LES ROIS MAUDITS
Philippe VI pouvait-il faire moins, envers cet hôte chevaleresque, que d'offrir un tournoi en son honneur?
Ainsi dans la plaine d'…vreux, sur les bords de l'Iton, le roi de France et le roi de Bohême, amis fraternels, allaient se livrer fausse bataille...
avec plus de monde sous les armes que n'en avait le fils de ce même roi de Bohême pour s'opposer à l'Italie entière.
Les lices, c'est-à-dire l'enclos du tournoi, étaient tracées dans une vaste prairie plate o˘ elles formaient un rectangle de trois cents pieds sur deux cents, fermé par deux palissades, la première à claire-voie et faite de poteaux terminés en pointe, la seconde, à l'intérieur, un peu plus basse et bordée d'une épaisse main courante. Entre les deux palissades se tenaient, pendant les épreuves, les valets d'armes des tournoyeurs.
Du côté de l'ombre avaient été b‚tis les échafauds, trois grandes tribunes couvertes de toile et décorées de bannières: celle du milieu pour les juges, et les deux autres pour les dames.
Tout autour, dans la plaine, se pressaient les pavillons des valets et palefreniers; c'était là qu'on venait admirer, en se promenant, les montures de tournoi ; sur chaque pavillon flottaient les armes de son propriétaire.
Les quatre premiers jours de la rencontre furent consacrés aux joutes individuelles, aux défis que se lançaient deux à deux les seigneurs présents. Certains voulaient leur revanche d'une défaite essuyée dans une précédente rencontre; d'autres, qui ne s'étaient jamais encore mesurés, souhaitaient s'éprouver; ou bien l'on poussait deux jouteurs fameux à
s'affronter.
Les tribunes s'emplissaient plus ou moins, selon la qualité des adversaires. Deux jeunes écuyers avaient-ils pu, en faisant démarches, obtenir les lices pour une demi-heure de grand matin? Les échafauds alors n'étaient que maigrement garnis de quelques amis ou parents. Mais qu'on annonç‚t une rencontre entre le roi de Bohême et messire Jean de Hainaut, arrivé tout exprès de la Hollande avec vingt chevaliers, les tribunes menaçaient de crouler. C'était alors que les dames arrachaient une manche de leur robe pour la remettre au chevalier de leur choix, fausse manche souvent, o˘ la soie n'était cousue par-dessus la vraie manche que par quelques fils faciles à casser, ou bien vraie manche, chez certaines dames osées qui se plaisaient à découvrir un beau bras.
Il y avait toute espèce de personnes, sur les gradins; car en cette grande affluence qui faisait d'…vreux comme une foire de noblesse, on ne pouvait point trop trier. quelques follieuses de haut vol, aussi parées que les baronnes, et plus jolies souvent et de plus fines manières, parvenaient à
se glisser aux meilleures places, jouaient de l'oil et provoquaient les hommes à d'autres tournois.
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LES ROIS MAUDITS
Philippe VI pouvait-il faire moins, envers cet hôte chevaleresque, que d'offrir un tournoi en son honneur?
Ainsi dans la plaine d'…vreux, sur les bords de l'Iton, le roi de France et le roi de Bohême, amis fraternels, allaient se livrer fausse bataille...
avec plus de monde sous les armes que n'en avait le fils de ce même roi de Bohême pour s'opposer à l'Italie entière.
Les lices, c'est-à-dire l'enclos du tournoi, étaient tracées dans une vaste prairie plate o˘ elles formaient un rectangle de trois cents pieds sur deux cents, fermé par deux palissades, la première à claire-voie et faite de poteaux terminés en pointe, la seconde, à l'intérieur, un peu plus basse et bordée d'une épaisse main courante. Entre les deux palissades se tenaient, pendant les épreuves, les valets d'armes des tournoyeurs.
Du côté de l'ombre avaient été b‚tis les échafauds, trois grandes tribunes couvertes de toile et décorées de bannières: celle du milieu pour les juges, et les deux autres pour les dames.
Tout autour, dans la plaine, se pressaient les pavillons des valets et palefreniers; c'était là qu'on venait admirer, en se promenant, les montures de tournoi ; sur chaque pavillon flottaient les armes de son propriétaire.
Les quatre premiers jours de la rencontre furent consacrés aux joutes individuelles, aux défis que se lançaient deux à deux les seigneurs présents. Certains voulaient leur revanche d'une défaite essuyée dans une précédente rencontre; d'autres, qui ne s'étaient jamais encore mesurés, souhaitaient s'éprouver ; ou bien l'on poussait deux jouteurs fameux à
s'affronter.
Les tribunes s'emplissaient plus ou moins, selon la qualité des adversaires. Deux jeunes écuyers avaient-ils pu, en faisant démarches, obtenir les lices pour une demi-heure de grand matin? Les échafauds alors n'étaient que maigrement garnis de quelques amis ou parents. Mais qu'on annonç‚t une rencontre entre le roi de Bohême et messire Jean de Hainaut, arrivé tout exprès de la Hollande avec vingt chevaliers, les tribunes menaçaient de crouler. C'était alors que les dames arrachaient une manche de leur robe pour la remettre au chevalier de leur choix, fausse manche souvent, o˘ la soie n'était cousue par-dessus la vraie manche que par quelques fils faciles à casser, ou bien vraie manche, chez certaines dames osées qui se plaisaient à découvrir un beau bras.
Il y avait toute espèce de personnes, sur les gradins; car en cette grande affluence qui faisait d'…vreux comme une foire de noblesse, on ne pouvait point trop trier. quelques follieuses de haut vol, aussi parées que les baronnes, et plus jolies souvent et de plus fines manières, parvenaient à
se glisser aux meilleures places, jouaient de l'oil et provoquaient les hommes à d'autres tournois.
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LES ROIS MAUDITS
s'entraînait soi-même dans les vergers dont les oiseaux s'enfuyaient, effrayés par ces charges, ces chocs de lances et grands cliquetis d'épées.
Les petits barons mettaient trois heures à essayer leur cervelière.
Pour se faire la main, les ch‚telains organisaient des tournois locaux o˘
les hommes d'‚ge, fronçant le sourcil, gonflant les joues, jugeaient des coups en regardant leurs cadets s'éborgner. Après quoi l'on s'attablait pour dîner longuement, b‚frant, buvant et discutant.
Ces jeux guerriers, de baronnie à baronnie, finissaient par être aussi co˚teux que de vraies campagnes.
Enfin on se mettait en route ; le grand-père avait décidé à la dernière minute d'être du voyage, et le fils de quatorze ans avait eu gain de cause ; il servirait de petit écuyer. Les destriers d'armes, qu'il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en main ; les coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des mulets. Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent dont le manoir se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait au tournoi. Un lourd souper encore, copieusement arrosé, et à l'aube crevant on repartait tous ensemble.
Ainsi, de halte en halte, les troupes grossissaient, jusqu'à la rencontre, en formidable appareil, du sire comte dont on était vassal. On lui baisait la main ; quelques banalités s'échangeaient qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir des coffres une de leurs robes nouvelles et l'on s'agrégeait à la suite du comte, déjà longue d'une demi-lieue et toutes bannières flottantes sous le soleil de début d'été.
De fausses armées, équipées de lances épointées, d'épées sans tranchant et de masses sans poids, franchissaient alors la Seine, l'Eure, la Risle, ou montaient de la Loire, pour se rendre à une fausse guerre o˘ rien n'était sérieux sinon les vanités.
Dès huit jours avant le tournoi, il ne restait plus chambre ou soupente à
louer en toute la ville d'…vreux. Le roi de France tenait sa cour dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en l'honneur duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d'…vreux, roi de Navarre.
Singulier prince que ce Jean de Luxembourg, roi de Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes que de terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n'e˚t pas imaginé de paraître en moins grand équipage que l'hôte dont il tirait ses ressources ! Luxembourg avait près de quarante ans, et en paraissait trente; on le reconnaissait à sa belle barbe ch‚taine, soyeuse et déployée, à sa tête rieuse et altière, à
ses mains avenantes, toujours tendues. C'était un prodige de vivacité, de force, d'audace, de gaieté, de bêtise aussi. D'une stature voisine de celle de Philippe VI, il était
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s'entraînait soi-même dans les vergers dont les oiseaux s'enfuyaient effrayés par ces charges, ces chocs de lances et grands cliquetis d'épée^
Les petits barons mettaient trois heures à essayer leur cervelière.
Pour se faire la main, les ch‚telains organisaient des tournois locau^ o˘
les hommes d'‚ge, fronçant le sourcil, gonflant les joues, jugeaier\t des coups en regardant leurs cadets s'éborgner. Après quoi l'o^ s'attablait pour dîner longuement, b‚frant, buvant et discutant.
Ces jeux guerriers, de baronnie à baronnie, finissaient par être aus^
co˚teux que de vraies campagnes.
Enfin on se mettait en route ; le grand-père avait décidé à la dernière minute d'être du voyage, et le fils de quatorze ans avait eu gain de cause; il servirait de petit écuyer. Les destriers d'armes, qu'il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en main ; les coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des mulets. Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent dont le manoir se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait au tournoi. Un lourd souper encore, copieusement arrosé, et à
l'aube crevant on repartait tous ensemble.
Ainsi, de halte en halte, les troupes grossissaient, jusqu'à la rencontre, en formidable appareil, du sire comte dont on était vassal. On lui baisait la main ; quelques banalités s'échangeaient qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir des coffres une de leurs robes nouvelles et l'on s'agrégeait à la suite du comte, déjà longue d'une demi-lieue et toutes bannières flottantes sous le soleil de début d'été.
De fausses armées, équipées de lances épointées, d'épées sans tranchant et de niasses sans poids, franchissaient alors la Seine, l'Eure, la Risle, ou montaient de la Loire, pour se rendre à une fausse guerre o˘ rien n'était sérieux sinon les vanités.
Dès huit jours avant le tournoi, il ne restait plus chambre ou soupente à
louer en toute la ville d'…vreux. Le roi de France tenait sa cour dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en l'honneur duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d'…vreux, roi de Navarre.
Singulier prince que ce Jean de Luxembourg, roi de Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes que de terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n'e˚t pas imaginé de paraître en moins grand équipage que l'hôte dont il tirait ses ressources ! Luxembourg avait près de quarante ans, et en paraissait trente; on le reconnaissait à sa belle barbe ch‚taine, soyeuse et déployée, à sa tête rieuse et altière, à
ses mains avenantes, toujours tendues. C'était un prodige de vivacité, de force, d'audace, de gaieté, de bêtise aussi. D'une stature voisine de celle de Philippe VI, il était
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mailles de fer, il donnait une étrange impression d'intrépidité et de gr
‚ce, de manque de sérieux aussi.
L'intense vacarme des cloches le surprit à la sortie du donjon et le grand soleil d'ao˚t l'éblouit. Le lévrier se mit à hurler.
On monta jusqu'au sommet de la Thomasse, la grosse tour ronde construite par Richard Cour de Lion. que n'avait-il pas b‚ti, cet ancêtre? L'enceinte de la tour de Londres, Ch‚teau-Gaillard en Normandie, la forteresse de La Réole...
La Garonne, large et miroitante, coulait au pied du coteau presque à pic, et son cours dessinait des méandres à travers la grande plaine fertile o˘
le regard se perdait jusqu'à la lointaine ligne bleue des monts de l'Agenais.
- Je ne distingue rien, dit le comte de Kent qui s'attendait à voir les avant-gardes françaises aux abords de la ville.
- Mais si, Monseigneur, lui répondit-on en criant pour dominer le bruit du tocsin. Le long de la rivière, en amont, vers Sainte-Bazeille !
En plissant les yeux et en mettant la main en visière, le comte de Kent finit par apercevoir un ruban scintillant qui doubla.it celui du fleuve. On lui dit que c'était le reflet du soleil sur les cuirasses et les caparaçons des chevaux.
Et toujours ce fracas de cloches qui brisait l'air! Les sonneurs devaient avoir les bras rompus. Dans les rues de la ville, autour de l'hôtel communal surtout, la population s'agitait, fourmillante. Comme les hommes semblaient petits, observés depuis les créneaux d'une citadelle! Des insectes. Sur tous les chemins qui aboutissaient à la ville, se pressaient des paysans apeurés, qui tirant sa vache, qui poussant ses chèvres, qui aiguillonnant les boufs de son attelage. On abandonnait les champs en courant ; arriveraient bientôt les gens des bourgs environnants, leurs hardes sur le dos ou entassées dans les chariots. Tout le monde se logerait comme il pourrait, dans une ville déjà surpeuplée par la troupe et les chevaliers de Guyenne,
- Nous ne commencerons vraiment à pouvoir compter les Français que dans deux heures, et ils ne seront pas sous les murs avant la nuit, dit le sénéchal.
- Ah ! c'est piètre saison pour faire la guerre, dit avec humeur le sire de Bergerac qui avait d˚ s'enfuir de Sainte-Foy-la-Grande quelques jours plus tôt, devant l'avance française.
- Pourquoi donc n'est-ce pas bonne saison? demanda le comte de Kent en montrant le ciel pur et cette belle campagne qui s'étendait devant eux.
Il faisait un peu chaud, certes, mais cela ne valait-il pas mieux que la pluie et la boue? S'ils avaient connu, ces gens d'Aquitaine, les guerres d'Ecosse, ils se seraient bien gardés de se plaindre.
- Parce qu'on est à un mois des vendanges, Monseigneur, dit le sire LA LOUVE DE FRANCE
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de Montpezat; parce que les vilains vont gémir de voir fouler leurs récoltes, et nous opposer leur mauvaise volonté. Le comte de Valois connaît bien ce qu'il fait; déjà, en 1294, il a agi de la sorte, ravageant tout pour lasser le pays plus vite.
Le duc de Kent haussa les épaules. Le pays bordelais n'en était pas à
quelques barriques près, et guerre ou pas guerre, on continuerait de boire du claret. Il circulait en haut de la Thomasse une petite brise inattendue qui pénétrait dans la chemise ouverte du jeune prince et lui glissait agréablement sur la peau. Comme le seul fait de vivre procurait parfois une sensation merveilleuse !
Accoudé aux pierres tièdes du créneau, le comte de Kent se laissait aller à
rêver. Il était, à vingt-trois ans, lieutenant du roi pour tout un duché, c'est-à-dire investi de toutes les prérogatives royales et figurant, en sa personne, le roi lui-même. 11 était celui qui disait : " Je veux ! " et auquel on obéissait. Il pouvait ordonner: "Pendez!"... Il ne songeait pas à
le dire, d'ailleurs, mais il pouvait le faire. Et puis, surtout, il était loin de l'Angleterre, loin de la cour de Westminster, loin des lubies, des colères, des suspicions de son demi-frère Edouard II, loin des Despensers.
Ici, il se trouvait enfin livré à lui-même, son seul maître, et maître de tout ce qui l'entourait. Une armée venait à sa rencontre qu'il allait charger et vaincre, il n'en doutait pas. Un astrologue lui avait annoncé
qu'entre sa vingt-quatrième et sa vingt-sixième année il accomplirait ses plus hautes actions, qui le mettraient fort en vue... Ses songes d'enfance devenaient brusquement réels. Une grande plaine, des cuirasses, une autorité souveraine... Non, vraiment, il ne s'était, depuis sa naissance, senti plus heureux d'exister. La tête lui tournait un peu, d'une griserie qui ne lui venait de rien d'autre que de lui-même, et de cette brise qui passait contre sa poitrine, et de ce vaste horizon...
- Vos ordres, Monseigneur ? demanda messire Basset qui commençait à
s'impatienter.
Le comte de Kent se retourna et regarda le petit sénéchal avec une nuance d'étonnement hautain.
- Mes ordres? dit-il. Mais faites sonner les busines18, messire sénéchal, et mettez votre monde à cheval. Nous allons nous porter en avant et charger.
- Mais avec quoi, Monseigneur?
- Mais pardieu, avec nos troupes, Basset !
- Monseigneur, nous avons ici, à toute peine, deux cents armures, et il nous en vient plus de quinze cents à rencontre, aux chiffres que nous avons. N'est-il pas vrai, messire de Bergerac?
Le sire Réginald de Pons de Bergerac approuva de la tête. Le courtaud sénéchal avait le cou plus rouge et plus gonflé que de coutume; vraiment il était inquiet et près d'éclater devant tant d'inconsciente légèreté.
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- Et des renforts, nulle nouvelle? dit le comte de Kent.
- Eh non, Monseigneur! Toujours rien! Le roi votre frère, pardonnez mon propos, nous laisse par trop choir.
Il y avait quatre semaines qu'on attendait ces fameux renforts d'Angleterre. Et le connétable de Bordeaux qui, lui, avait des troupes, en prenait prétexte pour ne pas bouger, puisqu'il avait reçu l'ordre exprès du roi Edouard de se mettre en route aussitôt que les renforts arriveraient.
Le jeune comte de Kent n'était pas aussi souverain qu'il y paraissait...
Par suite de cette attente et de ce manque d'hommes - à se demander si les renforts annoncés étaient seulement embarqués ! - on avait permis à
Monseigneur de Valois de se promener à travers le pays, d'Agen à Marmande et de Bergerac à Duras, comme dans un parc de plaisance. Et maintenant que Valois était là, à portée du regard, avec son gros ruban d'acier, on ne pouvait toujours rien faire.
- C'est aussi votre conseil, Montpezat? demanda le comte de Kent.
- A regret, Monseigneur, oh ! bien à regret, répondit le baron de Montpezat en mordant ses noires moustaches.
- Et vous, Bergerac? questionna encore Kent.
- J'en ai les larmes de rage, dit Pons de Bergerac avec l'accent bien chantant qu'avaient tous les seigneurs de la région.
Edmond de Kent se dispensa d'interroger les barons de Budos et de Fargues de Mauvezin ; ceux-là ne parlaient ni le français, ni l'anglais, mais seulement le gascon, et Kent ne comprenait rien à leurs palabres. Leurs visages d'ailleurs fournissaient suffisante réponse.
- Alors faites fermer les portes, messire sénéchal, et installons-nous pour être assiégés. Et puis quand les renforts arriveront, ils prendront les Français à revers, et ce sera peut-être mieux ainsi, dit le comte de Kent pour se consoler.
Il gratta du bout des doigts le front de son lévrier, et puis se réaccouda aux pierres tièdes pour observer la vallée. Un vieil adage disait : " qui tient La Réole tient la Guyenne. " On tiendrait le temps qu'il faudrait.
Une avance trop aisée est presque aussi épuisante, pour une troupe, qu'une retraite. Faute de trouver devant soi une résistance qui permît de s'arrêter, f˚t-ce une journée, et de reprendre haleine, l'armée de France marchait, marchait, sans rel‚che, depuis plus de trois semaines, depuis vingt-cinq jours exactement. Le grand ost, bannières, armures, goujats, archers, chariots, forges, cuisines, et puis les marchands et les bordeliers à la suite, s'étirait sur plus d'une lieue. Les chevaux blessaient au garrot, et il ne se passait pas de quart d'heure que l'un ne se déferr‚t. Beaucoup de chevaliers avaient d˚ renoncer à porter leurs cuirasses qui, la chaleur aidant, leur provoquaient plaies et furoncles aux jointures. La piétaille traînait ses lourds souliers cloutés.
En plus, les belles prunes noires d'Agen, qui semblaient m˚res sur les arbres, avaient purgé avec violence les soldats assoiffés et chapardeurs ; on en voyait qui quittaient la colonne à tout instant pour aller baisser leurs chausses le long du chemin.
Le connétable Gaucher de Ch‚tillon somnolait le plus qu'il pouvait, à
cheval. Près de cinquante ans de métier des armes et huit guerres ou campagnes lui en avaient donné l'entraînement.
- Je vais dormir un petit, annonçait-il à ses deux écuyers.
Ceux-ci, réglant le pas de leurs montures, venaient se placer de part et d'autre du connétable, de façon à bien l'encadrer pour le cas o˘ il aurait glissé de côté; et le vieux chef, les reins appuyés au troussequin, ronflait dans son heaume.
Robert d'Artois suait sans maigrir et répandait à vingt pas une odeur de fauve. Il avait fait amitié avec un des Anglais qui suivaient Mortimer, ce long baron de Maltravers qui ressemblait à un cheval, et il lui avait même offert de marcher dans sa bannière parce que l'autre était fort joueur et toujours prêt, aux haltes, à manier le cornet de dés.
Charles de Valois ne décolérait pas. Entouré de son fils d'Alençon, de son neveu d'…vreux, des deux maréchaux Mathieu de Trye et Jean des Barres, et de son cousin Alphonse d'Espagne, il s'emportait contre tout, contre le climat intolérable, contre la touffeur des nuits et la fournaise des jours, contre les mouches, contre la nourriture trop grasse. Le vin qu'on lui servait n'était que piquette de manant. Pourtant on était dans un pays de crus fameux? O˘ donc ces gens-là cachaient-ils leurs bonnes barriques? Les oufs avaient mauvais golt, le lait était aigre. Monseigneur de Valois se réveillait parfois avec des nausées, et depuis quelques jours il éprouvait dans la poitrine une douleur sournoise qui l'inquiétait. Et puis la piétaille n'avançait pas, non plus que les grosses bouches à poudre fournies par les Italiens et dont les patins de bois semblaient coller aux chemins. Ah ! si l'on avait pu faire la guerre seulement avec la chevalerie!...
- Il semble que je sois voué au soleil, disait Valois. Ma première campagne, quand j'avais quinze ans, je l'ai faite ainsi, mon cousin Alphonse, par une chaleur br˚lante, dans votre Aragon pelé, dont je fus un moment roi, contre votre grand-père.
Il s'adressait à Alphonse d'Espagne, héritier du trône d'Aragon, lui rappelant sans ménagement les luttes qui avaient divisé leurs familles.
Mais il pouvait se le permettre, car Alphonse était bien débonnaire, prêt à
tout accepter pour contenter chacun, prêt à partir pour la croisade puisqu'on l'en avait prié, et à combattre les Anglais pour s'entraîner à la croisade.
- Ah ! la prise de Gérone ! continuait Valois, je m'en souviendrai toujours. quelle bouilloire! Le cardinal de Cholet, n'ayant pas de 892
LES ROIS MAUDITS
couronne sous la main pour mon sacre, me coiffa de son chapeau. J'étouffais sous ce grand feutre rouge. Oui, j'avais quinze ans... Mon noble père, le roi Philippe le Hardi, mourut à Perpignan des fièvres qu'il avait prises là-bas...
Il s'était assombri en parlant de son père. Il pensait que celui-ci était mort à quarante ans. Son frère aîné, Philippe le Bel, avait trépassé à
quarante-six, et son demi-frère Louis d'…vreux à quarante-trois. Lui-même en avait maintenant cinquante-quatre, depuis mars; il avait montré qu'il était le plus robuste de la famille. Mais combien de temps encore la Providence lui accorderait-elle?
- Et la Campanie, et la Romagne, et la Toscane, d'autres pays o˘ il fait chaud ! poursuivit-il. Traverser toute l'Italie depuis Naples, en pleine saison de soleil, jusqu'à Sienne et Florence, pour en chasser les Gibelins comme je l'ai fait, il y a... laissez-moi compter... 1301, vingt-trois ans !... Et ici même, en Guyenne dans l'année 94, c'était aussi l'été !
Toujours l'été.
- Dites-moi, Charles, il fera pire chaleur encore à la croisade, lança ironiquement Robert d'Artois. Vous nous voyez chevauchant contre le Soudan d'Egypte? Et là-bas, il paraît que la vigne est petite culture. On va lécher le sable.
- Oh! la croisade, la croisade... répondit Valois avec une grande lassitude irritée. Sait-on même si elle partira, la croisade, avec toutes les traverses qu'on me met ! Il est beau de vouer sa vie au service des royaumes et de l'…glise, mais on finit par être las d'user toujours ses forces pour des ingrats.
Les ingrats, c'était le pape Jean XXII qui rechignait à accorder les subsides, comme si vraiment il avait voulu décourager l'expédition; c'était surtout le roi Charles IV qui, non seulement, différait toujours d'envoyer la commission de lieutenant à Charles de Valois, au point que cela en devenait offensant, mais en plus venait de profiter de l'éloignement de ce dernier pour se porter lui-même candidat à l'Empire. Et le pape, naturellement, avait accordé soutien officiel à cette candidature. Ainsi, toute la belle machination montée par Valois avec Léopold de Habsbourg s'écroulait. On le tenait pour niais, le Sire Charles le Bel, et de fait il l'était; mais il s'entendait assez bien aux coups fourrés... Valois avait reçu la nouvelle le jour même, vingt-cinquième d'ao˚t. Mauvaise Saint-Louis, en vérité !
Il était de si méchante humeur, et si occupé à chasser les mouches de son visage, qu'il en oubliait de regarder le paysage. Il ne vit La Réole que lorsqu'on fut devant, à quatre ou cinq portées d'arbalète.
La Réole, b‚tie sur un éperon rocheux et dominée elle-même par un cercle de vertes collines, surplombait la Garonne. Découpée sur le ciel p‚lissant, serrée dans ses remparts de bonne pierre ocre que dorait le soleil couchant, montrant ses clochers, les tours de son ch‚teau, la LA LOUVE DE FRANCE
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haute charpente de son hôtel de ville au clocheton ajouré, et tous ses toits de tuiles rouges pressés les uns contre les autres, elle ressemblait aux miniatures qui représentaient Jérusalem dans les Livres d'heures. Une jolie ville, vraiment. En outre, sa position élevée en faisait une idéale place de guerre ; le comte de Kent n'était pas sot de l'avoir choisie pour s'y enfermer. Il ne serait pas facile d'enlever cette forteresse.
L'armée s'était arrêtée, attendant les ordres. Mais Monseigneur de Valois n'en donnait pas. Il boudait. que le connétable, que les maréchaux prissent les décisions qui leur paraîtraient bonnes. Lui, n'étant pas lieutenant du roi, ne se chargeait plus d'aucune responsabilité.
- Venez, Alphonse, allons nous rafraîchir, dit-il au cousin d'Espagne.
Le connétable tournait la tête dans son heaume pour saisir ce que lui disaient ses chefs de bannières. Il envoya le comte de Boulogne en reconnaissance. Boulogne revint au bout d'une heure, ayant décrit le tour de la ville du côté des collines. Toutes les portes étaient closes, et la garnison ne donnait aucun signe de sortie. On décida donc de camper là, et les bannières s'installèrent un peu comme elles voulurent. Les vignes qui lançaient leurs sarments entre les arbres et les hauts échalas constituaient d'agréables abris en forme de tonnelles. L'armée était fourbue et s'endormit dans le clair crépuscule, avec l'apparition des premières étoiles.
Le jeune comte de Kent ne put résister à la tentation de l'audace. Après une insomnieuse nuit dont il avait trompé l'attente en jouant au trémerel19
avec ses écuyers, il manda le sénéchal Basset, lui commanda de faire armer sa chevalerie et, avant l'aube, sans sonner trompe, sortit de la ville, par une poterne basse.
Les Français, ronflant dans les vignes, ne s'éveillèrent que lorsque le galop des chevaliers gascons fut sur eux. Ils dressèrent des têtes étonnées pour les rabaisser aussitôt, et voir les sabots de la charge leur passer à
ras du front. Edmond de Kent et ses compagnons s'en donnaient à plaisir parmi ces groupes ensommeillés, taillant de l'épée, frappant de leurs masses d'armes, abattant les lourds fléaux plombés sur des jambes nues, des côtes que ne protégeaient ni mailles ni cuirasses. On entendait les os craquer, et un chemin de hurlements s'ouvrait dans le camp français. Les tentes de quelques grands seigneurs s'écroulaient. Mais bientôt une rude voix domina la mêlée, qui criait : " A moi Ch‚tillon ! " Et la bannière du connétable, de gueules à trois pals de vair au chef d'or, un dragon pour cimier, deux lions d'or pour tenir, flotta dans le soleil levant. C'était le vieux Gaucher qui, de son campement sagement établi en retrait, accourait à la rescousse avec ses vassaux. Les appels: "Artois en avant!...
A moi Valois!" répon-
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LES ROIS MAUDITS
dirent à droite et à gauche. A demi équipés, certains à cheval, d'autres à
pied, les chevaliers se ruaient à l'adversaire.
Le camp était trop vaste, trop disséminé, et les chevaliers français trop nombreux pour que le comte de Kent p˚t poursuivre longtemps ses ravages.
Déjà les Gascons voyaient s'amorcer devant eux un mouvement de tenailles.
Kent n'eut que le temps de faire tourner bride et de regagner au galop les portes de La Réole o˘ il s'engouffra ; et puis, ayant adressé compliment à
chacun, et son armure délacée, il s'en alla dormir, l'honneur sauf.
La consternation régnait dans le camp français o˘ l'on entendait gémir les blessés. Parmi les morts, dont le nombre s'élevait à près de soixante, se trouvaient Jean des Barres, l'un des maréchaux, et le comte de Boulogne, commandant de l'avant-garde. On déplorait que ces deux seigneurs, vaillants hommes de guerre, eussent rencontré une fin aussi soudaine et absurde.
Assommés à leur réveil !
Mais la prouesse de Kent inspira le respect. Charles de Valois lui-même, qui, la veille encore, déclarait qu'il ne ferait qu'une bouchée de ce jeune homme s'il le rencontrait en champ clos, prit un air pénétré, presque glorieux, pour dire :
- Eh ! Messeigneurs, il est mon neveu, ne l'omettez point !
Et oubliant du coup ses blessures d'amour-propre, ses malaises et le poids de la saison, il se mit, après que de somptueux honneurs funèbres eurent été rendus au maréchal des Barres, à préparer le siège de la ville. Il y montra autant d'activité que de compétence car, tout gros vaniteux qu'il était, il n'en était pas moins remarquable homme de guerre.
Toutes les routes d'accès à La Réole furent coupées, la région surveillée par des postes disposés en profondeur. Des fossés, remblais, et autres ouvrages de terre furent entrepris à petite distance des murs pour y mettre les archers à l'abri. On commença de construire, aux endroits les plus propices, des plates-formes pour y installer les bouches à poudre. En même temps on élevait des échafaudages destinés aux arbalétriers. Monseigneur de Valois était partout sur les chantiers, inspectant, ordonnant, poussant à
l'ouvre. En retrait, dans l'amphithé‚tre des collines, les chevaliers avaient fait dresser leurs trefs ronds au sommet desquels flottaient les bannières. La tente de Charles de Valois, placée de façon à dominer le camp et la cité assiégée, semblait un vrai ch‚teau de toile brodée.
Le trente ao˚t, Valois reçut enfin sa commission tant attendue. Son humeur alors acheva de se transformer et il parut ne plus faire de doute pour lui que la guerre f˚t comme déjà gagnée.
Deux jours plus tard, Mathieu de Trye, le maréchal survivant, Pierre de Cugnières et Alphonse d'Espagne, précédés de busines sonnantes et de la bannière blanche des parlementaires, s'avancèrent jusqu'au pied des murs de La Réole pour faire sommation au comte de Kent, d'ordre LA LOUVE DE FRANCE
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du puissant et haut seigneur Charles, comte de Valois, lieutenant du roi de France en Gascogne et Aquitaine, d'avoir à se rendre et remettre en leurs mains tout le duché pour faute de foi et hommage non rendu.
A quoi le sénéchal Basset, se hissant sur la pointe des pieds pour apparaître aux créneaux, répondit, d'ordre du haut et puissant seigneur Edmond, comte de Kent, lieutenant du roi d'Angleterre en Aquitaine et Gascogne, que la sommation était irrecevable et que le comte ne quitterait la ville ni ne remettrait le duché, sauf à être délogé par la force.
La déclaration de siège ayant été faite dans les règles, chacun retourna à
ses t‚ches.
Monseigneur de Valois mit à l'ouvrage les trente mineurs prêtés à lui par l'évêque de Metz. Ces mineurs devaient percer des galeries souterraines jusque sous les murs, puis y placer des barils de poudre auxquels on mettrait le feu. L'ingeniator Hugues, qui appartenait au duc de Lorraine, promettait miracle de cette opération. Le rempart s'ouvrirait comme une fleur au printemps.
Mais les assiégés, alertés par les coups sourds, disposèrent des récipients pleins d'eau sur les chemins de ronde. Et là o˘ ils virent à la surface de l'eau se former des rides, ils surent que les Français, en dessous, creusaient une sape. Ils en firent autant de leur côté, travaillant la nuit, alors que les mineurs de Lorraine travaillaient de jour. Un matin, les deux galeries s'étant rejointes, il se passa sous terre, à la lueur des lumignons, une atroce boucherie dont les survivants ressortirent couverts de sueur, de poussière sombre et de sang, le regard affolé comme s'ils remontaient des enfers.
Alors, les plates-formes de tir étant prêtes, Monseigneur de Valois décida d'utiliser ses bouches à feu.
C'étaient de gros tuyaux de bronze épais, cerclés de fer, et reposant sur des aff˚ts de bois sans roue. Il fallait dix chevaux pour traîner chacun de ses monstres, et vingt hommes pour les pointer, les caler, les charger. On construisait autour une sorte de caisse, faite d'épais madriers, et destinée à protéger les servants dans le cas o˘ l'engin éclaterait.
Ces pièces venaient de Pisé. Les servants italiens les appelaient bombarda à cause du bruit qu'elles faisaient.
Tous les grands seigneurs, tous les chefs de bannières, s'étaient réunis pour voir fonctionner les bombardes. Le connétable Gaucher haussait les épaules et déclarait, l'air bougon, qu'il ne croyait pas aux vertus destructrices de ces machines. Pourquoi toujours faire confiance à des "
novelletés ", alors qu'on pouvait se servir de bons mangonneaux, trébuchets et perrières qui, depuis des siècles, avaient produit leurs preuves? Pour réduire les villes qu'il avait prises, lui, Ch‚tillon, avait-il eu besoin des fondeurs de Lombardie? Les guerres se gagnaient par 896
LES ROIS MAUDITS
la vaillance des ‚mes et la force des bras, et non point par recours à des poudres d'alchimistes qui sentaient un peu trop le soufre de Satan ! Les servants avaient allumé auprès de chaque engin un brasero o˘ rougissait une broche de fer. Puis, ayant introduit la poudre à l'aide de grandes cuillers de fer battu, ils chargèrent chaque bombarde, d'abord d'une bourre d'étoupe, ensuite d'un gros boulet de pierre de près de cent livres, tout cela entonné par la gueule. Un peu de poudre fut déposé dans une gorge ménagée sur le dessus des culasses et qui communiquait par un mince orifice avec la charge intérieure.
Tous les assistants furent invités à se retirer de cinquante pas. Les servants des pièces se couchèrent, les mains sur les oreilles; un seul servant resta debout auprès de chaque bombarde pour mettre le feu à la poudre à l'aide des longues broches de fer rougies au feu. Et aussitôt que cela fut fait, il se jeta au sol et s'aplatit contre la caisse de l'aff˚t.
Des flammes rouges jaillirent et la terre trembla. Le bruit roula dans la vallée de la Garonne et s'entendit de Marmande à Langon.
L'air était devenu noir autour des pièces, dont l'arrière s'était enfoncé
dans le sol meuble par l'effet du recul. Le connétable toussait, crachait et jurait. quand la poussière fut un peu dissipée, on vit qu'un des boulets était tombé chez les Français; une toiture, dans la ville, semblait éventrée.
- Beaucoup de fracas pour peu de dég‚ts, dit le connétable. Avec de vieilles balistes à poids et à frondes, tous les boulets seraient arrivés au but sans qu'on soit à s'étouffer pour autant.
Or, à l'intérieur de La Réole, personne n'avait compris tout d'abord pourquoi, du toit de maître Delpuch, notaire, une grande cascade de tuiles était soudain tombée dans la rue. On ne comprit pas non plus d'o˘ venait ce coup de tonnerre, parti dans un ciel sans nuages, et que les oreilles perçurent un instant après. Puis maître Delpuch surgit de chez lui, en hurlant, parce qu'un gros boulet de pierre venait de choir dans sa cuisine.
Alors, la population courut aux remparts pour constater qu'il n'y avait dans le camp français aucune de ces hautes machines qui formaient l'équipement habituel des sièges. A la deuxième salve, on fut forcé
d'admettre que bruit et projectiles sortaient de ces longs tubes couchés dans la colline, et que surmontait un panache de fumée. Chacun fut saisi d'effroi, et les femmes refluèrent vers les églises pour y prier contre cette invention du démon.
Le premier coup de canon des guerres d'Occident venait d'être tiré20.
Le 22 septembre au matin, le comte de Kent fut prié de recevoir messires Ramon de Labison, Jean de Mirai, Imbert Esclau, les frères Doat et Barsan de Pins, le notaire Hélie de Malenat, tous les six jurats de La Réole, ainsi que plusieurs bourgeois qui les accompagnaient. Les LA LOUVE DE FRANCE
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jurats présentèrent au lieutenant du roi d'Angleterre de longues doléances, et sur un ton qui s'écartait de la soumission et du respect. La ville était sans vivres, sans eau et sans toits. On voyait le fond des citernes, on balayait le sol des greniers, et la population n'en pouvait plus de cette pluie de boulets, de quart d'heure en quart d'heure, depuis plus de trois semaines. L'hôtel-Dieu regorgeait de malades et de blessés. On entassait dans les cryptes des églises les corps des gens tués dans les rues, des enfants écrasés dans leur lit. Les cloches de l'église Saint-Pierre s'étaient effondrées dans un vacarme de fin du monde, ce qui prouvait bien que Dieu ne protégeait pas la cause anglaise. En outre, il devenait urgent de vendanger, au moins dans les vignobles que les Français n'avaient pas ravagés, et l'on n'allait pas laisser pourrir sur ceps la récolte. La population, encouragée par les propriétaires et négociants, s'apprêtait à
se soulever et à se battre avec les soldats du sénéchal, si de besoin, pour obtenir la reddition.
Tandis que les jurats parlaient, un boulet siffla dans l'air et l'on entendit un écroulement de charpente. Le lévrier du comte de Kent se mit à
hurler. Son maître le fit taire d'un mouvement de lassitude excédée.
Depuis plusieurs jours déjà, Edmond de Kent savait qu'il aurait à se rendre. Il s'obstinait à la résistance, sans aucun motif raisonnable. Ses maigres troupes, déprimées par le siège, étaient hors d'état de soutenir un assaut. Tenter une nouvelle sortie contre un adversaire maintenant solidement retranché n'e˚t été qu'une folie. Et voici que les habitants de La Réole menaçaient de se révolter.
Kent se tourna vers le sénéchal Basset.
- Les renforts de Bordeaux, messire Ralph, y croyez-vous encore? demanda-t-il.
Le sénéchal ne croyait plus à rien. Au bout de ses forces, il n'hésitait pas à accuser le roi Edouard et ses DesrJensers d'avoir laissé les défenseurs de La Réole dans un abandon qui ressemblait assez à une trahison.
Les sires de Bergerac, de Budos et de Montpezat ne montraient pas de plus joyeuses mines. Personne ne se souciait de mourir pour un roi qui témoignait si peu de soin à ses meilleurs serviteurs. La fidélité était par trop mal payée.
- Avez-vous une bannière blanche, messire sénéchal? dit le comte de Kent.
Alors, faites-la hisser au sommet du ch‚teau.
quelques minutes plus tard, les bombardes se turent, et sur le camp français tomba ce grand silence surpris qui accueille les événements longtemps espérés. Des parlementaires sortirent de La Réole et furent conduits à la tente du maréchal de Trye, lequel leur communiqua les conditions générales de la reddition. La ville serait livrée, naturellement ; mais également le comte de Kent devrait signer et proclamer la
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LES ROIS MAUDITS
remise de tout le duché entre les mains du lieutenant du roi de France. Il n'y aurait ni pillage, ni prisonniers, mais seulement des otages, et une indemnité de guerre à fixer. En outre, le comte de Valois priait le comte de Kent à dîner.
Un grand festin fut apprêté dans le tref de toile brodée des lis de France o˘ Monseigneur Charles vivait depuis près d'un mois. Le comte de Kent arriva sous ses plus belles armes, mais p‚le et s'efforçant de contenir, sous un masque de dignité, son humiliation et son désespoir. Il était escorté du sénéchal Basset et de plusieurs seigneurs gascons.
Les deux lieutenants royaux, le vainqueur et le vaincu, se parlèrent avec quelque froideur, s'appelant néanmoins "Monseigneur mon neveu ", "
Monseigneur mon oncle ", ainsi que gens entre qui la guerre ne rompt point les liens de famille.
A table, Monseigneur de Valois fit asseoir le comte de Kent en face de lui.
Les chevaliers gascons commencèrent de s'empiffrer comme ils n'en avaient point eu l'occasion depuis des semaines.
On s'efforçait à la courtoisie, et de complimenter l'adversaire sur sa vaillance. Le comte de Kent fut félicité de sa sortie fougueuse qui avait co˚té un maréchal aux Français. Kent répondit en marquant beaucoup de considération à son oncle pour ses dispositifs de siège et l'emploi de l'artillerie à feu.
- Entendez-vous, messire connétable, et vous tous, Messeigneurs, s'écria Valois, ce que déclare mon noble neveu... que sans nos bombardes à boulets, la ville aurait pu tenir quatre mois? qu'on en
garde souvenir !
Par-dessus les plats, les coupes et les brocs, Kent et Mortimer s'observaient.
Aussitôt le banquet achevé, les principaux chefs s'enfermèrent pour la rédaction de l'acte de trêve dont les articles étaient nombreux. Kent, à
vrai dire, était prêt à céder sur tout, sauf sur certaines formules qui contestaient la légitimité des pouvoirs du roi d'Angleterre, et sur l'inscription des sires Basset et Montpezat en tête de la liste des otages.
Car ces derniers ayant séquestré et pendu des officiers du roi de France, leur sort n'e˚t été que trop certain. Or Valois exigeait qu'on lui remît le sénéchal et le responsable de la révolte de Saint-Sardos.
Lord Mortimer participait aux négociations. Il suggéra d'avoir un entretien particulier avec le comte de Kent. Le connétable Gaucher s'y déclara opposé ; on ne laissait pas discuter d'une trêve par un transfuge du camp adverse ! Mais Robert d'Artois et Charles de Valois faisaient confiance à
Mortimer. Les deux Anglais s'isolèrent donc dans un coin du tref.
- Avez-vous grande inclination, my Lord, à vous en retourner si tôt en Angleterre?... demanda Mortimer. Kent ne répondit pas.
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- Pour y affronter le roi Edouard votre frère, dont vous connaissez assez l'injustice et qui vous fera grief d'une défaite que les Despensers vous ont ménagée? Car vous avez été trahi, my Lord, vous ne pouvez l'ignorer.
Nous savions que des renforts vous étaient promis qui ne sont jamais partis d'Angleterre. Et l'ordre au sénéchal de Bordeaux de n'aller point à votre aide avant l'arrivée de ces renforts, n'est-ce pas là trahison? Ne vous surprenez pas de me voir si bien informé ; je n'en suis redevable qu'aux banquiers lombards... Mais vous êtes-vous demandé la cause d'une si félonne négligence à votre endroit? N'en voyez-vous pas le but?
Kent se taisait toujours, la tête un peu inclinée, et contemplait ses doigts.
- Vainqueur ici, vous deveniez redoutable pour les Despensers, my Lord, reprit Mortimer, et preniez trop d'importance dans le royaume. Ils ont bien préféré vous faire subir le discrédit d'une reddition, f˚t-ce au prix de l'Aquitaine dont peu se soucient des hommes attentifs seulement à voler, l'une après l'autre, les baronnies des Marches. Comprenez-vous qu'il m'ait fallu, voici trois ans, me rebeller pour l'Angleterre contre son roi, ou pour le roi contre lui-même? qui vous assure qu'aussitôt rentré vous ne serez pas à votre tour accusé de forfaiture et jeté en geôle? Vous êtes jeune encore, my Lord, et ne connaissez point ce dont ces mauvaises gens sont capables.
Kent repoussa ses rouleaux blonds derrière son oreille, et répondit enfin :
- Je commence, my Lord, à le connaître à mes dépens.
- Vous répugnerait-il de vous offrir pour premier otage, sous la garantie, bien s˚r, que vous aurez traitement de prince? A présent que l'Aquitaine est perdue, et à jamais, je le crains, ce qu'il nous faut sauver, c'est le royaume lui-même, et c'est d'ici que nous le pouvons mieux faire.
Le jeune homme leva vers Mortimer un regard surpris.
- Voici deux heures, dit-il, j'étais encore lieutenant du roi mon frère, et déjà vous m'invitez à entrer en révolte?
- Sans qu'il y paraisse, my Lord, sans qu'il y paraisse... Les grandes actions se décident en peu de temps.
- Combien m'en accordez-vous?
- Il n'en est besoin, my Lord, puisque vous avez déjà décidé.
Ce ne fut pas un mince succès pour Roger Mortimer lorsque le jeune comte Edmond de Kent, revenant s'asseoir à la table de la trêve, annonça qu'il s'offrait pour premier otage.
Mortimer, se penchant vers son épaule, lui dit :
- A présent, il nous faut ouvrer pour sauver votre belle-sour et cousine, la reine. Elle mérite notre amour, et nous peut être du plus grand appui.
DEUXIEME PARTIE
ISABELLE AUX AMOURS
I
LA TABLE DU PAPE JEAN
L'église Saint-Agricol venait d'être entièrement reconstruite. La cathédrale des Doms, l'église des Frères Mineurs, celle des Frères Prêcheurs et des Augustiniens, avaient été agrandies et rénovées. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s'étaient construit une magnifique commanderie. Au-delà de la place au Change s'élevait une nouvelle chapelle Saint-Antoine, et l'on creusait les fondations de la future église Saint-Didier.
Le comte de Bouville, depuis une semaine, parcourait Avignon sans la reconnaître, sans plus rien trouver des souvenirs qu'il y avait laissés.
Chaque promenade, chaque trajet était cause pour lui d'une surprise et d'un émerveillement. Comment une ville, en huit ans, pouvait-elle avoir changé
si totalement d'aspect?
Car ce n'étaient pas seulement les sanctuaires qui étaient sortis de terre, ou bien avaient pris façades différentes, et montraient de toutes parts leurs flèches, leurs ogives, leurs rosaces, leurs broderies de pierre blanche que dorait un peu le soleil d'hiver et o˘ chantait le vent du Rhône.
Partout s'élevaient hôtels princiers, habitations de prélats, édifices communaux, demeures de bourgeois enrichis, maisons de compagnies lombardes, entrepôts, magasins. Partout on entendait le bruit patient, incessant et pareil à la pluie, du marteau des tailleurs de pierre, ces millions de petits coups de métal contre la roche tendre et par lesquels s'édifient les capitales. Partout la foule nombreuse, et souvent écartée par le cortège de quelque cardinal, partout la foule active, vivace, affairée, marchait dans les gravats, la sciure, la poussière calcaire. C'est le signe des ‚ges de richesse que d'y voir les souliers brodés de la puissance se souiller aux déchets du b‚timent.
Non, Hugues de Bouville ne reconnaissait plus rien. Le mistral lui jetait aux yeux, en même temps que la poussière des travaux, un 904
LES ROIS MAUDITS
constant éblouissement. Les négoces, qui tous s'honoraient d'être fournisseurs du Très Saint-Père ou des éminences de son Sacré collège, regorgeaient des plus somptueuses marchandises de la terre, des velours les plus épais, des soieries, toiles d'or et passementeries les plus lourdes.
Les bijoux sacerdotaux, croix pectorales, crosses, bagues, ciboires, ostensoirs, patènes, et puis aussi plats à manger, cuillers, gobelets, hanaps gravés d'armoiries tiarées ou cardinalices, s'entassaient sur les étagères du Siennois Tauro, du marchand Corboli et de maître Cachette, argenteurs.
Il fallait des peintres pour décorer toutes ces nefs, ces vo˚tes, ces cloîtres, ces salles d'audience; les trois Pierre, Pierre du Puy, Pierre de Carmelère et Pierre Gaudrac, aidés de leurs nombreux élèves, étendaient l'or, Pazur, le carmin, et traçaient les figures du Zodiaque autour des scènes des deux Testaments. 11 fallait des sculpteurs; maître Macciolo de Spolète taillait dans le rouvre et le noyer les effigies des saints qu'il peignait ensuite ou recouvrait d'or. Et Ton saluait tics bu--dans les rues un homme qui n'était pas cardinal, mais que n'escortait pas moins une suite imposante d'acolytes et de serviteurs chargés de toises et de grands rouleaux de vélin; cet homme était messirc Guillaume de Coucouron, chef de tous les architectes pontificaux qui, depuis l'an 1317, reb‚tissaient Avignon pour la dépense fabuleuse de cinq mille florins d'or.
Les femmes, 4ans cette métropole religieuse, se vêtaient plus bellement qu'en aucun lieu du monde. Les voir sortir des offices, traverseÔ les rues, courir les boutiques, tenir cour en pleine rue, frileuse^ et rieuses, dans leurs manteaux fourrés, parmi des seigneurs empressés et des clercs fort délurés, était un enchantement du regard. Certaines allaient même fort aisément au bras d'un chanoine ou d'un évêque, et les deux robes avançaient, balayant la poussière blanche d'un pas bien accordé.
Le Trésor de l'…glise faisait prospérer toutes les activités humaines. Il avait fallu construire de nouveaux établissements bordeliers et agrandir le quartier des follieuses, car tous les moines, moinillons, clercs, diacres et sous-diacres qui hantaient Avignon n'étaient pas forcément des saints.
Les consuls avaient fait afficher sur panonceaux de sévères ordonnances :
" // est fait défense aux femmes publiques et maquerelles de demeurer dans les bonnes mes, de se parer des mêmes atours que les femmes honnêtes, de porter voile en public et de toucher de la main le pain et les fruits dans les boutiques sous peine d'être obligées d'acheter les marchandises qu'elles ont t‚tées. Les courtisanes mariées seront expulsées de la ville et déférées aux juges si elles viennent à y rentrer. " Mais, en dépit des ordonnances, les courtisanes se paraient des plus beaux tissus, achetaient les plus beaux fruits, racolaient dans les rues nobles, et se mariaient sans peine tant elles étaient prospères
LA LOUVE DE FRANCE
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et recherchées. Elles regardaient avec assurance les femmes dites honnêtes mais qui ne se conduisaient guère mieux, à cette seule différence que le sort leur avait fourni des amants de plus haut rang.
Non seulement Avignon, mais tout le pays environnant se transformait. De l'autre côté du pont Saint-Bénézet, sur la rive de Villeneuve, le cardinal Arnaud de Via, un neveu du pape, faisait édifier une énorme collégiale; et déjà l'on appelait la tour de Philippe le Bel "la vieille tour" parce qu'elle datait de trente ans. Mais sans Philippe le Bel, qui avait naguère imposé à ia papauté le séjour d'Avignon, tout cela e˚t-il existe-1'? A Bédarrides, à Ch‚teauneuf, à Noves, d'autres églises, d'autres ch‚teaux, sortaient de terre.
Bouville en éprouvait quelque fierté personnelle Non seulement parce qu'il se sentait concerné par tous les actes de ce roi, mais encore parce qu'il avait pendant de longues années tenu la charge de grand chambellan auprès de Philippe le Bel et qu'il se pensait un peu responsable de l'actuel pontificat.
N'était-ce pas lui, Bouville, qui. voici neuf ans, après une épuisante course à la recherche des cardinaux éparpillés entre Carpentras et Orange, avait le premier p;oposé le cardinal Duèze pour être le candidat de la cour de France? Les ambassadeurs se croient volontiers seuls inventeurs de leurs missions lorsqu'elles ont réussi. Et Bouville, se rendant au banquet que le pape Jean XXII offrait en son honneur, gonflait le ventre en imaginant bomber le torse, secouait ses cheveux blancs sur son col de fourrure, et parlait assez haut à ses écuyers dans les rues d'Avignon.
Une chose, en tout cas, paraissait bien acquise: le Saint-Siège ne retournerait pas en Italie. On en avait fini avec les illusions entretenues sous le pontificat précédent. Les praticiens romains pouvaient bien s'agiter contre Jean XXII et le menacer, s'il ne regagnait pas la Ville éternelle, de créer un schisme en élisant un autre pape qui occuperait vraiment le trône de saint Pierre22. L'ancien bourgeois de Cahors avait su répondre aux princes de Rome, en ne leur accordant que quatre chapeaux sur les seize qu'il avait imposés depuis son avènement. Tous les autres chapeaux rouges étaient allés à des Français.
- Voyez-vous, messire comte, avait dit le pape Jean à Bouville, quelques jours plus tôt, lors de la première audience, et s'exprimant par ce souffle de voix avec lequel il commandait en maître à la chrétienté... voyez-vous, messire comte, il faut gouverner avec ses amis contre ses ennemis. Les princes qui usent leurs jours et leurs forces à se gagner leurs adversaires mécontentent leurs vrais soutiens et ne s'acquièrent que de faux amis, toujours prêts à les trahir.
Il n'était besoin, pour se convaincre de la volonté du pape de demeurer en France, que de voir le ch‚teau qu'il venait de construire sur la place de l'ancien évêché, et qui dominait la ville de ses créneaux, 906
LES ROIS MAUDITS
tours et m‚chicoulis. L'intérieur était distribué entre des cloîtres spacieux, des salles de réception et des appartements splendidement décorés sous des plafonds d'azur semés d'étoiles, comme le ciel23. Il y avait deux huissiers de la première porte, deux huissiers de la seconde, cinq pour la troisième, et quatorze huissiers encore pour les autres portes. Le maréchal du palais commandait à quarante courriers et à soixante-trois sergents d'armes.
"Tout ceci ne représente pas un établissement provisoire", se disait Bouville en suivant le maréchal venu l'attendre en personne à la porte du palais, et qui le guidait à travers les salles.
Et pour savoir avec qui le pape Jean avait choisi de gouverner, il suffit à
Bouville d'entendre nommer les dignitaires qui venaient de prendre place, dans la salle des festins tendue de tapisseries de soie, à la longue table étincelante de vaisselle d'or et d'argent.
Le cardinal-archevêque d'Avignon, Arnaud de Via, était fils d'une sour du pape. Le cardinal-chancelier de l'…glise romaine, c'est-à-dire le premier ministre du monde chrétien, homme assez large et solide, bien assis dans sa pourpre, était Gaucelin Duèze, fils de Pierre Duèze, le propre frère du pape que le roi Philippe V avait anobli. Neveu du pape encore, le cardinal Raymond Le Roux. Un autre neveu, Pierre de Vicy, gérait la maison pontificale, mandatait les dépenses, dirigeait les deux panetiers, les quatre sommeliers, les maîtres de l'écurie et de la maréchalerie, les six chambriers, les trente chapelains, les seize confesseurs pour les pèlerins de passage, les sonneurs de cloches, les balayeurs, les porteurs d'eau, les lavandières, les archiatres apothicaires et barbiers.
Le moindre des "neveux" ici attablés n'était certes pas le cardinal Bertrand du Pouget, légat itinérant pour l'Italie, et dont on chuchotait...
mais qui donc ici ne chuchotait pas?... qu'il était un fils naturel qu'aurait eu Jacques Duèze au temps qu'il n'avait pas encore, à quarante ans passés, quitté son quercy natal !
Tous les parents du pape Jean, jusqu'aux cousins issus de germains, logeaient en son palais et partageaient ses repas; deux d'entre eux habitaient même dans l'entresol secret, sous la salle à manger. Tous étaient pourvus d'emplois, celui-là parmi les cent chevaliers nobles, celui-ci comme dispensateur des aumônes, cet autre comme maître de la chambre apostolique qui administrait tous les bénéfices ecclésiastiques, annales, décimes, subsides, caricatifs, droits de dépouilles et taxes de Sacrée Pénitencerie. Plus de quatre cents personnes formaient cette cour dont la dépense annuelle dépassait quatre mille florins.
quand, huit ans plus tôt, le conclave de Lyon avait porté au trône de saint Pierre un vieillard épuisé, diaphane, dont on attendait, dont on espérait même, qu'il rendît l'‚me la semaine suivante, il ne restait rien dans le Trésor papal. En huit années, ce même petit vieillard, qui LA LOUVE DE FRANCE
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avançait ainsi qu'une plume poussée par le vent, avait si bien administré
les finances de l'…glise, si bien taxé les adultères, les sodomites, les incestueux, les voleurs, les criminels, les mauvais prêtres et les évêques coupables de violence, vendu si cher les abbayes, fait contrôler si justement les ressources et biens ecclésiastiques qu'il s'était assuré les plus gros revenus du monde et possédait les moyens de reb‚tir une ville. Il pouvait largement nourrir sa famille et régner par elle. Il n'était chiche ni de dons aux pauvres ni de présents aux riches, offrant à ses visiteurs joyaux et saintes médailles d'or dont l'approvisionnait son fournisseur habituel, le Juif Boncour.
Enfoui, plutôt qu'assis, dans un fauteuil au dossier immense, et les pieds posés sur deux épais coussins de soie d'or, le pape Jean présidait cette longue tablée qui tenait à la fois du consistoire et du dîner de famille.
Bouville, placé à sa droite, le regardait avec fascination. Comme le Saint-Père avait changé, depuis son élection! Non pas d'apparence: le temps semblait sans prise sur ce mince visage pointu, ridé, mobile, au cr‚ne enfermé dans un bonnet bordé de fourrure, aux petits yeux de souris, sans cils ni sourcils, à la bouche d'une extrême étroitessc o˘ la lèvre supérieure rentrait un peu sous la gencive sans dents. Jean XXII portait ses quatre-vingts ans plus facilement que bien d'autres la cinquantaine: ses mains en donnaient la preuve, lisses, à peine parcheminées, et dont les jointures jouaient avec beaucoup de liberté. Mais c'était à l'attitude, au ton de la voix, aux propos, que l'on pouvait juger de la transformation.
Cet homme qui avait d˚ son chapeau de cardinal à un faux en écriture royale, puis sa tiare à deux ans d'intrigues sourdes, de corruptions électorales, parachevées par un mois de simulation d'une maladie incurable, paraissait avoir reçu une nouvelle ‚me, par la gr‚ce du vicariat suprême.
Parvenu au sommet des ambitions humaines, délivré d'avoir à rien désirer pour lui-même, toutes ses forces, toute la redoutable mécanique cérébrale qui l'avaient conduit à ce faîte s'employaient, de manière absolument détachée, au seul bien de l'…glise tel qu'il le concevait. Et quelle activité il y dépensait ! Parmi ceux qui l'avaient élu, croyant qu'il disparaîtrait vite et laisserait la Curie gouverner en son nom, combien se repentaient à présent! Jean XXII leur menait la vie dure. Un grand souverain de l'…glise en vérité.
Il s'occupait de tout, tranchait de tout. Il n'avait pas hésité à
excommunier, au mois de mars précédent, l'empereur d'Allemagne Louis de Bavière, le destituant du même coup et ouvrant cette succession au Saint Empire pour laquelle le roi de France et le comte de Valois s'agitaient tant. Il intervenait dans les différends des princes chrétiens, les rappelant, comme il était dans sa mission d'universel pasteur, à leurs devoirs de paix. En ce moment, il se penchait sur le 908
LES ROIS MAUDITS
conflit d'Aquitaine, et avait déjà arrêté, dans les audiences données à
Bouville, les modalités de son action.
Les souverains de France et d'Angleterre seraient priés de prolonger la trêve signée par le comte de Kent, à La Réole. et qui arrivait à expiration en ce mois de décembre. Monseigneur de Valois n'utiliserait pas les quatre cents hommes d'armes et les mille arbalétriers nouveaux que le roi Charles IV lui avait envoyés ces jours derniers à Bergerac. Mais le roi Edouard serait impérativement invité à rendre l'hommage au roi de France, dans les plus brefs délais. Les deux souverains devraient remettre en liberté les seigneurs gascons qu'ils détenaient respectivement, et ne leur tenir aucune rigueur pour avoir pris le parti de l'adversaire. Enfin le pape allait écrire à la reine Isabelle pour la conjurer d'employer toutes ses forces à
rétablir la concorde entre son époux et son frère. Le pape Jean ne se faisait aucune illusion, pas plus que Bouville, sur l'influence dont disposait la malheureuse reine. Mais le fait que le Saint-Père s'adress‚t à
elle ne manquerait pas de lui restituer un certain crédit et de faire hésiter ses ennemis à la maltraiter davantage. Ensuite, Jean XXII conseillerait qu'elle se rendît à Paris, toujours en mission de conciliation, afin de présider à la rédaction du traité qui ne laisserait à
l'Angleterre, du duché d'Aquitaine, qu'une mince bande côtière avec Saintes, Bordeaux, Dax et Bayonne. Ainsi les désirs politiques du comte de Valois, les machinations de Robert d'Artois, les voux secrets de Lord Mortimer allaient recevoir du Saint-Père une aide majeure.
Bouville, ayant rempli avec succès la première partie de sa mission, pouvait manger de bon appétit le civet d'anguilles, délectable, parfumé, onctueux, qui emplissait son écuelle d'argent.
- Les anguilles nous viennent de l'étang des Martigues, fit remarquer à
Bouville le pape Jean. Les appréciez-vous?
Le gros Bouville, la bouche pleine, ne put répondre que d'un regard émerveillé.
La cuisine pontificale était somptueuse, et même les menus du vendredi y constituaient un régal rare. Thons frais, morues de Norvège, lamproies et esturgeons, accommodés de vingt manières et nappés de vingt sauces, se suivaient en procession sur des plats rutilants. Le vin d'Arbois coulait comme de l'or dans les timbales. Les crus de Bourgogne, du Lot ou du Rhône, accompagnaient les fromages.
Le Saint-Père, pour sa part, se contentait de grignoter du bout des gencives une cuillerée de p‚té de brochet et de sucer un gobelet de lait.
Il s'était mis en tête que le pape ne devait prendre que des aliments blancs.
Bouville avait à traiter d'un deuxième problème, et non moins délicat, pour le compte de Monseigneur de Valois. Un ambassadeur se LA LOUVE DE FRANCE
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doit d'aborder de biais les questions épineuses; aussi Bouville crut parler fin en disant :
- Très Saint-Père, la cour de France a suivi avec beaucoup d'attention le concile de Valladolid qui fut tenu, voici deux ans, par votre légat, et o˘
il a été ordonné que les clercs eussent à quitter leurs concubines...
- ... sous peine s'ils ne le faisaient, enchaîna le pape Jean de sa petite voix rapide et étouffée, d'être privés dans les deux mois de la tierce partie des fruits de leurs bénéfices, et deux mois après d'un autre tiers, et encore après deux mois d'être privés de tout. En vérité, messire comte, l'homme est pécheur même s'il est prêtre, et nous savons bien que nous n'arriverons pas à supprimer tout péché. Mais au moins, pour ceux qui s'y entêteront, cela emplira nos coffres qui servent à faire le bien. Et beaucoup aussi éviteront de rendre publics leurs scandales.
- Et ainsi les évêques cesseront, comme ils ont trop coutume de le faire, d'assister en personne au baptême et au mariage de leurs enfants illégitimes.
Ayant dit cela, Bouville brusquement rougit. …tait-ce bien habile de parler d'enfants illégitimes justement devant le cardinal du Pouget? Un faux pas.
Mais personne ne semblait y avoir pris garde. Bouville se h‚ta donc de poursuivre :
- Mais d'o˘ vient, Très Saint-Père, qu'une punition plus forte ait été
décrétée contre les prêtres dont les concubines ne sont pas chrétiennes?
- La raison en est bien simple, messire comte, répondit le pape Jean. Le décret vise justement l'Espagne qui compte quantité de Maures... o˘ nos clercs recrutent bien facilement des compagnes que rien ne gêne à forniquer avec la tonsure.
Il se tourna légèrement dans son grand siège, et un très bref sourire passa sur ses lèvres étroites. Il avait vu la direction o˘ l'ambassadeur du roi de France cherchait à tirer l'entretien. Et maintenant il attendait, à la fois défiant et amusé, que messire de Bouville e˚t avalé une gorgée, afin de se donner courage, et affecté un air faussement aisé pour dire:
- Il est certain, Très Saint-Père, que ce concile a pris de sages édits qui nous serviront grandement lors de la croisade. Car nous aurons maints clercs et aumôniers pour accompagner nos armées, et qui s'avanceront en pays maure; il serait mauvais qu'ils donnassent l'exemple de la méconduite.
Après quoi Bouville respira mieux, le mot de croisade était dit.
Le pape Jean plissa les paupières, joignit les doigts.
- Il serait mauvais également, répondit-il posément, que la même licence se mît à proliférer dans les nations chrétiennes pendant que leurs armées auraient affaire outre-mer. Car on a toujours constaté, messire comte, que lorsque les armées de guerre sont loin à se battre, 910 LES ROIS MAUDITS
et qu'on a puisé dans les peuples les combattants les plus vaillants, il fleurit toutes sortes de vices dans ces royaumes comme si, la force s'éloignant, le respect qu'on doit aux lois de Dieu partait du même coup.
Les guerres offrent de grandes occasions de péché... Monseigneur de Valois est-il toujours aussi ferme sur cette croisade dont il veut honorer notre pontificat?
- Eh bien! Très Saint-Père, les députés de la Petite Arménie...
- Je sais, je sais, dit le pape Jean en écartant et rapprochant ses maigres doigts. C'est moi-même qui ai envoyé ces députés à Monseigneur de Valois.
- Il nous parvient de toutes parts que les Maures, sur les rivages...
- Je sais. Les rapports me parviennent en même temps qu'à Monseigneur de Valois.
Les conversations particulières s'étaient arrêtées le long de la grande table. L'évêque Pierre de Mortemart qui accompagnait Bouville dans sa mission, et dont on disait qu'il serait bientôt promu cardinal, prêtait l'oreille, et tous les neveux et cousins, prélats ou dignitaires, en faisaient autant. Les cuillers glissaient sur le fond des assiettes comme sur du velours. Le souffle singulièrement assuré, mais sans timbre, qui sortait de la bouche du Saint-Père était difficile à saisir, et il fallait une grande habitude pour le capter d'un peu loin.
- Monseigneur de Valois, que j'aime d'un amour très paternel, nous a fait consentir la dîme ; mais jusqu'à présent cette dîme ne lui a servi qu'à
confisquer l'Aquitaine et à soutenir sa candidature au Saint Empire. Ce sont entreprises très nobles, mais qui ne s'appellent point croisades. Je ne suis nullement certain, l'an prochain, de consentir à nouveau cette dîme et moins encore, messire comte, de consentir aux subsides supplémentaires que l'on rne demande pour l'expédition.
Bouville reçut durement le coup. Si c'était là tout ce qu'il devait rapporter à Paris, Charles de Valois entrerait dans une belle fureur.
- Très Saint-Père, répondit-il en s'efforçant à la froideur, il avait semblé au comte de Valois comme au roi Charles que vous étiez sensible a l'honneur que la chrétienté pourrait retirer...
- L'honneur de la chrétienté, mon cher fils, est de vivre en paix, coupa le pape en frappant légèrement sur la main de Bouviile.
- Fst-ce attenter à la paix chrétienne que de vouloir ramener les Infidèles a la vraie foi et d'aller combattre chez eux l'hérésie?
- L'hérésie ! L'hérésie ! répondit le pape Jean dans un chuchotement.
Occupons-nous donc d'abord d'arracher celle qui fleurit dans nos nations et ne nous soucions point tant d'aller presser les abcès sur le visage du voisin quand la lèpre ronge le nôtre! L'hérésie est mon souci, et je m'entends assez bien je crois à la poursuivre. Mes tribunaux fonctionnent, et j'ai besoin de l'aide de tous mes clercs, comme de celle de tous les princes chrétiens, pour la traquer. Si la chevalerie d'Europe LA LOUVE DE FRANCE
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prend le chemin de l'Orient, le diable aura champ libre en France, en Espagne et en Italie ! Depuis combien de temps Cathares, Albigeois, et Spirituels se tiennent-ils en paix? Pourquoi ai-je fragmenté le gros diocèse de Toulouse, qui était leur repaire, et créé seize nouveaux évêchés dans la Langue d'oc? Et vos pastoureaux dont les bandes ont déferlé jusqu'à
nos remparts voici bien peu d'années, n'étaient-ils pas conduits par l'hérésie? Ce n'est pas sur le temps d'une seule génération que l'on extirpe un tel mal. Il faut attendre les fils des petits-fils pour en avoir fini.
Tous les prélats présents pouvaient témoigner de la rigueur avec laquelle Jean XXII poursuivait l'hérésie. Si l'on avait consigne de se montrer coulant, moyennant finances, contre les petits péchés de la nature humaine, les b˚chers en revanche flambaient haut contre les erreurs de l'esprit. On répétait volontiers le mot de Bernard Délicieux, moine franciscain qui avait entrepris de lutter contre l'inquisition dominicaine, et poussé
l'audace jusqu'à prêcher en Avignon. "Saint Pierre et saint Paul, disait-il, ne pourraient eux-mêmes se défendre d'hérésie, s'ils revenaient en ce monde et étaient poursuivis par les Accusateurs. " Délicieux avait été
condamné à la réclusion perpétuelle.
Mais, en même temps, le Saint-Père donnait diffusion à certaines idées étranges, issues de sa vivace intelligence, et qui, émises du haut de la chaire pontificale, n'étaient pas sans provoquer de grands remous parmi les docteurs des facultés de théologie. Ainsi s'était-il prononcé contre l'Immaculée Conception de la Vierge Marie qui ne constituait pas un dogme, certes, mais dont le principe était généralement admis. Il admettait tout au plus que le Seigneur e˚t purifié la Vierge avant sa naissance, mais à un moment, déclarait-il, difficile à préciser. Jean XXII, d'autre part, ne croyait pas à la Vision béatifique, en tout cas jusqu'au Jugement dernier, déniant par là qu'il y e˚t encore aucune ‚me en Paradis et, partant, en Enfer.
Pour beaucoup de théologiens, de telles propositions fleuraient un peu le soufre. Aussi, à cette table même, se trouvait assis un grand cistercien nommé Jacques Fournier, ancien abbé de Fontfroide qu'on appelait " le cardinal blanc " et qui employait toutes les ressources de sa science apologétique à soutenir et justifier les thèses hardies du Saint-Père24.
Celui-ci poursuivait :
- Veuillez donc, messire comte, ne point trop vous mettre en tracas pour l'hérésie des Maures. Faisons garder nos côtes contre leurs navires, mais laissons-les au jugement du Seigneur tout-puissant dont ils sont, après tout, les créatures, et qui avait bien sans doute quelque intention sur eux. qui de nous peut affirmer ce qu'il advient des ‚mes qui n'ont pas encore été touchées par la gr‚ce de la révélation?
- Elles vont en enfer, je pense, dit naÔvement Bouville.
912
LES ROIS MAUDITS
- L'enfer, l'enfer ! souffla le frêle pape en haussant les épaules. Ne parlez donc point de ce que vous ignorez. Et ne me contez point non plus...
nous sommes trop vieux amis, messire de Bouville... que c'est pour faire le salut des Infidèles que Monseigneur de Valois demande à mon Trésor douze cent mille livres de subsides. D'ailleurs, le comte de Valois, je le sais, n'a plus aussi grand désir de sa croisade.
- A vrai dire, Très Saint-Père, dit Bouville en hésitant un peu... sans être informé comme vous l'êtes, il me paraît toutefois...
"Oh! le mauvais ambassadeur! pensa le pape Jean. Si j'étais à sa place, mais je me ferais croire à moi-même que Valois a déjà réuni ses bannières, et je ne me tiendrais point quitte à moins de trois cent mille livres. "
II laissa Bouville suffisamment s'empêtrer.
- Vous direz à Monseigneur de Valois, déclara-t-il enfin, que nous renonçons à la croisade ; et comme je sais Monseigneur un fils très respectueux des décisions de la Sainte …glise, je suis s˚r qu'il s'inclinera.
Bouville se sentait fort malheureux. Certes, tout le monde était prêt à
abandonner le projet de la croisade mais pas comme cela, en deux phrases, et sans contrepartie.
- Je ne doute pas, Très Saint-Père, répondit Bouville, que Monseigneur de Valois ne vous obéisse ; mais il a déjà engagé, outre l'autorité de sa personne, de grandes dépenses.
- Combien faut-il à Monseigneur de Valois pour ne pas trop souffrir d'avoir engagé son autorité personnelle?
- Très Saint-Père, je ne sais, dit Bouville rougissant, Monseigneur de Valois ne m'a pas chargé de répondre à telle question.
- Mais si, mais si! Je le connais assez pour savoir qu'il l'avait prévue.
Combien?
- Il a déjà beaucoup avancé aux chevaliers de ses propres fiefs afin d'équiper leurs bannières...
- Combien?
- Il s'est préoccupé de cette nouvelle artillerie à poudre...
- Combien, Bouville?
- Il a passé grosses commandes d'armes de toutes sortes...
- Je ne suis pas homme de guerre, et ne vous demande point le compte des arbalètes. Je vous demande seulement de me dire la somme par laquelle Monseigneur de Valois se tiendrait pour dédommagé.
Il souriait de mettre son interlocuteur au gril. Et Bouville lui-même ne put s'empêcher de sourire à voir toutes ses grosses ruses percées comme une écumoire. Allons, il lui fallait le prononcer ce chiffre! Il prit une voix aussi chuchotante que celle du pape pour murmurer :
- Cent mille livres...
Jean XXII hocha la tête et dit :
- C'est l'exigence habituelle du comte Charles. Il me paraît même LA LOUVE DE FRANCE
913
que les Florentins, naguère, pour se libérer de l'aide qu'il leur avait portée, ont d˚ lui donner davantage. Aux Siennois, il en a co˚té un peu moins pour qu'il consente à quitter leur ville. Le roi d'Anjou, en une autre occasion, a d˚ se saigner d'une somme identique pour le remercier d'un secours qu'il ne lui avait pas demandé ! C'est un moyen de finances comme un autre... Votre Valois, savez-vous, Bouville, est un bien gros larron! Allons, rapportez-lui la bonne nouvelle... Nous lui donnerons ses cent mille livres, et notre bénédiction apostolique ! Il était assez satisfait, en somme, de s'en tirer à ce prix. Et Bouville, pour sa part, se sentait bien aise; sa mission se trouvait accomplie. Discuter avec le souverain pontife comme avec quelque négociant lombard lui e˚t été vraiment pénible! Mais le Saint-Père avait de ces mouvements qui n'étaient peut-être pas exactement de la générosité, mais une simple estimation du prix dont il devait payer son pouvoir.
- Vous souvenez-vous, messire comte, continuait le pape, du temps o˘ vous m'apportiez, ici même, cinq mille livres de la part du comte de Valois pour assurer l'élection d'un cardinal français? En vérité, ce fut de l'argent placé à bon intérêt !
Bouville s'attendrissait toujours sur ses souvenirs. Il revoyait cette prairie brumeuse dans la campagne, au nord d'Avignon, ce pré du Pontet, et le curieux entretien qu'ils avaient eu, tous deux assis sur une murette.
- Oui, je me rappelle, Très Saint-Père, dit-il. Savez-vous que lorsque je vous vis approcher, ne vous ayant jamais rencontré, je crus qu'on m'avait trompé, que vous n'étiez pas cardinal, mais un tout jeune clerc qu'un prélat avait déguisé pour l'envoyer à sa place?
Le compliment fit sourire le pape Jean. Lui aussi se rappelait.
- Et ce jeune Siennois, Guccio Baglioni, qui travaillait dans la banque et vous accompagnait alors, qu'est-il devenu? demanda-t-il. Vous me l'avez ensuite envoyé à Lyon, o˘ il me fut fort utile, pendant le conclave muré.
J'en avais fait mon damoiseau. J'imaginais le voir reparaître. Il est bien le seul qui m'ait rendu un service autiefois et qui ne soit pas venu quêter une gr‚ce ou une charge !
- Je ne sais, Très Saint-Père, je ne sais. Il est reparti pour son Italie natale. Moi non plus je n'en ai plus jamais reçu nouvelles.
Mais Bouville s'était troublé pour répondre, et ce trouble n'avait pas échappé au pape.
- Il avait eu, si je me souviens bien, une mauvaise affaire de mariage, ou de faux mariage, avec une fille de noblesse qu'il avait rendue mère. Les frères le poursuivaient. N'est-ce pas cela?
Ah ! certes, le Saint-Père disposait d'une terrible mémoire !
- Je suis surpris vraiment, insistait-il, que ce Baglioni, protégé par vous, protégé par moi, et exerçant le métier d'argent, n'en ait pas 914
LES ROIS MAUDITS
profité pour faire sa fortune. Cet enfant qu'il devait avoir, est-il né? At-il vécu?
- Oui, oui, il est né, dit h‚tivement Bouville. Il vit quelque part en campagne, auprès de sa mère.
Il montrait de plus en plus de gêne.
- On m'a dit, qui donc m'a dit?... poursuivit le pape, que cette même demoiselle, ou dame, avait été nourrice du petit roi posthume qui vint à
Madame Clémence de Hongrie pendant la régence du comte de Poitiers. Est-ce bien cela?
- Oui, oui, Très Saint-Père, je crois que c'est elle.
Un frémissement passa dans les mille rides qui grillageaient le visage du pape.
- Comment, vous croyez bien? N'étiez-vous pas curateur au ventre de Madame Clémence? Et au plus près d'elle quand le malheur de perdre son fils lui survint? Vous deviez bien savoir qui était la nourrice?
Bouville se sentit devenir pourpre. Il aurait d˚ se méfier quand le Saint-Père avait prononcé le nom de Guccio Baglioni, et se dire qu'une intention se cachait derrière ce souvenir. Le détour était un peu plus habile que les siens propres, lorsqu'il passait par le concile de Valladolid pour en arriver aux finances du comte de Valois. D'abord, le Saint-Père devait s˚rement avoir des nouvelles de Guccio, puisque ses banquiers, les Bardi, travaillaient avec les Tolomei de Sienne.
Les petits yeux gris du pape ne quittaient pas les yeux de Bouville, et les questions continuaient :
- Madame Mahaut d'Artois a eu un gros procès o˘ vous avez d˚ témoigner?
qu'y a-t-il eu de vrai, cher sire comte, dans cette affaire?
- Oh! Très Saint-Père, rien que ce que la justice a éclairé. Des malveillances, des propos rapportés dont Madame Mahaut a voulu se laver.
Le repas touchait à sa fin et les écuyers, passant les aiguières et les bassins, versaient l'eau sur les doigts des convives. Deux chevaliers nobles s'approchaient pour tirer en arrière le siège du Saint-Père.
- Sire comte, dit celui-ci, j'ai été bien heureux de vous revoir. Je ne sais, vu mon grand ‚ge, si cette joie me sera accordée une autre fois...
Bouville, qui s'était levé, respira mieux. L'instant des adieux semblait arriver, qui allait mettre un terme à cet interrogatoire.
- ... Aussi, avant votre départ, reprit le pape, je veux vous faire la plus grande gr‚ce que je puisse accorder à un chrétien. Je vais vous entendre moi-même en confession. Accompagnez-moi dans ma chambre.
II LA P…NITENCE EST POUR LE SAINT-P»RE
- Péchés de chair? Certainement, puisque vous êtes homme... Péchés de gourmandise? Il suffit de vous voir; vous êtes gras... Péchés d'orgueil?
Vous êtes grand seigneur... Mais votre état même vous oblige à l'assiduité
dans vos dévotions ; donc tous ces péchés, qui sont le fonds commun de l'humaine nature, vous vous en accusez et en êtes absous aussi souvent que vous vous approchez de la sainte table.
…trange confession o˘ le premier vicaire de l'…glise romaine prononçait tout ensemble les questions et les réponses. Sa voix feutrée était parfois couverte par des cris d'oiseaux, car le pape avait dans sa chambre un perroquet enchaîné et, voletant sous une grande cage, des perruches, des serins, et de ces petits oiseaux des îles, rouges, qu'on appelle cardinaux.
Le sol de la pièce, dallé de carreaux peints, disparaissait en partie sous des tapis d'Espagne. Les murs et les sièges étaient tendus de vert et les courtines du lit, les rideaux des fenêtres également faits de lin vert. Sur cette couleur de forêt, les oiseaux vivants mettaient des taches colorées, comme des fleurs25. Un angle formait salle de bains, avec une baignoire de marbre. Dans la garde-robe, attenante à la chambre, manteaux blancs, camails grenats et ornements sacerdotaux emplissaient de vastes penderies.
Le gros Bouville, en entrant, avait eu un mouvement pour s'agenouiller ; mais le Saint-Père, très simplement, l'avait fait asseoir auprès de lui dans un des fauteuils verts. On ne pouvait, en vérité, traiter un pénitent avec plus d'égards. L'ancien chambellan de Philippe le Bel en était tout abasourdi, et rassuré à la fois, car il avait appréhendé vraiment d'avoir à
confesser, lui grand dignitaire, et au souverain pontife, toutes les poussières d'une vie, toutes les petites scories, les mauvais désirs, les vilaines actions, toute la lie qui tombe au fond de l'‚me avec les jours et les ans. Or, ces péchés-là, le Saint-Père semblait 916
LES ROIS MAUDITS
les tenir pour broutilles ou, tout au moins, pour être du ressort de plus humbles prêtres. Mais Bouville n'avait pas remarqué, en sortant de table, le regard échangé entre les cardinaux Gaucelin Duèze, du Pouget, et le
"cardinal blanc". Ceux-là connaissaient bien cette ruse habituelle du pape Jean : la confession post-prandiale, dont il se servait pour s'entretenir vraiment seul à seul avec un interlocuteur important, et qui lui permettait d'être éclairé sur des secrets d'…tat. qui pouvait résister à cette offre abrupte, aussi flatteuse que terrifiante? Tout s'unissait pour amollir les consciences, à la fois la surprise, la crainte religieuse et une digestion commençante.
- L'essentiel pour un homme, reprit le pape, est d'avoir bien rempli l'état particulier o˘ Dieu l'a placé en ce monde, et c'est en ce domaine que les fautes lui sont comptées le plus sévèrement. Vous avez été, mon fils, chambellan d'un roi et chargé, sous trois autres, des plus hautes missions.
Avez-vous toujours été bien exact en l'accomplissement de ces devoirs?
- Je pense, mon Père, Très Saint-Père, veux-je dire, m'être acquitté de mes t‚ches avec zèle, avoir été, autant que je l'ai pu, loyal serviteur de mes suzerains...
Il s'interrompit brusquement, se rendant compte qu'il n'était pas là pour prononcer son propre éloge. Il se reprit, et changeant de ton:
- Je dois m'accuser d'avoir échoué en certaines missions que j'aurais pu mener à bien... Voilà, Très Saint-Père: je n'ai pas eu toujours l'esprit assez délié et me suis parfois aperçu trop tard d'erreurs que j'avais commises.
- Ce n'est pas un péché que d'avoir quelque retard dans la cervelle ; cela nous peut venir à tous et c'est justement le contraire de l'esprit de malice. Mais avez-vous commis en vos missions, ou à la suite d'elles, des fautes graves telles que faux témoignage... homicide...
Bouvilie secoua la tête, de droite à gauche, d'un mouvement de dénégation.
Mais les petits yeux gris, sans cils ni sourcils, tout brillants et lumineux dans le visage ridé, restaient fixement attachés sur lui.
- fîtes-vous bien certain? Voici l'occasion, mon cher fils, de parfaitement vous purifier i'‚me' Faux témoignage, jamais? demanda le pape.
Bouville, à nouveau, se sentit mal à Taise. que signifiait cette insistance? L e perroquet eut un cri rauque, sur son perchoir, et Bouville sursauta.
- Une chose, à vrai dire, Très Saint-Père, m'alourdit l'‚me, mais je ne sais si c'est vraiment un péché, ni quel nom de péché lui donner. Je n'ai pas commis l'homicide moi-même, je vous en assure, mais une fois je n'ai pas su l'empêcher. Et ensuite, j'ai d˚ porter faux témoignage ; mais je ne pouvais agir autrement.
LA LOUVE DE FRANCE
917
- Contez-moi donc cela, messire comte, dit le pape. Ce fut son tour de se reprendre :
- Confessez-moi ce secret qui tant vous pèse, mon cher fils !
- Certes, il me pèse, dit Bouville, et plus encore depuis la mort de ma bonne épouse Marguerite, avec qui je le partageais. Et souvent je me répète que si je viens à mourir sans en avoir fait personne dépositaire...
Des larmes brusquement lui étaient venues.
- Comment n'ai-je pas songé plus tôt, Très Saint-Père, à vous le confier?... Je vous le disais : j'ai la cervelle souvent lente... Ce fut après la mort du roi Louis Dixième, l'aîné fils de mon maître Philippe le Bel...
Bouville regarda le pape et se sentit comme déjà soulagé. Enfin il allait pouvoir se décharger l'‚me de ce fardeau qu'il portait depuis huit années.
Le pire moment de sa vie, à coup s˚r, et dont le remords le poignait sans trêve. que n'était-il pas venu plus tôt avouer tout cela au pape !
A présent Bouville parlait aisément. Il racontait comment, ayant été nommé
curateur au ventre de la reine Clémence, après le trépas de Louis Hutin, il avait, lui Bouville, craint que la comtesse Mahaut d'Artois ne fit une criminelle entreprise et contre la reine et contre l'enfant qu'elle portait alors. En ce temps-là, Monseigneur Philippe de Poitiers, frère du roi décédé, réclamait la régence contre le comte de Valois et contre le duc de Bourgogne...
A ce souvenir, Jean XXII leva un instant les yeux vers les poutres peintes du plafond, et une expression songeuse passa sur son étroit visage. Il revit le matin de 1316, o˘ lui-même, à Lyon, était venu annoncer à Philippe de Poitiers la mort de son frère Louis X, ayant appris la nouvelle justement de ce petit Lombard Baglioni...
Donc Bouville craignait un crime de la part de la comtesse d'Artois, un nouveau crime car on disait beaucoup qu'elle était l'auteur du trépas de Louis Hutin, par enherbement. Elle avait les meilleures raisons de le haÔr, car il venait de lui confisquer son comté. Mais elle avait toutes bonnes raisons aussi, Louis disparu, de souhaiter que le comte de Poitiers, son gendre, accéd‚t au trône. Le seul obstacle à cela était l'enfant que portait la reine, qui naquit et qui fut un m‚le.
- Infortunée reine Clémence... dit le pape.
Mahaut d'Artois, choisie comme marraine, devait à ce titre amener le nouveau petit roi aux barons, lors de la cérémonie de présentation.
Bouville était s˚r, et madame de Bouville autant que lui, que si la terrible Mahaut voulait perpétrer un forfait, elle n'hésiterait pas à le faire pendant la présentation, seule occasion pour elle de tenir l'enfant.
Bouville et sa femme avaient donc décidé de cacher l'enfant royal pendant ces heures-là, et de remettre à sa place dans les bras de Mahaut le fils d'une nourrice qui n'avait que quelques jours de plus. Sous les 918
LES ROIS MAUDITS
langes d'apparat, personne ne pourrait s'apercevoir de la substitution, puisque nul n'avait encore vu l'enfant de la reine Clémence et pas même celle-ci, atteinte de grande fièvre et presque mourante.
- Et puis en effet, Très Saint-Père, dit Bouville, l'enfant que j'avais remis à la comtesse Mahaut et qui se portait à merveille l'heure d'avant, mourut en quelques instants devant tous les barons. C'est cette petite créature innocente que j'ai livrée au trépas. Et le crime s'accomplit si vite, et j'étais si troublé, que je n'ai pas songé à crier aussitôt: "Cet enfant n'est pas le roi ! " Et après, ce fut trop tard. Comment expliquer...
Le pape, un peu penché en avant et les mains jointes sur sa robe, ne perdait pas un mot du récit.
- Alors l'autre enfant, le petit roi, qu'est-il devenu, Bouville? qu'en avez-vous fait?
- Il existe, Très Saint-Père, il vit. Nous l'avons, ma défunte femme et moi, confié à la nourrice. Oh ! avec bien de la peine. Car la malheureuse nous haÔssait, vous le pensez bien, et gémissait de douleur. A force de supplications, de menaces aussi, nous lui avons fait jurer sur les …
vangiles de garder le petit roi comme s'il était son enfant, et de ne jamais rien révéler à qui que ce f˚t, même en confession.
- Oh, oh... murmura le Saint-Père.
- Si bien que le petit roi Jean, le vrai roi de France en somme, est élevé
présentement dans un manoir d'Ile-de-France, sans qu'il sache qui il est, sans que personne le sache, à part cette femme qu'on croit sa mère... et moi-même.
- Et cette femme?...
- ... est Marie de Cressay, l'épouse du jeune Lombard Guccio Baglioni. Tout s'éclairait maintenant pour le pape.
- Et Baglioni, lui, ignore tout?
- Tout, j'en suis assuré, Très Saint-Père. Car la dame de Cressay, pour garder son serment, a refusé de le revoir, ainsi que nous le lui avions ordonné. Le garçon est reparti tout aussitôt pour l'Italie. Il pense que son fils est vivant. Il s'en inquiète parfois dans ses lettres à son oncle, le banquier Tolomei...
- Mais pourquoi, Bouville, pourquoi, puisque vous aviez la preuve du crime, et combien facile à administrer, n'avez-vous pas dénoncé la comtesse Mahaut?... quand je songe, ajouta le pape Jean, que dans le même temps elle m'envoyait son chancelier afin que je soutienne sa cause contre son neveu Robert...
Le pape pensait soudain que Robert d'Artois, ce géant tapageur, ce semeur de brouilles, cet assassin sans doute, lui aussi - car il semblait bien qu'il e˚t trempé dans le meurtre de Marguerite de Bourgogne, à Ch‚teau-Gaillard - ce terrible baron, valait peut-être mieux, à tout LA LOUVE DE FRANCE
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prendre, que sa cruelle tante, et qu'en luttant contre elle, il n'avait probablement pas tous les torts de son côté. Un monde de grands loups que celui des cours souveraines ! Et dans chaque royaume, il en allait de même.
…tait-ce pour gouverner, apaiser, conduire ce troupeau de fauves que Dieu lui avait inspiré, à lui chétif petit bourgeois de Cahors, l'ambition d'une tiare dont il était à présent coiffé et qui, par moments, lui pesait un peu?...
- Je me suis tu, Très Saint-Père, reprit Bouville, par le conseil surtout de ma défunte épouse. Comme j'avais manqué le bon instant de confondre la meurtrière, mon épouse m'a représenté avec justesse que si nous révélions la vérité, Mahaut s'acharnerait sur le petit roi, et sur nous-mêmes. Il fallait lui laisser croire que son crime avait réussi. Ce fut donc l'enfant de la nourrice qu'on inhuma à Saint-Denis parmi les rois.
Le pape réfléchissait.
- Ainsi, dans le procès fait à Madame Mahaut l'année suivante, les accusations étaient fondées? dit-il.
- Certes, certes, elles l'étaient! Monseigneur Robert avait pu mettre la main sur une empoisonneuse, une nécromancienne, nommée Isabelle de Fériennes, qui avait livré à une demoiselle de parage de la comtesse Mahaut le poison dont celle-ci tua d'abord le roi Louis, puis l'enfant présenté
aux barons. Cette Isabelle de Fériennes, ainsi que son fils Jean, furent conduits à Paris pour y faire leurs aveux. Vous pensez comme cela servait bien Monseigneur Robert! Leur déposition fut recueillie, et il apparut clairement qu'ils étaient les fournisseurs de la comtesse, car ils lui avaient déjà auparavant procuré le philtre par lequel elle se vantait d'avoir réconcilié sa fille Jeanne avec son gendre le comte de Poitiers...
- Magie, sorcellerie ! Vous pouviez bien faire griller la comtesse, chuchota le pape.
- Plus à ce moment, Très Saint-Père, plus à ce moment. Car le comte de Poitiers était devenu roi et protégeait beaucoup Madame Mahaut, si fort même que je suis assuré dans le fond de mon ‚me qu'il avait partie liée avec elle, au moins dans le second crime.
Le petit visage du pape se fripa davantage sous le bonnet fourré. Jean XXII aimait bien le roi Philippe V auquel il devait sa tiare, et avec lequel il s'était toujours parfaitement accordé pour toutes les questions de gouvernement. Les dernières paroles de Bouville le peinaient.
- Sur l'un et sur l'autre, le ch‚timent de Dieu s'est appesanti, reprit Bouville, puisqu'ils ont chacun perdu dans l'année leur unique héritier m
‚le. La comtesse a vu mourir son seul fils qui avait dix-sept ans. Et le jeune roi Philippe a été privé du sien, qui lui était né depuis seulement quelques mois; et il n'en eut plus jamais d'autre... Mais pour l'accusation élevée contre elle, la comtesse sut se défendre. Elle invoqua 920
LES ROIS MAUDITS
l'irrégularité de la procédure engagée devant le Parlement, l'indignité de ses accusateurs, elle représenta que son rang de pair de France ne la rendait justiciable que de la Chambre des Barons. Toutefois, afin, disait-elle, de faire triompher son innocence, elle supplia son gendre... ce fut une belle scène de fausseté publique!... de poursuivre l'enquête et de lui donner moyen de confondre ses ennemis. La nécromancienne de Fériennes et son fils furent entendus à nouveau, mais après avoir subi la question. Leur état n'était pas beau, et le sang leur collait sur tout le corps. Ils se rétractèrent complètement, déclarèrent mensonges leurs aveux premiers et prétendirent qu'ils y avaient été conduits par caresses, prières, promesses et aussi violences de personnes dont, selon l'acte des greffiers, il convenait de taire le nom pour le moment. Puis le roi Philippe le Long tint lui-même lit de justice et fit comparaître tous ses proches et parents, et tous les familiers de feu son frère, le comte de Valois, le comte d'…vreux, Monseigneur de Bourbon, Monseigneur Gaucher le connétable, messire de Beaurnont, le maître de l'hôtel, et la reine Clémence, elle-même, leur demandant, sous la foi du serment, s'ils savaient ou croyaient que le roi Louis et son fils Jean fussent mons autrement que de mort naturelle. Comme aucune preuve ne pouvait être produite, comme la séance avait lieu devant tous, et que la comtesse Mahaut se tenait assise à côté du roi, chacun déclara, bien que pour beaucoup ce f˚t à contre-conviction, que ces trépas étaient dus à l'ouvre de nature.
- Mais vous-même, vous avez eu à comparaître? Le gros Bouville baissa le front.
- J'ai porté faux témoignage, Très Saint-Père, dit-il. Mais que pouvais-je quand toute la cour, les pairs, les oncles du roi, les plus proches serviteurs, la reine veuve elle-même, certifiaient sous serment l'innocence de Madame Mahaut? C'est moi qu'on e˚t alors accusé de mensonge et de fable ; et l'on m'e˚t envoyé me balancer à Montfaucon.
Il semblait si malheureux, si abattu, si triste, que l'on imaginait soudain, sur son gros visage charnu, les traits du petit garçon qu'il avait été un demi-siècle plus tôt. Le pape eut un mouvement de pitié.
- Apaisez-vous, Bouville, dit-il en se penchant et en lui mettant la main sur l'épaule. Et ne vous reprochez pas d'avoir mal agi. Dieu vous avait posé un problème un peu lourd pour vous. Votre secret, je le prends à mon compte. L'avenir dira si vous avez bien fait ! Vous avez voulu sauver une vie qui vous avait été confiée par le devoir de votre état, et vous l'avez sauvée. Combien en auriez-vous exposé d'autres, si vous aviez parlé!
- Ah ! Très Saint-Père, oui, je suis apaisé ! dit l'ancien chambellan. Mais le petit roi caché, que va-t-il devenir? que faut-il en faire?
- Attendez sans rien changer. J'y penserai et vous le ferai savoir. Allez en paix, Bouville... quant à Monseigneur de Valois, cent mille LA LOUVE DE FRANCE
921
livres sont à lui mais pas un florin de plus. qu'il me laisse en repos avec sa croisade, et qu'il s'accorde avec l'Angleterre.
Bouville mit genou en terre, porta la main du Saint-Père à ses lèvres, avec effusion, se releva et gagna la porte à reculons puisque l'audience semblait terminée.
Le pape le rappela du geste.
- Mon fils, et votre absolution? Vous ne la voulez donc point?
Un moment plus tard le pape Jean, demeuré seul, parcourait à petits pas glissants son cabinet de travail. Le vent du Rhône passait sous les portes et gémissait à travers le beau palais neuf. Les perruches pépiaient dans leur cage. Les tisons du brasero s'assombrissaient.
Jean XXII réfléchissait au difficile problème, à la fois de conscience et d'…tat, qui se posait à lui. L'héritier véritable de la couronne de France était un enfant ignoré, caché dans une cour de ferme. Deux personnes seulement au monde, ou plutôt trois personnes à présent, le savaient. La peur retenait les deux premières de parler. que convenait-il de faire, quel parti prendre, quand deux rois déjà, depuis la naissance de cet enfant, s'étaient succédé au trône, deux rois d˚ment sacrés, oints du saint chrême?
Révéler l'affaire et jeter la France dans le plus terrible désordre dynastique? De la semence de guerre, encore!
Un autre sentiment également incitait le pape à garder le silence, et ce sentiment concernait la mémoire du roi Philippe le Long. Oui, Jean XXII l'avait bien aimé, ce jeune homme, et l'avait aidé de toutes les façons possibles. C'était même le seul souverain qu'il e˚t jamais admiré et auquel il gard‚t reconnaissance. Ternir son souvenir revenait pour Jean XXII à se ternir lui-même ; car, sans Philippe le Long, f˚t-il jamais devenu pape? Et voilà que Philippe se révélait avoir été un criminel, le complice d'une criminelle tout au moins... Mais était-ce au pape Jean, était-ce à Jacques Duèze, de jeter la première pierre, lui qui devait à de si grosses fourberies et sa pourpre et sa tiare? Et s'il lui avait été absolument nécessaire, pour assurer son élection, de laisser commettre un meurtre...
"Seigneur, Seigneur, merci de m'avoir épargné pareille tentation... Mais était-ce bien moi qui devais être chargé du soin de vos créatures?... Et si la nourrice parle un jour, qu'arrivera-t-il? Peut-on se fier à langue de femme? Il serait bon, Seigneur, que vous m'éclairiez quelquefois ! J'ai absous Bouville, mais la pénitence est pour moi. "
II s'était agenouillé sur le coussin vert de son prie-Dieu ; il demeura là, longtemps, ses mains maigres enserrant son petit front ridé.
III
LE CHEMIN DE PARIS
qu'il sonnait clair, sous le fer des chevaux, le sol des routes françaises!
quelle musique heureuse produisait le crissement du gravier! Et l'air qu'on respirait, l'air léger du matin traversé de soleil, quel merveilleux parfum, quelle merveilleuse saveur il possédait ! Les bourgeons commençaient à s'ouvrir, et de petites feuilles vertes, tendres et plissées, venaient chercher pour une caresse le front des voyageurs jusqu'au milieu du chemin. L'herbe des talus et des prés d'Ile-de-France était moins riche, moins fournie, sans doute, que l'herbe d'Angleterre; mais pour la reine Isabelle, c'était l'herbe de la liberté, enfin, et de l'espérance.
La crinière de la jument blanche ondulait au rythme de la marche. Une litière, portée par deux mules, suivait à quelques toises. La reine trop heureuse, trop impatiente pour rester enfermée dans cette balancelle, avait préféré monter sa haquenée; pour un peu, elle e˚t galopé dans les herbages !
Boulogne, o˘ elle s'était mariée quinze ans auparavant, Montreuil, Abbeville, Beauvais, avaient été les haltes de son voyage. Elle venait de passer la nuit précédente à Maubuisson, près de Pontoise, dans le manoir royal, o˘, pour la dernière fois, elle avait vu son père Philippe le Bel.
Sa route était comme un pèlerinage à travers son propre passé. Il lui semblait remonter les étapes de sa vie pour revenir au départ. Mais quinze années malheureuses se pouvaient-elles abolir?
- Votre frère Charles l'aurait sans doute reprise, disait Robert d'Artois qui cheminait à côté d'elle, et il nous l'aurait imposée pour reine, tant il continuait de la regretter et tant il montrait peu de décision au choix d'une nouvelle épouse.
De qui parlait Robert? Ah oui! de Blanche de Bourgogne. Il en parlait à
cause de Maubuisson o˘, tout à l'heure, une cavalcade composée d'Henry de Sully, de Jean de Roye, du comte de Kent, de
LA LOUVE DE FRANCE
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Lord Mortimer, de Robert d'Artois lui-même et de toute une troupe de seigneurs, était venue accueillir la voyageuse. Isabelle avait éprouvé un grand plaisir à se sentir de nouveau traitée en reine.
- Je crois que Charles, vraiment, prenait quelque plaisir secret à caresser les cornes qu'elle lui avait plantées, continuait Robert. Par malheur, par bonheur plutôt, la douce Blanche, l'année avant que Charles devînt roi, se fit engrosser en prison, par le geôlier!
Le géant chevauchait à gauche, du côté du soleil, et, monté sur un immense percheron pommelé, il portait de l'ombre sur la reine. Celle-ci poussait sa haquenée, s'efforçant de rester dans la lumière. Robert discourait sans trêve, tout à l'enthousiasme de la retrouvaille, et cherchant, dès ces premières lieues, à renouer les liens du cousinage et d'une ancienne amitié.
Isabelle ne l'avait pas revu depuis onze ans ; il avait peu changé. La voix était toujours la même, et toujours la même aussi cette odeur de gros mangeur de venaison que son corps dégageait dans l'animation de la marche et que la brise portait autour de lui par bouffées. Il avait la main rousse et velue jusqu'à l'ongle, le regard méchant même lorsqu'il croyait le faire aimable, la panse dilatée par-dessus sa ceinture comme s'il e˚t avalé une cloche. Mais l'assurance de sa parole et de ses gestes était à présent moins feinte et appartenait définitivement à sa nature ; la ride qui encadrait la bouche s'était inscrite plus profondément dans la graisse.
- Et Mahaut, ma bonne gueuse de tante, a d˚ se résigner à l'annulation du mariage de sa fille. Oh ! non sans se débattre et plaider devant les évêques ! Mais elle a finalement été confondue. Votre frère Charles, poui une fois, s'obstina. Parce qu'il ne pardonnait pas l'affaire du geôlier et de la grossesse. Et quand il s'obstine, ce faible homme, on ne le fait plus démordre ! Au procès d'annulation, on n'a pas posé moins de trente et une questions aux témoins. On a exhumé de la poussière la dispense accordée par Clément V et qui permettait à Charles d'épouser une de ses parentes, mais sans que le nom en soit spécifié. Or qui, dans nos familles, se marie autrement qu'avec une cousine ou une nièce? Alors, Monseigneur Jean de Marigny, bien habilement, souleva l'empêchement de la parenté spirituelle.
Mahaut était la marraine de Charles. Elle assurait que non. bien s˚r, et qu'elle n'avait été au baptême que comme assistante et commère26. Alors tout le monde a comparu, barons, chambriers, valets, clercs, chantres, bourgeois de Creil o˘ le baptême avait eu lieu, et tous ont répondu qu'elle avait bien tenu l'enfant pour le tendre ensuite à Charles de Valois, et qu'on ne pouvait s'y tromper vu qu'elle était la plus haute femme qui se trouvait en la chapelle et dépassait tout un chacun du chef. Voyez la belle menteuse !
Isabelle s'obligeait à écouter, mais en vérité elle n'était attentive qu'à
924
LES ROIS MAUDITS
elle-même et à un contact insolite qui tout à l'heure l'avait émue. Combien cela paraît surprenant aux doigts, soudain, des cheveux d'homme !
La reine leva les yeux vers Roger Mortimer qui était venu se placer à sa droite, d'un mouvement à la fois autoritaire et naturel comme s'il avait été son protecteur et son gardien. Elle regardait les boucles drues qui sortaient de son chaperon noir. On n'imaginait pas que ces cheveux-là
fussent si soyeux au toucher !
Cela s'était fait par hasard dans le premier moment de la rencontre.
Isabelle avait été surprise de voir apparaître Mortimer auprès du comte de Kent. Ainsi donc, en France, le rebelle, l'évadé, le proscrit Mortimer, marchait côte à côte avec le frère du roi d'Angleterre, et semblait presque avoir le pas sur lui.
Et Mortimer, sautant à terre, s'était élancé vers la reine pour baiser le bas de sa robe ; mais la haquenée ayant bougé, les lèvres de Roger s'étaient posées sur le genou d'Isabelle. Elle-mêmç avait machinalement appuyé la main sur la tête découverte de cet ami retrouvé. Et maintenant qu'on chevauchait, sur la route striée d'ombre par les branches, le contact soyeux des cheveux se prolongeait, comme encore perceptible et enfermé sous le velours du gant.
- Mais le plus sérieux motif à la nullité du lien, outre que les contractants n'avaient pas l'‚ge canon pour copuler, fut fondé sur ceci que votre frère Charles, quand on le maria, manquait de discernement pour se chercher femme et de volonté pour exprimer son choix, vu qu'il était incapable, simple et imbécile, et que, partant, le contrat n'avait point de valeur. Inhabilis, simplex et imbecillus!... Et chacun, depuis votre oncle Valois jusqu'à la dernière chambrière, s'est accordé à prononcer sous serment qu'il était bien tout cela, à meilleure preuve que feu la reine sa mère elle-même le trouvait si bête qu'elle l'avait surnommé l'oison!
Pardonnez, ma cousine, de vous parler ainsi de votre frère, mais enfin, c'est là le roi que nous avons. Gentil compagnon au demeurant, et de beau visage, mais de peu d'allant. Vous comprendrez qu'il faille gouverner à sa place. N'attendez pas d'aide de lui.
Ainsi, à la gauche d'Isabelle roulait la voix intarissable de Robert d'Artois et flottait son parfum de fauve. A droite, la reine sentait le regard de Roger Mortimer posé sur eJle avec une insistance troublante. Elle levait par instants les yeux vers ces prunelles couleur de silex, vers ce visage bien taillé o˘ un sillon profond partageait le menton. Elle était surprise de ne pas se rappeler la cicatrice blanche qui ourlait la lèvre inférieure.
- tes-vous toujours aussi chaste, ma belle cousine? demanda brusquement Robert d'Artois.
La reine Isabelle rougit et leva furtivement les yeux vers Roger LA LOUVE DE FRANCE
925
Mortimer comme si la question la mettait un peu en faute déjà, et de façon inexplicable, à son égard.
- J'y ai bien été forcée, répondit-elle.
- Vous souvenez-vous, cousine, de notre entrevue de Londres?
Elle rougit davantage. que lui rappelait-il là, et qu'allait penser Mortimer? Un moment d'abandon lors d'un adieu... pas même un baiser, seulement un front qui s'appuie contre une poitrine d'homme et qui cherche un refuge... Robert y pensait-il donc encore, après onze ans? Elle en fut flattée, mais nullement émue. Avait-il pris pour l'aveu d'un désir ce qui n'était qu'un moment de désarroi? Peut-être, en effet, ce jour-là, mais ce jour-là seulement, si elle n'avait pas été reine, s'il n'avait pas été si pressé de repartir pour dénoncer les filles de Bourgogne...
- Enfin, s'il vous vient à l'idée de changer de coutume... insistait Robert d'un ton gaillard. J'ai toujours, en pensant à vous, comme le sentiment d'une créance non encaissée...
Il s'arrêta net, ayant croisé le regard de Mortimer, un regard d'homme prêt à tirer l'épée s'il en entendait davantage. La reine perçut cet affrontement et, pour se donner contenance, caressa la crinière blanche de sa jument. Cher Mortimer ! qu'il y avait de noblesse et de chevalerie en cet homme-là! Et comme l'air de France était bon à respirer, et comme cette route était belle, avec ses clartés et ses ombres !
Robert d'Artois avait un demi-sourire d'ironie coincé dans la graisse de ses joues. Sa créance, selon l'expression qu'il avait employée et qu'il avait crue délicate, il n'y devait plus songer. Il était certain que Lord Mortimer aimait la reine Isabelle et qu'Isabelle aimait Mortimer.
"Eh bien! pensa-t-il, elle va s'amuser, la bonne cousine, avec ce templier.
"
IV LE ROI CHARLES
II avait fallu près d'un quart d'heure pour traverser la ville depuis les portes jusqu'au palais de la Cité. Les larmes vinrent aux yeux de la reine Isabelle lorsqu'elle mit pied à terre dans la cour de cette demeure qu'elle avait vu édifier par son père, et qui déjà avait reçu la légère patine du temps.
Les portes s'ouvrirent en haut du grand escalier, et Isabelle ne put s'empêcher d'attendre le visage imposant, glacial, souverain, du roi Philippe le Bel. que de fois avait-elle ainsi contemplé son père, au sommet des marches, s'apprêtant à descendre vers sa ville?
Le jeune homme qui apparut en cotte courte, la jambe bien prise dans des chausses blanches, et suivi de ses chambellans, ressemblait assez par la taille et les traits au grand monarque disparu, mais aucune force, aucune majesté n'émanait de sa personne. Il n'était qu'une p‚le copie, un moulage de pl‚tre pris sur un gisant. Et néanmoins, parce que l'ombre du Roi de fer demeurait présente derrière ce personnage sans ‚me et parce que la royauté
de France s'incarnait en lui, Isabelle voulut, par trois ou quatre fois, s'agenouiller; et chaque fois son frère la retint pur la main en disant:
- Bienvenue, ma douce sour, bienvenue.
L'ayant forcée à se relever, et toujours lui tenant la main, il la conduisit jusqu'au cabinet assez vaste o˘ il se tenait habituellement, s'informant des détails du voyage. Avait-elle été bien reçue à Boulogne par le capitaine de la ville?
li s'inquiéta de savoir si les chambellans veillaient au bagage et recommanda qu'on ne laiss‚t pas choir les coffres.
- Car les étoffes se froissent, expliqua-t-il, et j'ai bien vu, dans mon dernier déplacement de Languedoc, combien mes robes s'étaient g‚tées.
LA LOUVE DE FRANCE
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…tait-ce pour cacher une émotion, une gêne, qu'il accordait son attention à
cette sorte de soucis?
quand on fut assis, Charles le Bel dit :
- Alors, comment ce vous va, ma chère sour?
- Ce me va petitement, mon frère, répondit-elle.
- quel est l'objet de votre voyage?
Isabelle eut une expression de surprise peinée. Son frère n'était-il donc pas au courant? Robert d'Artois, qui avait suivi ainsi que les principaux seigneurs de l'escorte, adressa à Isabelle un regard qui signifiait: "que vous avais-je dit?"
- Mon frère, je viens pour m'accorder avec vous sur ce traité que nos deux royaumes doivent passer s'ils veulent cesser de se nuire.
Charles le Bei resta silencieux un instant. Il paraissait réfléchir; en vérité, il ne pensait à rien de précis. Comme avec Mortimer, au cours des audiences qu'il lui avait accordées, comme avec chacun, il posait des questions et ne prêtait pas attention aux réponses.
- Le traité... finit-il par dire. Oui, je suis prêt à recevoir l'hommage de votre époux Edouard. Vous en causerez avec notre oncle Charles, à qui j'ai donné mandat pour ce faire. La mer ne vous a pas incommodée? Savez-vous que je ne suis jamais allé dessus? que ressent-on sur cette eau mouvante?
Il fallut attendre qu'il e˚t émis encore quelques banalités de cet ordre pour pouvoir lui présenter l'évêque de Norwich, qui devait conduire les négociations, et le Lord de Cromwell qui commandait le détachement d'accompagnement. Il salua chacun avec courtoisie, mais sans, visiblement, s'intéresser à personne.
Charles IV n'était pas beaucoup plus sot sans doute que des milliers d'hommes du même ‚ge qui, en son royaume, hersaient les champs de travers, cassaient les navettes de leurs métiers à tisser, ou débitaient la poix et le suif en se trompant dans leurs comptes de boutique; le malheur voulait qu'il f˚t roi, ayant si peu de facultés pour l'être.
- Je viens aussi, mon frère, dit Isabelle, requérir votre aide et mettre ma personne sous votre protection, car tous mes biens m'ont été ôtés, et en dernier lieu le comté de Cornouailles inscrit au traité de noces.
- Vous direz vos griefs à notre oncle Charles ; il est de bon conseil, et j'approuverai, ma sour, tout ce qu'il décidera pour votre bien. Je vais vous mener à vos chambres.
Charles IV laissa l'assemblée pour montrer à sa sour les appartements o˘
elle allait loger, une suite de cinq pièces avec un escalier indépendant.
- Pour les petites entrées de votre service, crut-il bon d'expliquer.
Il lui fît remarquer également le mobilier qui était neuf, les tapis à
images sur les murs. Il avait des soucis de bonne ménagère, touchait 928
LES ROIS MAUDITS
l'étoffe de la courtepointe, priait sa sour de ne point hésiter à quérir autant de braise qu'il lui en faudrait pour bassiner son lit. On ne pouvait pas être plus attentif, ni plus affable.
- Pour le logement de votre suite, messire de Mortimer s'en arrangera avec mes chambellans. Je désire que chacun soit bien traité.
Il avait prononcé le nom de Mortimer sans intention particulière, simplement parce que, lorsqu'il s'agissait des affaires anglaises, ce nom revenait souvent devant lui. Il lui paraissait donc normal que Lord Mortimer s'occup‚t de la maison de la reine d'Angleterre. Il avait certainement oublié que le roi Edouard réclamait sa tête.
Il continuait de tourner à travers l'appartement, redressant le pli d'une courtine, vérifiant la fermeture des volets intérieurs. Et puis soudain s'arrêtant, les mains derrière le dos et le front un peu penché, il dit:
- Nous n'aurons guère été heureux dans nos unions, ma sour. J'avais cru être mieux servi par Dieu en la personne de ma chère Marie de Luxembourg que je ne l'avais été avec Blanche...
Il eut un bref regard vers Isabelle o˘ elle lut qu'il lui gardait un ressentiment vague pour avoir fait éclater l'inconduite de sa première épouse.
- ... et puis la mort m'a emporté Marie, tout en même temps que l'héritier qu'elle me préparait. Et maintenant, l'on m'a fait épouser notre cousine d'…vreux, que vous allez revoir tout à l'heure ; c'est une aimable compagne, qui m'aime bien je crois. Mais nous nous sommes unis en juillet dernier ; nous voici en mars, et elle ne donne pas signe d'être enceinte.
Il faudrait que je vous entretienne de choses dont je ne puis parler qu'à
une sour... Avec ce mauvais époux qui n'aime point votre sexe, vous avez eu pourtant quatre enfants. Et moi, avec mes trois épouses... Pourtant j'accomplis, je vous assure, mes devoirs conjugaux bien fréquemment, et j'y prends plaisir. Alors, ma sour? Cette malédiction dont mon peuple dit qu'elle pèse sur notre race et notre maison, n'y croyez-vous pas?
Isabelle le contemplait avec tristesse. Il se montrait assez émouvant, tout à coup, par ces doutes qui lui assaillaient l'‚me et qui devaient être son constant souci. Mais le plus humble jardinier ne se f˚t pas exprimé d'autre manière pour gémir sur ses infortunes, ou la stérilité de sa femme. que désirait-il, ce pauvre roi? Un héritier au trône ou un enfant au foyer?
Et qu'y avait-il de royal, également, en cette Jeanne d'…vreux qui vint saluer Isabelle quelques moments plus tard? Le visage un peu mou, l'expression docile, elle tenait avec humilité sa condition de troisième épouse, qu'on avait prise au plus proche dans la famille, parce qu'il fallait une reine à la France. Elle était triste. Sans cesse elle épiait sur
LA LOUVE DE FRANCE
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le visage de son mari l'obsession qu'elle connaissait bien, et qui devait être le seul sujet de leurs entretiens nocturnes.
Le vrai roi, Isabelle le trouva en Charles de Valois. Accouru au Palais, aussitôt qu'il sut sa nièce arrivée, il la serra dans ses bras et la baisa aux joues. Isabelle reconnut aussitôt que le pouvoir était dans ces bras-là, et nulle part ailleurs.
Le souper fut bref, qui réunit autour des souverains les comtes de Valois, d'Artois et leurs épouses, le comte de Kent, l'évêque de Norwich, Lord Mortimer. Le roi Charles le Bel aimait à se coucher de bonne heure.
Tous les Anglais se réunirent ensuite dans l'appartement de la reine Isabelle pour y conférer. Lorsqu'ils se retirèrent, Mortimer se trouva le dernier sur le pas de la porte. Isabelle le retint, pour un instant dit-elle; elle avait un message à lui délivrer.
V LA CROIX DE SANG
Ils n'avaient pas conscience du temps écoulé. Le vin de liqueur, parfumé de romarin, de rosé et de grenade, était plus qu'à demi épuisé dans la cruche de cristal ; les braises s'écroulaient dans le foyer.
Ils n'avaient pas même entendu les cris du guet qui s'élevaient, lointains, d'heure en heure dans la nuit. Ils ne pouvaient s'arrêter de parler, la reine surtout qui, pour la première fois depuis bien des années, ne craignait pas qu'un espion f˚t caché derrière la tapisserie pour rapporter le moindre de ses propos. Elle n'aurait pu dire s'il lui était jamais arrivé de se confier aussi librement ; elle avait perdu jusqu'à la mémoire de la liberté. Mais jamais elle ne s'était trouvée devant un homme qui l'e˚t écoutée avec plus d'intérêt, lui e˚t répondu avec plus de justesse, et dont l'attention f˚t chargée de plus de générosité ! Bien qu'ils eussent devant eux des jours et des jours o˘ il leur serait loisible de s'entretenir, ils ne pouvaient se décider à interrompre leur orgie de confidences. Ils avaient tout à se dire, sur l'état des royaumes, sur le traité de paix, sur les lettres du pape, sur leurs communs ennemis, et Mortimer à raconter sa prison, son évasion, son exil, et la reine à avouer ses tourments, et les outrages subis.
Isabelle comptait demeurer en France jusqu'à ce qu'Edouard y vînt lui-même pour l'hommage ; l'évêque Orleton, avec lequel elle avait eu une entrevue secrète entre Londres et Douvres, le lui conseillait.
- Vous ne pouvez point, Madame, retourner en Angleterre avant que les Despensers aient été chassés, dit Mortimer. Vous ne le pouvez ni ne le devez.
- Leur but était clair, en ces derniers mois, à me si cruellement tourmenter. Ils attendaient que je commisse quelque folle entreprise de révolte, afin de me clore en quelque couvent ou quelque ch‚teau lointain comme on a fait de votre épouse.
- Pauvre amie Jeanne, dit Mortimer. Elle a bien fort p‚ti pour moi.
LA LOUVE DE FRANCE
931
Et il alla mettre une b˚che dans le foyer.
- Je lui dois d'avoir appris l'homme que vous étiez, reprit Isabelle.
Souventes nuits, je la faisais dormir à mes côtés, tant je craignais qu'on ne m'assassin‚t. Et elle me parlait de vous, toujours de vous... Ainsi ai-je su les préparatifs de votre évasion, et j'ai pu y contribuer. Je vous connais mieux que vous ne pensez, Lord Mortimer.
Il y eut un moment comme d'attente de part et d'autre, et un peu de gêne aussi. Mortimer demeurait penché vers P‚tre dont les lueurs éclairaient son menton profondément incisé, ses sourcils épais.
- Sans cette guerre d'Aquitaine, continua la reine, sans les lettres du pape, sans cette mission auprès de mon frère, je suis certaine qu'il me serait arrivé grand malheur.
- Je savais, Madame, que c'était le seul moyen. Je n'avais guère plaisir, croyez-le, à cette guerre entreprise contre le royaume. Si j'ai accepté
d'en partager la conduite et d'y faire figure de traître... car se rebeller pour défendre son droit est une chose, mais passer à l'armée adverse en est une autre...
Il avait sa campagne d'Aquitaine sur le cour, et voulait s'en bien disculper.
- ... c'est que je savais qu'il n'était d'autre façon d'espérer vous délivrer, sinon en affaiblissant le roi Edouard. Et votre venue en France, Madame, est aussi mon idée; j'y ai ouvré sans rel‚che jusqu'à ce que vous soyez là.
La voix de Mortimer était animée d'une vibration grave. Les paupières d'Isabelle se fermèrent à demi. Sa main redressa machinalement l'une des tresses blondes qui encadraient son visage comme des anses d'amphore.
- quelle est cette blessure à la lèvre que je ne vous connaissais pas?
demanda-t-elle.
- Un présent de votre époux, Madame, un coup de fléau qui me fut assené par les gens de son parti lorsqu'ils me renversèrent dans mon armure, à
Shrewsbury, o˘ je fus malheureux. Et malheureux, Madame, moins pour moi-même, moins de la mort risquée et de la prison endurée, que d'avoir échoué
à vous porter la tête des Despensers, à l'issue d'un combat livré pour vous.
Cela n'était pas là vérité totale ; la sauvegarde de ses domaines et de ses prérogatives avait pesé au moins aussi lourd, dans les décisions militaires du baron des Marches, que le service de la reine. Mais en ce moment, il était sincèrement persuadé d'avoir agi pour la défendre. Et Isabelle y croyait aussi ; elle avait tant souhaité pouvoir le croire ! Elle avait tant espéré que se dress‚t un jour un champion de sa cause ! Et voilà que ce champion était là, devant elle, avec sa grande main maigre qui avait tenu l'épée, et la marque au visage, légère mais indélébile, 932
LES ROIS MAUDITS
d'une blessure. Il semblait surgir tout droit, dans ses vêtements noirs, d'un roman de chevalerie.
- Vous rappelez-vous, ami Mortimer... vous rappelez-vous le lai du chevalier de Gracient?
Il fronça ses sourcils épais. Gracient?... Un nom qu'il avait déjà
entendu ; mais il ne se rappelait pas l'histoire.
- C'est dans un livre de Marie de France, que l'on m'a volé, comme tout le reste, reprit Isabelle. Ce Gracient était chevalier si fort, si bellement loyal, et son renom était si grand, que la reine de ce temps s'éprit de lui sans le connaître ; et l'ayant fait mander, elle lui dit pour premières paroles, lorsqu'il apparut devant elle : " Ami Gracient, je n'ai jamais aimé mon époux ; mais je vous aime autant qu'on peut aimer et suis à vous.
"
Elle était étonnée de sa propre audace, et que sa mémoire lui e˚t fourni si à propos les paroles qui traduisaient tout exactement ses sentiments.
Pendant plusieurs secondes, le son de sa voix lui parut se prolonger à ses propres oreilles. Elle attendait, anxieuse et troublée, confuse et ardente, la réponse de ce nouveau Gracient.
"Puis-je à présent lui avouer que je l'aime?" se demandait Roger Mortimer, comme si ce n'avait pas été la seule chose à dire. Mais il est des champs clos o˘ les hommes les plus braves en bataille se montrent singulièrement malhabiles.
- Avez-vous jamais aimé le roi Edouard? répondit-il.
Et ils se sentirent l'un et l'autre également déçus. …tait-il bien nécessaire, en cet instant, de parler d'Edouard? La reine se redressa un peu dans son siège.
- J'ai cru l'aimer, dit-elle. Je m'y suis efforcée avec des sentiments appris; et puis j'ai vite reconnu l'homme auquel on m'avait unie! A présent je le hais, et d'une si forte haine qu'elle ne peut s'éteindre qu'avec moi... ou avec lui. Savez-vous que pendant de longues années j'ai cru que les éloignements d'Edouard envers moi venaient d'une faute de ma nature?
Savez-vous, s'il faut tout vous avouer... d'ailleurs votre épouse le sait bien... que les dernières fois qu'il se força de fréquenter ma couche, quand fut conçue notre dernière fille, il exigea que Hugh le Jeune l'accompagn‚t jusqu'à mon lit ; et il se mignotait et il se caressait avec lui avant que de pouvoir accomplir acte d'époux, disant que je devais aimer Hugh comme lui-même, puisqu'ils étaient si bien unis qu'ils ne faisaient qu'un. C'est alors que j'ai menacé d'en écrire au pape...
La fureur avait empourpré le visage de Mortimer. L'honneur et l'amour se trouvaient en lui également atteints. Edouard était vraiment indigne d'être roi. quand donc pourrait-on crier à tous ses vassaux : "Sachez enfin qui est votre suzerain, et reprenez vos serments!" N'était-il pas injuste, quand le monde comptait tant de femmes
LA LOUVE DE FRANCE
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infidèles, qu'un tel homme ait épousé une femme de si haute vertu? N'e˚t-il pas mérité qu'elle se f˚t livrée à tout venant pour le honnir?... Mais était-elle absolument demeurée fidèle? quelque amour secret n'avait-il pas traversé une si désespérante solitude?
- Et jamais vous ne vous êtes abandonnée à d'autres bras? demanda-t-il, d'une voix, déjà, de jaloux, cette voix qui plaît tant aux femmes, au début d'un sentiment, et leur devient si lassante à la fin d'une liaison.
- Jamais, répondit-elle.
- Pas même à votre cousin Robert d'Artois, qui semblait ce matin montrer bien franchement qu'il était épris de vous? Elle haussa les épaules.
- Vous connaissez mon cousin d'Artois; tout gibier lui est bon. Reine ou truande, pour lui c'est tout un. Un jour lointain, à Westmoustiers, o˘ je lui confiai mon esseulement, il s'offrit à m'en consoler. Voilà tout.
D'ailleurs, ne l'avez-vous pas entendu: " tes-vous toujours aussi chaste, ma cousine?... " Non, gentil Mortimer, mon cour est bien désolément vide...
et beaucoup las de l'être.
- Ah ! que n'ai-je osé, Madame, vous dire depuis si longtemps que vous étiez l'unique dame de mes pensées ! s'écria Mortimer.
- Est-ce vrai, doux ami? Y a-t-il longtemps?
- Je crois. Madame, que cela date de la première fois o˘ je vous ai vue. Et j'en ai eu la lumière un jour, à Windsor, o˘ les larmes vous sont venues dans les yeux pour quelque honte que le roi Edouard vous avait faite...
Vous dirai-je qu'en ma prison, il ne fut de matin ni de soir o˘ je ne pensai à vous, et que ma première demande quand j'échappai de la Tour...
- Je sais, ami Roger, je sais ; l'évêque Orleton me l'a dit. Et j'ai été
joyeuse alors d'avoir donné de ma cassette pour votre liberté ; non pour l'or, qui n'était rien, mais pour le risque qui était grand. Votre évasion a fait recroître mes tourments...
Il s'inclina très bas, s'agenouillant presque, pour marquer sa gratitude.
- Savez-vous, Madame, reprit-il d'un ton plus grave encore, que depuis que j'ai pris pied sur la terre de France, j'ai fait vou de me vêtir de noir tant que je n'aurais point retrouvé l'Angleterre... et de ne toucher femme avant de vous avoir délivrée?
Il infléchissait un peu les termes de son vou et commençait à confondre la reine et le royaume. Mais de plus en plus il s'apparentait, pour Isabelle, à Gracient, à Perceval, à Lancelot...
- Et vous avez tenu ce vou? demanda-t-elle. - En doutez-vous?
Elle le remercia d'un sourire, d'une buée qui monta à ses vastes yeux bleus, et d'une main tendue, d'une main fragile qui alla se loger, comme 934
LES ROIS MAUDITS
un oiseau, dans la main du grand baron. Puis leurs doigts s'ouvrirent, s'enlacèrent, se croisèrent...
- Croyez-vous que nous ayons le droit? dit-elle après un silence. J'ai promis ma foi à un époux, si mauvais qu'il soit. Et vous, de votre part, vous avez une épouse qui est sans reproche. Nous avons contracté les liens devant Dieu. Et j'ai été si dure aux péchés des autres...
Cherchait-elle à se défendre contre elle-même, ou voulait-elle qu'il prît le péché sur lui?
Il était assis, il se releva.
- Ni vous, ni moi, ma reine, n'avons été mariés par notre vouloir. Nous avons prononcé serment, mais pour des choix que nous n'avions pas faits.
Nous avons obéi à des décisions qui étaient de nos familles, et non point à
la volonté de notre cour. Aux ‚mes comme les nôtres...
Il marqua une hésitation. L'amour qui craint de se nommer pousse aux actions les plus étranges ; le désir prend les plus hauts détours pour requérir ses droits. Mortimer était debout devant Isabelle, et leur mains restaient unies.
- Voulez-vous, ma reine, reprit-il, que nous nous affrérions? Voulez-vous accepter d'échanger nos sangs pour qu'à jamais je sois votre soutien, et qu'à jamais vous soyez ma dame?
Sa voix tremblait, de cette inspiration soudaine, démesurée, qu'il avait eue; et les épaules d'Isabelle frémirent. Car il y avait de la sorcellerie, de la passion et de la foi, et toutes choses divines et diaboliques mêlées, et chevaleresques et charnelles ensemble dans ce qu'il venait de proposer.
C'était le lien de sang des frères d'armes et celui des amants légendaires, le lien des Templiers, rapporté d'Orient à travers les croisades, le lien d'amour aussi qui unissait l'épouse mal mariée à l'amant de son choix, et quelquefois par-devant le mari lui-même, à condition que l'amour rest‚t chaste... ou qu'on cr˚t qu'il le restait. C'était le serment des corps, plus puissant que celui des mots et qui ne se pouvait rompre, reprendre ni annuler.. Les deux créatures humaines qui le prononçaient se faisaient plus unies que des jumeaux ; ce que chacun possédait devenait possession de l'autre ; ils se devaient protéger en tout et ne pouvaient accepter de se survivre. " Ils doivent être affrérés... " On chuchotait cela de certains couples, avec un petit tremblement à la fois de crainte et d'envie27.
- Je pourrai tout vous demander? dit Isabelle très bas. Il répondit en abaissant les paupières.
- Je me livre à vous, dit-il. Vous pouvez tout exiger de moi et ne me donner de vous-même que ce qu'il vous plaira. Mon amour sera ce que vous désirerez. Je puis m'étendre nu auprès de vous nue, et ne point vous toucher si vous me l'avez interdit.
Ce n'était point là la vérité de leur désir, mais comme un rite d'honneur qu'ils se devaient, conforme aux traditions chevaleresques.
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L'amant s'obligeait à montrer la force de son ‚me et la puissance de son respect. Il s'offrait à "l'épreuve courtoise", dont la durée était remise à
la décision de l'amante ; il dépendait d'elle que le temps en dur‚t toujours ou qu'il f˚t aussitôt aboli.
- tes-vous consentante, ma reine? dit-il. A son tour, elle répondit des paupières.
- Au doigt? au front? au cour? demanda Mortimer.
Ils pouvaient se faire une piq˚re au doigt, laisser leurs sangs s'égoutter dans un verre, les mêler et y boire à tour de rôle. Ils pouvaient s'inciser le front à la racine des cheveux et, se tenant tête contre tête, échanger leurs pensées...
- Au cour, répondit Isabelle.
C'était la réponse qu'il souhaitait.
Un coq chanta dans les alentours dont le cri traversa la nuit silencieuse.
Isabelle pensa que le jour qui allait se lever serait le premier du printemps.
Roger Mortimer ouvrit sa cotte, la laissa choir au sol, arracha sa chemise.
Il apparut, poitrine nue, bombée, au regard d'Isabelle.
La reine délaça son corsage ; d'un mouvement souple des épaules, elle dégagea des manches ses bras fins et blancs et découvrit ses seins, marqués de leur fruit rosé, et que quatre maternités n'avaient pas blessés ; elle avait mis une fierté décidée dans son geste, presque du défi.
Mortimer prit sa dague à sa ceinture. Isabelle tira la longue épingle, terminée par une perle, qui retenait ses nattes, et les anses d'amphore tombèrent d'une chute douce. Sans quitter du regard le regard de la reine, Mortimer, d'une main ferme, s'entailla la peau; le sang courut comme un petit ruisseau rouge à travers la légère toison ch‚taine. Isabelle accomplit sur elle-même un semblable geste avec l'épingle, à la naissance du sein gauche, et le sang perla, comme le jus d'un fruit. La crainte de la douleur, plus que la douleur même, lui fit crisper la bouche un instant.
Puis elle franchit le pas qui la séparait de Mortimer et appuya les seins contre le grand torse sillonné d'écarlate, se haussant sur la pointe des pieds afin que les deux blessures vinssent à se confondre. Chacun sentit le contact de cette chair qu'il approchait pour la première fois, et de ce sang tiède qui leur appartenait à tous deux.
- Ami, dit-elle, je vous livre mon cour et prends le vôtre qui me fait vivre.
- Amie, répondit-il, je le retiens avec la promesse de le garder au lieu du mien.
Ils ne se détachaient pas, prolongeant indéfiniment cet étrange baiser des lèvres qu'ils avaient volontairement ouvertes dans leurs poitrines. Leurs cours battaient du même rythme, rapide et violent, de l'un à l'autre répercuté. Trois ans de chasteté chez lui, chez elle quinze années d'attente de l'amour...
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LES ROIS MAUDITS
- Serre-moi fort, ami, murmura-t-elle encore. Sa bouche s'éleva vers la blanche cicatrice qui ourlait la lèvre de Mortimer, et ses dents de petit carnassier s'entrouvrirent, pour mordre.
Le rebelle d'Angleterre, l'évadé de la tour de Londres, le grand seigneur des Marches galloises, l'ancien Grand Juge d'Irlande, Lord Mortimer de Wigmore, amant depuis deux heures de la reine Isabelle, venait de partir glorieux, comblé, et des rêves tout autour de la tête, par l'escalier privé.
La reine n'avait pas sommeil. Plus tard peut-être, la lassitude la prendrait; pour l'instant, elle demeurait éblouie, stupéfaite, comme si une comète continuait de tournoyer en elle. Elle contemplait, avec une gratitude éperdue, le lit ravagé. Elle savourait sa surprise d'un bonheur jusque-là ignoré. Elle n'avait jamais imaginé qu'on p˚t avoir à s'écraser la bouche contre une épaule, pour étouffer un cri. Elle se tenait debout près de la fenêtre dont elle avait écarté les volets peints. L'aube se levait, brumeuse et féerique, sur Paris. …tait-ce vraiment la veille au soir qu'Isabelle était arrivée? Avait-elle existé jusqu'à cette nuit? …
tait-ce bien cette même ville que son enfance avait connue? Le monde, d'un coup, naissait.
La Seine coulait, grise, au pied du Palais, et là-bas, sur l'autre berge, se dressait la vieille tour de Nesle. Isabelle se rappela soudain sa belle-sour Marguerite de Bourgogne. Un grand effroi la saisit : " qu'ai-je fait alors? pensa-t-elle. qu'ai-je fait?... Si j'avais su! "
Toutes les femmes amoureuses, de par le monde et depuis le début des ‚ges, lui semblaient ses sours, des créatures élues... "J'ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je ne regrette rien !... " Ces paroles, ce cri que Marguerite la morte lui avait jeté, après le jugement de Maubuisson, combien de fois Isabelle se l'était répété, sans comprendre ! Et ce matin o˘ il y avait le printemps nouveau, la force d'un homme, la joie de prendre et d'être prise, elle comprenait enfin ! "
Aujourd'hui, s˚rement, je ne la dénoncerais pas ! " Et de l'acte de justice royale qu'elle avait cru jadis accomplir, elle eut honte et remords, soudain, comme du seul péché qu'elle e˚t jamais commis.
VI CETTE BEI LE ANN…E 1325
Le printemps de 1325, pour la reine Isabelle, fut un enchantement. Elle s'émerveillait des matins ensoleillés o˘ scintillaient les toits de la ville; les oiseaux par milliers bruissaient dans les jardins; les clocl"es de toutes les églises, de tous les couvents, de tous ics monastères, et jusqu'au gros bourdon de Notre-Dame, semblaient sonner les heuies du bonheur. Les nuits embaumaient le lilas, sous un ciel étoile.
Chaque journée apportait sa brassée de plaisirs: joutes, fêtes, tournois, parties de chasse et de campagne. Un air de prospérité circulait dans la capitale, et un grand appétit de s'amuser. On dépensait profusément pour les liesses publiques, bien que le budget du Trésor e˚t montré pour la dernière année une perte de treize mille six cents livres dont la cause, chacun s'accordait à le reconnaître, était dans la guerre d'Aquitaine. Mais pour se fournir de ressources on avait frappé les évêques de Rouen, Langres et Lisieux d'amendes s'élevant respectivement à douze, quinze et cinquante mille livres, pour violences exercées contre leurs chapitres ou contre les gens du roi ; la fortune de ces prélats trop autoritaires avait comblé les déficits militaires. Et puis les Lombards avaient été sommés, une fois de plus, de racheter leur droit de bourgeoisie.
Ainsi s'alimentait le luxe de la cour; et chacun marquait de la h‚te aux divertissements, y recueillant ce premier plaisir qui est de se donner en spectacle aux autres. Comme il en allait de la noblesse, il en allait de la bourgeoisie et même du petit peuple, chacun dépensant un peu au-delà de ses moyens pour n'acquérir rien d'autre que l'agrément de vivre. Il est certaines années de cette sorte, o˘ le destin semble sourire : un repos, un répit dans la peine des temps... On vend et on achète ce qu'on nomme superflu, comme s'il était superflu de se parer, de séduire, de conquérir, de se donner des droits à l'amour, de go˚ter aux choses rares qui sont le fruit de l'ingéniosité humaine, de profiter de
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LES ROIS MAUDITS
tout ce que la Providence ou la nature ont donné à l'homme pour se délecter de son exceptionnelle condition en l'univers !
Certes, l'on se plaignait, mais non vraiment d'être misérable, plutôt de ne pouvoir assouvir tous ses désirs. On se plaignait d'être moins riche que les riches, de n'avoir pas autant que ceux qui avaient tout. La saison était exceptionnellement clémente, le négoce miraculeusement prospère. On avait renoncé à la croisade ; on ne parlait point de lever l'ost ni de diminuer le cours de la livre à l'agnel ; on s'occupait en Conseil étroit d'empêcher le dépeuplement des rivières; et les pêcheurs à la ligne, installés en file sur les deux berges de la Seine, se chauffaient au doux soleil de mai.
Il y avait de l'amour dans l'air, ce printemps-là. Il s'y fit plus de mariages, et de petits b‚tards aussi, que depuis bien longtemps. Les filles étaient rieuses et courtisées, les garçons entreprenants et vantards. Les voyageurs n'avaient pas d'yeux assez grands pour découvrir toutes les merveilles de la ville, ni de gorges assez larges pour savourer le vin qu'on versait aux auberges, ni de nuits assez longues pour épuiser tant de plaisirs offerts.
Ah ! comme on se souviendrait de ce printemps ! Assurément, il y avait des maladies, des deuils, des mères qui portaient au cimetière leur nourrisson, des paralytiques, des maris trompés qui s'en prenaient à la légèreté des mours, des boutiquiers volés qui accusaient leurs commis de ne pas faire surveillance, des incendies qui laissaient des familles sans foyer, quelques crimes; mais tout cela n'était imputable qu'au sort, non au roi ou à son Conseil.
En vérité, il fallait tenir à bienfait de vivre en 1325, d'y être jeune ou dans le temps actif de l'existence, ou simplement bien portant. Et c'était sottise grave que de ne pas l'apprécier assez, que de ne pas remercier Dieu de ce qu'il vous donnait. Comme il aurait mieux savouré son printemps 1325, le peuple de Paris, s'il avait pu deviner la façon dont il allait vieillir ! Un vrai conte de fées auquel auraient peine à croire, quand on le leur raconterait, les enfants conçus pendant ces mois exquis, dans des draps parfumés de lavande. Treize cent vingt-cinq ! La belle époque ! et comme il faudrait peu de temps pour que cette année-là devînt " le bon temps ".
Et la reine Isabelle? La reine Isabelle semblait résumer dans sa personne tous les prestiges et toutes les joies. On se retournait à son passage, non seulement parce qu'elle était souveraine d'Angleterre, non seulement parce qu'elle était la fille du grand roi dont on avait oublié à présent les édits financiers, les b˚chers et les procès terribles, pour ne plus se rappeler que les sages ordonnances, mais aussi parce qu'elle était belle et qu'elle semblait comblée.
Dans le peuple, on disait qu'elle e˚t mieux porté la couronne que son frère Charles le Biau, bien gentil prince mais bien falot, et l'on se LA LOUVE DE FRANCE
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demandait si c'était bonne loi qu'avait faite Philippe le Long en écartant les femmes du trône. Les Anglais étaient bien sots qui causaient soucis à
si gentille reine !
A trente-trois ans, Isabelle promenait un éclat avec lequel il n'était jouvencelle, si fraîche f˚t-elle, qui p˚t rivaliser. Les beautés les plus réputées parmi la jeunesse de France paraissaient se retraire dans l'ombre quand la reine Isabelle avançait. Et toutes les damoiselles, rêvant de lui ressembler, prenaient modèle sur elle, copiaient ses robes, ses gestes, ses nattes relevées, sa façon de regarder et de sourire.
Une femme amoureuse se distingue à sa démarche et même de dos; les épaules, les hanches, le pas d'Isabelle exprimaient le bonheur. Elle était presque toujours accompagnée de Lord Mortimer, lequel, depuis l'arrivée de la reine, avait fait soudain la conquête de la ville. Les gens qui, l'autre année, le jugeaient sombre, orgueilleux, un peu trop fier pour un exilé, qui trouvaient à sa vertu un air de reproche, ces mêmes gens, soudain, avaient découvert en Mortimer un homme de haut caractère, de grande séduction, et bien digne d'être admiré. On avait cessé d'estimer lugubre sa tenue noire seulement rehaussée de quelques agrafes d'argent ; on n'y voyait plus maintenant que l'élégante ostentation d'un homme qui porte le deuil de sa patrie perdue.
S'il n'était pas chargé d'officielles fonctions auprès de la reine, ce qui e˚t constitué une trop ouverte provocation envers le roi Edouard, Mortimer, en fait, dirigeait les négociations. L'évêque de Norwich subissait son ascendant ; John de Cromwell ne se privait pas de déclarer qu'on avait fait injustice au baron de Wigmore, qu'un roi se montrait peu avisé qui s'aliénait un seigneur de si grand mérite ; le comte de Kent s'était définitivement pris d'amitié pour Mortimer et ne décidait rien sans son conseil.
Il était su et admis que Lord Mortimer restait après souper chez la reine qui requérait, disait-elle, "son conseil". Et chaque nuit, sortant de l'appartement d'Isabelle, Mortimer secouait par l'épaule Ogle, l'ancien barbier de la tour de Londres promu à la fonction de valet de chambre, qui l'attendait en somnolant sur un coffre. Ils enjambaient les serviteurs endormis sur le dallage des couloirs, et qui ne soulevaient même plus de dessus leur visage le pan de leur manteau, habitués qu'ils étaient à ces pas familiers.
Aspirant d'un poumon conquérant l'air frais de l'aube, Mortimer rentrait en son logis de Saint-Germain-des-Prés, accueilli par le blond, rosé et attentif Alspaye, qu'il croyait... naÔfs amants!... seul confident de sa royale liaison.
La reine, à présent la chose était s˚re, ne rentrerait en Angleterre que lorsque lui-même y pourrait rentrer. Le lien entre eux juré, de jour en jour, de nuit en nuit, se faisait plus étroit, plus solide; et la petite trace blanche sur la poitrine d'Isabelle, o˘ il posait les lèvres, comme 940
LES ROIS MAUDITS
rituellement, avant de la quitter, demeurait la trace visible de l'échange de leurs volontés.
Une femme peut être reine, son amant est toujours son maître. Isabelle d'Angleterre, capable de faire front, seule, aux discordes conjugales, aux trahisons d'un roi, à la haine d'une cour, frémissait longuement quand Mortimer posait la main sur son épaule, sentait son cour fondre lorsqu'il s'éloignait de sa chambre, et portait cierges aux églises pour remercier Dieu de lui avoir donné un si merveilleux péché. Mortimer absent, f˚t-ce pour une heure, elle l'installait en pensée devant elle, sur le plus beau siège, et lui parlait tout bas. Chaque matin, à son réveil, avant d'appeler ses femmes, elle se glissait dans le lit vers la place que son amant avait abandonnée quelques moments auparavant. Une matrone lui avait enseigné
certains secrets bien utiles aux dames qui cherchent plaisir hors mariage.
Et l'on chuchotait dans les cercles de la cour, mais sans y voir offense car cela semblait une juste réparation du sort, que la reine Isabelle était aux amours, comme on e˚t dit qu'elle était aux champs, ou mieux encore, aux anges !
Les préliminaires du traité, qu'on avait fait traîner en longueur, furent pratiquement signés le 31 mai entre Isabelle et son frère, avec l'agrément réticent d'Edouard qui récupérait son domaine aquitain, mais amputé de l'Agenais et du Bazadais, c'est-à-dire des régions que l'armée française avait occupées l'année précédente, et moyennant, en outre, un versement de soixante mille livres... Valois, là-dessus, s'était montré inflexible. Il n'avait pas fallu moins que la médiation du pape pour parvenir à un accord toujours soumis à l'expresse condition qu'Edouard viendrait rendre l'hommage, ce qu'il répugnait visiblement à faire, non plus maintenant pour de seuls motifs de prestige, mais pour des raisons de sécurité. On convint alors d'un subterfuge qui semblait satisfaire tout le monde. Date serait prise pour ce fameux hommage; puis Edouard, en dernière minute, feindrait d'être malade, ce qui serait d'ailleurs à peine un mensonge - car à
présent, lorsqu'il était question qu'il mît le pied en France, des malaises anxieux l'étouffaient, il p‚lissait, sentait fuir les battements de son cour et devait s'allonger haletant, pour une heure. Il remettrait alors à
son fils aîné, le jeune Edouard, les titres et les possessions de duc d'Aquitaine, et l'enverrait à sa place prêter serment.
Chacun en cette combinaison se jugeait gagnant. Edouard échappait à
l'obligation d'un voyage redouté. Les Despensers évitaient le risque de perdre emprise sur le roi. Isabelle allait retrouver son fils préféré dont elle souffrait d'être séparée. Mortimer voyait tout le renfort qu'apporterait à ses desseins futurs la présence du prince héritier dans le parti de la reine.
Ce parti ne cessait de s'accroître, et en France même. Le roi Edouard s'étonnait de ce que plusieurs de ses barons, en cette fin de printemps, LA LOUVE DE FRANCE
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aient eu nécessité d'aller visiter leurs possessions françaises et il s'inquiétait plus encore de ce qu'aucun ne revînt. D'autre part, les Despensers n'étaient pas sans entretenir à Paris quelques espions qui renseignaient Edouard sur l'attitude du comte de Kent, sur la présence de Maltravers auprès de Mortimer, sur toute cette opposition qui gravitait à
la cour de France autour de la reine. Officiellement, la correspondance entre les deux époux demeurait courtoise, et Isabelle, dans les longues missives par lesquelles elle expliquait la lenteur des négociations, appelait Edouard "doux cour". Mais Edouard avait donné l'ordre aux amiraux et shérifs des ports d'intercepter tous courriers, quels qu'ils fussent, porteurs de lettres envoyées à quiconque par la reine, l'évêque de Norwich ou toute personne de leur entourage. Ces messagers devaient être amenés au roi sous une escorte s˚re. Mais pouvait-on arrêter tous les Lombards qui circulaient avec des lettres de change?
A Paris, Roger Mortimer, un jour qu'il passait dans le quartier du Temple, accompagné seulement de Alspaye et Ogle, fut frôlé par un bloc de pierre tombé d'un édifice en construction. Il dut de n'être pas écrasé au bruit que fit le bloc en heurtant un ais de l'échafaudage. Il ne vit là qu'un banal incident de rue ; mais trois jours plus tard, comme il sortait de chez Robert d'Artois, une échelle s'abattit devant son cheval. Mortimer alla s'en entretenir avec Tolomei qui connaissait son Paris secret mieux que personne. Le Siennois fit venir l'un des chefs des compagnons maçons du Temple qui avaient gardé leurs franchises en dépit de la dispersion des chevaliers de l'Ordre. Et les attentats contre Mortimer cessèrent. Du haut des échafaudages on adressait même de grands saluts, bonnets ôtés, au seigneur anglais vêtu de noir, dès qu'on l'apercevait. Toutefois Mortimer prit l'habitude d'être plus fortement escorté, et de faire éprouver son vin avec une corne de narval, précaution contre le poison. Les truands qui vivaient accrochés à la bourse de Robert d'Artois furent priés d'ouvrir les yeux et les oreilles. Les menaces qui enviionnaient Mortimer ne firent que rendre plus intense l'amour que la reine Isabelle lui portait.
Et puis, au début du mois d'ao˚t, un peu avant le temps prévu pour 1
hommage anglais, Monseigneur de Valois, si fortement installé au pouvoir qu'on l'appelait communément "le second roi", s'écroula brusquement, à
cinquante-cinq ans.
Depuis plusieurs semaines, il était fort coléreux et s'irritait de tout; particulièrement une grande rage l'avait saisi au reçu d'une proposition faite par le roi Edouard de marier leurs plus jeunes enfants, Louis de Valois et Jeanne d'Angleterre, qui avoisinaient leurs sept ans. Edouard comprenait-il enfin la bévue qu'il avait commise deux ans plus tôt en rompant les négociations sur le mariage de son fils aîné, et pensait-il de la sorte ramener Valois dans son jeu? Monseigneur Charles, par une 942
LES ROIS MAUDITS
réaction singulière, prit cette offre pour une seconde insulte et se mit en telle fureur qu'il brisa tous les objets de sa table. En même temps, il montrait une grande fébrilité dans ses travaux de gouvernement, s'impatientait des lenteurs du Parlement à rendre les arrêts, disputait avec Miles de Noyers des calculs fournis par la Chambre des Comptes ; ensuite il se plaignait de la fatigue que toutes ces t‚ches lui causaient.
Un matin qu'il était en Conseil et qu'il allait parapher un acte, il laissa choir la plume d'oie qu'on lui tendait et qui balafra d'encre la cotte bleue dont il était vêtu. Sa main pendait auprès de sa jambe, et ses doigts étaient devenus de pierre. Il fut surpris du silence qui se faisait autour de lui, et ne se rendit pas compte qu'il tombait de son siège.
On le releva, les yeux bloqués vers la gauche, dans le haut des orbites, la bouche tordue du même côté, et la conscience partie. Il avait la face fort rouge, presque violette, et l'on s'empressa de quérir un physicien pour le saigner. Comme l'avait été, onze ans plus tôt, son frère Philippe le Bel, il venait d'être frappé à la tête, dans les rouages mystérieux du vouloir.
On crut qu'il passait et, à son hôtel o˘ on le transporta, l'énorme maisonnée prit l'affairement éploré du deuil.
Pourtant, après quelques jours, o˘ il parut présent à la vie plutôt par le souffle que par la pensée, il reprit à demi apparence d'exister. La parole lui était revenue, mais hésitante, mal articulée, butant sur certains mots, sans plus rien de cette redondance et de cette autorité qui la marquaient auparavant ; la jambe droite n'obéissait pas, ni la main qui avait l‚ché la plume d'oie.
Immobile dans un siège, accablé de chaleur sous les couvertures dont on croyait bon de l'étouffer, l'ex-roi d'Aragon, l'ex-empereur de Constantinople, le comte de Romagne, le pair français perpétuellement candidat à l'Empire d'Allemagne, le dominateur de Florence, le vainqueur d'Aquitaine, le rassembleur de croisés, mesurait soudain que tous les honneurs qu'un homme peut recueillir ne sont plus rien lorsque s'installe le déshonneur du corps. Lui qui n'avait eu, et depuis son enfance, que l'anxiété de conquérir les biens de la terre, se découvrit soudain d'autres angoisses. Il exigea d'être conduit en son ch‚teau du Perray, près de Rambouillet, o˘ il n'allait guère et qui brusquement lui devint cher, par un de ces bizarres attraits qui viennent aux malades pour des lieux o˘ ils s'imaginent pouvoir recouvrer la santé.
L'identité de son mal avec celui qui avait abattu son frère aîné obsédait son cerveau dont l'énergie était diminuée mais non point la clarté. Il cherchait dans ses actes passés la cause de ce ch‚timent que le Tout-puissant lui infligeait. Affaibli, il devenait pieux. Il pensait au Jugement. Mais les orgueilleux se font facilement la conscience pure ; Valois ne découvrait presque rien qu'il e˚t à se reprocher. En toutes ses campagnes, en tous les pillages et massacres qu'il avait ordonnés, en toutes les extorsions qu'il avait fait subir aux provinces conquises LA LOUVE DE FRANCE
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et délivrées par lui, il estimait avoir toujours bien usé de ses pouvoirs de chef et de prince. Un seul souvenir lui était objet de remords, une seule action lui semblait l'origine de son actuelle expiation, un seul nom s'arrêtait à ses lèvres lorsqu'il faisait l'examen de sa carrière : Marigny. Car il n'avait en vérité jamais haÔ personne, sauf Marigny. Pour tous les autres qu'il avait malmenés, ch‚tiés, tourmentés, expédiés à la mort, il n'avait jamais agi que convaincu d'un bien général qu'il confondait avec ses propres ambitions. Mais dans sa lutte contre Marigny, il avait apporté tout le bas acharnement qu'on peut mettre à une querelle privée. Il avait menti sciemment en accusant Marigny, il avait porté faux témoignage contre lui, et suscité de fausses dépositions ; il n'avait reculé devant aucune bassesse pour envoyer l'ancien coadjuteur et recteur général du royaume, plus jeune alors qu'il ne se trouvait à présent lui-même, se balancer à Montfaucon. Rien ne l'avait guidé en cela que le besoin de vengeance, et la rancour d'avoir vu, jour après jour, un autre disposer en France de plus de puissance que lui.
Et voilà que maintenant, assis dans la cour de son manoir du Perray, observant les oiseaux passer, regardant les écuyers sortir les beaux chevaux qu'il ne monterait plus, Valois s'était mis... le mot le surprenait lui-même, mais il n'y en avait pas d'autre!... il s'était mis à aimer Marigny, à aimer sa mémoire. Il aurait voulu que son ennemi f˚t encore vivant afin de pouvoir se réconcilier avec lui et lui parler de toutes choses qu'ils avaient connues, vécues ensemble et sur lesquelles ils s'étaient tant opposés. Son frère aîné Philippe le Bel, son frère Louis d'…
vreux, ses deux premières épouses même, tous ces disparus lui manquaient moins que son ancien rival; et aux moments o˘ il ne se croyait pas observé, on le surprenait à marmonner quelques phrases d'une conversation tenue avec un mort.
Chaque jour, il envoyait un de ses chambellans, muni d'un sac de monnaie, faire aumône aux pauvres d'un quartier de Paris, paroisse après paroisse ; et les chambellans étaient chargés de dire, en déposant les pièces dans les mains crasseuses: "Priez, bonnes gens, priez Dieu pour Monseigneur Enguerrand de Marigny et pour Monseigneur Charles de Valois. " II lui semblait qu'il s'attirerait la clémence du Ciel si dans une même prière on l'unissait à sa victime. Et le peuple de Paris s'étonnait de ce que le puissant et magnifique seigneur de Valois demand‚t d'être nommé auprès de celui qu'il proclamait jadis coupable de tous les malheurs du royaume, et qu'il avait fait pendre aux chaînes du gibet.
Le pouvoir, au Conseil, était passé à Robert d'Artois qui, par la maladie de son beau-frère, se trouvait soudain promu au premier rang. Le géant parcourait fréquemment, les étriers chaussés à fond, la route du Perray, pour aller demander un avis au malade. Car chacun s'apercevait, et d'Artois tout le premier, du vide qui s'ouvrait
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brusquement à la direction des affaires de la France. Certes, Monseigneur de Valois était connu pour un prince assez brouillon, tranchant de tout sans souvent réfléchir assez, et gouvernant d'humeur plutôt que de sagesse; mais d'avoir vécu de cour en cour, de Paris en Espagne et d'Espagne à
Naples, d'avoir soutenu les intérêts du Saint-Père en Toscane, d'avoir participé à toutes les campagnes de Flandre, d'avoir intrigué pour l'Empire et d'avoir siégé pendant plus de trente années au Conseil de quatre rois de France, lui était venue l'habitude de replacer chaque souci du royaume dans l'ensemble des affaires de l'Europe. Cela s'opérait en son esprit presque de soi-même.
Robert d'Artois, féru de coutumes et grand procédurier, n'avait point d'aussi vastes vues. Aussi Ton disait du comte de Valois qu'il était le
"dernier", sans bien pouvoir vraiment préciser ce que l'on entendait par là, sinon qu'il était le dernier représentant d'une grande manière d'administrer îe monde, et qui allait sans doute disparaître avec lui.
Le roi Charles le Bel, indifférent. se promenait d'Orléans à Saint-Maixent et Ch‚teauneu'-sur-Loire, attendant toujours que sa troisième épouse lui donn‚t la benne nouvelle d'être enceinte.
La reine Isabelle était devenue, pour ainsi dire, maîtresse du Palais de Paris, et c'était une seconde cour anglaise qui se tenait là.
La date de l'hommage avait été fixée au 30 ao˚t. Edouard attendit donc la dernière semaine du mois pour se mettre en voyage, puis pour feindre de tomber souffrant en l'abbaye de Sandown, près de Douvres. L'évêque de Winchester fut envoyé à Paris pour certifier sous serment, s'il en était besoin, mais ce qu'on ne lui demanda pas, la validité de l'excuse, et proposer la substitution du fils au père, étant bien entendu que le prince Edouard, fait duc d'Aquitaine et comte de Ponthieu, apporterait les soixante mille livres promises.
Le 16 septembre, le jeune prince arriva, mais accompagné de l'évêque d'Oxford et surtout de Walter Stapledon, évêque d'Exeter et Lord trésorier.
En choisissant celui-ci, qui était l'un des plus actifs, des plus ‚pres partisans du parti Despenser, l'homme aussi le plus habile, le plus rusé de son entourage et l'un des plus détestés, le roi Edouard marquait bien sa volonté de ne pas changer de politique. L'évêque d'Exeter n'était pas chargé seulement d'une mission d'escorte.
Le jour même de cette arrivée, et presque au moment o˘ la reine Isabelle serrait dans ses bras son fils retrouvé, on apprit que Monseigneur de Valois avait fait une rechute de son mal et qu'il fallait s'attendre à ce que Dieu lui reprît l'‚me d'une heure à l'autre. Aussitôt la famille entière, les grands dignitaires, les barons qui se trouvaient à Paris, les envoyés anglais, tout le monde se précipita au Perray, sauf LA LOUVE DE FRANCE
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l'indifférent Charles le Bel qui surveillait à Vincennes quelques aménagements intérieurs commandés à son architecte Painfetiz. Et le peuple de France continuait à vivre sa belle année 1325.
VII "CHAqUE PRINCE qUI MEURT...
A ceux qui ne l'avaient pas vu durant les dernières semaines, combien Monseigneur de Valois apparaissait changé! D'abord, on avait l'habitude qu'il f˚t toujours coiffé, soit d'une grande couronne scintillante de pierreries, les jours d'apparat, soit d'un chaperon de velours brodé dont l'immense crête dentelée lui retombait sur l'épaule, ou encore d'un de ces bonnets à cercle d'or qu'il portait en appartement. Pour la première fois, il se montrait en cheveux, des cheveux blonds mélangés de blanc, auxquels l'‚ge avait donné une couleur délavée, dont la maladie avait défrisé les rouleaux, et qui pendaient sans vie, le long des joues et sur les coussins.
L'amaigrissement, chez cet homme naguère gras et sanguin, était impressionnant, mais moins toutefois que l'immobilité contractée d'une moitié du visage, que la bouche un peu tordue dont un serviteur essuyait régulièrement la salive, moins impressionnant que la fixité éteinte du regard. Les draps brochés d'or, les courtines bleues semées de fleurs de lis qui, drapées comme un dais, surmontaient le chevet, ne faisaient qu'accuser la déchéance physique du moribond.
Et lui-même, avant de recevoir tout ce monde qui se pressait dans sa chambre, avait demandé un miroir, et il avait un moment étudié ce visage qui impressionnait si fort, deux mois plus tôt, les peuples et les rois.
que lui importaient à présent le prestige, la puissance? O˘ étaient donc les ambitions qu'il avait si longtemps poursuivies? que signifiait cette satisfaction, si vivace naguère, de marcher toujours le front levé entre des fronts baissés, depuis que sous ce front s'était produit ce grand éclatement, ce grand basculement de tout? Et cette main sur laquelle serviteurs, écuyers et vassaux se jetaient pour en baiser le dos et la paume, qu'était donc cette main morte le long de lui-même? Et l'autre main, qu'il commandait encore, dont il se servirait tout à l'heure une dernière fois pour signer le testament qu'il allait dicter... si une LOUVE DE FRANCE
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main gauche voulait bien se prêter à tracer les signes de l'écriture!...
cette main lui appartenait-elle davantage que le cachet gravé dont il scellait ses ordres et qu'on ferait glisser de son doigt après qu'il serait mon? Rien lui avait-il jamais appartenu?
La jambe droite, totalement inerte, semblait lui avoir déjà été reprise.
Dans sa poitrine, par moments, se produisait comme un vide de gouffre.
L'homme est une unité pensante qui agit sur les autres hommes et transforme le monde. Et puis, soudain, l'unité se désagrège, se délie et qu'est-ce alors que le monde, et que sont les autres? L'important en cette heure, pour Monseigneur de Valois, ce n'étaient plus les titres, les possessions, les couronnes, les royaumes, les décisions du pouvoir, la primauté de sa personne parmi les vivants. Les emblèmes de son lignage, les acquisitions de sa fortune, même les descendants de son sang qu'il voyait autour de lui assemblés, tout cela pour lui avait perdu valeur essentielle. L'important, c'était l'air de septembre, les feuillages encore verts, avec déjà quelques roussissures et qu'il apercevait par les fenêtres ouvertes, mais l'air surtout, l'air qu'il aspirait avec difficulté et qui allait s'engloutir dans cet abîme qu'il portait au fond de la poitrine. Tant qu'il sentirait l'air pénétrer dans sa gorge, le monde continuerait d'exister avec lui en son centre, mais un centre fragile, pareil à la fin de la flamme d'un cierge. Ensuite, tout cesserait d'être, ou plutôt tout continuerait, mais dans l'ombre totale et l'effrayant silence, comme une cathédrale existe quand le dernier cierge s'y est éteint.
Valois se rappelait les grands trépas de sa famille. Il réentendait les paroles de son frère Philippe le Bel : " Regardez ce que vaut le monde.
Voici le roi de France ! " II se souvenait des mots de son neveu Philippe le Long: "Voyez votre souverain seigneur; il n'est nul d'entre vous, le plus pauvre f˚t-il, avec qui je ne voudrais échanger mon sort !
II avait entendu ces phrases-là sans les comprendre; voilà donc ce qu'avaient éprouvé les princes ses parents au moment de passe; dans la tombe ! Il n'existait pas d'autres mots pour le dire, et ceux qui avaient encore du temps à vivre étaient impuissants à le saisir. Chaque homme qui meurt est le plus pauvre homme de l'univers.
Et quand tout serait éteint, dissous, délié, quand la cathédrale se serait emplie d'ombre, qu'allait-il découvrir ce très pauvre homme, de l'autre côté? Trouverait-il ce que lui avaient appris les enseignements de la religion? Mais qu'étaient-ils ces enseignements, sinon d'immenses, d'angoissantes incertitudes? Serait-il traduit devant un tribunal; quel était le visage du juge? Et tous les gestes de la vie, en quelle balance seraient-ils pesés? quelle peine peut être infligée à ce qui n'est plus? Le ch‚timent... quel ch‚timent? Le ch‚timent consistait peut-948
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être à conserver la conscience claire au moment de franchir le mur d'ombre.
Enguerrand de Marigny avait eu lui aussi - Charles de Valois ne pouvait se distraire d'y penser - la conscience claire, la conscience encore plus claire d'un homme en pleine santé, en pleine force, arraché à la vie non point par la rupture de quelque rouage secret de l'être, mais par le vouloir d'autrui. Non pas la dernière lueur du cierge, mais toutes les flammes soufflées d'un coup.
Les maréchaux, les dignitaires, les grands officiers qui avaient accompagné
Marigny jusqu'au gibet, les mêmes ou leurs successeurs dans les mêmes charges, étaient là, en ce moment, autour de lui, emplissant toute la chambre, débordant dans la pièce voisine au-delà de la porte, et avec les mêmes regards d'hommes conduisant un des leurs à la dernière pulsation de son cour, étrangers à la fin qu'ils guettent, et tout entiers dans un avenir dont le condamné est éliminé.
Ah ! Comme on donnerait toutes les couronnes de Byzance, tous les trônes d'Allemagne, tous les sceptres et tout l'or des rançons, pour un regard, un seul, o˘ l'on ne se sente pas éliminé! Du chagrin, de la compassion, du regret, de l'effroi, et les émotions du souvenir: on rencontrait tout cela dans le cercle d'yeux de toutes couleurs qui entouraient un lit de prince mourant. Mais chacun de ces sentiments n'était qu'une preuve de l'élimination.
Valois observait son fils aîné, Philippe, ce gaillard à grand nez, debout auprès de lui sous le dais, et qui serait, qui allait être, demain, ou un jour tout proche, ou dans une minute peut-être, le seul, le vrai comte de Valois, le Valois vivant ; il était triste comme il convenait de l'être, le grand Philippe, et pressait la main de sa femme, Jeanne de Bourgogne la Boiteuse ; mais soucieux aussi de son attitude, à cause de cet avenir devant lui, il semblait dire aux assistants : " Voyez, c'est mon père qui meurt ! " Dans ces yeux-là aussi Valois était déjà effacé.
Et les autres fils... Charles d'Alençon qui, lui, évitait de croiser le regard du moribond, se détournant lentement lorsqu'il le rencontrait; et le petit Louis, qui avait peur, qui paraissait malade de peur parce que c'était la première agonie à laquelle il assistait... Et les filles...
Plusieurs d'entre elles étaient présentes : la comtesse de Hainaut, qui faisait un signe, de temps à autre, au serviteur chargé d'essuyer la bouche, et sa cadette, la comtesse de Blois, et plus loin la comtesse de Beaumont auprès de son géant époux Robert d'Artois, tous deux faisant groupe avec la reine Isabelle d'Angleterre et le petit duc d'Aquitaine, ce garçonnet à longs cils, sage comme on l'est à l'église, et qui ne garderait de son grand-oncle Charles que ce seul souvenir.
Il semblait à Valois que l'on complotait de ce côté-là ; on y préparait un avenir également dont il était éliminé.
S'il inclinait la tête vers l'autre bord du lit, il rencontrait, droite, LA LOUVE DE FRANCE
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compétente, mais déjà veuve, Mahaut de Ch‚tillon-Saint-Pol, sa troisième épouse. Gaucher de Ch‚tillon, le vieux connétable, avec sa tête de tortue et ses soixante-dix-sept ans, était en train de remporter encore une victoire ; il regardait un homme plus jeune de vingt ans s'en aller avant lui.
…tienne de Mornay et Jean de Cherchemont, tous deux anciens chanceliers de Charles de Valois avant d'être devenus tour à tour chanceliers de France, Miles de Noyers, légiste et maître de la Chambre des Comptes, Robert Bertrand, le chevalier au Vert Lion, nouveau maréchal, le frère Thomas de Bourges, confesseur, Jean de Torpo, physicien, étaient tous là pour l'aider, chacun au titre de sa fonction. Mais qui donc aide un homme à
mourir? Hugues de Bouville essuyait une larme. Sur quoi pleurait-il, le gros Bouville, sinon sur sa jeunesse enfuie, sa vieillesse prochaine, et sa propre vie écoulée?
Certes, un prince qui meurt est plus pauvre homme que le plus pauvre serf de son royaume. Car le pauvre serf n'a pas à mourir en public ; sa femme et ses enfants peuvent le leurrer sur l'imminence de son départ; on ne l'entoure pas d'un apparat qui lui signifie sa disparition ; on n'exige pas de lui qu'il dresse, in extremis, constat de sa propre fin. Or, c'était bien cela qu'ils réclamaient, tous ces hauts personnages assemblés. Un testament, qu'est-ce d'autre que l'aveu qu'on fait soi-même de son décès?
Une pièce destinée à l'avenir des autres... Son notaire particulier attendait, l'encrier fixé au bord de la planche à écrire, le vélin et la plume prêts. Allons ! il fallait commencer... ou plutôt achever. Le plus pénible n'était pas tant l'effort d'esprit que l'effort de renoncement...
Un testament, cela débutait comme une prière...
- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... Charles de Valois avait parlé. Et l'on crut qu'il priait.
- …crivez donc, l'ami, dit-il au secrétaire. Vous entendez bien que je dicte!... Je, Charles...
Il s'arrêta, parce que c'était une sensation bien douloureuse, bien effrayante que d'écouter sa propre voix, prononcer son propre nom pour la dernière fois... Le nom, n'est-ce pas le symbole même de l'existence de l'être et de son unité? Valois eut envie vraiment d'en finir là, parce que rien d'autre ne l'intéressait plus. Mais il y avait tous ces regards. Une ultime fois, il fallait agir, et pour les autres, dont il se sentait déjà
si profondément séparé.
- Je, Charles, fils du roi de France, comte de Valois, d'Alençon, de Chartres et d'Anjou, fais savoir à tous que je. sain d'esprit bien que malade de corps...
Si l'élocution était partiellement gênée, si la langue accrochait sur certains mots, parfois les plus simples, la mécanique cérébrale continuait en apparence de fonctionner normalement. Mais cette dictée 950
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