Ils se tenaient debout, dans une embrasure de fenêtre, chuchotant et osant à peine se confier leurs pensées.

- La nourrice? reprit Bouville.

- J'y ai veillé. Je l'ai entraînée dans ma propre chambre, que j'ai fermée à clef, et j'ai placé deux hommes à la porte.

- Elle ne se doute de rien?

- Non.

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- Il faudra bien lui dire.

- Attendons que tout le monde soit parti.

- Ah ! j'aurais d˚ parler, répéta Bouville.

Le remords de n'avoir pas suivi son premier mouvement le torturait. " Si j'avais crié la vérité devant tous les barons, si j'avais fourni la preuve sur-le-champ... " II e˚t fallu pour cela qu'il posséd‚t une autre nature, qu'il f˚t homme de la trempe du connétable par exemple ; il lui e˚t fallu surtout n'obéir pas à sa femme, quand elle l'avait tiré par la manche.

- Mais aussi pouvions-nous savoir, dit madame de Bouville, que Mahaut mènerait si bien son coup, et que l'enfant mourrait aux yeux de tous?

- Au fond, murmura Bouville, nous aurions mieux fait de présenter le vrai, et de laisser le destin s'accomplir.

- Ah ! Je te l'avais bien dit !

- Eh oui, je le confesse. C'est moi qui ai eu l'idée... Elle était mauvaise...

Car maintenant, qui donc accepterait de les croire? Comment, à qui, pourraient-ils déclarer qu'ils avaient trompé l'assemblée des barons en coiffant d'une couronne un enfant de nourrice? Il y avait du sacrilège dans leur acte.

- Sais-tu ce que nous risquons, à présent, si nous ne gardons pas le silence? dit madame de Bouville. C'est que Mahaut nous fasse empoisonner à

notre tour.

- Le régent était de concert avec elle ; j'en suis s˚r. quand il s'est essuyé les mains, après que l'enfant lui eut craché dessus, il a jeté la toile dans le feu ; je l'ai vu...

Leur plus grave souci, désormais, concernait leur propre sécurité.

- La toilette de l'enfant? reprit Bouville.

- Je l'ai faite, avec une de mes femmes, pendant que tu reconduisais le régent, répondit madame de Bouville. Et maintenant quatre écuyers le veillent. Il n'y a rien à redouter de ce côté-là.

- Et la reine?

- Chacun autour d'elle a l'ordre de se taire, pour ne point aggraver son mal. D'ailleurs, elle semble hors d'état de comprendre. Et j'ai dit aux ventrières qu'elles ne s'écartent pas de sa couche.

Peu après, le chambellan Guillaume de Seriz arriva de Paris pour apprendre à Bouville que le régent venait de se faire reconnaître roi par ses oncles, son frère, et les pairs présents. Le conseil avait été bref.

- Pour les funérailles de son neveu, dit le chambellan, notre Sire Philippe a décidé qu'elles se feraient au plus tôt, afin de ne pas affliger trop longuement le peuple par ce nouveau trépas. Il n'y aura point d'exposition.

Comme nous sommes vendredi, et qu'on ne peut inhumer un dimanche, c'est donc demain que le corps sera conduit à

Saint-Denis: L'embaumeur est déjà en route. Je vous laisse, messire, car le roi m'a commandé d'être promptement de retour.

Bouville le laissa partir sans ajouter un mot. "Le roi... le roi..." se répétait-il.

Le comte de Poitiers était roi; un petit Lombard allait être conduit à

Saint-Denis... et Jean Ier était vivant.

Bouville alla rejoindre sa femme.

- Philippe est reconnu, lui dit-il. qu'allons-nous devenir, avec ce roi qui nous reste sur les bras?

- Nous devons le faire disparaître.

- Ah ! non ! s'écria Bouville indigné.

- Il ne s'agit pas de cela. Tu perds l'esprit, Hugues! répliqua madame de Bouville. Je veux dire qu'il faut le cacher.

- Mais il ne régnera pas.

- Il vivra, au moins. Et un jour peut-être... Sait-on jamais! Mais comment le cacher? A qui le confier sans éveiller les soupçons? Il était nécessaire, d'abord, qu'il continu‚t d'être allaité...

- La nourrice... Il n'y a que la nourrice dont nous puissions nous servir, dit madame de Bouville. Allons la trouver.

Ils avaient été bien inspirés d'attendre le départ des derniers barons, avant de venir avouer à Marie de Cressay que son fils était mort. Car le hurlement qu'elle poussa traversa les murs du manoir. A ceux qui l'entendirent et en demeurèrent glacés, on expliqua ensuite que c'était un cri de la reine. Or la reine, si inconsciente qu'elle f˚t, s'était dressée sur sa couche en demandant:

- qu'y a-t-il?

Même le vieux sénéchal de Joinville, dans le fond de sa torpeur, en tressaillit.

- On tue quelque part, dit-il ; c'est un cri d'égorgé que j'ai entendu là-Pendant ce temps, Marie répétait inlassablement:

- Je veux le voir! Je veux le voir! Je veux le voir!

Bouville et sa femme furent obligés de la saisir à bras-le-corps, pour l'empêcher de s'élancer, à demi folle, à travers le ch‚teau.

Deux heures durant, ils s'efforcèrent de la calmer, de la consoler, et surtout de se justifier, reprenant dix fois des explications qu'elle n'entendait pas.

Bouville pouvait bien lui affirmer qu'il n'avait pas voulu cela, que c'était l'ouvre criminelle de la comtesse Mahaut... Les mots s'inscrivaient inconsciemment dans la mémoire de Marie, d'o˘ ils resurgiraient plus tard; mais sur l'instant, ils n'avaient pas de signification.

Elle s'arrêtait un moment de pleurer, regardait droit devant elle, et puis brusquement se remettait à hurler comme un chien sur lequel un char a passé.

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Les Bouville crurent vraiment qu'elle perdait la raison. Ils épuisaient tous les arguments. Gr‚ce à ce sacrifice involontaire, Marie avait sauvé le vrai roi de France, le descendant de la lignée illustre...

- Vous êtes jeune, disait madame de Bouville, vous aurez d'autres enfants.

quelle femme en sa vie n'a perdu au moins un enfant au berceau?

Et de lui citer les jumeaux mort-nés de Blanche de Castille, et tous les petits disparus de la famille royale, depuis trois générations. Chez les Anjou, les Courtenay, les Bourgogne, les Ch‚tillon, les Bouville eux-mêmes, combien de mères, régulièrement endeuillées, et qui pourtant finissaient heureuses, parmi une vaste progéniture ! Sur douze ou quinze enfants qu'une femme mettait au monde, il était habituel qu'il n'en survéc˚t pas plus de la moitié.

- Mais je comprends, continuait madame de Bouville. C'est pour le premier que c'est le plus dur.

- Mais non, vous ne comprenez pas ! cria enfin Marie à travers ses sanglots. Celui-là... celui-là je ne pourrai jamais le remplacer!

Le bébé qu'on venait de lui tuer c'était l'enfant de l'amour, né d'un désir plus violent et d'une foi plus forte que toutes les lois du monde et toutes ses contraintes ; c'était le rêve dont elle avait payé le prix par deux mois d'outrages et quatre mois de couvent, le présent parfait qu'elle s'apprêtait à offrir à l'homme qu'elle avait choisi, la plante miraculeuse en laquelle elle avait espéré voir fleurir, chaque jour de sa vie, ses amours traversées et merveilleuses !

- Non, vous ne pouvez pas comprendre! gémissait-elle. Vous n'avez pas été

chassée de votre famille à cause d'un enfant. Non, je n'en aurai pas d'autre !

quand on commence à décrire son malheur, à le traduire en termes intelligibles, c'est que déjà on l'a admis. Au déchirement, à l'écrasement, se substituait lentement le second état de la douleur, la contemplation cruelle.

- Je le savais, je le savais, quand je ne voulais pas venir ici, que c'était le malheur qui m'attendait ! Madame de Bouville n'osait répondre.

- Et que dira Guccio quand il saura? dit Marie. Comment pourrai-je lui apprendre?

- Il ne doit pas savoir, mon enfant, jamais ! s'écria madame de Bouville.

Personne ne doit savoir que le roi est vivant, car ceux qui ont manqué leur coup n'hésiteraient pas à frapper une seconde fois. Vous-même êtes en danger, car vous étiez de concert avec nous. Il vous faut garder le secret jusqu'à ce qu'on vous autorise à le révéler.

Et à son mari, elle chuchota :

- Va chercher les Evangiles.

quand Bouville fut revenu avec le gros livre qu'il avait pris dans la chapelle, ils obtinrent de Marie qu'elle y pos‚t la main et jur‚t de garder un silence absolu, même envers le père de son enfant mort, et même en confession, sur le drame qui venait de se dérouler. Seuls Bouville ou sa femme pourraient la délivrer de son serment.

Dans l'état o˘ elle était, Marie accepta de jurer tout ce qu'on lui demanda. Bouville lui promit une pension. Mais elle se moquait bien de l'argent !

- Et maintenant il vous faut garder avec vous le roi de France, et dire à

tous qu'il est vôtre, ajouta madame de Bouville.

Marie se rebella. Elle ne voulait plus toucher l'enfant pour lequel le sien avait été assassiné. Elle ne voulait plus rester à Vincennes; elle voulait fuir, n'importe o˘, et aller mourir.

- Vous mourrez vite, soyez-en s˚re, si vous ouvrez la bouche. Mahaut ne tardera pas à vous faire empoisonner ou poignarder.

- Non, je ne dirai rien, je vous le promets. Mais laissez-moi, laissez-moi partir !

- Vous partirez, vous partirez. Mais vous n'allez pas le laisser périr.

Vous voyez bien qu'il a faim. Nourrissez-le au moins aujourd'hui, dit madame de Bouville en lui mettant le vrai roi dans les bras.

quand Marie eut le bébé contre elle, ses pleurs redoublèrent.

- Gardez-le. Il sera comme le vôtre, insista madame de Bouville. Et quand le temps viendra de le remettre au trône, vous serez honorée à la cour avec lui ; vous serez sa deuxième mère.

Ce n'étaient pas les hypothétiques honneurs promis par la femme du curateur qui pouvaient en ce moment convaincre Marie, mais la présence de cette petite vie qu'elle tenait entre ses mains et sur laquelle elle allait opérer, inconsciemment, un transfert, un report de sentiments maternels.

Elle posa les lèvres sur la tête duvetée du bébé et, d'un geste devenu machinal, ouvrit son corsage en murmurant :

- Non, je ne peux pas te laisser périr, mon petit Jean... mon petit Jean...

Les Bouville eurent un soupir de soulagement. Ils avaient gagné, au moins dans l'immédiat.

- Il ne faut point qu'elle soit encore à Vincennes demain quand on viendra enlever son enfant, dit très bas madame de Bouville à son mari.

Le lendemain, Marie, prostrée et laissant madame de Bouville décider de toutes choses, fut reconduite avec l'enfant au couvent des Clarisses.

A la mère abbesse, madame de Bouville expliqua que Marie avait eu la cervelle fort ébranlée par la mort du petit roi, et qu'il ne fallait tenir nul compte des choses folles qu'elle pourrait dire.

- Elle nous a fait grand-peur ; elle hurlait et ne reconnaissait même plus son propre enfant.

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LES ROIS MAUDITS

Madame de Bouville exigea que la jeune femme ne reç˚t aucune visite, même des sours et novices du couvent, et qu'on la tînt cloîtrée dans le plus grand calme, le plus grand silence.

- Si quelqu'un se présente pour elle, qu'on ne l'autorise pas à pénétrer et qu'on envoie m'avertir.

Ce même jour, deux draps d'or fleurdelisés, huit aunes de cendal noir et deux draps de Turquie brodés aux armes de France furent apportés à

Vincennes pour servir à l'enterrement du premier roi de France qui ait reçu le nom de Jean. Et ce fut bien un enfant nommé Jean qui s'en alla effectivement dans un coffre si petit qu'on ne crut point utile de le placer sur un char, mais qu'on le posa simplement sur le b‚t d'une mule.

Maître Geoffroy de Fleury, argentier du Palais, nota sur ses registres les frais de ces obsèques pour cent onze livres dix-sept sols et huit deniers le samedi 20 novembre 1316.

Il n'y eut point le long cortège rituel, ni de cérémonie à Notre-Dame. On gagna immédiatement Saint-Denis o˘ l'inhumation fut faite aussitôt après la messe. Aux pieds du gisant de Louis X, encore tout blanc, tout frais dans sa pierre nouvellement taillée, on avait ouvert une étroite fosse; là fut descendu, entre les ossements des souverains de France, l'enfant de Marie de Cressay, demoiselle d'Ile-de-France, et de Guccio Baglioni, marchand siennois.

Adam Héron, premier chambellan et maître de l'hôtel, s'avança au bord de la petite tombe et dit, regardant son maître Philippe de Poitiers :

- Le Roi est mort, vive le Roi !

Le règne de Philippe V le Long était commencé; Jeanne de Bourgogne devenait reine de France, et Mahaut d'Artois triomphait.

Trois personnes seulement dans le royaume savaient que le vrai roi vivait.

L'une avait juré le secret sur les Saintes …critures, et les deux autres tremblaient que ce secret ne f˚t pas tenu.

VI

LA FRANCE EN MAINS FERMES

Pour conquérir le trône, Philippe V avait usé, à l'intérieur des institutions monarchiques, d'un procédé éternel et qu'en langage moderne on nomme le coup d'…tat.

Se trouvant, par l'autorité de sa personne et l'appui de partisans dévoués, investi des principales fonctions royales, il avait fait entériner, par l'assemblée de juillet, un règlement de succession qui pouvait éventuellement le favoriser, mais seulement après de longs délais et l'application de clauses préalables. Survenait, en la disparition du petit roi, l'événement propice; Philippe, aussitôt, malmenant un peu la légalité

qu'il avait lui-même établie, s'appropriait la couronne sans plus observer ni délais ni préalables.

Un pouvoir obtenu dans de semblables conditions était forcément menacé, au moins en son début.

Tout occupé à consolider sa position, Philippe n'eut guère le temps de savourer sa victoire ni de se contempler lui-même en son rêve accompli. La cime était étroite o˘ il venait d'accéder.

Les langues marchaient fort à travers le royaume; le soupçon se répandait.

La poigne du nouveau roi était assez connue et tous ceux qui risquaient d'en p‚tir se serrèrent autour du duc de Bourgogne.

Celui-ci courut sur Paris pour contester la désignation de son futur beau-père. Il exigeait la convocation du Conseil des Pairs et la reconnaissance de la petite Jeanne de Navarre comme reine de France.

Philippe, pour s'assurer la régence, avait sacrifié la comté de Bourgogne; pour garder la royauté il offrit de séparer les deux couronnes de France et de Navarre, si récemment réunies, et de laisser le petit royaume pyrénéen à

la fille douteuse de son frère.

Mais si Jeanne était jugée digne de régner sur la Navarre, n'était-elle pas digne de régner également sur la France? Le duc Eudes en décida ainsi et refusa la proposition. On irait donc à l'épreuve de force.

762

LES ROIS MAUDITS

Eudes repartit au galop pour Dijon d'o˘ il lança, au nom de sa nièce, une proclamation à tous les seigneurs d'Artois et de Picardie, de Brie et de Champagne, les invitant à refuser obéissance à un usurpateur.

Il s'adressa dans le même sens au roi Edouard II d'Angleterre qui, malgré

les efforts de sa femme Isabelle, s'empressa d'envenimer la querelle en prenant le parti des Bourguignons. Dans toute division qui surgissait au royaume de France, le roi anglais voyait la perspective d'émanciper la Guyenne.

" Est-ce donc à cela que je suis parvenue en dénonçant l'adultère de mes belles-sours ! " pensait la reine Isabelle.

A se voir ainsi menacé au nord, à l'est, au sud-ouest, un autre que Philippe le Long e˚t peut-être l‚ché prise. Mais le nouveau roi savait qu'il disposait de plusieurs mois ; l'hiver n'était pas temps de guerre ; ses ennemis devaient attendre le printemps pour pouvoir mettre des armées sur pied. Le plus urgent, pour Philippe, était d'aller se faire couronner et d'être revêtu de l'indélébile dignité du sacre.

Il voulut d'abord fixer la cérémonie à l'Epiphanie ; la fête des Rois lui semblait de bon augure. On lui représenta que les bourgeois de Reims n'auraient pas le temps de tout préparer ; il accorda un délai de trois jours. La cour partirait de Paris le 1er janvier, et le sacre se ferait le dimanche 9.

Depuis Louis VIII, premier roi non élu du vivant de son prédécesseur, on n'avait jamais vu l'héritier du trône se précipiter aussi vite à Reims.

Mais la consécration religieuse semblait encore insuffisante à Philippe ; il voulait y ajouter quelque chose qui frapp‚t d'une manière nouvelle la conscience populaire.

Il avait souvent médité les enseignements d'Egidio Colonna, le précepteur de Philippe le Bel, l'homme qui avait véritablement formé la pensée du Roi de fer et dont le traité sur les principes de la royauté contenait de telles remarques que celle-ci :

" A parler dans l'absolu, il serait préférable que le roi f˚t élu; seuls les appétits corrompus des hommes et leur manière d'agir doivent faire préférer l'hérédité à l'élection. "

- Je veux être roi du consentement de mes sujets, déclara Philippe le Long, et je ne me sentirai vraiment digne de les gouverner qu'à ce prix. Et puisque certains grands me font défaut, je donnerai la parole aux petits.

Son père lui avait montré la voie en convoquant, dans les heures difficiles de son règne, des assemblées o˘ toutes les classes, tous les "états" du royaume se trouvaient représentés. Il décida que deux assemblées de cette sorte, mais plus larges encore que les précédentes, seraient tenues l'une à

Paris pour la langue d'oÔl, l'autre à Bourges pour LA LOI DES MALES

763

la langue d'oc, dans les semaines qui suivraient son sacre. Et il prononça le mot d'-" …tats généraux".

Les légistes furent mis à fourbir les textes qui seraient présentés à

l'approbation des …tats, de telle sorte que Philippe appar˚t comme choisi et désigné par le peuple entier. On reprit tout naturellement les arguments du connétable, à savoir que les lis ne pouvaient filer la laine et que le royaume était trop noble pour tomber entre mains de femme. On s'appuya, plus étrangement, sur le fait qu'entre le vénéré Saint Louis et Madame Jeanne de Navarre on comptait trois intermédiaires successoraux, alors qu'entre Saint Louis et Philippe il n'en existait que deux. Ce qui fit, à

bon droit, le comte de Valois s'écrier:

- Pourquoi pas moi, dans ce cas, qui ne suis séparé de Saint Louis que par mon père !

Et puis, enfin, des conseillers du Parlement, pressés au zèle par Miles de Noyers, exhumèrent sans trop de foi le vieux code de coutumes des Francs Saliens, antérieur à la conversion de Clovis au christianisme. Ce code ne contenait rien quant à la transmission des pouvoirs royaux. Il se présentait comme un recueil de jurisprudence civile et criminelle assez grossier, et de surcroît mal compréhensible puisqu'il avait plus de huit siècles. Une indication brève stipulait que l'héritage d'une propriété

foncière devait échoir, par division égale, aux enfants m‚les du possesseur défunt. C'était tout.

Il n'en fallut pas plus à quelques docteurs en droit séculier pour b‚tir là-dessus leur démonstration. La couronne de France ne pouvait aller qu'aux m‚les, puisque couronne impliquait possession des terres. Et la meilleure preuve que le code salien avait été appliqué dès l'origine, ne la trouvait-on pas dans le fait que seuls des hommes se fussent succédé? Ainsi Jeanne de Navarre pouvait être éliminée sans que l'accusation de b‚tardise, improuvable, e˚t seulement à être avancée.

Les docteurs étaient maîtres de leurs grimoires. On ne s'avisa pas de leur objecter que la dynastie mérovingienne n'était pas issue des Saliens, mais des Sicambres et des Bructères; et nul n'alla, dans l'instant, regarder sur pièce cette fameuse loi salique, qu'on inventa en prétendant s'y référer, et qui ferait fortune dans l'Histoire après qu'elle aurait ruiné le royaume en causant une guerre de cent ans.

L'adultère de Marguerite de Bourgogne, en vérité, co˚terait cher à la France.

Mais, pour le présent, le pouvoir central ne chômait pas. Déjà Philippe réorganisait l'administration, appelait de grands bourgeois à son Conseil, et créait des "chevaliers poursuivants", remerciant ainsi ceux qui depuis Lyon l'avaient servi sans trêve21.

A Charles de Valois, il rachetait l'atelier de monnaie du Mans, avant de reprendre dix autres ateliers épars en France. Désormais toute la monnaie circulant au royaume ne serait plus battue que par le roi.

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LES ROIS MAUDITS

Se souvenant des idées de Jean XXII lorsque celui-ci n'était encore que le cardinal Duèze, Philippe prépara une réforme du système des amendes pénales et des droits de chancellerie. Les notaires verseraient chaque samedi au Trésor les sommes encaissées, et l'enregistrement des actes serait soumis à

des tarifs décrétés par la Chambre des comptes.

Comme il en allait des chancelleries, il en alla des douanes, des prévôtés, capitaineries de villes et recettes de finances. Les abus et malversations, qui avaient eu libre cours depuis la mort du Roi de fer, furent durement réprimés. A toutes les hauteurs de la société, dans toute l'activité

nationale, dans les cours de justice, sur les ports, sur les places de marché et de foire, on sentit, on comprit que la France était reprise en mains fermes... des mains de vingt-cinq ans !

Les fidélités ne s'obtiennent pas sans bienfaits. Philippe paya son avènement de larges libéralités.

Le vieux sénéchal de Joinville s'était fait reconduire à son ch‚teau de Wassy o˘ il avait déclaré vouloir mourir. Il se savait sur l'extrême fin.

Son fils Anseau, qui depuis Lyon n'avait pas quitté Philippe, dit un jour à

ce dernier:

- Mon père m'a assuré que d'étranges choses s'étaient passées à Vincennes, lors de la mort du petit roi, et il lui est venu aux oreilles de troublantes rumeurs.

- Je sais, je sais, répondit Philippe. A moi aussi, certains faits, en ces journées, ont paru surprenants. Voulez-vous mon sentiment, Anseau? Je ne veux pas médire de Bouville, car je n'ai point de preuves. Mais je me demande s'il n'a pas été inférieur à la t‚che confiée. Il montrait tant d'agitation, écoutait tant de vains propos ! Ses prudences désordonnées ont donné du fil aux imaginations... De toute manière il est trop tard.

Il prit un temps et ajouta :

- Anseau, je vous ai fait marquer au Trésor pour une donation de quatre mille livres, et ceci vous dira assez ma gratitude pour l'aide que vous m'avez toujours apportée. Et si le jour du sacre, mon cousin le duc de Bourgogne, comme je le pense, ne se trouve point là pour me nouer les éperons, c'est vous qui tiendrez cet office. Vous êtes assez haut chevalier pour cela.

L'or toujours pour river les bouches fut le meilleur métal: mais Philippe savait qu'avec certains hommes il faut en plus orfévrer un peu la soudure.

Restait à régler le cas de Robert d'Artois. Philippe se félicitait d'avoir tenu en prison son dangereux cousin pendant les derniers événements. Mais il ne pouvait pas le garder indéfiniment au Ch‚telet. Un couronnement s'accompagne généralement d'actes de clémence et d'octrois de gr‚ces. Sur une pressante intervention de Charles de Valois, Philippe feignit de se montrer bon prince.

LA LOI DES M¬LES

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- C'est bien pour vous complaire, mon oncle, dit-il. Robert sera donc remis en liberté...

Il laissa sa phrase en suspens, et sembla calculer.

- ... mais trois jours seulement après mon départ pour Reims, ajouta-t-il, et il n'aura pas droit de s'écarter de Paris de plus de vingt lieues.

LA LOI DES MALES

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VII TANT DE R VES …CROUL…S!

Dans sa royale ascension, Philippe le Long n'avait pas seulement enjambé

deux cadavres; il laissait encore sous ses pas deux autres destins brisés, deux femmes écrasées, l'une reine et l'autre obscure.

Le lendemain des obsèques du faux Jean Ier à Saint-Denis, Madame Clémence de Hongrie, dont chacun s'attendait à ce qu'elle rendît l'‚me, était remontée faiblement à la conscience et à la vie. quelque remède enfin s'était montré efficace ; la fièvre et l'infection se retiraient de ce corps, comme pour laisser la place à d'autres peines. Les premières paroles que prononça la reine furent pour demander son fils, qu'elle avait à peine eu le temps d'entrevoir. Son souvenir ne lui représentait qu'un petit corps nu qu'on frictionnait à l'eau de rosé et qu'on déposait dans un berceau...

Lorsqu'on lui fit savoir, avec mille ménagements, qu'on ne pouvait pas le lui montrer aussitôt, elle murmura:

- Il est mort, n'est-ce pas? Je le savais. Je l'ai senti, dans ma fièvre...

Cela aussi devait arriver...

Elle n'eut pas la réaction foudroyante qu'on redoutait. Elle resta prostrée, mais sans larmes, avec sur le visage cette expression d'ironie tragique qu'ont certaines gens à la fin d'un incendie, devant les cendres fumantes de leur demeure. Ses lèvres s'écartèrent comme pour rire, et pendant quelques instants on la crut démente.

Le malheur avait mis de l'excès à s'acharner sur elle; il y avait des places mortes dans cette ‚me, et le sort pouvait y frapper à coups redoublés sans plus en tirer de souffrance.

Bouville, devant elle, se voyait condamné à une mensongère mission de consolateur impuissant. Chaque mot d'amitié que lui adressait la reine le torturait de remords.

" Son enfant vit, et je ne dois pas le lui dire. quand je pense que je pourrais lui donner si grande joie !... "

Vingt fois, la pitié, et même la simple honnêteté, faillirent l'emporter.

Mais madame de Bouville, le sachant d'‚me faible, ne le laissait jamais seul auprès de la reine.

Au moins put-il se soulager à moitié en accusant Mahaut, la réelle coupable.

La reine haussa les épaules. que lui importait la main dont les forces du mal s'étaient servies pour l'atteindre?

- J'ai été pieuse, j'ai été bonne ; du moins je crois l'avoir été, disait-elle; je me suis efforcée de suivre les ordonnances de la religion et d'amender ceux qui m'étaient chers. Je n'ai jamais souhaité peine à

quiconque. Et Dieu s'est employé à me meurtrir plus qu'aucune de ses créatures... Or je vois des méchants triompher en tout.

Elle ne se révoltait pas, ni ne blasphémait non plus; elle constatait simplement une sorte de monumentale erreur.

Son père et sa mère avaient été enlevés par la peste lorsqu'elle avait à

peine deux ans. Tandis que toutes les princesses de sa famille, ou presque, recevaient établissement dès avant leur nubilité, elle avait attendu un parti jusqu'à l'‚ge de vingt-deux ans. Celui qui s'était offert, inespéré, paraissait le plus haut du monde. A ce mariage avec la France, elle était arrivée éblouie, éperdue d'un amour irréel, et pétrie de toutes les intentions du bien. Avant même d'aborder à son nouveau pays, elle avait manqué périr en mer. Au bout de quelques semaines, elle découvrait qu'elle avait épousé un assassin et succédé à une reine étranglée. Après dix mois elle restait veuve, et enceinte. Aussitôt éloignée du pouvoir, on l'avait séquestrée sous prétexte de la défendre. Elle venait pendant huit jours de se débattre aux portes du trépas pour apprendre, à peine sortie de cet enfer, que son enfant était mort, empoisonné sans doute comme son mari l'avait été.

- Les gens de mon pays croient au mauvais sort. Ils ont raison. J'ai le mauvais sort, dit-elle. Je me dois interdire de plus rien entreprendre et de me fier à rien, pas même à Dieu.

Amour, charité, espérance, elle avait épuisé toutes les réserves de vertus qu'elle possédait, et la foi du même coup se retirait d'elle.

Elle avait subi pendant sa maladie de telles tortures, et si fort éprouvé

l'impression d'agonie, que de se sentir vivante, de respirer sans peine, de s'alimenter, de poser son regard sur des murs, des meubles, des visages, lui semblait surprenant et lui procurait les seules émotions dont son ‚me aux trois quarts détruite f˚t encore capable.

A mesure que se déroulait sa lente convalescence, et qu'elle retrouvait sa légendaire beauté, la reine Clémence se mit à développer des go˚ts de femme

‚gée et capricieuse. On e˚t dit que sous cette apparence admirable, sous ces cheveux d'or, ce visage de retable, cette poitrine noble, ces membres fuselés, qui reprenaient de jour en jour leur séduction, quarante années, d'un coup, s'étaient écoulées. Dans un

768

LES ROIS MAUDITS

corps somptueux, une vieille veuve réclamait à la vie ses dernières joies.

Elle les réclamerait pendant onze ans.

Frugale jusque-là, autant par religion que par indifférence, la reine montra vite d'étranges exigences pour des nourritures rares et dispendieuses. Comblée par Louis X de joyaux qu'elle avait dédaignés en les recevant, elle s'animait maintenant devant ses coffres à bijoux, se passionnait à dénombrer les pierres, à en calculer la valeur, à en apprécier la taille ou l'eau. Elle décidait soudain de modifier les montures et convoquait, pour d'interminables entretiens, ses orfèvres. Elle passait aussi de longues heures avec les lingères, faisait acheter au plus cher des étoffes d'Orient, commandait d'excessives quantités de parfums.

Si, pour sortir de ses appartements, elle revêtait la blanche tenue des veuves, dans sa chambre ses familiers étaient surpris, gênés, de la voir, lovée près de la cheminée, sous des voiles d'une excessive transparence.

Sa générosité de naguère ne survivait que sous la forme altérée de libéralités absurdes. Les marchands s'étaient donné le mot et savaient qu'aucun prix ne serait discuté. L'avidité gagnait le personnel. Oh !

certes, la reine Clémence était bien servie. On se disputait aux cuisines la faveur de lui apporter son plat, car pour un dessert ornementé, pour un lait de noisettes, pour une "eau d'or" récemment découverte et o˘ le romarin et la girofle avaient macéré à suffisance dans un jus de grenade, la reine, soudain, ouvrait sa main pleine de pièces.

Elle voulut bientôt entendre chanter, et que contes, lais et romans lui fussent récités par bouches agréables. Son regard refroidi ne voulait plus se poser que sur déjeunes visages. Un ménestrel bien pris de taille et de voix chaleureuse, qui l'avait distraite une heure, et dont les yeux s'étaient troublés en entrevoyant son corps sous les voiles de Chypre, recevait de quoi festoyer aux tavernes pendant tout un mois.

Bouville s'alarmait de ces profusions ; mais il n'avait pu se défendre d'en être lui-même bénéficiaire.

Le 1er janvier, qui était le jour des compliments et des cadeaux bien que l'année officielle ne début‚t qu'à P‚ques, la reine Clémence remit à

Bouville un sac brodé contenant trois cents livres d'or. L'ancien chambellan s'écria :

- Non, Madame, de gr‚ce, je ne l'ai point mérité !

Mais on ne peut refuser le présent d'une reine, même si l'on sait que cette reine se ruine22.

Dans cette même journée du 1er janvier, Bouville reçut la visite de messer Tolomei. Le banquier trouva l'ancien chambellan étonnamment maigri et blanchi. Bouville flottait dans ses vêtements ; ses joues s'affaissaient de chaque côté du visage ; son regard était inquiet et son attention en même temps paraissait défaillante.

"Cet homme-là, pensa Tolomei, est rongé d'une maladie secrète, et LA LOI DES MALES

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je ne serais point surpris qu'il f˚t saisi avant peu du mal de mort. Il faut me h‚ter d'arranger les affaires de Guccio. "

Tolomei connaissait les usages. A l'occasion de l'an neuf, il apportait une pièce d'étoffe à l'intention de madame de Bouville.

- ... pour la remercier, dit-il, de tout le soin qu'elle a pris de cette damoiselle qui donna un fils à mon neveu... Bouville voulut aussi refuser ce présent-là.

- Mais si, mais si, insista Tolomei. Je voudrais d'ailleurs vous entretenir un peu de cette affaire. Mon neveu va rentrer d'Avignon o˘ notre saint-père le pape...

Tolomei se signa.

- ... l'a retenu jusqu'ici pour travailler aux comptes de sa cassette. Il vient chercher sa jeune épouse et son enfant... Bouville sentit tout son sang lui refluer au cour.

- Un instant, messer, un instant, dit-il; j'ai là un messager qui m'attend et auquel je dois confier une réponse urgente. Faites-moi la gr‚ce de patienter.

Et il disparut, la pièce d'étoffe sous le bras, prendre conseil de sa femme.

- Le mari revient, dit-il.

- quel mari? demanda madame de Bouville.

- Le mari de la nourrice !

- Mais elle n'est pas mariée.

- Il faut croire ! Il faut croire ! Tolomei est là. Tiens, il t'a apporté

ceci.

- que veut-il?

- que la fille sorte du couvent.

- quand?

- Je ne sais encore. Bientôt.

- Alors attends de savoir, et ne promets rien. Bouville reparut devant son visiteur.

- Vous disiez donc, messer Tolomei?

- Je vous disais que mon neveu Guccio arrive, pour faire sortir, du couvent o˘ vous avez eu la bonté de leur trouver refuge, sa femme et son enfant. A présent, ils n'ont plus rien à craindre. Guccio est porteur d'une recommandation du Saint-Père, et il s'établira, je crois, en Avignon, du moins pour un temps... J'aurais assez aimé pourtant les garder près de moi.

Savez-vous que je n'ai pas encore vu ce petit-neveu qui m'est né? J'étais sur les chemins, à visiter mes comptoirs, et n'ai su la nouvelle que par une lettre toute joyeuse de la jeune mère. Avant-hier, aussitôt rentré, j'ai voulu l'aller voir; mais au couvent des Clarisses, je me suis heurté à

porte de bois.

- C'est que la règle est fort sévère, aux Clarisses, dit Bouville. Et puis nous avions donné, sur votre demande, consignes étroites.

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LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES MALES

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- Il n'est advenu nulle chose mauvaise?

- Mais... non, messer ; rien que je sache. Je vous en eusse aussitôt averti, répondit Bouville qui se sentait au gril. quand donc votre neveu arrive-t-il?

- Je l'attends sous deux ou trois jours. Bouville le regarda d'un oil effaré.

- Je vous prie une autre fois de me pardonner, dit-il, mais je me rappelle soudain que la reine m'avait envoyé quérir un objet que je ne lui ai pas porté. Je reviens, je reviens.

Et il s'éclipsa de nouveau.

"C'est dans la tête, à coup s˚r, que la maladie le tient, pensa Tolomei. Le plaisir de s'entretenir avec un homme qui à chaque seconde s'enfuit !

Pourvu qu'il ne m'oublie pas ici, à mon tour ! "

II s'assit sur un coffre, et resta un bon moment à lustrer la fourrure qui bordait sa manche.

- Me voici, dit Bouville soulevant une tenture. Vous me parliez donc de votre neveu? Vous savez que je lui suis tout acquis. Le gentil compagnon qu'il fut dans nos voyages à Naples! Naples... répéta-t-il en s'attendrissant; si j'avais pu penser!... La pauvre reine, la pauvre reine...

Il s'était laissé choir sur le coffre à côté de Tolomei et essuyait de ses gros doigts les larmes du souvenir.

" Allons ! Voilà qu'il me pleure au nez, maintenant ! " pensa le banquier.

Et à haute voix :

- Je ne vous ai rien dit de tous ces nouveaux malheurs ; je devine trop combien ils vous ont affligé. J'ai fort pensé à vous...

- Ah! Tolomei, si vous pouviez savoir!... Ce fut pire que ce que vous pourriez imaginer; le démon s'en est mêlé...

On entendit une petite toux sèche derrière la tapisserie, et Bouville s'arrêta court sur la pente des confidences dangereuses.

"Tiens, on nous écoute", pensa Tolomei qui se h‚ta de reprendre:

- Enfin, en cette affliction, une consolation au moins nous est donnée ; nous avons un bon roi.

- Certes, certes, nous avons un bon roi, répéta Bouville sans grande chaleur.

- Je craignais, reprit le banquier en s'efforçant d'entraîner son interlocuteur un peu loin de la tapisserie suspecte, je craignais que le nouveau roi ne nous maltrait‚t, nous autres Lombards. Point du tout. Il paraît même qu'il a confié les recettes d'impôts, en certaines sénéchaussées, à des gens de nos compagnies... Pour mon neveu donc, qui a fort bien travaillé je dois dire, j'aimerais qu'il f˚t récompensé de ses peines en trouvant sa belle et son héritier installés en ma demeure. Déjà

je fais préparer la chambre de ces gentils époux. On médit des jeunes gens de notre temps. On ne les croit plus capables de sincérité, ni d'amour fidèle. Ces deux-là s'aiment fort, je vous le certifie. Il suffit de lire leurs lettres. Si le mariage n'a point été fait selon toutes les règles, qu'importé ! nous le recommencerons, et je vous demanderai même, si cela ne vous désoblige, d'y paraître en témoin.

- Grand honneur, au contraire, grand honneur, messer, répondit Bouville en regardant la tenture comme s'il y cherchait une araignée. Mais il y a la famille.

- quelle famille?

- Mais oui. La famille de la nourrice.

- La nourrice? répéta Tolomei qui ne comprenait plus rien. Pour la seconde fois, la petite toux s'éleva derrière la tapisserie. Bouville changea de visage, bafouilla, bégaya.

- C'est que, messer... Oui, je voulais dire... oui, je voulais vous l'apprendre tout de suite, mais... à être dérangé sans cesse, je l'avais omis. Ah ! oui, maintenant il faut que je vous le dise... Votre... la femme de votre neveu, puisqu'ils sont mariés m'assurez-vous... nous lui avons demandé... Voilà, nous étions en peine de nourrice, et de bonne gr‚ce, de très bonne gr‚ce, sur la prière de ma femme, elle a nourri le petit roi...

le peu de temps, hélas! qu'il a vécu.

- Elle est donc venue ici; vous l'avez fait sortir du couvent?

- Et nous l'y avons ramenée! J'avais gêne à vous l'avouer... Mais voyez-vous le temps pressait. Et tout s'est passé si vite !

- Mais, messire, n'en soyez pas honteux. Vous avez fort bien agi. Cette belle Marie ! Elle a donc nourri le pauvre petit roi? que voilà une surprenante nouvelle et combien honorable! C'est pitié seulement qu'elle n'ait pas eu à donner son lait plus longtemps, dit Tolomei qui regrettait déjà tous les avantages qu'il aurait pu tirer d'une telle situation. Alors il vous est aisé de la faire sortir à nouveau?

- Eh non ! Pour la faire sortir tout à fait, il faut le consentement de la famille. Avez-vous revu sa famille?

- Jamais. Ses frères, qui avaient mené si grand tapage, ont semblé bien aise de s'en débarrasser et n'ont jamais reparu.

- O˘ vivent-ils?

- Chez eux, à Cressay.

- Cressay... O˘ cela se trouve-t-il donc?

- Mais près de Neauphle, o˘ j'ai un comptoir.

- Cressay... Neauphle... fort bien.

- En vérité, vous êtes étrange homme, Monseigneur, si j'ose vous le dire !

s'écria Tolomei. Je vous confie une fille, je vous conte tout à son propos ; vous l'allez chercher pour nourrir l'enfant de la reine, elle vit ici huit jours, dix jours...

- Cinq, précisa Bouville.

- Cinq jours, reprit Tolomei, et vous ne savez pas d'o˘ elle vient ni presque comment elle se nomme !

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LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES MALES

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- Si, je sais, je savais bien, dit Bouville en rougissant. Mais par moments la tête me fuit.

Il ne pouvait pas une troisième fois courir vers sa femme. que ne venait-elle le secourir, au lieu de demeurer cachée derrière la tapisserie, pour le tancer tout à l'heure s'il commettait une sottise ! Elle avait ses raisons, sans doute.

- Ce Tolomei est le seul homme que je redoute en cette affaire, avait-elle dit à Bouville. Un nez de Lombard vaut trente chiens de meute. S'il te voit seul, niais comme tu l'es, il se défiera moins, et je pourrai mieux mener le jeu ensuite.

"Niais comme tu l'es... Elle a raison, je suis devenu niais, se disait Bouville. Pourtant, j'ai su parler à des rois naguère, et traiter de leurs affaires. J'ai négocié le mariage de Madame Clémence. J'ai d˚ m'occuper du conclave et ruser avec Duèze... " Ce fut cette pensée qui le sauva.

- Votre neveu, me disiez-vous, est muni d'une lettre d'ordre du Saint-Père?

reprit-il. Eh bien! voilà qui arrange tout. C'est à Guccio d'aller chercher sa femme, en montrant cette lettre. Ainsi nous serons tous couverts et ne pourrons avoir ni reproches ni procès. Le Saint-Père! que veut-on de plus... Dans deux ou trois jours, n'est-ce pas? Souhaitons donc que tout se passe au mieux. Et grand merci de ce beau drap ; ma bonne épouse, je suis s˚r, l'appréciera fort. A vous revoir, messer, et toujours votre serviteur.

Il se sentait plus épuisé que s'il avait chargé en bataille.

Tolomei, en quittant Vincennes, pensait: "Ou bien il me ment pour quelque raison que j'ignore, ou bien il retourne en ‚ge d'enfance. Enfin, attendons Guccio. "

Madame de Bouville, elle, n'attendit pas. Elle fit atteler sa litière et courut au faubourg Saint-Marcel. Là elle s'enferma avec Marie de Cressay.

Après avoir causé la mort de son enfant, elle venait à présent exiger de Marie qu'elle renonç‚t à son amour.

- Vous avez juré le secret sur les …vangiles, disait madame de Bouville.

Mais serez-vous capable de le tenir devant cet homme? Aurez-vous le front de vivre avec votre époux...

Maintenant elle consentait à parer Guccio de cette qualité.

- ... en lui laissant croire qu'il est le père d'un enfant qui ne lui appartient pas? C'est péché que de cacher si grave chose à son conjoint !

Et quand nous pourrons faire triompher la vérité et qu'on viendra chercher le roi pour le mettre au trône, que direz-vous alors? Vous êtes trop honnête fille, et trop noble de sang, pour consentir à pareille vilenie.

Toutes ces questions, Marie se les était posées cent et cent fois, en chaque heure de sa solitude. Elle ne pensait à rien d'autre; elle en devenait folle. Et elle savait bien la réponse ! Elle savait que, dès qu'elle

se retrouverait dans les bras de Guccio, la feinte et le silence lui seraient impossibles, non point "parce que c'était péché" comme disait madame de Bouville, mais parce que l'amour lui interdirait l'atrocité d'un tel mensonge.

- Guccio me comprendra, Guccio m'absoudra. Il saura que cela s'est passé

sans ma volonté ; il m'aidera à supporter ce fardeau. Guccio ne dira rien, Madame, je puis en jurer pour lui comme pour moi !

- On ne peut jurer que pour soi-même, mon enfant. Et un Lombard, en plus ; vous pensez comme il irait se taire ! Il en tirera usure.

- Madame, vous l'insultez!

- Mais non je ne l'insulte pas, ma bonne, je connais le monde. Vous avez juré de ne pas parler, même en confession. C'est le roi de France que vous avez en garde; et vous ne serez relevée de votre serment que quand le temps sera venu.

- De gr‚ce, Madame, reprenez le roi et délivrez-moi.

- Ce n'est point moi qui vous l'ai remis, c'est la volonté de Dieu. C'est dépôt sacré que vous avez là ! Auriez-vous trahi Nôtre-Seigneur le Christ s'il vous avait été donné à garder pendant le massacre des Innocents?...

Cet enfant doit vivre. Il faut que mon époux vous ait tous deux sous sa surveillance, et qu'on puisse à tout instant vous joindre, et non que vous partiez en Avignon comme il en est question.

- J'obtiendrai donc de Guccio que nous demeurions o˘ vous voudrez ; je vous assure qu'il ne parlera pas.

- Il ne parlera pas parce que vous ne le reverrez point !

La lutte, coupée par la tétée du petit roi, dura l'après-midi entier. Les deux femmes se battaient comme deux bêtes au fond d'un piège. Mais la petite madame de Bouville avait les dents et les griffes plus dures.

- Et qu'allez-vous faire de moi, alors? Allez-vous m'enfermer ici pour la vie? gémissait Marie.

" Je le voudrais bien, pensait madame de Bouville. Mais l'autre va arriver, avec sa lettre du pape... "

- Et si votre famille consentait à vous reprendre? proposa-t-elle. Messire Hugues, je crois, pourrait parvenir à décider vos frères.

Rentrer à Cressay, entre des parents hostiles, accompagnée d'un enfant qui serait considéré comme celui du péché alors que, de tous les enfants de France, il était le plus digne d'honneur... Renoncer à tout, se taire, vieillir, en n'ayant plus rien à faire qu'à contempler la monstrueuse fatalité, le désespérant g‚chis d'un amour que rien n'aurait d˚ altérer.

Tant de rêves écroulés !

Marie se cabra; elle retrouva la force qui l'avait poussée, contre les lois et contre sa famille, à se donner à l'homme qu'elle avait choisi.

Brusquement elle refusa.

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LES ROIS MAUDITS

- Je reverrai Guccio, je lui appartiendrai, je vivrai avec lui ! s'écria-t-elle.

Madame de Bouville frappa à petits coups, lentement, le bras de son siège.

- Vous ne reverrez point ce Guccio, répondit-elle, parce que s'il approchait de ce couvent, ou de tout autre lieu clos o˘ nous pourrions vous enfermer, et que vous lui parliez une minute, ce serait pour lui la dernière. Mon époux, vous le savez, est un homme énergique et redoutable s'il s'agit de la sauvegarde du roi. Si vous tenez trop à revoir cet homme, vous pourrez le contempler, mais avec une miséricorde entre les deux épaules.

Marie s'affaissa un peu sur elle-même.

- C'est assez de l'enfant, murmura-t-elle, pour ne point aussi tuer le père.

- Il ne tient qu'à vous, dit madame de Bouville.

- Je ne pensais pas qu'à la cour de France on f˚t si peu marchand de la mort des gens. Voilà la belle cour que le royaume respecte. Il me faut bien vous dire, Madame, que je vous hais.

- Vous êtes injuste, Marie. Ma t‚che est lourde et je vous défends contre vous-même. Vous allez écrire ce que je vous dicterai.

Vaincue, désemparée, les tempes en feu et le regard obscurci par les pleurs, Marie traça péniblement des phrases qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir écrire. La lettre devait être portée chez Tolomei, afin qu'il la remît à son neveu.

Marie déclarait éprouver grande honte et horreur pour le péché qu'elle avait commis; elle voulait se consacrer à l'enfant qui en était le fruit, ne plus retomber dans les errements de la chair, et mépriser celui qui l'y avait poussée. Elle faisait interdiction à Guccio de jamais chercher à la revoir, o˘ qu'elle se trouv‚t.

Elle voulut au moins mettre en terminant: "Je vous jure de n'avoir jamais d'autre homme en ma vie que vous, ni d'engager à quiconque ma foi. " Madame de Bouville refusa.

- Il ne doit point supposer que vous l'aimez encore. Allons, signez, et donnez-moi cette lettre.

Marie ne vit même pas la petite femme partir.

" II me haÔra, il me méprisera, et il ne saura jamais que c'était pour le sauver ! " pensa-t-elle en entendant battre la porte du couvent.

VIII D…PARTS

L'arrivée au manoir de Cressay, le lendemain matin, d'un chevau-cheur portant fleur de lis à la manche gauche et les armes royales brodées au col produisit grand effet. On lui donna du " Monseigneur " et les frères Cressay, sur la foi du bref billet qui les mandait d'urgence à Vincennes, se crurent appelés à quelque commandement de capitainerie ou déjà nommés sénéchaux.

- Cela n'est point étonnant, dit dame …liabel; on se sera enfin souvenu de nos mérites et des services que nous avons rendus au royaume depuis deux cents ans. Ce nouveau roi m'a l'air de comprendre o˘ il lui faut trouver des hommes valeureux ! Allez, mes fils ; parez-vous de votre mieux et h

‚tez-vous de trotter. Il y a décidément un peu de justice au Ciel, et cela nous consolera des hontes que nous a faites votre sour.

Elle était mal remise de sa maladie de l'été. Elle s'alourdissait, avait perdu sa belle activité d'antan, et ne montrait plus guère son autorité

qu'en tracassant sa servante. Elle avait abandonné à ses fils la direction du petit domaine, qui n'en allait guère mieux.

Les deux frères se mirent donc en route, la tête pleine d'espérances ambitieuses. Le cheval de Pierre cornait si fort, en arrivant à Vincennes, qu'on pouvait bien penser que ce serait son dernier voyage.

- J'ai à vous entretenir de choses graves, mes jeunes sires, leur dit Bouville en les accueillant.

Et il leur offrit du vin aux épices et des dragées.

Les deux garçons se tenaient sur le bord de leur siège, comme des nigauds de campagne, et osaient à peine approcher de leurs lèvres les hanaps d'argent.

- Ah! Voici la reine qui passe, dit Bouville. Elle profite de l'éclaircie pour prendre un peu l'air.

Les deux frères, le cour battant, tendirent le cou pour apercevoir, 776

LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES M¬LES

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à travers les vitres verd‚tres, une forme blanche, en grand manteau, qui allait à pas lents, escortée de quelques serviteurs. Puis ils se regardèrent en hochant la tête. Ils avaient vu la reine !

- C'est de votre jeune sour que je veux vous parler, reprit Bouville.

Seriez-vous disposés à la reprendre? Il vous faut d'abord savoir qu'elle a nourri l'enfant de la reine.

Et il leur expliqua, dans le moins de mots possible, ce qu'il était indispensable de leur apprendre.

- Ah! J'ai une bonne nouvelle aussi à vous faire connaître, continua-t-il... Cet Italien qui l'a mise grosse... elle ne veut point le revoir, jamais. Elle a compris sa faute, et qu'une fille de noble sang ne peut s'abaisser à être une femme d'un Lombard, si bien tourné qu'il soit. Car il est plaisant damoiseau, il faut le reconnaître, et vif d'esprit...

- Mais enfin ce n'est qu'un Lombard, coupa madame de Bouville qui, cette fois, assistait à l'entretien ; un homme sans aveu ni foi, il l'a bien montré.

Bouville baissa la tête.

" Et voilà ! Toi aussi il me faut te trahir, mon ami Guccio, mon gentil compagnon de voyage ! Ne dois-je donc finir mes jours qu'en reniant tous ceux qui m'ont marqué de l'amitié?" pensait-il. Il se tut, laissant à sa femme le soin de conduire l'opération.

Les frères étaient un peu dépités, l'aîné surtout. Ils s'étaient attendus à

merveilles, et il ne s'agissait que de leur sour. Aucun événement dans leur vie n'arriverait donc jamais que par elle? Ils la jalousaient presque.

Nourrice de roi ! Et de si hauts personnages qu'un grand chambellan s'intéressant à son sort! qui aurait pu imaginer cela?

Le caquet de madame de Bouville ne leur laissait guère le temps de réfléchir.

- Le devoir du chrétien, disait madame de Bouville, est d'aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en bons gentilshommes. qui sait si ce n'était point l'effet de la volonté divine que votre sour se trouv‚t accouchée au moment qu'il fallait, sans grand bien, hélas! puisque le petit roi est mort; mais enfin, elle lui a porté secours.

La reine Clémence, pour témoigner sa reconnaissance, ferait inscrire l'enfant de la nourrice pour un revenu de cinquante livres à prendre chaque année sur son douaire. En outre, un don de trois cents livres en or serait remis dès à présent. La somme était là, dans une grosse bougette brodée.

Les deux frères Cressay cachèrent mal leur émoi. C'était la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire relever le mur d'enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d'une table fournie toute l'année, la perspective de s'acheter enfin des armures et d'équiper quelques-uns de leurs serfs en valets d'armes, afin de pouvoir paraître avec avantage aux levées de bannières! On parlerait d'eux sur les champs de bataille.

- Entendez-moi bien, précisa madame de Bouville ; c'est à l'enfant que ces dons sont faits. S'il était maltraité ou qu'il lui arriv‚t malheur, le revenu, bien s˚r, serait supprimé. Car d'être le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez respecter.

- Certes, certes, j'approuve... Puisque Marie se repent, dit le frère barbu, mettant de l'emphase à son empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes personnes que vous, messire, madame... nous lui devons ouvrir les bras. La protection de la reine efface son péché. Et que nul désormais, noble ou vilain, ne s'avise d'en rire devant moi ; je le tranche.

- Et notre mère? demanda le cadet.

- Je me fais fort de la convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille depuis la mort de notre père ; il ne faut pas l'oublier.

- Vous allez, reprit madame de Bouville, jurer sur les …vangiles de ne rien écouter ni répéter de ce que votre sour pourrait vous dire avoir vu pendant qu'elle fut ici, car ce sont des choses de couronne qui doivent rester secrètes. D'ailleurs, elle n'a rien vu, elle a nourri et voilà tout ! Mais votre sour a un peu d'extravagance dans la tête et se plaît à conter des fables; elle vous l'a bien prouvé... Hugues ! Va quérir les …vangiles.

Le livre saint d'un côté, le sac d'or de l'autre, et la reine qui passait dans le jardin... Les frères Cressay jurèrent de taire toutes choses concernant la mort du roi Jean Ier, de veiller, nourrir et protéger l'enfant qui appartenait à leur sour, ainsi que d'interdire leur porte à

l'homme qui l'avait séduite.

- Ah! nous le jurons de grand cour! qu'il ne reparaisse jamais, celui-là !

s'écria l'aîné.

Le cadet montrait moins de conviction dans l'ingratitude. Il ne pouvait s'empêcher de penser: "Tout de même, sans Guccio... "

- Nous nous informerons d'ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à

votre serment, dit madame de Bouville.

Elle offrit aux deux frères de les accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses.

- C'est trop de peine vous donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien nous-mêmes.

- Non, non, il faut que j'y vienne. Sans mon ordre, la mère abbesse ne laissera point sortir Marie.

Le visage du barbu se rembrunit. Il réfléchissait.

- qu'avez-vous? demanda madame de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté?

- C'est que... je voudrais auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sour.

Alors que Marie était enceinte, il l'avait fait voyager en croupe de Neauphle à Paris ; mais maintenant qu'elle les enrichissait, il tenait à

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LES ROIS MAUDITS

ce que son retour s'effectu‚t avec dignité. Et puis la mule qui servait à

dame …liabel était crevée depuis le mois précédent.

- qu'à cela ne tienne, dit madame de Bouville; nous allons vous en donner une. Hugues ! commande donc qu'on selle une de nos mules.

Bouville accompagna, jusqu'au pont-levis, sa femme et les deux frères Cressay.

" Je voudrais être mort, pour cesser enfin de mentir et de craindre ", pensait le malheureux homme, amaigri, frissonnant, en regardant la forêt décharnée.

" Paris !... enfin Paris ! " se disait Guccio Baglioni en passant la porte Saint-Jacques.

Paris était morose et froid; le mouvement de la vie, comme toujours après les fêtes de l'an neuf, semblait s'y être arrêté, et ce janvier-là plus encore que de coutume par suite du départ de la cour.

Mais le jeune voyageur qui rentrait après six mois d'absence ne voyait pas les pans de brume accrochés aux toits, ni les rares passants transis; pour lui, la ville avait visage de soleil et d'espérance, car cet " enfin Paris ! " qu'il se répétait comme la plus heureuse chanson du monde voulait dire: "Enfin, je vais retrouver Marie! "

Guccio portait pelisson fourré et cape de pluie en laine de chameau ; à sa ceinture, il sentait peser une bourse à cul-de-vilain23 emplie de bonnes livres marquées au coin du pape; il était coiffé d'un galant chapeau de feutre rouge retroussé en arrière et formant longue pointe au-dessus du front. On ne pouvait être mieux vêtu pour plaire. On ne pouvait non plus éprouver plus grand plaisir de vivre qu'il n'en ressentait.

Il sauta de selle, dans la cour de la rue des Lombards, et, lançant en avant sa jambe toujours un peu raide depuis l'accident de Marseille, courut se jeter dans les bras de Tolomei.

- Mon cher oncle, mon bon oncle! Avez-vous vu mon fils? Comment est-il? Et Marie, comment a-t-elle supporté? que vous a-t-elle dit? quand m'attend-elle?

Tolomei, sans un mot, lui tendit la lettre de Marie de Cressay. Guccio la lut deux fois, trois fois. Sur les mots : " Sachez que j'ai pris grande aversion pour mon péché et ne veux plus revoir jamais celui qui est cause de ma honte. Je me veux racheter de ce déshonneur..." il s'écria:

- Ce n'est pas vrai, ce n'est pas possible ! Ce n'est pas elle qui a pu écrire cela !

- Ce n'est point son écriture? demanda Tolomei.

- Si.

Le banquier posa la main sur l'épaule de son neveu.

LA LOI DES MALES

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- Je t'aurais prévenu à temps, si je l'avais pu, dit-il. Mais je n'ai reçu cette lettre que le jour d'avant-hier, après être allé voir Bouville...

Guccio, le regard ardent et fixe, les dents serrées, ne l'écoutait pas. Il demanda l'adresse du couvent.

- Le faubourg Saint-Marcel? J'y vais, dit-il.

Il réclama son cheval, qu'on avait à peine fini de bouchonner, retraversa la ville sans plus rien en voir, et alla sonner à la porte des Clarisses.

Là, il lui fut répondu que la demoiselle de Cressay était partie de la veille, emmenée par deux gentilshommes dont l'un portait une barbe. Il eut beau brandir le sceau du pape, tempêter, faire scandale, il ne put rien obtenir de plus.

- L'abbesse ! Je veux voir la mère abbesse ! criait-il.

- Les hommes ne peuvent point pénétrer dans la clôture. On finit par le menacer d'aller chercher les sergents du guet. Hors de souffle, le teint gris, les traits changés, Guccio revint rue des Lombards.

- Ce sont ses frères, ses gueux de frères, qui l'ont reprise ! annonça-t-il à Tolomei. Ah ! j'ai été trop longtemps parti. La belle foi qu'elle m'avait jurée là, et qui n'a pas tenu six mois ! Les dames de noblesse, à ce qu'on nous prétend dans les romans, attendent dix ans leur chevalier qui est à la croisade. Mais un Lombard, cela ne s'attend point! Car c'est cela, mon oncle, et rien d'autre. Relisez les termes de sa lettre ! Ce ne sont qu'insultes et mépris. On pouvait l'obliger à ne point me revoir, mais non à me gifler de la sorte au visage... Enfin, mon oncle ! Nous sommes riches de dizaines de milliers de florins ; les plus hauts barons viennent nous implorer de payer leurs dettes, le pape lui-même m'a pris pour conseil et confident pendant tout le conclave, et voilà ces crottés de campagne qui me crachent au front du haut de leur ch‚teau fort qu'on jetterait bas d'une poussée d'épaule. Il suffit qu'ils paraissent, ces deux galeux, pour que leur sour me renie. Comme on se trompe, quand on croit d'une fille qu'elle n'est pas de même sorte que ses parents !

Le chagrin, chez Guccio, se tournait vite en colère et les ressentiments de l'orgueil l'aidaient à se défendre du désespoir. Il avait fini d'aimer, mais non point de souffrir.

- Je ne comprends point, disait Tolomei désolé. Elle paraissait si aimante, si heureuse d'être à toi... Jamais je n'aurais pensé... Je vois maintenant pourquoi Bouville semblait si gêné l'autre jour. Il savait quelque chose, s˚rement. Et pourtant les lettres que j'avais reçues d'elle... Je ne comprends point. Veux-tu que j'aille revoir Bouville?

- Je ne veux rien, je ne veux plus rien ! cria Guccio. Je n'ai que trop importuné les grands de la terre du soin de cette garce trompeuse. Jusqu'au pape lui-même, à qui j'ai demandé protection pour elle... Aimante dis-tu?

Elle t'a fait cajoleries quand elle se croyait repoussée 780

LES ROIS MAUDITS

par les siens et qu'elle ne voyait que nous pour recours. Nous étions bien mariés pourtant! Car l'impatience ne lui manquait pas de se donner, mais non sans bénédiction de prêtre. Tu me disais qu'elle a passé cinq jours auprès de la reine Clémence, à servir de nourrice ! La tête a d˚ lui tourner de remplir un office qu'une quelconque chambrière e˚t pu tenir à sa place. Moi aussi j'ai été près de la reine, et je l'ai autrement aidée ! Au milieu de la tempête je l'ai sauvée...

Il ne reliait plus ses idées, divaguait de fureur et, à marcher dans la pièce en lançant la jambe, avait bien parcouru un quart de lieue.

- Peut-être si tu allais prier la reine...

- Ni l'a reine, ni personne! que Marie retourne à son hameau fangeux, o˘

l'on enfonce dans le purin jusqu'aux chevilles. On lui aura sans doute trouvé un mari, un bon mari à la semblance de ses crottés de frères, quelque chevalier poilu et sentant fort, et qui lui fera d'autres enfants... Elle viendrait maintenant se traîner à mes pieds que je n'en voudrais plus, tu entends, je n'en voudrais plus !

- Je crois bien que si elle entrait, tu parlerais autrement, dit doucement Tolomei.

Guccio p‚lit, et se cacha les paupières dans le fond de sa paume. " Ma belle Marie..." Il la revoyait dans la chambre de Neauphle; il la revoyait de tout près; il apercevait les points d'or de ses yeux bleu sombre.

Comment une pareille trahison avait-elle pu se dissimuler dans ces yeux-là !

- Je vais partir, mon oncle.

- O˘ cela? Tu retournes en Avignon?

- La belle figure que j'y ferais ! J'ai annoncé à tout un chacun que j'allais revenir avec mon épouse; je l'ai parée de toutes les vertus. Le Saint-Père lui-même sera le premier à m'en demander des nouvelles...

- Boccace me disait l'autre jour que les Peruzzi vont sans doute affermer la recette des tailles dans la sénéchaussée de Carcassonne...

- Non ! ni Carcassonne, ni Avignon.

- Ni Paris, bien s˚r... dit tristement Tolomei.

Il vient à chaque homme, si égoÔste qu'il ait été, un moment, vers le soir de la vie, o˘ il se sent las de ne travailler que pour lui-même. Le banquier, après avoir attendu la présence d'une jolie nièce et d'une famille heureuse en sa demeure, voyait soudain ses propres espoirs s'effacer, et se dessiner à la place la perspective d'une longue vieillesse solitaire.

- Non, je veux partir, dit Guccio. Je ne veux plus rien en cette France qui s'engraisse de nous et nous méprise parce que nous sommes italiens. qu'ai-je gagné en France, je te le demande? Une jambe raide, quatre mois d'hôtel-Dieu, six semaines dans une église, et pour finir... ça ! J'aurais d˚

savoir que ce pays ne me vaudrait rien. Rappelle-toi ! Le lendemain de mon arrivée, j'ai manqué renverser dans la rue le roi LA LOI DES MALES

781

Philippe le Bel. Ce n'était pas un bon présage! Sans parler de mes traversées de mer, o˘ j'ai failli deux fois périr, et de tout le temps passé à compter du billon aux vilains du bourg de Neauphle, parce que je m'y croyais amoureux.

- Tu t'es fait quand même quelques bons souvenirs, dit Tolomei.

- Bah ! On n'a pas besoin de souvenirs à mon ‚ge. Je veux rentrer en ma ville de Sienne o˘ il ne manque pas de belles filles, les plus belles du monde à ce qu'on m'affirme chaque fois que je dis que je suis siennois.

Moins gueuses, en tout cas, que celles d'ici ! Mon père m'avait envoyé

auprès de toi pour apprendre ; je crois que j'ai assez appris.

Tolomei ouvrit son oil gauche ; il y avait un peu de brume sous cette paupière-là.

- Tu as peut-être raison, dit-il. Le chagrin te passera plus vite quand tu seras loin. Mais ne regrette rien, Guccio. Ce n'est point un mauvais apprentissage que celui que tu as fait. Tu as vécu, couru les routes, connu les misères du petit peuple et découvert les faiblesses des grands. Tu as approché les quatre cours qui dominent l'Europe, celles de Paris, de Londres, de Naples et d'Avignon. Il n'est pas arrivé à beaucoup de gens de se trouver enfermés dans un conclave ! Tu t'es rompu aux affaires. Je te remettrai ta part ; la somme en est plaisante. L'amour t'a fait commettre quelques sottises. Tu laisses un b‚tard en chemin comme chacun qui a beaucoup voyagé... Et tu n'as que vingt ans. quand souhaites-tu partir?

- Demain, oncle Spinello, demain si vous voulez bien... Mais je reviendrai ! ajouta Guccio d'un ton rageur.

- Eh! je l'espère bien, mon garçon! J'espère que tu ne vas pas laisser mourir ton vieil oncle sans le revoir !

- Je reviendrai un jour, et j'enlèverai mon enfant. Car il est à moi, après tout, autant qu'aux Cressay ! Pourquoi le leur laisserais-je? Pour qu'ils relèvent dans leur écurie, comme un chien de mauvaise race ! Je l'enlèverai, tu entends, et ce sera le ch‚timent de Marie. Tu sais ce qu'on dit en notre pays: vengeance de Toscan...

Un grand vacarme, venu du rez-de-chaussée, lui coupa la parole. La maison aux poutres de bois tremblait sur ses fondations comme si douze fardiers fussent entrés dans la cour. Les portes claquaient.

L'oncle et le neveu se portèrent vers l'escalier à vis qu'emplissait déjà

un bruit de charge. Une voix tonna.

- Banquier! O˘ es-tu, banquier? Il me faut de l'argent.

Et Monseigneur Robert d'Artois apparut en haut des marches.

- Regarde-moi bien, banquier mon ami, je sors de prison dans l'instant!

s'écria-t-il. Le croirais-tu? Mon doux, mon mielleux, mon borgne cousin...

le roi veux-je dire, puisqu'il semble qu'il le soit... s'est enfin rappelé

que je croupissais en geôle o˘ il m'avait jeté, et il me rend à l'air libre, l'aimable garçon!

782

LES ROIS MAUDITS

- Soyez le bienvenu, Monseigneur, dit Tolomei sans enthousiasme.

Et il se pencha au-dessus de l'escalier, doutant encore qu'un tel passage d'ouragan p˚t être l'ouvre d'un seul homme.

Baissant la tête pour ne pas se heurter au linteau de la porte, d'Artois pénétra dans le cabinet du banquier et marcha droit vers un miroir.

- Holà ! Mais j'ai un visage de mort! dit-il en se prenant les joues à

pleines mains. Il faut avouer qu'on dépérirait à moins. Sept semaines, imagine-toi, à ne voir le jour que par une lucarne croisée de fers gros comme un dard d'‚ne ! Deux fois le jour un brouet qui ressemblait déjà à

une colique avant même d'être mangé. Par bonheur, mon Lormet me faisait passer des plats de sa façon, sinon je ne vivrais plus à l'heure qu'il est.

Le coucher n'était pas meilleur que la pitance. Par égard à mon sang royal, on m'avait gratifié d'un lit. J'ai d˚ en casser le bois pour pouvoir m'allonger les jambes! Patience; tout cela lui sera compté, au cher cousin.

En vérité, Robert n'avait pas maigri d'une once et la réclusion avait peu mordu sur sa solide nature. Si sa carnation était moins vive, en revanche ses yeux gris, couleur de silex, brillaient plus méchamment que naguère.

- Belle liberté dont on me gratifie ! " Vous êtes libre, Monseigneur, continua le géant imitant le capitaine du Ch‚telet. Mais... mais vous ne pouvez vous écarter de plus de vingt lieues de Paris; mais la sergenterie du roi doit connaître votre demeure ; mais la capitainerie d'Evreux, si vous poussez vers vos terres, doit en être avertie." Autrement dit: " Reste ici, Robert, à battre les rues sous l'oil du guet, ou bien va-t'en moisir à

Conches. Mais pas un pied vers l'Artois, et pas un pied vers Reims! On ne veut pas de toi au sacre, surtout pas! Tu pourrais bien y chanter quelque psaume qui ne plairait pas à toutes les oreilles ! " Et l'on a bien choisi le jour pour me rel‚cher. Point trop tôt, point trop tard. Toute la cour est partie ; personne au Palais, personne chez Valois... Il m'a bien abandonné, ce cousin-là! Et me voici dans une ville morte, sans seulement un liard en bourse pour souper ce soir et trouver quelque fille sur laquelle employer mon humeur amoureuse ! Car sept semaines, vois-tu, banquier... non, tu ne peux comprendre; cette chose-là ne doit plus guère te taquiner. Remarque, remarque, j'ai assez ribaudé en Artois pour me tenir au calme quelque temps; et il doit se préparer là-bas bon nombre de petits valets qui ne sauront jamais qu'ils descendent de Philippe Auguste. Mais j'ai constaté une chose étrange, que les docteurs et philosophes, ces rats, devraient méditer. Pourquoi est-il un membre chez l'homme qui, plus on lui fournit de besogne, plus il en réclame?

Il eut un grand rire, fit craquer une cathèdre de chêne en s'y asseyant, et soudain parut remarquer la présence de Guccio.

LA LOI DES MALES

783

- Et vous, mon gentillet, comment vont vos amours? demanda-t-il, ce qui signifiait, dans sa bouche, rien de plus que " bonjour ".

- Mes amours! Parlons-en, Monseigneur! répondit Guccio mécontent de cette violence plus bruyante qui interrompait la sienne.

Tolomei, d'une grimace, fit signe au comte d'Artois que le sujet n'était guère d'à-propos.

- Eh quoi! s'écria d'Artois avec sa délicatesse coutumière; une belle vous a quitté? Donnez-moi vite son adresse, j'y cours ! Allons, ne prenez point cette triste face ; toutes les femmes sont des catins.

- Ah! certes; Monseigneur; toutes!

- Alors!..: …battons-nous au moins avec des catins franches! Banquier, il me faut de l'argent. Cent livres. Et j'emmène ton neveu souper avec moi, pour lui tirer de la tête ses idées noires. Cent livres !... Oui, je sais, je sais, je vous dois déjà beaucoup et vous vous dites que je ne vous paierai jamais ; vous avez tort. Avant peu vous verrez Robert d'Artois plus puissant que jamais. Le Philippe peut bien se faire enfoncer la couronne jusqu'au nez ; je ne tarderai pas à le décoiffer. Car je vais t'apprendre une chose, qui vaut plus de cent livres, et qui va te servir fort pour prendre garde à qui tu prêtes... Comment punit-on le régicide? Pendaison, décollation, écartèlement? Vous assisterez bientôt à un plaisant spectacle: ma grosse tante Mahaut, nue comme ribaudé, étirée par quatre chevaux et ses vilaines tripes déroulées dans la poussière. Et son blaireau de gendre lui tiendra compagnie! Le dommage sera qu'on ne puisse les supplicier deux fois. Car ils en ont tué deux, les scélérats. Je n'ai rien dit tant que j'étais au Ch‚telet, pour qu'on ne vienne pas une belle nuit me saigner comme un porc. Mais j'ai pu me faire tenir au courant. Lormet... toujours mon Lormet; ah ! le brave homme!... …coutez-moi.

Après sept semaines de mutisme forcé, le terrible bavard se rattrapait et ne reprenait son souffle que pour parler davantage.

- …coutez-moi bien, poursuivit-il. Un: le roi Louis confisque à Mahaut ses possessions d'Artois, o˘ mes partisans s'échauffent; aussitôt Mahaut le fait empoisonner. Deux : Mahaut, pour se couvrir, pousse Philippe à la régence contre Valois qui, lui, est prêt à soutenir mon droit. Trois: Philippe fait accepter son règlement de succession qui exclut les femmes de la couronne de France, mais non de l'héritage des fiefs, vous pensez bien !

quatre : étant confirmé régent, Philippe peut lever l'ost pour me déloger de l'Artois que je suis sur le point de regagner entièrement. Pas fol, je viens me rendre seul. Mais la reine Clémence va accoucher; on veut avoir les mains libres ; on m'incarcère. Cinq: la reine met au monde un fils.

Peccadille! On ferme Vincennes, on cache l'enfant aux barons, on raconte qu'il n'est pas né viable, on s'acoquine avec quelque ventrière ou nourrice qu'on effraie ou qu'on soudoie, et l'on tue un deuxième loi. Après quoi, on va se faire sacrer

784

LES ROIS MAUDITS

à Reims. Voilà, mes amis, comment s'obtient une couronne. Tout cela pour ne pas me rendre mon comté.

Au mot de " nourrice ", Tolomei et Guccio avaient échangé un bref regard d'inquiétude.

- Ce sont choses que tout un chacun pense, acheva d'Artois, mais que nul n'ose proclamer faute de preuves. Seulement j'ai la preuve, moi ! Je vais maintenant produire une certaine dame qui a fourni le poison. Et puis après il faudra faire un peu chanter, dans des brodequins de bois, la Béatrice d'Hirson qui a servi de maquerelle du diable en ce beau jeu. Il est temps d'y mettre fin, sinon nous allons tous y passer.

- Cinquante livres, Monseigneur; je puis vous remettre cinquante livres.

- Avare!

- C'est tout ce que je puis.

- Soit. Tu m'en devras donc cinquante autres. Mahaut te paiera tout cela, avec les intérêts.

- Guccio, dit Tolomei, viens donc m'aider à compter cinquante livres pour Monseigneur.

Et il se retira, avec son neveu, dans la pièce voisine.

- Mon oncle, murmura Guccio, croyez-vous qu'il y ait du vrai dans ce qu'il vient de dire?

- Je ne sais, mon garçon, je ne sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il n'est point bon d'être trop mêlé à cette affaire qui a mauvaise odeur. Les étranges manières de Bouville, la soudaine fuite de Marie... Sans doute on ne peut prendre au comptant toutes les agitations de ce furieux ; mais j'ai souvent remarqué qu'il ne passait pas loin de la vérité lorsqu'il s'agissait de méfaits; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi l'adultère des princesses ; c'est bien lui qui l'a fait découvrir, et il nous l'avait annoncé. Ta Marie... dit le banquier en balançant sa main grasse d'un geste de doute. Elle est peut-être moins naÔve et moins franche qu'elle semblait. Il y a certainement un mystère.

- Après sa lettre de trahison, on peut tout croire, dit Guccio dont la pensée s'égarait dans vingt directions.

- Ne crois rien, ne cherche rien; pars. C'est un bon conseil.

quand Monseigneur d'Artois fut en possession des cinquante livres, il n'eut de cesse que Guccio partage‚t la petite fête qu'il comptait s'offrir pour célébrer sa libération. Il lui fallait un compagnon, et il se f˚t saoulé

avec son cheval plutôt que de rester seul.

Il y mettait tant d'insistance que Tolomei finit par souffler à son neveu :

- Va, sinon nous allons le blesser. Mais tiens ta langue.

Guccio termina donc sa désespérante journée dans une taverne dont LA LOI DES MALES

785

le tenancier payait tribut aux officiers du guet pour qu'on le laiss‚t faire un peu de trafic bordelier. Toutes les paroles qui se prononçaient là

étaient d'ailleurs répétées à la sergenterie.

Monseigneur d'Artois s'y montra dans son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux d'appétit, braillard, ordurier, débordant de tendresse envers son jeune compagnon, et retroussant les jupes des filles pour faire reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut.

Guccio, pris d'émulation, ne résista guère au vin. L'oil brillant, les cheveux en désordre et le geste mal assuré, il criait :

- Moi aussi je sais des choses... Ah! si je voulais parler...

- Parle, parle donc !

Il restait à Guccio, dans le fond de son ivresse, une lueur de prudence.

- Le pape... dit-il. Ah ! j'en sais long sur le pape.

Soudain il se mit à pleurer comme une rivière dans les cheveux d'une ribaude qu'il gifla ensuite parce qu'il voyait en elle l'image de toute la trahison féminine.

- Mais je reviendrai... et je l'enlèverai!

- qui donc? le pape?

- Non, son enfant !

La soirée tournait à la confusion, les regards étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier n'avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet s'approcha de Robert d'Artois pour lui dire à

l'oreille :

- Il y a dehors un homme qui nous épie.

- Tue-le ! répondit négligemment le géant.

- Bien, Monseigneur.

Ainsi madame de Bouville perdit un de ses valets, qu'elle avait attaché aux pas du jeune Italien.

Jamais Guccio ne saurait que Marie, par son sacrifice, lui avait probablement épargné de finir le ventre en l'air, sur les flots de la Seine.

Vautré, dans une couche douteuse, sur les seins de la fille qu'il avait giflée et qui se montrait compréhensive aux chagrins de l'homme, Guccio continuait d'insulter Marie et imaginait se venger d'elle en pétrissant une chair mercenaire.

- Tu as raison ! Moi non plus, je n'aime pas les femmes ; c'est toutes des trompeuses, disait la ribaude dont Guccio ne se rappellerait jamais les traits.

Le lendemain, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, les membres las, P‚me et le corps également écourés, Guccio prenait la route d'Italie. Il emportait une coquette fortune sous forme d'une lettre de change signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices sur les affaires qu'il avait traitées depuis deux ans.

786

LES ROIS MAUDITS

Le même jour, le roi Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout leur train de maison, arrivaient à Reims.

Les portes du manoir de Cressay s'étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y vivrait, inconsolable, un perpétuel hiver.

Le vrai roi de France allait grandir là, comme un petit b‚tard. Il ferait ses premiers pas dans la cour boueuse, parmi les canards, il irait rouler dans la prairie aux iris jaunes, le long de la Mauldre, dans cette prairie, o˘ Marie, chaque fois qu'elle y marcherait, revivrait ses brèves et tragiques amours. Elle tiendrait son serment, tous ses serments, envers Guccio comme envers le royaume, garderait son secret, tous ses secrets, jusqu'à son lit de mort. Sa confession, un jour, troublerait l'Europe.

IX LA VEILLE DU SACRE

Les portes de Reims, surmontées des armoiries royales, avaient été

repeintes à neuf. Les rues étaient encourtinées de draperies éclatantes, de tapis et de soieries, les mêmes qui avaient servi dix-huit mois auparavant, pour le sacre de Louis X. Auprès du palais archiépiscopal, trois grandes salles de charpenterie venaient d'être édifiées à la h‚te : l'une pour la table du roi, l'autre pour la table de la reine, la troisième pour les grands officiers, afin de donner festin à toute la cour.

Les bourgeois de Reims, qui étaient astreints aux dépenses du sacre, trouvaient la charge un peu lourde.

- Si l'on se met à mourir si vite au trône, disaient-ils, nous ne ferons bientôt plus qu'un seul repas l'an, pour lequel il nous faudra vendre nos chemises! Clovis nous co˚te gros de s'être fait administrer le baptême chez nous et Hugues Capet d'avoir choisi d'y recevoir la couronne! Si quelque autre ville du royaume veut nous acheter la sainte ampoule, nous conclurions bien le marché.

Aux gênes de trésorerie s'ajoutait la difficulté de réunir, en plein hiver, le ravitaillement somptuaire nécessaire à tant de bouches. Et les bourgeois rémois d'énumérer quatre-vingt-deux boufs, deux cent quarante moutons, quatre cent vingt-cinq veaux, soixante-dix-huit porcs, huit cents lapins et lièvres, huit cents chapons, mille huit cent vingt oies, plus de dix mille poules et de quarante mille oufs, sans parler des barils d'esturgeons qu'on avait d˚ faire venir de Malines, des quatre mille écrevisses pêchées en eau froide, des saumons, brochets, tanches, brèmes, perches et carpes, des trois mille cinq cents anguilles destinées à la fabrication de cinq cents p

‚tés. On disposait de deux mille fromages, et l'on espérait que trois cents tonneaux de vin, celui-ci heureusement produit par le pays, suffiraient à

abreuver tant de gueules assoiffées qui allaient banqueter là pendant trois jours ou plus.

Les chambellans, arrivés à l'avance pour régler l'ordonnance des 788

LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES MALES

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fêtes, montraient de singulières exigences. N'avaient-ils pas décidé qu'on présenterait, à un seul service, trois cents hérons rôtis? Ces officiers ressemblaient bien à leur maître, à ce roi pressé qui commandait son sacre d'une semaine sur l'autre, pour ainsi dire, comme s'il s'agissait d'une messe de deux liards à l'intention d'une jambe cassée ! Depuis des jours, les p‚tissiers montaient leurs ch‚teaux forts en p‚te d'amandes peints aux couleurs de France.

Et la moutarde ! On n'avait pas reçu la moutarde ! Il en fallait trente et un setiers. Et puis les convives n'allaient pas manger dans le creux de la main. On avait eu bien tort de vendre à vil prix les cinquante mille écuelles de bois du sacre précédent ; il e˚t été plus profitable de les laver et de les garder. Pour les quatre mille cruches, elles avaient été

cassées ou volées. Les lingères ourlaient à la h‚te deux mille six cents aunes de nappes, et l'on pouvait compter que la dépense totale s'élèverait à près de dix mille livres.

A vrai dire, les Rémois y trouveraient tout de même leur compte, car le sacre avait attiré force marchands lombards et juifs qui payaient taxe sur leurs ventes.

Le couronnement, comme toutes les cérémonies royales, se déroulait dans une ambiance de kermesse. C'était un spectacle ininterrompu qu'on offrait au peuple en ces journées-là, et qu'on venait voir de loin. Les femmes se voulaient parées de robes neuves; les galants ne rechignaient pas à la joaillerie; la broderie, les beaux draps, les fourrures, se vendaient sans peine. La fortune était aux habiles, et les boutiquiers qui montraient un peu de h‚te à servir la pratique pouvaient, en une semaine, se faire leur aisance pour cinq ans.

Le nouveau roi logeait au palais archiépiscopal devant lequel la foule stationnait en permanence pour voir apparaître les souverains ou pour s'ébahir devant le char de la reine, un char tendu d'écarlate vermeille. La reine Jeanne, environnée de ses dames de parage, présidait, avec une agitation de femme comblée, au déballage des douze malles, des quatre bahuts, du coffre à chaussures, du coffre à épices. Sa garde-robe était à

coup s˚r la plus belle qu'ait jamais eue dame de France. Un vêtement particulier avait été prévu pour chaque jour et presque chaque heure de ce voyage triomphal.

Sous une chape de drap d'or fourrée d'hermine, la reine avait fait son entrée solennelle en la ville, tandis que le long des rues on offrait aux époux royaux des représentations, mystères et divertissements. Au souper de veille du sacre, qui aurait heu tout à l'heure, la reine paraîtrait dans une robe de velours violet bordée de menu-vair. Pour le matin du couronnement elle avait une robe de drap d'or de Turquie, un manteau d'écarlate et une cotte vermeille; pour le dîner, une robe brodée aux armes de France; pour le souper, une robe de drap d'or, et deux manteaux d'hermine différents.

Le lendemain elle porterait une robe de velours vert, et ensuite une autre de camocas azurée avec pèlerine de petit-gris. Jamais elle ne se produirait en public dans la même parure, ni sous les mêmes joyaux24.

Ces merveilles s'étalaient dans une chambre dont la décoration avait été

également apportée de Paris : tentures de soie blanche brodées de treize cent vingt et un perroquets d'or, avec au centre les grandes armes des comtes de Bourgogne o˘ passait un lion de gueules; ciel de lit, courtepointe et coussins étaient ornés de sept mille trèfles d'argent. Sur le sol avaient été jetés des tapis aux armes de France et de Bourgogne-Comté.

A plusieurs reprises Jeanne était entrée dans l'appartement de Philippe afin de faire admirer à celui-ci la beauté d'une étoffe, la perfection d'un travail.

^- Mon cher Sire, mon bien-aimé, s'écriait-elle, que vous me faites heureuse !

Si peu encline qu'elle f˚t aux démonstrations vives, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir les yeux humides. Son propre sort Féblouissait, surtout lorsqu'elle se rappelait le temps récent o˘ elle se trouvait en prison, à

Dourdan. quel prodigieux retour de fortune, en moins d'un an et demi ! Elle songeait à Marguerite la morte, elle songeait à sa sour Blanche de Bourgogne, toujours enfermée à Ch‚teau-Gaillard... " Pauvre Blanche, qui aimait tant les parures ! " pensait-elle en essayant une ceinture d'or incrustée de rubis et d'émeraudes.

Philippe était soucieux, et les enthousiasmes de sa femme l'assombrissaient plutôt ; il examinait les comptes avec son grand argentier.

- Je suis fort aise, ma bonne mie, que tout ceci vous complaise, finit-il par répondre. Voyez-vous, j'agis selon l'exemple de mon père qui, comme vous l'avez connu, était fort mesuré en sa dépense personnelle mais ne lésinait point lorsqu'il s'agissait de la majesté royale. Montrez bien ces beaux habits, car ils sont pour le peuple qui vous les donne sur son labeur, tout autant que pour vous ; et prenez-en grand soin, car vous ne pourrez de sitôt en avoir de pareils. Après le sacre, il faudra nous restreindre.

- Philippe, demanda Jeanne, ne ferez-vous rien en ce jour pour ma sour Blanche?

- J'ai fait, j'ai fait. Elle est à nouveau traitée en princesse, sous la réserve qu'elle ne sorte pas des murailles o˘ elle est. Il faut qu'il y ait une différence entre elle qui a péché et vous, Jeanne, qui f˚tes toujours pure et qu'on a faussement accusée.

Il avait prononcé ces dernières paroles en portant sur sa femme un regard o˘ se lisait davantage le souci de l'honneur royal que la certitude de l'amour.

- Et puis, ajouta-t-il, son mari ne me cause guère de joie, en ce moment.

C'est un bien mauvais frère que j'ai là !

790

LES ROIS MAUDITS

Jeanne comprit qu'il serait vain d'insister et qu'elle aurait avantage à ne pas revenir sur le sujet. Elle se retira, et Philippe se remit à l'étude des longues feuilles chargées de chiffres que lui présentait Geoffroy de Fleury.

Les frais ne se limitaient pas aux seuls vêtements du roi et de la reine.

Certes Philippe avait reçu quelques présents; ainsi Mahaut avait offert le drap marbré pour les robes des petites princesses et du jeune Louis-Philippe.

Mais le roi était tenu d'habiller de neuf ses cinquante-quatre sergents d'armes et leur chef, Pierre de Galard, maître des arbalétriers. Adam Héron, Robert de Gamaches, Guillaume de Seriz, les chambellans, avaient reçu chacun dix aunes de rayé de Douai pour se faire des cottes hardies.

Henry de Meudon, Furant de la Fouaillie, Jeannot Malge-neste, les veneurs, avaient touché un nouvel équipement, ainsi que tous les archers. Et comme on armerait vingt chevaliers après le sacre, c'était encore vingt robes à

donner ! Ces présents de vêtements constituaient les gratifications d'usage; et l'usage voulait aussi que le roi fît ajouter à la ch‚sse de Saint-Denis une fleur de lis en or constellée d'émeraudes et de rubis.

- Au total? demanda Philippe.

- Huit mille cinq cent quarante-huit livres, treize sols et onze deniers, Sire, répondit l'argentier. Peut-être pourriez-vous demander une contribution de joyeux avènement?

- Mon avènement sera plus joyeux si je n'impose pas de nouvelles taxes.

Nous ferons face autrement, dit le roi.

Ce fut à ce moment qu'on annonça le comte de Valois. Philippe éleva les mains vers le plafond :

- Voilà ce que nous avions oublié en nos additions. Vous allez voir, Geoffroy, vous allez voir ! Cet oncle-là va me co˚ter plus cher à lui seul que dix sacres! Il vient me mettre marché en main. Laissez-moi seul avec lui.

Ah ! qu'il était splendide, Monseigneur de Valois ! Brodé, chamarré, doublé

de volume par d'épaisses fourrures qui s'ouvraient sur une robe cousue de pierres précieuses ! Si les habitants de Reims n'avaient pas su que le nouveau souverain était jeune et maigre, on e˚t pris ce seigneur-là pour le roi lui-même.

- Mon cher neveu, commença-t-il, vous me voyez bien en peine... bien en peine pour vous. Votre beau-frère d'Angleterre ne vient pas.

- Il y a longtemps, mon oncle, que les rois d'outre-Manche n'assistent plus à nos sacres, répondit Philippe.

- Certes; mais ils y sont représentés par quelque parent ou grand seigneur de leur cour, pour occuper leur place de duc de Guyenne. Or Edouard n'a envoyé quiconque; c'est confirmer ainsi qu'il ne vous reconnaît pas. Le comte de Flandre, que vous pensiez avoir amau ,é

LA LOI DES MALES

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par votre traité de septembre, n'est pas là non plus, ni le duc de Bretagne.

- Je sais, mon oncle, je sais.

- quant au duc de Bourgogne, n'en parlons point ; nous étions s˚rs qu'il nous ferait défaut. Mais en revanche sa mère, notre tante Agnès, vient d'entrer en la ville tout à l'heure, et je ne pense pas que ce soit précisément pour vous apporter son soutien.

- Je sais, mon oncle, je sais, répéta Philippe.

Cette arrivée imprévue de la dernière fille de Saint Louis inquiétait Philippe plus qu'il ne le laissait paraître. Il avait d'abord pensé que la duchesse Agnès venait négocier. Mais elle ne montrait guère de h‚te à se manifester, et' lui-même était décidé à ne pas faire la première démarche.

"Si le peuple, qui m'acclame quand je parais, savait de quelles hostilités et menaces je suis entouré ! " se disait-il.

- Si bien que des pairs laÔcs qui doivent demain soutenir votre couronne, reprit Valois, vous n'en avez présentement aucun25.

- Mais si, mon oncle; vous oubliez la comtesse d'Artois... et vous-même.

Valois eut un violent mouvement d'épaules.

- La comtesse d'Artois! s'écria-t-il. Une femme pour tenir la couronne, alors que vous-même, Philippe, vous-même n'avez tiré vos droits que de l'exclusion des femmes !

- Soutenir la couronne n'est point la ceindre, dit Philippe.

- Faut-il que Mahaut ait aidé à votre accession pour que vous la grandissiez de la sorte ! Vous allez donner crédit davantage à tous les mensonges qui circulent. Ne revenons point sur le passé, mais enfin, Philippe, n'est-ce pas Robert qui devrait figurer pour l'Artois?

Philippe feignit de ne pas porter attention aux dernières paroles de son oncle.

- De toute façon les pairs ecclésiastiques sont là, dit-il.

- Ils sont là, ils sont là... dit Valois en agitant ses bagues. Déjà ils ne sont que cinq sur six. Et que croyez-vous qu'ils vont faire, ces pairs d'…

glise, quand ils verront que du côté du royaume une seule main, et laquelle! va se lever pour vous couronner?

- Mais, mon oncle, vous comptez-vous donc pour rien? Ce fut le tour de Valois de ne pas relever la question.

- Votre frère lui-même vous boude, dit-il.

- C'est que Charles, sans doute, répondit Philippe doucement, ne sait point assez, mon cher oncle, comme nous sommes bien accordés, et qu'il croit peut-être vous servir en me desservant... Mais rassurez-vous ; il est annoncé et sera là demain.

- que ne lui conférez-vous aussitôt la pairie? Votre père l'a fait pour moi, et votre frère Louis pour vous. Ainsi je me sentirais moins seul à

vous soutenir.

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LES ROIS MAUDITS

LA LOI DES M¬LES

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" Ou moins seul à me trahir " pensa Philippe, qui reprit,

- Est-ce pour Robert, ou pour Charles, que vous venez plaider, ou bien désirez-vous me parler de vous-même?

Valois prit un temps, se carra dans son siège, regarda le diamant qui brillait à son index.

"Cinquante... ou cent mille, se demandait Philippe. Les autres je m'en moque. Mais lui m'est nécessaire, et il le sait. S'il refuse et fait esclandre, je risque d'avoir à remettre mon sacre. "

- Mon neveu, dit enfin Valois, vous voyez bien que je n'ai pas rechigné et que j'ai même fait grands frais de costume et de suite pour vous honorer.

Mais à constater que les autres pairs sont absents, je crois que je vais devoir aussi me retirer. que ne dirait-on pas, si l'on me voyait seul à

votre côté? que vous m'avez acheté, tout bonnement.

- Je le déplorerais fort, mon oncle, je le déplorerais fort. Mais, que voulez-vous, je ne puis vous obliger à ce qui vous déplaît. Peut-être le temps est-il arrivé de renoncer à cette coutume qui veut que les pairs lèvent la main auprès de la couronne...

- Mon neveu ! mon neveu ! s'écria Valois.

- ... et s'il faut consentement d'élection, enchaîna Philippe, de le demander non plus à six grands barons, mais au peuple, mon oncle, qui fournit en hommes les armées et en subsides le Trésor. Ce sera le rôle des

…tats que je vais réunir.

Valois ne put se contenir et, sautant de son siège, se mit à crier:

- Vous blasphémez, Philippe, ou vous égarez tout à fait ! A-t-on jamais vu monarque élu par ses sujets? Belle novelleté que vos Etats! Cela vient tout droit des idées de Marigny, qui était né dans le commun et qui fut si nuisible à votre père. Je vous dis bien que si l'on commence ainsi, avant cinquante ans le peuple se passera de nous, et choisira pour roi quelque bourgeois, docteur de parlement ou même quelque charcutier enrichi dans le vol. Non, mon neveu, non; cette fois j'y suis bien décidé ; je ne soutiendrai point la couronne d'un roi qui ne l'est que de son chef, et qui veut de surcroît faire en sorte que cette couronne, bientôt, soit la p‚ture des manants !

Tout empourpré, il déambulait à grands pas.

"Cinquante mille... ou cent mille? continuait de se demander Philippe. De quel chiffre faut-il l'estoquer?"

- Soit, mon oncle, ne soutenez rien, dit-il. Mais souffrez alors que j'appelle aussitôt mon grand argentier.

- Pourquoi donc?

- Pour lui enjoindre de modifier la liste des donations que je devais sceller demain, en signe de joyeux avènement, et sur laquelle vous vous trouviez le premier... pour cent mille livres.

L'estoc avait porté. Valois restait pantois, les bras écartés.

Philippe comprit qu'il avait gagné et, si cher que lui co˚t‚t cette victoire, il dut faire effort pour ne pas sourire devant le visage que lui présentait son oncle. Celui-ci, d'ailleurs, ne mit pas longtemps à se tirer d'embarras. Il avait été arrêté dans un mouvement de colère ; il le reprit.

La colère était chez lui un moyen pour tenter de brouiller le raisonnement d'autrui, lorsque le sien devenait trop faible.

- D'abord, tout le mal vient d'Eudes, lança-t-il. Je le réprouve beaucoup et le lui écrirai ! Et qu'avaient besoin le comte de Flandre et le duc de Bretagne de prendre son parti, et de récuser votre convocation? quand le roi vous mande pour soutenir sa couronne, on vient! Ne suis-je pas là, moi?

Ces barons, en vérité, outrepassent leurs droits. C'est ainsi, en effet, que l'autorité risque de passer aux petits vassaux et aux bourgeois. quant à Edouard d'Angleterre, quelle foi peut-on faire à un homme qui se conduit en femme? Je serai donc à vos côtés, pour leur faire la leçon. Et ce que vous avez décidé de me donner, je l'accepte, mon neveu, par souci de justice. Car il est juste que ceux qui sont fidèles au roi soient traités autrement que ceux qui le trahissent. Vous gouvernez bien. Ce... ce don qui me marque votre estime, quand allez-vous le signer?

- A présent, mon oncle, si vous le souhaitez... mais daté de demain, répondit le roi Philippe V.

Pour la troisième fois, et toujours par moyen d'argent, il avait muselé

Valois.

- Il était temps que je sois couronné, dit Philippe à son argentier quand Valois fut parti, car s'il m'avait fallu discuter encore, je crois que la prochaine fois j'aurais d˚ vendre le royaume.

Et comme Fleury s'étonnait de l'énormité de la somme promise :

- Rassurez-vous, rassurez-vous, Geoffroy, ajouta-t-il ; je n'ai point encore marqué quand cette donation serait versée. Il ne la touchera que par petites fractions,.. Mais il pourra emprunter dessus... Maintenant allons à

souper.

Le cérémonial voulait qu'après le repas du soir, le roi, entouré de ses officiers et du chapitre, se rendît à la cathédrale pour s'y recueillir et faire oraison. L'église était déjà toute prête, avec les tapisseries pendues, les centaines de cierges en place, et la grande estrade élevée dans le chour. Les prières de Philippe furent courtes, mais il passa néanmoins un temps considérable à se faire instruire une dernière fois du déroulement des rites et des gestes qu'il aurait lui-même à accomplir. Il alla vérifier la fermeture des portes latérales, s'assura des dispositions de sécurité, et s'enquit de la place de chacun.

- Les pairs laÔcs, les membres de la famille royale et les grands officiers sont sur l'estrade, lui expliqua-t-on. Le connétable reste à côté de vous.

Le chancelier se tient à côté de la reine. Ce trône, en face du vôtre, est celui de l'archevêque de Reims, et les sièges disposés autour du maître-autel sont pour les pairs ecclésiastiques.

794

LES ROIS MAUDITS

Philippe parcourait l'estrade à pas lents, aplatissait, du bout de son pied, le coin soulevé d'un tapis.

" Comme c'est étrange, se disait-il. J'étais ici, à cette même place, l'autre année, pour le sacre de mon frère... Je n'avais point porté

attention à tous ces détails. "

II s'assit un moment, mais non sur le trône royal; une crainte superstitieuse lui défendait de l'occuper déjà. "Demain... demain je serai vraiment roi." Il pensait à son père, à la lignée d'aÔeux qui l'avaient précédé en cette église ; il pensait à son frère, supprimé par un crimt-il. a troet iass=et liliplandt n'enaîtrenouses, l auaisouronner?

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