d’Abdul est l’œuvre d’un sorcier qui s’appelle Al Rhazi. C’est lui qui a accompli le rite. Il a fui la Tunisie aussitôt après, non sans avoir assassiné une autre personne, une jeune fille. Tout laisse croire qu’il l’a donnée en pâture au Bashamay. Il a dû apprendre par hasard la transaction que je menais et m’a coupé l’herbe sous le pied. Je le crois capable du pire. Il a su déjouer tous les pièges. Maintenant, le Bashamay est en sa possession. Et il sait s’en servir.

Un courant d’air entortilla brusquement les rideaux.

Graymes posa son menton sur ses mains jointes.

— Vous semblez très au fait de la question. Pourquoi recourir à mes services ?

— Al Rhazi est un adversaire trop fort pour moi. J’ai besoin de l’aide d’un véritable occultiste. Et puis… en ce moment même, il est ici, à New York.