Et pour se débarrasser aussi de Guccio, elle lui commanda d'aider le peintre à emporter ses pinceaux. Du même ton, elle envoya la dame de parage broder ailleurs.
Puis, les témoins écartés, elle revint à Bouville.
- Ainsi, donc, messire, vous allez repartir pour la France.
- Avec un infini regret, Madame, car toutes les bontés qui m'ont été faites ici...
- Mais enfin, dit-elle en l'interrompant, votre mission est accomplie. Du moins, presque.
Ses yeux noirs étaient plantés dans ceux de Bouville.
- Presque, Madame?
- Je veux dire que cette affaire est réglée dans le principe, puisque le roi mon fils et moi-même donnons accord au projet. Mais cet accord, messire...
Elle eut un mouvement de la m‚choire qui fit saillir les tendons de son cou.
- ... cet accord, ne l'oubliez pas, reste à condition. Car si nous nous tenons pour très hautement honorés par les intentions du roi de France notre cousin, si nous sommes prêts à l'aimer avec une fidélité toute chrétienne et à lui donner nombreuse descendance, car les femmes en notre famille sont fécondes, il n'en est pas moins vrai que notre réponse définitive demeure soumise à ce que votre maître soit libre de Madame de Bourgogne, très promptement et très réellement. Nous ne saurions nous contenter d'une répudiation acceptée par des évêques de complaisance, et que l'…glise en haut lieu pourrait contester.
- Nous obtiendrons l'annulation avant peu, Madame, comme j'ai eu l'honneur de vous en assurer.
- Messire, nous sommes entre nous. Ne m'assurez donc point de ce qui n'est pas fait.
326
LES ROIS MAUDITS
Bouville toussota pour cacher son embarras.
- Cette annulation, répondit-il, est le premier souci de Monseigneur de Valois, qui fera tout pour la diligenter, et considère d'ores à présent la chose pour acquise...
- Oui, oui, grommela la vieille reine, je connais mon gendre ! En paroles, rien ne lui résiste, et ses chevaux ne se cassent point les jambes tant qu'il ne les a pas jetés dans un ravin.
Bien que sa fille Marguerite f˚t morte quinze ans auparavant et que Charles de Valois, depuis, se f˚t remarié deux fois, elle continuait de l'appeler
<* mon gendre ".
- Il est bien entendu, aussi, que nous ne donnons point de terre. La France m'en paraît avoir à suffisance. Naguère, quand notre fille épousa Charles, elle lui apporta l'Anjou en dot, ce qui était gros. Mais l'autre année, quand une fille du second lit de Charles vint à s'unir à notre fils de Tarente, elle nous apporta Constantinople.
Et la vieille reine, de sa main goutteuse, eut un geste pour signifier que ce beau titre n'était que du vent.
En retrait près de la fenêtre ouverte, et regardant la mer, Clémence se sentait gênée d'assister à ce débat. L'amour devait-il s'accompagner de ces préliminaires qui ressemblaient fort à une discussion de traité? C'était de son bonheur après tout qu'il s'agissait, et de sa vie. On avait refusé pour elle, sans lui demander son avis, tant de partis jugés insuffisants ! Et voilà que s'offrait le trône de France, alors qu'un mois plus tôt elle se demandait s'il ne lui faudrait pas entrer en religion ! Elle trouvait que sa grand-mère prenait un ton bien cassant. Pour sa part, elle était disposée à traiter plus doucement la chance, et à se montrer moins pointilleuse sur le droit canon... Très loin dans la baie, un navire de haut bord mettait à la voile vers les côtes de Barbarie.
- Sur mon chemin de retour, Madame, disait Bouville, je m'arrête en Avignon, chargé des instructions de Monseigneur de Valois. Et nous aurons avant peu ce pape qui nous fait défaut.
- J'aime à vous croire, répondit Marie de Hongrie. Mais nous désirons que tout soit réglé pour l'été. Nous ne sommes pas en peine de prétendants à la main de Madame Clémence; d'autres princes la souhaitent pour épouse. Nous ne pouvons accorder de longs délais.
Les tendons de son cou saillirent à nouveau.
- Sachez qu'en Avignon, continua-t-elle, le cardinal Duèze est notre candidat. Je souhaite fort qu'il soit aussi celui du roi de France. Vous obtiendrez l'annulation d'autant plus vite, s'il devient pape, qu'il nous doit beaucoup et nous est tout acquis. De plus Avignon est terre angevine, dont nous sommes suzerains, sous le roi de France, bien s˚r. Ne l'oubliez pas. Allez présenter vos adieux au roi mon fils et que tout se passe selon vos voux... Avant l'été, messire, je vous le rappelle, avant l'été!
LA REINE …TRANGL…E
327
Bouville, s'étant incliné, se retira.
- Madame ma grand-mère, dit Clémence d'une voix inquiète, croyez-vous que...
La vieille reine lui frappa à petits coups sur le bras.
- Tout cela est dans la main de Dieu, mon enfant, et il ne nous arrive rien que ce qu'il veut.
Et elle sortit à son tour.
" Le roi Louis a peut-être bien, lui, d'autres princesses en tête, pensa Clémence une fois seule. Est-ce habile de le presser ainsi, et ne va-t-il pas porter ailleurs son choix? "
Elle se tenait devant le chevalet, les mains croisées sur la taille, ayant repris machinalement l'attitude de son portrait.
" Un roi aura-t-il plaisir, se demanda-t-elle encore, à poser ses lèvres sur ces mains-là?"
VI
LA CHASSE AUX CARDINAUX
Bouville et Guccio s'embarquèrent le surlendemain matin. Il avait été
décidé, en effet, qu'ils rentreraient par mer, pour gagner du temps. Dans leur bagage, ils emportaient un petit coffre serti de métal qui contenait l'or délivré par les Bardi de Naples, et dont Guccio gardait la clef sur sa poitrine. Accoudés à la rambarde du ch‚teau d'arrière, Bouville et Guccio regardèrent, avec mélancolie, s'éloigner Naples, le Vésuve et les îles. On apercevait des groupes de voiles blanches quittant les rivages pour la pêche de jour. Puis ce fut la haute mer.
La Méditerranée était calme, avec juste ce qu'il fallait de brise pour pousser le navire. Guccio, qui se souvenait de sa détestable traversée de la Manche l'année précédente, et avait conçu quelque alarme à remettre le pied sur un vaisseau, se réjouissait de n'être point malade. Il lui suffit de deux heures pour prendre en estime la belle stabilité du b‚timent, ainsi que sa propre vaillance ; et pour un peu il se f˚t comparé à messer Marco Polo, le grand navigateur vénitien, dont le Divisement du Monde, composé
récemment d'après ses voyages, était fort lu et fort célèbre ces années-là.
Guccio allait et venait de gaillard en gaillard, s'instruisait des termes de marine et se jouait à lui-même l'homme d'aventures, cependant que l'ancien grand chambellan continuait de regretter la ville merveilleuse à
laquelle il avait d˚ s'arracher.
Après cinq jours, ils abordèrent à AiguÎs-Mortes. De ce lieu, Saint Louis jadis était parti pour la croisade; mais la construction du port n'avait été véritablement achevée que sous Philippe le Bel.
- Allons, dit le gros Bouville, s'efforçant de secouer sa nostalgie, il faut maintenant nous mettre aux t‚ches urgentes.
Les écuyers eurent à trouver chevaux et mules, les valets à arrimer les porte-manteaux, le portrait d'Oderisi emballé dans une caisse, et le coffre des Bardi que Guccio ne quittait point de l'oil.
LA REINE …TRANGL…E
329
Le temps était aigre, nuageux, et Naples déjà ne semblait plus que le souvenir d'un rêve.
Une journée et demie de chevauchée, avec un arrêt en Arles, fut nécessaire pour gagner Avignon. Durant ce trajet, messire de Bouville prit froid. Trop habitué au soleil d'Italie, il avait négligé d'assez se couvrir. Or les hivers de Provence sont brefs, mais parfois rudes. Toussant, crachant et mouchant, Bouville pestait sans rel‚che contre les rigueurs d'un pays qui lui paraissait n'être plus le sien.
L'arrivée en Avignon, sous des rafales de mistral, fut décevante, car il n'y avait pas un seul cardinal dans la ville. Voilà qui était au moins étrange pour une cité o˘ résidait la papauté! Personne ne put renseigner l'envoyé du roi de France ; personne ne savait, ou ne voulait savoir.
Le palais pontifical était clos, portes et fenêtres, et gardé seulement par un portier muet ou demeuré10. Bouville et Guccio décidèrent alors, la nuit venant, d'aller prendre gîte dans la forteresse de Villeneuve, de l'autre côté du pont. Là, un capitaine fort maussade et fort avare de commentaires leur apprit que les cardinaux se trouvaient sans doute à Carpentras, et qu'il fallait les chercher plutôt de ce côté-là. Et il fournit aux voyageurs, mais sans empressement, le repas et le coucher.
- Ce capitaine d'archers, dit Bouville à Guccio, ne se montre guère avenant à qui se présente de la part du roi. J'en ferai remarque en rentrant à
Paris.
A l'aube tout le monde était en selle pour franchir les six lieues qui séparent Avignon de Carpentras. Bouville avait repris un peu d'espoir. Car le pape Clément V ayant prescrit par ses volontés dernières que le conclave se réunirait à Carpentras, on pouvait penser, si les cardinaux y étaient retournés, que le conclave siégeait enfin ou se disposait à siéger.
¿ Carpentras, il fallut déchanter. Pas l'ombre d'un chapeau rouge. En revanche, il gelait, et le vent qui continuait de souffler s'engouffrait dans les ruelles et coupait les hommes au visage. A cela s'ajoutait, pour les voyageurs, un vague sentiment d'insécurité ou de machination ; car, à
peine Bouville et les siens étaient-ils sortis d'Avignon, le matin, que deux cavaliers les avaient dépassés, sans leur rendre leur salut, galopant à toute force vers Carpentras.
- C'est étrange, avait remarqué Guccio; on dirait que ces gens n'ont d'autre souci que d'arriver avant nous o˘ nous allons.
La petite cité était déserte; les habitants semblaient s'être terrés ou avoir fui.
- Serait-ce notre approche, dit Bouville, qui produit ainsi le vide devant nous? Notre escorte n'est point si nombreuse qu'elle puisse effrayer.
A la cathédrale ils ne découvrirent qu'un vieux chanoine qui feignit 330
LES ROIS MAUDITS
d'abord de comprendre qu'ils voulaient se confesser, et les entraîna vers la sacristie. Il s'exprimait par chuchotements ou par gestes. Guccio, qui craignait un guet-apens et s'inquiétait pour les coffres laissés avec les mules devant le portail de l'église, avançait la main sur sa dague. Le vieux chanoine, après s'être fait répéter six fois les questions, avoir réfléchi, balancé la tête et épousseté son camail pelé, consentit enfin à
leur confier que les cardinaux s'étaient retirés à Orange. On l'avait laissé là, tout seul...
- A Orange? s'écria messire de Bouville.
Là-dessus il fut pris d'éternuements, dont le bruit se répercuta dans la cathédrale entière.
- Mais par le corps-dieu, dit-il quand il eut retrouvé souffle, ce ne sont point des prélats, mais des hirondelles que vos cardinaux ! tes-vous s˚r au moins qu'ils y soient, à Orange?
- S˚r... répondit le vieux chanoine, choqué du juron qu'il venait d'entendre. De quoi peut-on être s˚r en ce monde, si ce n'est de l'existence de Dieu? Je pense qu'à Orange, pour tout le moins, vous pourrez joindre les Italiens.
Puis il se tut, comme s'il craignait d'en avoir déjà trop dit. Il avait certainement des rancours à assouvir, mais n'osait pas se livrer.
- Eh bien, soit ! Dirigeons-nous sur Orange, décida Bouville avec une lassitude irritée. De combien en sommes-nous distants? Six lieues également? Va pour six lieues. Aux montures les valets !
Or, aussitôt Bouville et Guccio engagés sur la route d'Orange, deux cavaliers à nouveau les dépassèrent, allant bride abattue; et cette fois les voyageurs n'eurent plus à douter que c'était bien pour eux qu'on faisait ces chevauchées.
Bouville, soudain saisi d'une humeur guerrière, voulut qu'on cour˚t sus aux deux cavaliers; mais Guccio s'y opposa fermement.
- Notre train est trop lourd, messire Hugues, pour que nous puissions jamais rattraper ces hommes ; leurs montures sont fraîches, les nôtres sont lasses; et surtout, je ne veux point laisser le coffre en arrière.
- Il est vrai, reconnut Bouville, que mon bidet est mauvais; je le sens s'arrondir sous moi et j'aimerais bien en changer.
Ils ne furent pas autrement étonnés, parvenus à Orange, de constater que les Monsignori en étaient absents. Toutefois, Bouville s'emporta quand il s'entendit répondre qu'il fallait plutôt les chercher en Avignon.
- Mais nous sommes passés hier en Avignon, cria-t-il au clerc qui voulait bien les renseigner, et tout y était vide comme ma main ! Et Monseigneur Duèze? O˘ est Monseigneur Duèze?
Le clerc répliqua que Monseigneur Duèze étant évêque d'Avignon, il convenait de le demander à son évêché. La discussion semblait vaine.
LA REINE …TRANGL…E
331
Le prévôt d'Orange, par une malheureuse coÔncidence, était justement en déplacement ce jour-là, et le commis qui le remplaçait n'avait point d'instructions pour s'occuper du confort des arrivants. Ceux-ci durent passer la nuit dans une auberge fort sale et fort froide, auprès d'un champ de ruines envahi par les herbes et o˘ le vent hurlait. Assis en face d'un Bouville effondré de fatigue, Guccio pensait qu'il allait devoir prendre l'expédition en main si l'on voulait jamais rentrer à Paris, avec ou sans résultat.
Un homme d'escorte, en déb‚tant, avait eu la jambe cassée d'un coup de pied de mule et il faudrait le laisser là. Deux des montures blessaient au garrot; d'autres avaient besoin d'être referrées. Messire de Bouville enfin coulait du nez que c'en était pitié. Il montra si peu d'énergie, pendant la journée du lendemain, et fut si désespéré en revoyant les murs d'Avignon, qu'il ne fit guère de difficulté pour permettre à Guccio de se substituer à
lui.
- Jamais je n'oserai me présenter devant le roi, gémissait-il. Mais le moyen de faire un pape, je vous le demande, quand tout ce qui porte soutane s'enfuit à notre arrivée ! Jamais plus je ne siégerai au Conseil, jamais plus. En cette seule mission, je démérite de toute ma vie.
Il s'embarrassait de soucis tatillons. Le portrait de Madame Clémence était-il bien arrimé et n'avait-il pas été g‚té par le voyage?
- Laissez-moi faire, messire Hugues, lui répondit Guccio avec autorité. Et d'abord il me faut vous loger au chaud; vous me semblez en avoir grand besoin.
Guccio s'en fut trouver le capitaine de ville, et il eut si bien le ton qu'aurait d˚ prendre Bouville depuis le début, fit sonner si haut, dans son fort accent italien, les titres de son chef et ceux qu'il s'octroyait à
lui-même, mit tant de naturel dans l'expression de ses exigences qu'en moins d'une heure on vida une maison pour qu'il la p˚t occuper. Guccio installa son monde et coucha Bouville dans un lit bien bassiné. Puis, quand le gros homme, qui prenait hypocritement excuse de son refroidissement pour ne plus rien décider, fut enfoui sous les couvertures, Guccio lui dit:
- Cette odeur de traquenard qui flotte tout autour de nous ne me plaît guère, et maintenant j'aimerais assez abriter notre or. Il y a ici un agent des Bardi; c'est à lui que je vais confier mon dépôt. Après quoi je me sentirai plus à l'aise pour vous rechercher vos damnés cardinaux.
- Mes cardinaux, mes cardinaux! grommela Bouville. Ce ne sont point mes cardinaux, et je suis plus marri que vous l'êtes des tours qu'ils me jouent. Nous conférerons de cela quand j'aurai dormi un peu, si vous le voulez, car je me sens tout frileux. tes-vous bien assuré au moins de votre Lombard? Pouvons-nous avoir confiance en lui? Cet argent, après tout, est celui du roi de France...
Guccio le prit d'assez haut.
332
LES ROIS MAUDITS
- Ayez en l'esprit, messire Hugues, que je suis en alarme pour cet argent tout juste, voyez-vous, comme s'il appartenait à quelqu'un de ma famille !
Il se rendit alors à la banque dans le quartier de Saint-Agricol. L'agent des Bardi, qui était un cousin du chef de cette puissante compagnie, reçut Guccio avec la cordialité qu'on doit au neveu d'un grand confrère, et il alla serrer l'or lui-même dans sa chambre-forte. On échangea des signatures ; puis le Lombard conduisit dans la grand-salle son visiteur, afin que celui-ci lui fit le récit de ses difficultés.
Un homme mince, légèrement vo˚té, qui se tenait devant la cheminée, se retourna à leur entrée, et s'écria:
- Guccio Baglioni! Per Bacco, sei tu? Cheplacere di vederti! *
- Carissimo Boccacio, chefortuna! ChefaÔqua?**
Ce sont toujours les mêmes gens qui se rencontrent en chemin, parce que ce sont toujours les mêmes, en fait, qui voyagent. Il n'y avait rien de tellement extraordinaire à ce que le signer Boccace f˚t là, puisqu'il était voyageur principal pour la compagnie des Bardi.
Mais les amitiés nées au hasard des chemins, entre gens qui se déplacent beaucoup, sont plus rapides, plus enthousiastes et souvent plus solides que celles qui s'établissent entre les sédentaires.
Boccace et Guccio s'étaient connus, un an plus tôt, sur la route de Londres ; Paris les avait à quelques reprises réunis, et ils se regardaient comme s'ils eussent été amis de toujours. Leur joie s'exprima en bonnes invectives toscanes, fort ornées dans la grossièreté. Un auditeur non averti des habitudes florentines n'e˚t pas compris pourquoi si joyeux compagnons se traitaient mutuellement de b‚tards, de chancreux et de sodomites.
Tandis que le Bardi d'Avignon leur versait du vin aux épices, Guccio raconta son expédition, les mésaventures qu'il avait essuyées ces derniers jours en poursuivant les cardinaux, et dépeignit le piteux état du gros messire de Bouville.
Boccace bientôt ne se tint plus de rire.
- La caccia ai cardinali, la caccia ai cardinali! Vi hanno preso per il culo, i Monsignori! ***
Puis, reprenant son sérieux, il fournit à Guccio quelques explications.
- Ne sois point surpris si les cardinaux se cachent, dit-il. On leur a enseigné la prudence, et tout ce qui vient de la cour de France, ou s'annonce comme tel, leur fait prendre la fuite. L'été dernier, Bertrand
* Guccio Baglioni! Par Bacchus, c'est toi? quel plaisir de te voir!
** Très cher Boccace, quelle chance! que fais-tu ici?
*** La chasse aux cardinaux, la chasse aux cardinaux! Ils vous ont bien roulés, les Monseigneurs!
LA REINE ETRANGLEE
333
de Got et Guillaume de Budos, les neveux du pape défunt, sont arrivés par ici, envoyés par ton bon ami Marigny, soi-disant pour ramener en Bordelais le corps de leur oncle. Ils n'avaient avec eux que cinq cents hommes d'armes, ce qui fait beaucoup de porteurs pour un seul cadavre! Leur mission était de préparer l'élection d'un cardinal français, et ce ne fut pas la douceur qui leur servit d'argument. Un beau matin les maisons de Leurs …minences furent toutes saccagées, tandis qu'on assiégeait le couvent de Carpentras o˘ se tenait le conclave ; et les cardinaux, sautant par une brèche du mur, se sauvèrent dans la campagne po'ur mettre leur peau à
couvert. Sans cette brèche que leur avait ménagée la Providence, leur affaire était mauvaise. Certains ont couru une bonne lieue, la soutane aux genoux. D'autres sont allés se mucher dans des granges. Le souvenir ne leur en est pas encore passé.
- Ajoutez à cela, dit le cousin Bardi, qu'on vient de renforcer la garnison de Villeneuve, et que les cardinaux à tout instant s'attendent à voir les archers passer le pont. On vous a vus aller à Villeneuve, en revenir, cela suffit... Et savez-vous qui sont ces cavaliers qui vous ont à plusieurs reprises dépassés? Des gens de Marigny l'archevêque, j'en jurerais. Ils grouillent dans les parages, en ce moment. Je n'arrive pas à comprendre au juste le travail qu'ils font, mais certainement pas le vôtre.
- Vous n'obtiendrez rien, Bouville et toi, reprit Boccace, en vous présentant de la part du roi de France, et vous risquez tout au plus quelque soir d'avaler un potage assaisonné de telle façon que vous ne vous réveillerez pas. Il n'est de recommandation pour l'heure auprès des cardinaux... auprès de quelques cardinaux!... que venant du roi de Naples.
Vous arrivez de là-bas, m'as-tu dit?
- Tout droit, répondit Guccio, et nous avons même les bénédictions de la reine Marie de Hongrie pour voir le cardinal Duèze.
- Eh ! que ne le disais-tu? Nous ne connaissons que lui ! Il est notre client depuis vingt ans. …trange personne, d'ailleurs, que ce Monseigneur Duèze. Il semblait fort bien placé, à Carpentras, pour être fait pape.
- Alors que ne l'a-t-on laissé élire? Il est français.
- Il est né français; mais il a été chancelier de Naples, et c'est pourquoi Marigny n'en veut pas. Je puis te le faire rencontrer quand tu veux, demain si cela te plaît.
- Tu sais donc o˘ le trouver?
- Il n'a jamais bougé d'ici, dit Boccace en riant. Rentre à ton logis, et je te donnerai nouvelles avant la nuit. Et si vous disposez d'un peu de monnaie, comme tu me le dis, l'entrevue n'en sera que facilitée. Car le bon cardinal est souvent à court et nous doit assez gros.
Trois heures plus tard, le signor Boccace frappait à la porte de la maison o˘ était installé Bouville. Il apportait de bonnes informations.
334
LES ROIS MAUDITS
Le cardinal Duèze irait le lendemain, vers la neuvième heure, faire une promenade de santé, à une lieue au nord d'Avignon, en un endroit nommé le Pontet, à cause d'un petit pont qui se trouvait là. Le cardinal accepterait de rencontrer tout à fait par hasard le seigneur de Bouville si celui-ci venait à passer dans les parages, à condition qu'il ne f˚t pas accompagné
de plus de six hommes. Les escortes devraient rester de part et d'autre d'un grand champ, tandis que Duèze et Bouville s'entretiendraient au milieu, loin de tout regard et de toute oreille. Le cardinal de curie s'entendait à organiser le mystère.
- Guccio, mon enfant, vous me sauvez, et je me souviendrai toujours de vous en savoir gré, dit Bouville dont la santé, avec l'espérance revenue, s'améliorait un peu.
Le lendemain matin donc, Bouville, flanqué de Guccio, du signor Boccace et de quatre écuyers, se rendit au Pontet. L'air était fort brumeux, effaçant les contours et les sons, et l'endroit désert à souhait. Messire de Bouville avait revêtu trois manteaux. On attendit un long moment.
Enfin, un petit groupe de cavaliers surgit du brouillard, entourant un jeune homme qui chevauchait une mule blanche et qui descendit lestement de sa monture. Il portait une chape sombre sous laquelle se devinaient des vêtements rouges, et avait la tête couverte d'un bonnet fourré à
oreillettes. Il avança d'un pas vif, presque sautillant, dans l'herbe gelée, et l'on vit alors que ce jeune homme était bien le cardinal Duèze, et que Son Adolescence avait soixante-dix ans. Seul son visage, creux déjoues, creux de tempes, avec des sourcils blancs sur une peau sèche, avouait son ‚ge ; mais ses yeux avaient gardé la vivacité attentive de la jeunesse.
Bouville se mit en marche lui aussi et rejoignit le cardinal auprès d'une murette. Les deux hommes demeurèrent un instant à s'observer, mutuellement déroutés par leur apparence. Bouville, avec son respect inné de l'…glise, s'attendait à voir un prélat plein de majesté, un peu onctueux, et non ce farfadet sautant dans le brouillard. Le cardinal de curie, qui croyait qu'on lui avait dépêché un capitaine de guerre de l'espèce Nogaret ou Bertrand de Got, considérait ce gros homme couvert comme un oignon et qui se mouchait avec fracas.
Ce fut le cardinal qui attaqua. Sa voix ne pouvait que surprendre qui ne l'avait pas encore entendue. Voilée comme un tambour funèbre, tout à la fois vive, rapide et étouffée, elle ne semblait pas sortir de lui, mais de quelqu'un d'autre qui se f˚t trouvé dans les parages et qu'on cherchait instinctivement.
- Vous venez donc, messire de Bouville, de la part du roi Robert de Naples, qui me fait l'honneur de sa chrétienne confiance. Le roi de Naples... le roi de Naples, répéta-t-il. C'est fort bien. Mais vous êtes aussi envoyé du roi de France. Vous étiez grand chambellan du roi LA REINE …TRANGL…E
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Philippe, qui ne m'aimait guère... je ne sais trop pourquoi d'ailleurs, car j'avais agi à sa convenance lors du concile de Vienne, pour faire supprimer les Templiers.
Bouville comprit que l'entretien allait prendre un vrai tour politique, et se sentit, les pieds dans un champ de Provence, comme si on l'interpellait au Conseil étroit. Il bénit sa mémoire de lui fournir un argument de réponse.
- Il me paraît, Monseigneur, que vous vous étiez opposé à ce qu'on décrét‚t d'hérésie le pape Boniface; et le roi Philippe ne l'avait pas oublié.
- Messire, en vérité, c'était trop me demander. Les rois ne se rendent point compte de ce qu'ils exigent. quand on appartient au collège dans lequel se recrutent les papes, on répugne à créer de tels précédents. Un roi, lorsqu'il monte au trône, ne fait point proclamer que son père était traître, adultère et pillard, bien que ce soit souvent le cas. Le pape Boniface est mort fou, nous le savons, en refusant les sacrements et en proférant d'horribles blasphèmes. Mais il avait perdu l'esprit parce qu'on l'avait souffleté sur son trône. qu'aurait gagné l'…glise à étaler cette honte? quant aux bulles publiées par Boniface avant qu'il f˚t fou, elles présentaient, pour toute hérésie, de déplaire au roi de France. Or en telle matière, le jugement appartient au pape plutôt qu'au roi. Et Clément V, mon vénéré bienfaiteur... Vous savez que je lui dois d'être le peu que je suis... le pape Clément était de cet avis. Monseigneur de Marigny non plus ne m'aime guère ; il a tout fait pour s'opposer à moi, depuis que le trône de saint Pierre est vacant. Alors je ne comprends point! Pourquoi souhaitez-vous me voir? Marigny est-il encore aussi puissant en France, ou bien feint-il de l'être encore? On affirme qu'il ne commande plus, et tout continue pourtant à lui obéir.
…trange homme que ce cardinal qui accumulait les ruses pour éviter un ambassadeur, puis pour le rencontrer, et, dès le premier instant, entrait dans le vif des choses comme s'il connaissait de toujours son interlocuteur.
- La vérité, Monseigneur, répondit Bouville qui ne voulait pas engager le débat sur Marigny, la vérité est que je viens vous exprimer le souhait du roi Louis, et celui de Monseigneur de Valois, d'avoir un pape au plus tôt.
Les blancs sourcils du cardinal se levèrent.
- Le beau désir quand on m'empêche, par cautèle, par argent ou par force, d'être élu depuis neuf mois ! Non que je m'estime digne d'une si haute mission... mais qui l'est, je vous le demande?... ni que je sois plus avide qu'un autre d'une tiare dont je sais bien le poids. L'évêché d'Avignon m'occupe suffisamment, et aussi les traités auxquels je consacre toutes mes ressources de temps. J'ai entrepris un Thésaurus
336
LES ROIS MAUDITS
pauperum, un Art transmutatoire sur les recettes d'alchimie, et aussi un …
lixir des Philosophes qui sont fort avancés et que je voudrais bien voir achevés avant que de mourir... A-t-on changé de décision à Paris en ce qui me regarde? Est-ce moi maintenant que Ton souhaite pour pape?
Bouville constata en cet instant que les instructions de Monseigneur de Valois étaient, comme toujours, aussi impératives que vagues. On lui avait dit : " Un pape. "
- Mais certes, Monseigneur, répondit-il mollement. Pourquoi pas vous?
- Alors, c'est qu'on a quelque grave chose à me demander... je veux dire: à
obtenir de qui sera élu. quel service attend-on?
- Il se trouve, Monseigneur, que le roi est en besoin de faire annuler son mariage...
- ... pour pouvoir se remarier avec Madame Clémence de Hongrie? dit le cardinal.
- Vous savez donc le projet?
- N'avez-vous pas séjourné trois grandes semaines à Naples, et n'apportez-vous pas un portrait de Madame Clémence?
- Je vous vois bien renseigné, Monseigneur. Le cardinal ne répondit pas et se mit à observer le ciel comme s'il y regardait passer des anges.
- Annuler... dit-il de sa voix feutrée qui se dissolvait dans le brouillard. Certes on peut toujours annuler. Les portes de l'église étaient-elles bien ouvertes le jour du mariage? Vous y assistiez... et vous ne vous souvenez pas. Il se peut que d'autres se rappellent qu'elles aient été par mégarde fermées. Votre roi est cousin bien proche de son épouse! On a peut-être omis de demander la dispense. On pourrait démarier à peu près tous les princes d'Europe pour ce motif; ils sont cousins de tous les côtés, et il n'est que de voir les produits de leurs unions pour s'en rendre compte. Celui-ci boite, cet autre est sourd, tel encore s'évertue sans succès à l'ouvre de chair. S'il ne se glissait de temps à autre parmi eux quelque péché ou quelque mésalliance, on les verrait bientôt s'éteindre de scrofule et de langueur.
- La famille de France, répondit Bouville blessé, se porte fort bien, et nos princes du sang sont robustes comme des charrons.
- Oui, oui... mais quand la maladie ne les prend pas au corps, elle les prend à la tête. Et puis les enfants y meurent beaucoup en bas ‚ge... Non, vraiment, je ne suis point pressé d'être pape.
- Mais si vous le deveniez, Monseigneur, dit Bouville t‚chant à reprendre le fil, l'annulation vous semblerait-elle chose possible... avant l'été?
- Annuler est moins difficile, dit amèrement Jacques Duèze, que de retrouver les voix qu'on m'a fait perdre.
LA REINE …TRANGL…E
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L'entretien tournait en rond. Bouville, apercevant ses hommes qui battaient la semelle au bout du champ, regrettait de ne pouvoir appeler Guccio, ou bien ce signor Boccace qui semblait si habile. La brume était moins dense et laissait deviner, très p‚le, la présence du soleil. Un jour sans vent.
Bouville appréciait ce répit; mais il était las de se tenir debout et ses trois manteaux commençaient à lui peser. Il s'assit machinalement sur la murette, faite de pierres plates superposées, et demanda :
- Enfin, Monseigneur, à quel point en est le conclave?
- Le conclave? Mais il n'y en a point. Le cardinal d'Albano...
- Vous voulez parler de messire Arnaud d'Auch, qui vint à Paris l'an dernier...
- ... en tant que légat, pour condamner le grand-maître du Temple. C'est cela même. …tant cardinal camerlingue, c'est à lui de nous réunir ; or il s'arrange pour n'en rien faire depuis que messire de Marigny, dont il passe pour être la créature, le lui a interdit.
- Mais si, à la parfÔn...
A ce moment, Bouville se rendit compte qu'il était assis, alors que le prélat demeurait debout, et il se releva brusquement en s'excusant.
- Non, non, messire, je vous prie..., dit Duèze en le forçant à se rasseoir.
Et il vint lui-même, d'un geste léger, se poser sur la murette.
- Si le conclave était enfin réuni, reprit Bouville, à quoi arriverait-on?
- A rien. Ceci est fort simple à comprendre.
Fort simple, assurément, pour le cardinal qui, comme tout candidat à une élection, reprenait chaque jour le compte des suffrages éventuels ; moins simple pour Bouville qui eut quelque mal à entendre la suite, toujours débitée de la même voix de confessionnal.
- Le pape doit être élu aux deux tiers des votants. Nous sommes vingt-trois : quinze Français et huit Italiens. De ces huit, cinq sont pour le cardinal CaÎtani, neveu de Boniface... irréductibles. Nous ne les aurons jamais pour nous. Ils veulent venger Boniface, haÔssent la couronne de France et tous ceux qui, directement ou à travers le pape Clément, mon vénéré bienfaiteur, l'ont pu servir.
- Et les trois autres?
- ... haÔssent CaÎtani; il s'agit des deux Colonna et de l'Orsini.
Rivalités ancestrales. Aucun de ces trois n'ayant lieu d'espérer pour soi, ils me sont favorables dans la mesure o˘ je fais obstacle à Francesco CaÎtani ; à moins que... à moins qu'on ne leur promette de ramener le Saint-Siège à Rome, ce qui pourrait remettre un instant tous les Italiens d'accord, quitte ensuite à les faire s'assassiner entre eux.
- Et les quinze Français?
- Ah! si les Français votaient ensemble, vous auriez un pape 338
LES ROIS MAUDITS
depuis beau temps ! Au début, six m'étaient acquis, envers lesquels le roi de Naples, par mon entremise, s'était montré généreux.
- Six Français, compta Bouville, et trois Italiens cela nous fait neuf.
- Eh oui, messire... Cela fait neuf, et il nous faut seize voix pour avoir le compte. Notez que les neuf autres Français ne sont pas assez nombreux non plus pour avoir tel pape que voudrait Marigny.
- Il s'agit donc de vous gagner sept voix. Pensez-vous que certaines puissent être obtenues par argent? J'ai moyen de vous laisser quelques fonds. Combien comptez-vous par cardinal?
Bouville crut avoir amené la chose fort habilement. A sa surprise, Duèze ne parut pas bondir sur la proposition.
- Je ne crois pas, répondit-il, que les cardinaux français qui nous manquent soient sensibles à l'argument. Ce n'est point que l'honnêteté soit chez tous la majeure vertu, ni qu'ils vivent dans l'austérité; mais la peur que leur inspire messire de Marigny l'emporte pour le moment sur l'attrait des biens de ce monde. Les Italiens sont plus ‚pres, mais la haine leur tient lieu de conscience.
- Ainsi, dit Bouville, tout repose donc sur Marigny et sur le pouvoir qu'il a auprès de neuf cardinaux français?
- Tout dépend de cela, messire, aujourd'hui... Demain cela peut dépendre d'autre chose. Combien d'or pouvez-vous me remettre? Bouville écarquilla les yeux.
- Mais vous venez de me dire, Monseigneur, que cet or ne pouvait vous servir de rien !
- C'est mal m'avoir compris, messire. Cet or ne peut point m'aider à
conquérir de nouveaux partisans, mais il me serait fort nécessaire pour garder ceux que j'ai et auxquels, tant que je ne suis point élu, je ne puis donner de bénéfices. La belle affaire si, quand vous m'aurez trouvé les voix qui me manquent, j'avais perdu entre temps celles qui me soutiennent !
- De quelle somme souhaitez-vous disposer?
- Si le roi de France est assez riche que de me fournir six mille livres, je me charge de les bien employer.
A ce moment, Bouville eut à nouveau besoin de se moucher. L'autre prit cela pour une finesse et craignit d'avoir avancé un chiffre trop élevé. Ce fut le seul point que marqua Bouville dans tout l'entretien.
- Même avec cinq mille, chuchota Duèze, je serai en mesure de faire face...
pour un temps.
Il savait déjà que cet or pour la plus grande part ne quitterait point sa bourse, ou plutôt servirait à étouffer ses dettes.
- La somme, dit Bouville, vous sera remise par les Bardi.
- qu'ils la gardent en dépôt, répondit le cardinal; j'ai un compte chez eux. J'y puiserai selon les besoins.
LA REINE …TRANGL…E
339
Après quoi il se montra soudain pressé de remonter sur sa mule, assura Bouville qu'il ne manquerait point de prier pour lui et qu'il aurait plaisir à le revoir. Il tendit au gros homme son anneau à baiser, et puis s'en repartit, sautillant dans l'herbe, comme il était venu.
" Le curieux pape que nous aurons là, qui s'occupe d'alchimie autant que d'…glise, pensait Bouville en le regardant s'éloigner; était-il bien fait pour l'état qu'il a choisi?"
Bouville, au demeurant, n'était pas trop mécontent de soi. On l'avait chargé de voir les cardinaux? Il était arrivé à en approcher un... De trouver un pape? Ce Duèze paraissait ne pas demander mieux que de l'être...
De distribuer de l'or? C'était chose faite.
quand Bouville eut rejoint Guccio et lui eut rapporté d'un air satisfait les résultats de son entrevue, le neveu de Tolomei s'écria :
- Ainsi, messire Hugues, vous êtes donc parvenu à acheter fort cher le seul cardinal qui f˚t déjà pour nous !
Et l'or que les Bardi de Naples avaient, par Tolomei, prêté au roi de France, retourna aux Bardi d'Avignon pour les rembourser de ce qu'ils avaient prêté au candidat du roi de Naples.
VII
UN qUITUS EN …CHANGE D'UN PONTIFE
La jambe maigre, la tournure héronnière, le menton penché, Philippe de Poitiers se tenait devant Louis Hutin.
- Sire, mon frère, disait-il d'une voix tranchante et froide qui n'était pas sans rappeler celle de Philippe le Bel, je vous ai remis les conclusions de notre examen. Vous ne pouvez pas me demander de nier le vrai quand il éclate.
La commission nommée pour vérifier les comptes d'Enguerrand de Marigny venait d'achever la veille ses travaux.
Pendant plusieurs semaines, Philippe de Poitiers, les comtes de Valois, d'…
vreux, et de Saint-Pol, le grand chambrier Louis de Bourbon, l'archevêque Jean de Marigny, le chanoine …tienne de Mornay, et le chambellan Mathieu de Trye, réunis sous la présidence sourcilleuse du comte de Poitiers, avaient étudié ligne par ligne le journal du Trésor, sur une période de seize ans; ils avaient exigé des explications et s'étaient fait produire justifications et pièces d'archives, sans omettre aucun chapitre. Or cette enquête sévère effectuée dans un climat de rivalité et souvent de haine, puisque la commission se partageait à peu près également entre adversaires et partisans de Marigny, ne faisait rien apparaître qui p˚t être retenu contre ce dernier. Son administration des biens de la couronne et des deniers publics se révélait exacte et scrupuleuse. S'il était riche, il le devait aux libéralités du feu roi, et à sa propre habileté financière. Mais rien ne permettait d'avancer qu'il e˚t jamais confondu ses intérêts privés et ceux de l'…tat, et encore moins qu'il e˚t volé le Trésor. Valois, en proie à une déception furieuse de joueur qui a mal misé, s'était obstiné
jusqu'au bout à nier l'évidence; et seul son chancelier Mornay l'avait à
contrecour soutenu dans une insoutenable position.
LA REINE …TRANGL…E
341
Louis X se trouvait donc en possession des conclusions de la commission, prononcées à six voix contre deux, et pourtant il hésitait à les approuver ; cette hésitation blessait vivement son frère.
- Les comptes de Marigny sont purs ; je vous en produis la preuve, reprit Philippe de Poitiers. Si vous souhaitiez un autre rapport que celui de la vérité, alors il vous fallait désigner un autre rapporteur que moi.
- Les comptes... les comptes... répliqua Louis X. Chacun sait bien qu'on leur fait dire ce que l'on veut. Et chacun sait aussi que vous êtes favorable à Marigny.
Poitiers considéra son frère avec un mépris calme.
- Je ne suis ici favorable à rien, Louis, sinon au royaume et à la justice ; c'est pourquoi je vous présente à signer le quitus qu'il convient de donner à Marigny.
Toutes les oppositions de tempérament qui avaient existé entre Philippe le Bel et Charles de Valois réapparaissaient entre Louis X et Philippe de Poitiers. Mais les rôles, cette fois, étaient inversés. Naguère, le frère régnant possédait vraiment toutes les qualités d'un roi, et Valois auprès de lui jouait les brouillons. A présent c'était le brouillon qui régnait, et son cadet qui montrait des aptitudes de souverain. Pendant vingt-neuf ans, Valois avait pensé: "Ah! si seulement j'étais né le premier ! " Et maintenant Poitiers commençait à se dire, mais avec plus de justesse : " Je tiendrais certainement mieux la place o˘ la naissance a mis mon frère. "
- Et puis, les comptes ne sont pas tout. D'autres choses ne me plaisent guère, dit Louis. Ainsi cette lettre que j'ai reçue du roi d'Angleterre, me recommandant de reporter sur Marigny la confiance que notre père avait en lui, et vantant les services qu'il avait rendus aux deux royaumes... Je n'aime point qu'on me dicte mes actes.
- Est-ce parce que notre beau-frère vous donne un sage conseil qu'il vous faut aussitôt refuser de le suivre?
Louis X détourna le regard et s'agita un peu sur son siège. Il répondait à
côté des questions et visiblement voulait gagner du temps.
- J'attendrai pour me prononcer d'avoir entendu Bouville, dont le retour m'est annoncé tout à l'heure, dit-il.
- qu'a donc Bouville à voir dans votre décision?
- Je veux avoir les nouvelles de Naples, et celles du conclave, répondit le Hutin avec énervement. Je ne souhaite point aller contre notre oncle Charles au moment qu'il me trouve une épouse et qu'il me fait un pape.
- Ainsi vous êtes prêt à sacrifier aux humeurs de notre oncle un ministre intègre, et à éloigner du pouvoir le seul homme qui sache, en ce jour, conduire les affaires. Prenez garde, mon frère ; vous ne pourrez point maintenir demi-mesure. Vous avez bien vu que, tandis que nous étions à
éplucher les comptes de Marigny comme ceux d'un mauvais 342
LES ROIS MAUDITS
serviteur, tout continuait en France à lui obéir ainsi que par le passé. Il vous faudra, ou bien le restaurer en toute sa puissance, ou bien l'abattre complètement en le tenant coupable de crimes inventés et en le ch‚tiant d'avoir été fidèle. Choisissez. Marigny peut mettre une année encore avant de vous donner un pape ; mais il vous en donnera un conforme aux intérêts du royaume. Notre oncle Charles, lui, va vous promettre un Saint-Père pour chaque lendemain ; il n'ira sans doute pas plus vite, mais il vous sortira quelque CaÎtani qui voudra repartir pour Rome, et de là-bas nommer vos évêques et tout régenter chez vous.
Il prit le quitus qu'il avait préparé, et l'approcha de ses yeux, car il était fort myope, pour le relire une dernière fois.
"... ainsi approuve, loue et reçois les comptes du sire Enguerrand de Marigny et le tiens quitte, lui et ses hoirs, de toutes les recettes faites par l'Administration du Trésor du Temple, du Louvre et de la Chambre du Roi. "
II ne manquait au parchemin que le paraphe royal et l'apposition du sceau.
- Mon frère, reprit Poitiers, vous m'avez assuré que je serais fait pair à
la fin du deuil, et que je devais déjà me regarder comme tel. En tant que pair du royaume je vous donne conseil de signer. C'est accomplir un acte dicté par la justice.
- La justice n'appartient qu'au roi! s'écria le Hutin avec la soudaine violence qu'il montrait lorsqu'il se sentait en mauvais cas.
- Non, Sire, répliqua calmement Philippe ; non, Sire ; c'est le roi qui appartient à la justice, pour en être l'expression et la faire triompher.
Le même jour et vers la même heure, Bouville et Guccio atteignaient Paris.
La capitale commençait à s'engourdir dans le froid et l'ombre tôt venue des soirées d'hiver.
Mathieu de Trye attendait les voyageurs à la porte Saint-Jacques. Il était chargé de saluer Bouville au nom du roi, et de le conduire aussitôt auprès de ce dernier.
- Eh quoi ? sans le moindre repos ? dit Bouville. Je suis aussi rompu que sale, mon bon ami, et je ne tiens debout que par miracle. Je n'ai plus l'‚ge de telles équipées. Ne pouvait-on m'accorder de faire toilette et de dormir un brin?
Il était mécontent de la h‚te qu'on lui imposait. Il avait imaginé qu'il souperait avec Guccio une dernière fois, dans le cabinet privé de quelque bonne auberge, et qu'ils se diraient alors toutes ces choses qu'on n'a pas trouvé le moyen de se confier, en soixante jours de voyage, et qu'on éprouve le besoin de formuler, l'ultime soir, comme si l'occasion ne s'en devait plus représenter.
Au lieu de cela, ils furent forcés de se séparer en pleine rue, et sans LA REINE …TRANGL…E
343
même grande effusion d'amitié, car la présence de Mathieu de Trye les gênait. Bouville avait le cour gros ; il ressentait la mélancolie des choses qui s'achèvent; et, regardant Guccio s'en aller, il voyait s'éloigner les beaux jours de Naples, ce miraculeux moment de jeunesse dont le sort venait de gratifier son automne. Maintenant, le regain était fauché
et ne repousserait plus.
"Je n'ai point dit assez merci à ce gentil compagnon pour tout le service qu'il m'a rendu et pour l'agrément que j'ai eu de son escorte" pensait Bouville.
Il ne remarqua même pas, tant la chose allait de soi, que Guccio emportait le coffre contenant le restant de l'or des Bardi ; petite somme au demeurant, après tous les frais de l'expédition et l'obole au cardinal, mais qui permettrait au moins à la compagnie Tolomei de percevoir sa commission.
Cela n'empêchait point Guccio d'avoir lui aussi de l'émotion à quitter le gros Bouville; chez les gens bien doués pour les affaires, le sens de l'intérêt n'entrave nullement le jeu des sentiments.
Bouville, pénétrant au Palais, y nota certains détails qui ne lui plurent pas. Les serviteurs semblaient avoir perdu l'exactitude appliquée qu'il avait su leur imposer, du temps du roi Philippe, et cet air de déférence et de cérémonie, qui prouvait, en leurs moindres gestes, qu'ils appartenaient à la maison royale. Le rel‚chement était visible.
Toutefois, quand l'ancien grand chambellan se trouva en présence de Louis X, il perdit toute idée critique; il était devant le roi et ne songeait plus à rien d'autre qu'à s'incliner assez bas.
- Alors, Bouville, demanda le Hutin après avoir accordé à son ambassadeur une brève accolade, alors, comment est Madame de Hongrie?
- Redoutable, Sire; elle n'a cessé de me faire trembler. Mais elle est bien étonnante d'esprit, pour son ‚ge.
- Son apparence, sa figure?
- Fort majestueuse encore, Sire, bien que les dents lui manquent tout à
fait.
Louis X eut un recul inquiet; et Charles de Valois, qui assistait à
l'audience, éclata de rire.
- Mais non, Bouville, dit-il ; le roi ne vous interroge point sur la reine Marie, mais sur Madame Clémence.
- Oh! pardon, Sire! répondit Bouville en rougissant. Madame Clémence? Mais je vais vous la montrer.
Et il fit apporter le tableau d'Oderisi qu'on sortit de sa caisse et qu'on posa sur une crédence. Les volets qui protégeaient le portrait furent ouverts ; on approcha des chandelles.
Louis s'avança prudemment, comme s'il craignait la confrontation ; puis il eut un sourire à l'adresse de son oncle.
344
LES ROIS MAUDITS
- Le beau pays que c'est là-bas, Sire, si vous saviez ! s'écria Bouville en revoyant Naples sur les deux volets du tableau. Le soleil y luit toute l'année ronde; les gens y sont gais, et partout on entend chanter...
- Alors, mon neveu, vous avais-je trompé? dit Valois. Admirez ce teint, ces cheveux comme du miel, cette belle pose de noblesse! Et la gorge, mon neveu, quelle belle gorge de femme !
Lui-même, qui n'avait pas vu la jeune princesse depuis une dizaine d'années, se sentait rassuré et plein de contentement de soi.
- Et dois-je dire au roi, ajouta Bouville, que Madame Clémence est encore plus avenante à contempler au naturel...
Louis se taisait; il semblait qu'il e˚t oublié leur présence. Le front en avant, l'échiné un peu vo˚tée, il était absorbé dans un étrange tête-à-tête avec le tableau. Il faisait plus que l'examiner; il l'interrogeait, et s'interrogeait. Dans les yeux bleus de Clémence de Hongrie, il retrouvait quelque chose du regard d'Eudeline, une sorte de patience rêveuse, de bonté
apaisante. Et le sourire, les couleurs mêmes n'étaient pas sans suggérer certains rapports de ressemblance avec la belle lingère du palais... Une Eudeline, mais qui f˚t née de rois, et pour être reine.
Pendant un instant, Louis chercha à superposer au portrait, par souvenir, le visage de Marguerite de Bourgogne, son front rond et bombé, ses cheveux noirs qui frisaient, sa peau de brune, ses yeux facilement hostiles... Et puis ce visage s'effaça; celui de Clémence reparut, triomphant dans sa beauté calme. Et Louis acquit la conviction qu'auprès de cette blonde princesse son corps n'aurait pas à redouter de défaillance.
- Ah ! Elle est belle, elle est vraiment belle ! dit-il enfin. Mon oncle, c'est bonne idée que vous avez eue, et aussi de commander cette image. Je vous en sais gré, hautement. Et vous, messire de Bouville, je vous donnerai deux cents livres de revenus sur le Trésor... le jour des noces.
- Oh ! Sire, murmura Bouville avec reconnaissance, l'honneur de vous servir me récompense bien assez. Le roi marchait, tout agité.
- Ainsi nous sommes fiancés, reprit-il. Nous sommes fiancés... Il ne me reste plus qu'à être démarié.
- Oui, Sire, et il faut que cela soit fait avant l'été. C'est la condition pour que vous puissiez convoler avec Madame Clémence.
- J'espère bien que je n'aurai pas si longtemps à attendre. Mais qui a posé
cette condition?
- La reine Marie, Sire... reprit Bouville. Elle a d'autres partis pour sa petite-fille, et, encore que vous soyez certes le plus glorieux à ses yeux et le plus souhaité, elle n'entend pas s'engager au-delà.
Louis X alors se tourna d'un mouvement interrogateur vers Valois, qui lui-même prit une mine étonnée.
LA REINE …TRANGL…E
345
Pendant l'absence de Bouville, Valois, qui, en contact épistolaire avec Naples, se donnait les gants de tout arranger, avait certifié à son neveu que l'engagement était bien en train de se conclure, définitif et sans clause de délai.
- Madame de Hongrie vous a donc exprimé cette condition en dernier instant?
dit-il à Bouville.
- Non, Monseigneur; elle en a parlé plusieurs fois; et elle y est revenue au dernier instant.
- Bah! Ce n'est qu'un mot pour nous h‚ter un peu, et se faire valoir. Si par aventure, tout à fait improbable d'ailleurs, l'annulation tardait davantage, Madame de Hongrie prendrait patience.
- Je ne sais, Monseigneur; la chose était dite de manière bien sérieuse et bien ferme.
Valois ne se sentait pas fort à l'aise, et tapotait du bout des doigts le bras de son siège.
- Avant l'été, murmurait Louis; avant l'été... Et en quel point avez-vous trouvé le conclave?
Bouville fit alors le récit de son expédition en Avignon, sans trop insister sur ses mésaventures personnelles ; il rapporta les informations recueillies par Guccio, raconta son entrevue avec le cardinal Duèze, et insista sur le fait que l'élection d'un pape dépendait avant tout de Marigny.
Louis X écoutait avec une grande attention, tout en portant fréquemment les yeux vers le portrait de Clémence de Hongrie.
- Duèze... oui, disait-il. Pourquoi pas Duèze?... Il est prêt à prononcer l'annulation... Il lui manque sept voix françaises... Ainsi vous m'assurez, Bouville, que seul Marigny peut venir à bout de cette affaire?
- C'est mon sentiment absolu, Sire.
Le Hutin se déplaça lentement vers la table o˘ était posé le quitus préparé
par Philippe de Poitiers. Il prit une plume d'oie, la trempa dans l'encre.
Charles de Valois p‚lit.
- Mon neveu, s'écria-t-il en s'élançant, vous n'allez pas donner décharge à
ce coquin?
- D'autres que vous, mon oncle, affirment que ses comptes sont francs. Six des barons désignés pour faire l'examen sont de cet avis; il n'est que votre chancelier pour partager le vôtre.
- Mon neveu, je vous supplie d'attendre... Cet homme vous trompe comme il a trompé votre père ! cria Valois. Bouville aurait voulu être hors de la pièce. Louis X fixait sur son oncle un regard buté, méchant.
- Je vous avais dit qu'il me fallait un pape, prononça-t-il.
- Mais Marigny est opposé à Duèze !
346
LES ROIS MAUDITS
- Eh bien ! qu'il en choisisse un autre !
Pour couper à toute nouvelle objection, il ajouta hors de propos mais avec grande autorité de ton :
- Rappelez-vous que le roi appartient à la justice... afin de la faire triompher.
Et il signa le quitus.
Valois prit congé sans cacher son dépit. Il étouffait de rage. " J'aurais mieux fait, pensait-il, de lui trouver une fille torse et mal avenante de visage. Il se montrerait moins pressé. J'ai été joué, et Marigny va revenir en cour gr‚ce aux outils que j'avais forgés pour l'en chasser. "
VIII LA LETTRE DU D…SESPOIR
Une rafale de vent gifla l'étroit vitrage, et Marguerite de Bourgogne se rejeta en arrière, comme si quelqu'un du fond du ciel cherchait à la frapper.
Le jour commençait à se lever, incertain, sur la campagne normande. C'était l'heure o˘ la première garde montait aux créneaux de Ch‚teau-Gaillard. La tempête d'ouest chassait d'énormes nuages portant en leurs flancs sombres des montagnes d'eau ; et les peupliers, le long de la Seine, ployaient leur échine défeuillée.
Le sergent Lalaine déverrouilla les portes qui, dans l'escalier à vis, isolaient les deux princesses ; l'archer Gros-Guillaume déposa dans la chambre de Marguerite deux écuelles de bois emplies de bouillie fumante; puis il sortit sans avoir rien dit, en traînant les pieds.
- Blanche... appela Marguerite en s'approchant du palier. Elle n'obtint pas de réponse.
- Blanche ! répéta-t-elle plus fort.
Le silence qui suivit l'emplit d'angoisse. Enfin elle entendit un lent claquement de socques de bois sur les marches. Blanche entra, vacillante, défaite; ses yeux clairs, dans la lueur grise qui emplissait la pièce, avaient une inquiétante expression d'absence tout à la fois et d'obstination.
- As-tu dormi un peu? lui demanda Marguerite.
Blanche alla sans rien dire jusqu'à la cruche d'eau posée sur un escabeau, s'agenouilla et, inclinant la cruche vers sa bouche, y but à longs traits.
Elle adoptait ainsi depuis quelque temps des poses bizarres pour accomplir les gestes ordinaires de la vie.
Il ne restait plus rien dans la pièce des meubles de Bersumée. Le capitaine de forteresse les avait récupérés trois mois plus tôt, immédiatement après la visite assez brutale que lui avait rendue Alain de Pareilles pour lui rappeler les instructions de Marigny. Partis, les 348
LES ROIS MAUDITS
coffres et les chaises apportés en l'honneur de Monseigneur d'Artois; partie, la table o˘ la reine prisonnière avait dîné en face de son cousin.
quelques éléments du grossier mobilier fourni à la troupe garnissaient maigrement la geôle ronde. Le lit était pourvu d'un matelas bourré de cosses de pois séchées. En revanche, Pareilles ayant dit que la santé de Madame Marguerite importait à Marigny, Bersumée veillait depuis lors à ce que les couvertures fussent assez nombreuses. Mais les draps n'avaient pas été changés une seule fois, et l'on n'allumait de feu que lorsqu'il gelait.
Les deux femmes s'assirent côte à côte au bord du lit, les écuelles posées sur leurs genoux.
Blanche commença de laper la bouillie de sarrasin à même l'écuelle, sans se servir de la cuiller. Marguerite ne mangeait pas. Elle se chauffait les doigts autour du bol de bois; c'était là l'une des seules bonnes minutes de sa journée, et la dernière joie sensuelle qui lui rest‚t. Elle fermait les yeux, toute concentrée sur le misérable plaisir de recueillir un peu de chaleur au creux de ses mains.
Soudain, Blanche se leva et jeta son écuelle à travers la pièce. La bouillie se répandit sur le sol, o˘ elle surirait pendant une semaine.
- qu'as-tu donc? demanda Marguerite.
- Je veux mourir, je veux me tuer ! hurla Blanche. Je m'en vais me bouter du haut de l'escalier... Et tu resteras seule... seule! Marguerite soupira et plongea sa cuiller dans le bol.
- Jamais nous ne sortirons d'ici, à cause de toi, reprit Blanche, parce que tu n'as pas voulu écrire la lettre que te demandait Robert. C'est ta faute, tout est ta faute. Ce n'est pas vivre que de rester ici. Mais je vais mourir. Et tu resteras seule.
L'espérance déçue est funeste aux prisonniers. Blanche avait cru, en apprenant la mort de Philippe le Bel, et surtout en voyant arriver Robert d'Artois, qu'elle allait être libérée. Et puis rien ne s'était produit, sinon le retrait quasi total des adoucissements que le passage de leur cousin avait obtenus quelques jours aux recluses. Depuis ce temps, Blanche semblait une autre personne. Elle avait cessé de se laver; elle maigrissait; elle passait de soudaines fureurs à de soudains accès de larmes qui laissaient de longs traits gris sur ses joues souillées. Ses cheveux un peu plus longs sortaient collés, emmêlés, de son béguin de toile. Elle était pleine de reproches et de griefs envers Marguerite, et les ressassait inlassablement ; elle tenait Marguerite pour responsable, l'accusait de l'avoir poussée dans les bras de Gautier d'Aunay, l'insultait puis exigeait en trépignant qu'elle écrivît à Paris pour accepter la propositon qu'on lui avait faite. Et la haine s'installait entre ces deux femmes qui n'avaient chacune que l'autre pour compagnie et pour soutien.
LA REINE …TRANGL…E
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- Eh bien, crève donc, puisque tu n'as plus le cour de lutter! répondit Marguerite.
- Pourquoi lutter? Lutter contre les murs... Pour que tu sois reine? Parce que tu espères encore que tu seras reine? La reine! La reine! Voyez la reine !
- Mais si j'avais cédé, c'est moi qu'on aurait libérée, peut-être, mais pas toi.
- Seule, seule, tu vas rester seule! répétait Blanche.
- Tant mieux! Je ne désire que cela, être seule! répondit Marguerite.
Chez elle aussi, les récentes semaines avaient causé plus de ravages que toute la première demi-année de réclusion. Son visage était amaigri, durci, marqué de dartres. Les jours s'égrenant sans rien apporter, la même question, continuellement, lui tourmentait l'esprit. N'avait-elle pas eu tort de refuser la proposition?
Blanche s'élança vers l'escalier. Marguerite pensa : " qu'elle aille se fracasser ! que je ne l'entende plus gémir et hurler ! Elle ne se tuera pas, mais au moins on l'emmènera, on l'éloignera. " Et elle courut derrière sa belle-sour, les mains en avant, comme pour la pousser vers les profondeurs de la vis.
Blanche se retourna. Un instant, elles s'affrontèrent du regard. Soudain Marguerite s'appuya, s'affaissa presque, contre le mur.
- Nous devenons folles toutes les deux... dit-elle. Allons, je pense qu'il faut l'écrire, cette lettre. Moi aussi je suis à bout. Et se penchant, elle cria:
- Gardes! Gardes! qu'on appelle le chapelain. Rien ne lui répondit que le vent d'hiver qui décrochait les tuiles dans les toitures.
- Tu vois... dit Marguerite en haussant les épaules. Je le ferai demander quand on nous portera notre dîner.
Mais Blanche dévala les marches et se mit à tambouriner sur la porte, au bas de l'escalier, en hurlant qu'elle voulait voir le capitaine. Les archers de garde s'interrompirent déjouer aux dés dans la salle du rez-de-chaussée, et l'on entendit l'un d'eux sortir.
Bersumée arriva un moment après, son bonnet de peau de loup enfoncé
jusqu'aux sourcils. Il écouta la demande de Marguerite.
Le chapelain? Il se trouvait absent ce jour-là. Des plumes, un parchemin?
Pour quoi faire? Les prisonnières n'avaient le droit de communiquer avec quiconque, ni par voix, ni par écrit ; tels étaient les ordres de Monseigneur de Marigny.
- Je dois écrire au roi, dit Marguerite.
Au roi? Ah ! certes, cela posait une question à Bersumée. Le terme de
"quiconque" désignait-il aussi le roi?
350
LES ROIS MAUDITS
Marguerite parla si haut et s'emporta si bien que le capitaine se laissa fléchir.
- Allez, ne différez point, s'écria-t-elle.
Bersumée se rendit à la sacristie, et rapporta lui-même le matériel pour écrire.
Au moment de commencer sa lettre, Marguerite eut une dernière révolte, un dernier mouvement de refus. Jamais plus, si par quelque miracle son procès venait à se rouvrir, jamais plus elle ne pourrait plaider l'innocence et prétendre que les frères d'Aunay avaient fait de faux aveux sous la torture. Et elle était à sa fille tout droit à la couronne...
- Va, va ! lui soufflait Blanche.
- Rien en vérité, ne peut être pire que ce qui est, murmura Marguerite.
Et elle rédigea son renoncement.
"... Je reconnais et confesse que ma fille Jeanne n'est point enfant de vous. Je reconnais et confesse m'être à vous refusée de corps, en sorte que l'ouvre de chair ne fut pas accomplie entre nous... Je reconnais et confesse que je n'ai point droit de me regarder pour mariée avec vous...
J'attends, comme il m'a été promis de votre part par messire d'Artois, si je faisais l'aveu sincère de mes fautes, que vous preniez en pitié ma peine et ma repentance, et me remettiez en un couvent de Bourgogne... "
Bersumée se tint auprès d'elle, soupçonneux, tout le temps qu'elle écrivit; puis il prit la lettre et l'étudia un moment, ce qui n'était que simulacre car il ne savait pas très bien lire.
- Ceci doit parvenir au plus vite à Monseigneur d'Artois, dit Marguerite.
- Ah! Madame, voilà qui change tout. Vous aviez assuré que c'était pour le roi...
- ... à Monseigneur d'Artois pour qu'il le remette au roi! cria Marguerite.
C'est écrit en tête! tes-vous si sot que de ne pas le voir?
- Ah! oui... Et qui portera cette lettre?
- Vous-même!
- Je n'ai pas d'ordres.
Il ne put de toute la journée décider de ce qu'il devait faire et attendit que le chapelain f˚t rentré pour lui demander avis.
La lettre n'étant pas cachetée, le chapelain en prit connaissance.
- Je reconnais et confesse... je reconnais et confesse... Ou bien elle ment quand elle se confesse à moi, ou bien elle ment quand elle écrit, dit-il en grattant son cr‚ne beige.
Il était un peu saoul et fleurait le cidre. Néanmoins, il se rappelait que Monseigneur d'Artois l'avait fait attendre trois heures dans le gel, pour prendre une lettre de Madame Marguerite, et s'en était reparti LA REINE …TRANGL…E
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sans lettre, en lui lançant des insultes au nez... Il persuada à Bersumée de déboucher une bouteille, et, après d'abondants commentaires, conseilla d'acheminer le pli, voyant poindre là quelques espoirs personnels.
Bersumée inclinait dans le même sens, et pour des motifs qui lui étaient également propres. On disait beaucoup, aux Andelys, que Marigny était tombé
en disgr‚ce, et même on prétendait que le roi lui intentait procès. Une chose était certaine: si Marigny continuait d'envoyer des instructions, il n'envoyait plus d'argent. Bersumée avait perçu brusquement ses arriérés de solde, trois mois plus tôt, mais rien depuis; et l'heure approchait o˘ il n'aurait plus le nécessaire pour nourrir et ses hommes et ses prisonnières.
L'occasion n'était pas mauvaise d'aller s'informer sur place de quoi il retournait.
- A ta place, capitaine, disait le chapelain, je ferais remettre la lettre au grand inquisiteur, qui est aussi le confesseur du roi. Elle a écrit: "Je confesse." C'est une affaire d'…glise et une affaire royale... Si cela t'oblige, je veux bien m'en charger. Je connais le frère inquisiteur; il est de mon couvent de Poissy...
- Non, j'irai moi-même, répondit Bersumée.
- Alors, ne manque pas de parler de moi, si tu vois le frère inquisiteur.
Le lendemain, ayant passé les consignes au sergent Lalaine, Bersumée, coiffé de son chapeau de fer et monté sur son meilleur bidet, prit la route de Paris.
Il arriva le jour suivant, en milieu d'après-midi, alors qu'il pleuvait à
torrents. Boueux jusqu'aux yeux, le hoqueton trempé, Bersumée pénétra dans une taverne voisine du Louvre, pour s'y restaurer et y faire réflexion. Car tout le long du chemin l'inquiétude n'avait cessé de lui moudre la tête.
Comment savoir s'il faisait bien ou mal, s'il agissait pour ou contre ses intérêts? Devait-il en référer à Marigny, ou bien se rendre chez Monseigneur d'Artois? A enfreindre les ordres du premier, que gagnerait-il auprès du second? Marigny... d'Artois... d'Artois ou Marigny? Ou bien alors, pourquoi pas le grand inquisiteur?
La providence parfois veille sur les sots. Tandis que Bersumée se séchait le ventre au feu, une grande claque appliquée sur le dos le tira de ses méditations.
C'était le sergent quatre-Barbes, un ancien compagnon de garnison, qui venait d'entrer et l'avait reconnu. Ils ne s'étaient pas vus depuis six ans. Ils s'embrassèrent, reculèrent pour s'examiner, s'embrassèrent encore, et à grand bruit réclamèrent du vin afin de célébrer leurs retrouvailles.
quatre-Barbes, un gaillard maigre aux dents noires et aux prunelles logées dans le coin des yeux, était sergent d'archers à la compagnie du 354
LES ROIS MAUDITS
trop fréquentes corvées d'hommes qui ne mangent pas à leur suffisance.
- Mais pourquoi cela?
- L'argent me manque à Ch‚teau-Gaillard. Je n'ai point reçu de quoi aligner mes hommes en solde, ni renouveler les fournitures qui sont au prix que vous savez, par ce temps o˘ la famine sévit.
Marigny haussa les épaules.
- Vous ne m'étonnez point, dit-il. Partout il en va de même. Ce n'est pas moi, ces derniers mois, qui ai gouverné le Trésor. Mais les choses vont revenir en ordre. Le payeur de votre bailliage vous alignera avant une.semaine. Combien vous doit-on à vous-même?
- quinze livres six sols, Monseigneur.
- Vous allez sur-le-champ en recevoir trente.
Et Marigny appela un secrétaire pour qu'on raccompagn‚t BÎrsu-mée et qu'on lui pay‚t le prix de son obéissance.
Demeuré seul, Marigny relut la lettre de Marguerite, réfléchit un moment, et puis la jeta dans le feu ; et il resta devant la cheminée tout le temps que le parchemin mit à se consumer.
Il se sentait vraiment en cet instant le plus puissant des personnages du royaume; il tenait en main tous les destins, même celui du roi.
TROISI»ME PARTIE
LE PRINTEMPS DES CRIMES
I
LA FAMINE
La misère des hommes de France fut plus grande cette année-là qu'elle ne l'avait été depuis cent ans, et le fléau des siècles passés, la famine, réapparut.
A Paris, le prix du boisseau de sel atteignit dix sous d'argent et le setier de froment se vendit jusqu'à soixante sous, taux jamais atteints.
Cet anormal enchérissement résultait, certes, en premier lieu, de la désastreuse récolte de l'été précédent ; mais il était d˚ aussi pour une bonne part à la désorganisation de l'administration, à l'agitation que les ligues baronniales entretenaient en plusieurs provinces et qui rendaient les échanges difficiles, à la panique des gens qui avaient engrangé par peur de manquer, à l'avidité enfin des spéculateurs.
Février est le plus terrible mois à franchir durant les années de disette.
Les dernières provisions de l'automne sont épuisées, de même que la résistance des corps et des ‚mes. Le froid s'ajoute à la faim. C'est le mois o˘ l'on meurt le plus. Les gens désespèrent de revoir jamais le printemps, et ce désespoir chez les uns se tourne en abattement et chez les autres en haine. A prendre trop souvent le chemin du cimetière chacun se demande quand viendra son tour.
Dans les campagnes, on mangeait les chiens qu'on ne pouvait plus nourrir, et l'on chassait les chats redevenus sauvages. Faute de fourrage, le bétail crevait et l'on se battait autour des rebuts d'équar-rissage. Des femmes arrachaient l'herbe gelée pour la dévorer. On savait que l'écorce de hêtre faisait une meilleure farine que l'écorce de chêne. Des adolescents se noyaient chaque jour sous la glace des étangs pour avoir voulu y prendre du poisson. Il n'y avait presque plus de vieillards. Les menuisiers, h‚ves et surmenés, clouaient sans rel‚che des cercueils. Les moulins étaient muets.
Des mères folles berçaient des cadavres d'enfants. Parfois on assiégeait un monastère ; mais l'aumône était sans pouvoir quand il ne restait rien à
acheter que des suaires.
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LES ROIS MAUDITS
Parfois, des hordes titubantes montaient des champs vers les bourgs dans le vain rêve de s'y faire donner du pain ; mais elles se heurtaient à d'autres hordes d'affamés qui venaient de la ville et paraissaient avancer vers le Jugement dernier.
Il en était ainsi dans les régions réputées riches comme dans les régions pauvres, en Artois aussi bien qu'en Auvergne, en Poitou comme en Champagne, en Bourgogne comme en Bretagne, et même en Valois, en Normandie, en Beauce, et même en Brie, et même en Ile-de-France. Il en était ainsi à Neauphle et à Cressay.
La malédiction qui depuis un an accablait la famille royale semblait s'être étendue pendant l'hiver au royaume tout entier.
Guccio, lorsqu'il était revenu d'Avignon à Paris en escortant Bouville, avait bien traversé cette affliction. Mais logeant dans les prévôtés ou les ch‚teaux royaux, et muni de bon or pour satisfaire aux prix démesurés des auberges, il avait regardé la disette d'assez haut.
Il ne s'en souciait pas davantage, une semaine après son retour, en trottant sur la route de Paris à Neauphle. Son manteau fourré était chaud, sa monture bien allante, et il courait vers la femme qu'il aimait. Il polissait les phrases par lesquelles il allait raconter à la belle Marie de Cressay comment il avait parlé d'elle avec Madame Clémence de Hongrie, bientôt peut-être reine de France, et comment son souvenir ne l'avait pas quitté un seul jour... ce qui était d'ailleurs la vérité. Car les infidélités fortuites n'empêchent pas de songer, bien au contraire, à qui l'on est infidèle ; c'est même la manière la plus fréquente qu'ont les hommes d'être constants. Et puis il décrirait à Marie les splendeurs de Naples... Il se sentait vêtu des prestiges du voyage et des hautes missions ; il venait se faire aimer.
Ce ne fut qu'au voisinage de Cressay, parce qu'il connaissait bien le pays et lui vouait tendresse, que Guccio commença d'ouvrir les yeux sur autre chose que sur soi-même.
Le désert des champs, le silence des hameaux, la rareté des fumées qui s'élevaient des masures, l'absence d'animaux, l'état de maigreur et de saleté des quelques hommes rencontrés, et surtout leurs regards, donnèrent au jeune Toscan un sentiment de malaise et d'insécurité. Et lorsqu'il pénétra dans la cour du vieux manoir, au-dessus du ruisseau de la Mauldre, il eut l'intuition du malheur.
Pas un coq sur le fumier, pas un meuglement du côté des étables, pas un aboi de chien. Le jeune homme avança sans que quiconque, serviteur ou maître, par˚t à son approche. La maison semblait morte. "Sont-ils tous partis? se demanda-t-il. Les a-t-on saisis pendant mon absence? qu'est-il arrivé? Ou bien la peste aurait-elle sévi par ici?"
Il noua les rênes de son cheval à un anneau du mur et entra dans le corps du logis. Il se trouva en face de madame de Cressay.
LA REINE …TRANGL…E
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- Oh ! messire Guccio ! s'écria-t-elle. Il me semblait bien... il me semblait bien... Vous voici donc...
Des larmes étaient venues aux yeux de dame …liabel, et elle prit appui sur un meuble, comme si la surprise la faisait vaciller. Elle avait maigri de vingt livres, et vieilli de dix ans. Elle flottait dans sa robe qui naguère se tendait bien fort sur ses hanches et sa poitrine; elle montrait une mine grise, et des joues affaissées sous sa guimpe de veuve.
Guccio, pour dissimuler sa surprise à la voir si changée, regarda la grand-salle autour de lui. Auparavant on y percevait une certaine dignité de vie seigneuriale maintenue malgré de petits moyens; aujourd'hui, tout y disait la misère sans défense, le dénuement désordonné et poussiéreux.
- Nous ne sommes point dans notre meilleur pour accueillir un hôte, dit tristement dame …liabel.
- O˘ sont vos fils?
- A la chasse, comme chaque jour.
- Et mademoiselle Marie? demanda Guccio.
- Hélas ! fit dame …liabel en baissant les yeux.
- qu'est-il arrivé?
Dame …liabel haussa les épaules, d'un geste de désolation.
- Elle est si bas, dit-elle, si faible que je n'espère plus qu'elle se relève jamais, ni même qu'elle atteigne P‚ques.
- quel mal a-t-elle? dit Guccio avec une impatience anxieuse.
- Mais le mal dont nous souffrons tous et dont on meurt à foison par ici !
La faim, signor Guccio. Pensez donc, si de gros corps comme l'était le mien sont tout épuisés, pensez au ravage que la faim peut faire sur des filles encore à grandir;
- Mais, par Dieu, dame …liabel, s'écria Guccio, je croyais que la disette ne frappait que les pauvres gens !
- Et qui croyez-vous que nous sommes, sinon de pauvres gens? Ce n'est point parce que nous avons la chevalerie et un manoir qui croule que nous sommes mieux lotis. Tout notre bien, à nous petits seigneurs, est dans nos serfs et dans le labeur que nous en tirons. Comment pourrions-nous attendre qu'ils nous nourrissent, quand ils n'ont pas à manger pour eux-mêmes et viennent mourir devant notre porte en nous tendant la main? Nous avons d˚
tuer notre bétail pour le partager avec eux. Ajoutez à cela que le prévôt nous a obligés de lui fournir des vivres, d'ordre du roi a-t-il dit, sans doute pour nourrir ses sergents, car ceux-là sont toujours bien gras...
quand tous nos paysans seront morts, que nous restera-t-il, sinon que d'en faire autant? La terre ne vaut rien; elle ne vaut qu'autant qu'on la travaille, et ce ne sont point les cadavres qu'on y enfouit qui la feront produire... Nous n'avons plus ni valets ni servantes. Notre pauvre boiteux...
- Celui que vous appeliez votre écuyer tranchant?
360
LES ROIS MAUDITS
- Oui, notre écuyer tranchant... dit-elle avec un sourire triste. Eh bien, il est parti pour le cimetière l'autre semaine. Et tout à l'avenant.
Guccio hocha la tête, d'un air de compassion. Mais une seule personne, dans tout ce drame, lui importait.
- O˘ est Marie? demanda-t-il.
- Là-haut, dans sa chambre.
- Puis-je la voir?
- Venez.
Guccio la suivit dans l'escalier qu'elle gravit d'un pas lent, marche à
marche, en s'aidant de la corde de chanvre qui pendait le long du pivot de la vis.
Marie de Cressay reposait sur un lit étroit, à l'ancienne mode, o˘ les couvertures n'étaient pas bordées et o˘ les matelas et les coussins étaient très élevés sous le buste, en sorte que la personne allongée semblait sur un plan incliné, les pieds piquant vers le sol.
- Messire Guccio... messire Guccio... murmura Marie.
Ses yeux étaient agrandis d'un cerne bleu ; ses longs cheveux ch‚tains et or étaient épars sur un oreiller de velours r‚pé jusqu'à la trame. Ses joues amincies, son cou fragile, présentaient une transparence inquiétante.
L'impression de rayonnement solaire qu'elle donnait auparavant s'était effacée, comme si un grand nuage blanc f˚t passé au-dessus d'elle.
Dame …liabel se retira, pour éviter de montrer ses larmes.
- Marie, ma belle Marie, dit Guccio en s'approchant du lit.
- Enfin, vous voilà; enfin vous êtes de retour. J'ai eu si peur, oh ! si peur de mourir sans vous revoir.
Elle regardait intensément Guccio, et ses yeux contenaient une grande question inquiète. Inclinée comme elle se trouvait par l'étrange entassement des matelas, elle ne semblait pas absolument réelle, mais découpée dans quelque fresque, ou plutôt dans un vitrail aux perspectives redressées.
- De quoi souffrez-vous, Marie? dit Guccio.
- De faiblesse, mon bien-aimé, de faiblesse. Et puis de la grande crainte que vous m'ayez abandonnée.
- J'ai d˚ aller en Italie pour le service du roi, et partir si h‚tivement que je n'ai pu vous en avertir.
- Pour le service du roi... répéta-t-elle faiblement.
La grande interrogation muette était toujours au fond de son regard. Et Guccio se sentit brusquement honteux de sa bonne santé, de ses vêtements fourrés, des semaines insouciantes passées en voyage, honteux même du soleil de Naples, honteux surtout de la vanité qui l'emplissait jusqu'à
l'heure précédente pour avoir vécu parmi les puissants de ce monde.
Marie avança sa belle main amaigrie ; et Guccio prit cette main ; et LA REINE …TRANGL…E
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leurs doigts refirent connaissance, s'interrogèrent et finirent par s'unir, entrecroisés dans ce geste o˘ l'amcJur se promet plus s˚rement que par un baiser, comme si les mains de deux êtres se liaient pour une même prière.
La question muette disparut alors du regard de Marie. Elle ferma les paupières et ils restèrent ainsi un moment sans parler.
- Il me semble, à tenir vos doigts, que j'y puise force, dit-elle enfin.
- Marie, voyez ce que je vous ai rapporté !
Il tira de son aumônière deux plaques d'or fines et gravées, incrustées de perles et de pierres cabochons, comme il était de mode alors dans les classes riches d'en coudre aux cols des manteaux. Marie prit les plaques et les éleva jusqu'à ses lèvres. Guccio eut un serrement de cour, car, un bijou, f˚t-il ciselé par le plus habile orfèvre de Florence ou de Venise, n'apaise point la faim. " Un pot de miel ou de fruits confits e˚t été
aujourd'hui un meilleur présent", pensa-t-il. Et une grande h‚te d'agir le saisit.
- Je vais aller chercher de quoi vous guérir, s'écria-t-il.
- que vous soyez là, que vous pensiez à moi, je ne demande rien d'autre...
Partez-vous déjà?
- Je serai de retour dans peu d'heures. Il allait franchir la porte.
- Votre mère... sait-elle? dit-il à mi-voix. Marie fit des paupières un signe négatif.
- Je n'ai point voulu disposer de vous, répondit-elle. C'est à vous de disposer de moi, si Dieu veut que je vive.
En redescendant dans la grand-salle, Guccio trouva dame …liabel en compagnie de ses deux fils qui venaient de rentrer. Le visage creux, les yeux brillants de fatigue, les vêtements déchirés et mal rapiécés, Pierre et Jean de Cressay portaient eux aussi les marques de la détresse. Ils témoignèrent à Guccio la joie qu'ils avaient de revoir un ami. Mais ils ne pouvaient se défendre d'un peu d'envie et d'amertume à contempler l'aspect prospère du jeune Lombard. "La banque, décidément, se défend mieux que la noblesse ", pensait Jean de Cressay.
- Notre mère vous a raconté et puis vous avez vu Marie... dit Pierre.
Admirez notre chasse de ce matin. Un corbeau qui s'était rompu la patte, et un mulot. L'honnête bouillon pour toute une famille que l'on va faire avec cela! que voulez-vous? Tout est piégé. On a beau promettre le b‚ton aux paysans s'ils chassent pour eux-mêmes, ils préfèrent recevoir le b‚ton et manger le gibier. A leur place on en ferait autant. Il ne nous reste que trois chiens...
- Les faucons milanais que je vous ai donnés l'automne passé vous font-ils bon service, au moins? demanda Guccio.
Les deux frères baissèrent les yeux d'un air gêné. Puis Jean, l'aîné, se décida à dire en tirant sur sa barbe:
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LES ROIS MAUDITS
- Nous avons d˚ les céder au prévôt Portefruit, pour qu'il consentît à nous laisser notre dernier porc. D'ailleurs, nous n'avions plus de quoi les acharner.
- Vous avez eu grandement raison, répondit Guccio ; à l'occasion, je vous en procurerai d'autres.
- Ce blaireau de prévôt, s'écria Pierre de Cressay, ne s'est point fait meilleur, je vous jure, depuis la fois que vous nous avez tirés de ses griffes. Il est à lui seul pire que la disette, et il en double le mal.
- J'ai vergogne, messire Guccio, de la petite chère que je vais vous offrir à partager, dit la veuve.
Guccio mit à son refus beaucoup de délicatesse, alléguant qu'il était attendu à son comptoir de Neauphle.
- Je vais faire en sorte aussi de vous découvrir quelques victuailles, ajouta-t-il. Vous ne pouvez continuer ainsi, et surtout votre fille.
- Nous vous avons moult gr‚ces de votre pensée, répondit Jean de Cressay, mais vous ne trouverez rien, fors l'herbe au long des chemins.
- Allons donc! s'écria Guccio en frappant sur sa bourse. Je ne serais point Lombard si je n'y réussissais.
- L'or même n'est plus d'utilité.
- C'est bien ce que nous verrons.
Il était dit que Guccio, à chacun de ses passages dans cette famille, y jouerait le chevalier sauveur et non le créancier. Il ne songeait même plus à la dette de trois cents livres jamais acquittée depuis la mort du sire de Cressay.
Il piqua vers Neauphle, persuadé que les commis du comptoir Tolomei le tireraient d'affaire. "Tels que je les connais, ils ont d˚ prudemment engranger, ou bien ils savent o˘ se fournir lorsqu'on a les moyens de payer".
Mais il surprit les trois commis serrés autour d'un feu de tourbe ; ils avaient la mine cireuse et le nez tristement pointé vers le sol.
- Depuis deux semaines, tout trafic est arrêté, signor Guccio, lui déclara le chef de comptoir. On ne fait même point une opération par jour. Les créances ne rentrent pas, et il n'avancerait à rien d'ordonner saisie; on ne prend pas le néant... Des provisions de bouche?
Il haussa les épaules.
- Nous allons faire festin tout à l'heure d'une livre de ch‚taignes, poursuivit-il, et nous en lécher les lèvres pendant trois jours. Vous avez encore du sel à Paris? C'est le manque de sel surtout qui fait dépérir. Si vous pouviez seulement nous en faire parvenir un boisseau! Le prévôt de Montfort en a, mais il ne veut point le distribuer. Ah ! celui-là n'est privé de rien, soyez-en certain; il a rançonné tout l'alentour comme pays en guerre.
- Mais c'est une vraie peste, en vérité, que ce Portefruit ! s'écria LA REINE …TRANGL…E
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Guccio. Je m'en vais lui parler, moi. Je l'ai déjà maté une fois, ce voleur.
- Signor Guccio... dit le chef du comptoir voulant, engager le jeune homme à la prudence.
Mais Guccio était déjà dehors et remontait à cheval. Un sentiment de haine comme il n'en avait jamais connu lui écartelait la poitrine. Parce que Marie de Cressay était en train de mourir de faim, il passait du côté des pauvres et des souffrants ; et à cela seul il e˚t pu s'apercevoir que son amour était vrai.
Lui, le Lombard, l'enfant de l'argent, il prenait brusquement parti pour le clan de la misère. Il remarquait à présent que les murs des maisons semblaient suer la mort. Il se sentait solidaire de ces familles chancelantes qui suivaient des cercueils, de ces hommes à la peau collée sur les pommettes et dont les regards étaient devenus des regards de bêtes.
Il allait planter sa dague dans le ventre du prévôt Portefruit ; il y était décidé. Il allait venger Marie, venger toute la province et accomplir un geste de justicier. Il serait arrêté, bien s˚r; il voulait l'être, et l'affaire irait loin. Son oncle Tolomei remuerait ciel et terre ; messire de Bouville et Monseigneur de Valois seraient avertis. Le procès viendrait devant le Parlement de Paris, et même devant le roi. Et alors Guccio s'écrierait : " Sire, voilà pourquoi j'ai tué votre prévôt... "
Une lieue et demie de galop lui calma un peu l'imagination. "Rappelle-toi, mon garçon, qu'un cadavre ne paie pas d'intérêts", avait-il entendu répéter par ses oncles banquiers, depuis sa petite enfance. Au bout du compte, chacun ne se bat bien qu'avec les armes qui lui sont propres ; Guccio, ainsi que tout Toscan aisé, savait assez convenablement manier les lames courtes, mais ce n'était pas là sa spécialité.
Il ralentit donc à l'entrée de Montfort-FAmaury, mit son cheval et son esprit au calme, et se présenta à la prévôté. Comme le sergent de garde ne lui montrait pas tout l'empressement souhaité, Guccio sortit de dessous son manteau le sauf-conduit, scellé du sceau royal, que Valois lui avait fait établir pour les besoins de sa mission à Naples.
Les termes en étaient assez larges... "Je requiers tous baillis, sénéchaux et prévôts de porter aide et assistance... " pour que Guccio p˚t l'utiliser encore.
- Service du roi ! dit-il.
A la vue du sceau royal, le sergent de la prévôté devint aussitôt courtois et zélé, et courut ouvrir les portes.
- Tu feras manger mon cheval, lui ordonna Guccio. Les gens sur lesquels nous avons eu une fois l'avantage se tiennent généralement pour battus d'avance dès qu'ils se retrouvent en notre
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LES ROIS MAUDITS
présence. Veulent-ils regimber, cela ne change rien ; les eaux coulent toujours dans le même sens. Ainsi en était-il entre Portefruit et Guccio.
Les sourcils ronds, les joues rondes, la panse ronde, le prévôt, vaguement inquiet, roula plutôt qu'il ne marcha au-devant de son visiteur.
La lecture du sauf-conduit ne fit que le troubler davantage. quelles pouvaient bien être les fonctions secrètes de ce jeune Lombard? Venait-il enquêter, inspecter? Le roi Philippe le Bel avait ainsi de ces agents mystérieux qui sous le couvert d'un autre métier parcouraient le royaume, faisaient leurs rapports ; et puis soudain, une grille de prison s'ouvrait...
- Ah ! messire Portefruit, avant toute chose je veux vous apprendre, dit Guccio, que je n'ai point parlé en haut lieu de cette affaire de tailles de mutation, pour les sires de Cressay, qui nous donna occasion de nous rencontrer l'autre année. J'ai bien admis qu'il s'agissait d'une erreur.
Ceci pour vous tranquilliser.
Belle manière, en effet, de rassurer le prévôt ! C'était lui dire en clair, dès l'abord : " Je vous rappelle que je vous ai pris en flagrant délit de prévarication, et que je puis le faire savoir quand je voudrai. "
La face lunaire du prévôt p‚lit un peu, ce qui accentua, par opposition, la couleur vineuse de la tache de naissance qui lui couvrait la tempe et une partie du front.
- Je vous sais gré, messire Baglioni, de votre jugement, répondit-il. En effet, c'était une erreur. D'ailleurs j'ai fait gratter les livres.
- Ils avaient donc besoin d'être grattés? remarqua Guccio. L'autre comprit qu'il venait de prononcer une sottise dangereuse. Décidément ce jeune Lombard avait le don de lui brouiller la tête.
- J'allais justement me mettre à dîner, dit-il pour changer au plus vite de sujet. Me ferez-vous l'honneur de partager...
Il commençait de se montrer obséquieux. L'habileté commandait à Guccio d'accepter; les gens ne se livrent jamais mieux qu'à table. Et puis Guccio depuis le matin avait beaucoup couru sans rien manger. Si bien qu'étant parti de Neauphle pour tuer le prévôt, il se retrouva confortablement assis en face de lui, et ne se servant de sa dague que pour trancher dans un cochon de lait, rôti à point, et qui baignait dans une belle graisse dorée.
La chère que faisait le prévôt au milieu d'un pays en famine était proprement scandaleuse. " quand je pense, se disait Guccio, que je suis venu quérir de quoi nourrir Marie, et que c'est moi qui suis à goinfrer ! "
Chaque bouchée accroissait sa haine; et comme le prévôt, croyant se concilier son visiteur, présentait ses meilleures provisions et ses vins les plus rares, Guccio, à chaque rasade qu'on le forçait d'accepter, se répétait : " II rendra compte de tout cela, ce malfaiteur. J'agirai si bien que je l'enverrai se balancer au bout d'une corde. " Jamais repas ne fut LA REINE …TRANGL…E
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dévoré avec plus d'appétit de la part de l'invité, et si peu de bénéfice pour celui qui l'offrait. Guccio ne manquait pas une occasion de mettre son hôte mal à l'aise.
- J'ai appris que vous aviez acquis des faucons, messire Portefruit?
demanda-t-il soudain. Avez-vous donc le droit de chasser comme les seigneurs?
L'autre s'étrangla dans son gobelet.
- Je chasse avec les seigneurs d'alentour, lorsqu'ils veulent bien m'y convier, répondit-il vivement.
Il chercha une nouvelle fois à dévier le cours de la conversation, et ajouta:
- Vous voyagez beaucoup, il me semble, messire Baglioni?
- Beaucoup, en effet, répondit Guccio avec détachement. Je reviens d'Italie, o˘ j'avais affaire pour le compte du roi auprès de la reine de Naples.
Portefruit se rappela que, lors de leur première rencontre, c'était d'une mission auprès de la reine d'Angleterre que Guccio revenait. Ce jeune homme devait être bien puissant qui paraissait surtout employé à courir vers les reines. En outre, il savait toujours les choses qu'on e˚t préféré taire...
- Maître Portefruit, les commis du comptoir que mon oncle possède à
Neauphle sont réduits à bien grande misère. Je les ai trouvés malades de faim, et ils m'assurent qu'ils ne peuvent rien acheter, déclara soudain Guccio. Comment expliquez-vous que sur un pays si ravagé par la disette, vous imposiez des dîmes en nature, et passiez prendre et saisir tout ce qu'il y reste à m‚cher?
- Eh! messire Baglioni, c'est une grave question pour moi, et une grande affliction, je vous le jure. Mais je dois obéir aux ordres de Paris. Je suis tenu d'envoyer chaque semaine trois charrettes de vivres, comme tous les autres prévôts de par ici, parce que Monseigneur de Marigny craint l'émeute et veut tenir sa capitale en main. Comme toujours, c'est la campagne qui souffre.
- Et quand vos sergents ramassent de quoi emplir trois charrettes, ils peuvent aussi bien en remplir quatre et vous en garder une. L'angoisse afflua au cour du prévôt. Ah ! le pénible dîner!
- Jamais, messire Baglioni, jamais! qu'allez-vous penser?
- Allons, allons, prévôt! D'o˘ vient tout ceci? s'écria Guccio en désignant la table. Les jambons, que je sache, ne viennent pas tout seuls se pendre à
votre heurtoir. Et vos sergents ne sont pas prospères comme on les voit, à
seulement lécher la fleur de lis de leur b‚ton?
"Si j'avais su, pensa Portefruit, je l'aurais moins bien traité."
- C'est que, voyez-vous, répondit-il, si l'on veut maintenir l'ordre dans le royaume, il faut nourrir honnêtement ceux qui ont charge d'y veiller.
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LES ROIS MAUDITS
- Assurément, dit Guccio, assurément. Vous parlez comme il faut. Un homme nanti d'un si haut office que le vôtre ne doit point raisonner comme les gens du commun, ni ne saurait agir de leur façon.
Il devenait soudain approbateur, amical, et paraissait se rendre entièrement aux vues de son interlocuteur. Le prévôt, qui avait bu à
suffisance pour reprendre courage, donna dans le panneau.
- Ainsi pour les tailles d'impôts... reprit Guccio.
- Les tailles? dit le prévôt.
- Eh bien, oui ! Vous les avez en fermage. Or il faut que vous viviez, que vous payiez vos commis... Alors forcément vous devez prélever plus que ce qui vous est requis par le Trésor. Comment vous y prenez-vous? Vous doublez la taille, n'est-ce pas? C'est ce que font à ma connaissance tous les prévôts.
- A peu près, dit Portefruit se laissant aller parce qu'il pensait avoir affaire à quelqu'un d'averti. Nous y sommes bien obligés. Déjà, pour avoir ma charge, j'ai d˚ fourrer la paume à l'un des commis de Marigny.
- Un commis de Marigny, vraiment?
- Eh oui... et je continue de lui glisser une coquette bourse à chaque Saint-Nicolas. Il me faut partager aussi avec mon receveur, sans parler de ce que me regratte le bailli qui est au-dessus de moi. Au bout du compte...
- ... il ne vous reste pas tellement pour vous-même, j'entends bien...
Alors, prévôt, vous allez me porter aide, et moi je vais vous proposer un marché o˘ vous ne perdrez point. Je suis en peine pour nourrir mes commis de Neauphle. Chaque semaine vous leur délivrerez en sel, farine, fèves, miel, et viande fraîche ou séchée, ce qui leur est de besoin et qu'ils vous paieront au meilleur prix de Paris, avec encore un petit surcroît de trois sols à la livre. Je me dispose même à vous laisser vingt livres d'avance, dit-il en faisant sonner sa bougette.
Le tintement de l'or acheva d'endormir la défiance du prévôt. Il discuta un peu, pour la forme, les poids et les prix. Il s'étonnait des quantités demandées par Guccio.
- Vos commis ne sont que trois. Leur faut-il vraiment tant de miel et de pruneaux? Oh ! je peux, je peux fournir...
Comme Guccio souhaitait emporter sur-le-champ quelques provisions, le prévôt le conduisit dans sa réserve qui ressemblait fort à un entrepôt.
Maintenant que le marché était conclu, à quoi bon dissimuler? Et d'une certaine manière, le prévôt éprouvait de la satisfaction à montrer, impunément croyait-il, ses trésors alimentaires. Le nez en l'air, les bras courts, il s'agitait parmi les sacs de lentilles et de pois secs, humait les fromages, caressait de l'oil les chapelets de saucisses.
LA REINE …TRANGL…E
367
Bien qu'il e˚t passé deux heures à table, il semblait que l'appétit lui f˚t déjà revenu.
" Le gaillard mériterait qu'on le vienne piller à coups de fourches", pensait Guccio. Un valet prépara un fort paquet de victuailles qu'on dissimula dans une toile, et que Guccio fit accrocher à sa selle.
- Et si d'aventure, dit le prévôt en raccompagnant son hôte, vous manquiez vous-même, à Paris...
- Je vous remercie, prévôt, je m'en souviendrai. Mais sans doute ne tarderez-vous pas à me revoir. Et, de toute façon, soyez s˚r que je parlerai de vous comme il faut.
Là-dessus Guccio repartit pour Neauphle, o˘ il remit aux trois commis, éblouis et salivants, la moitié de son butin.
- Il en sera ainsi chaque semaine, leur dit-il. C'est chose convenue avec le prévôt. De ce qu'il vous fournira, vous ferez deux parts, l'une pour vous, l'autre qu'on viendra prendre de Cressay, ou que vous y porterez, bien prudemment. Mon oncle s'intéresse fort à cette famille qui est mieux en cour qu'elle n'en donne l'aspect ; qu'on veille donc à la ravitailler.
- Paieront-ils ces vivres en espèces, ou bien faudra-t-il en augmenter leur créance? demanda le chef du comptoir.
- Vous tiendrez un compte à part que je surveillerai. Dix minutes plus tard Guccio arrivait au manoir et posait au chevet de Marie de Cressay miel, fruits sèches et confiseries.
- J'ai remis en bas, à votre mère, du porc salé, des farines, du sel... Les yeux de la malade s'emplirent de larmes.
- Comment avez-vous réussi?... Messire Guccio, vous êtes donc magicien? Du miel... oh! du miel...
- Je ferais bien plus pour vous voir reprendre forces, et pour la joie d'être aimé de vous. Chaque huit jours vous en recevrez autant par mes commis... Croyez-moi, ajouta-t-il en souriant, c'est ouvrage moins difficile que de débusquer un cardinal en Avignon.
Cela lui rappela qu'il n'était point venu à Cressay uniquement pour y nourrir les affamés ; et, profitant de ce qu'ils étaient seuls, il demanda à Marie si le dépôt qu'il lui avait confié l'automne passé se trouvait toujours à la même place, dans la chapelle.
- Je n'y ai point touché, répondit-elle. J'avais grande inquiétude de mourir sans savoir ce que je devais en faire.
- N'en soyez plus en peine, je vais le reprendre. Et de gr‚ce, si vous m'aimez, ne songez plus à mourir!
- Plus maintenant, dit-elle en souriant à son tour.
Il la laissa puisant dans le pot de miel, à petites cuillerées, et d'un air d'extase.
"Tout l'or du monde, tout l'or du monde pour lui voir ce visage heureux !
Elle vivra, j'en suis s˚r. Elle est malade de faim, certes, mais 368
LES ROIS MAUDITS
surtout elle était malade de moi ", pensait-il avec la belle fatuité de la jeunesse.
Descendu dans la grand-salle il prit dame …liabel à part pour lui dire qu'il avait rapporté d'Italie d'excellentes reliques, fort efficaces, et qu'il souhaitait prier dessus, seul dans la chapelle, afin d'obtenir la guérison de Marie. La veuve s'émerveilla de ce qu'un jeune homme si dévoué, si allant, si habile, f˚t en même temps si pieux.
Guccio, ayant reçu la clef, gagna la chapelle o˘ il s'enferma ; il n'eut pas de peine à retrouver la dalle, près de l'autel, la souleva, et, d'entre les ossements effrités d'un lointain sire de Cressay, retira l'étui de plomb qui contenait, outre le double des comptes du roi d'Angleterre et de Monseigneur d'Artois, la pièce attestant les malversations de l'archevêque Jean de Marigny. " Voilà une bonne relique pour guérir le royaume ", se dit-il.
Il replaça la dalle, la recouvrit d'un peu de poussière, et sortit, prenant une mine dévote.
Bientôt après, ayant reçu remerciements, embrassades et bénédictions de la ch‚telaine et de ses fils, il se remit en route.
Il n'avait pas franchi la Mauldre que les Cressay déjà se précipitaient à
la cuisine.
- Attendez, mes fils, attendez au moins que je vous apprête un repas ! dit dame …liabel.
Mais elle ne put empêcher les deux frères de tailler de larges rondelles dans une saucisse séchée.
- Ne pensez-vous pas que Guccio est épris de Marie, pour tant se soucier de nous? dit Pierre de Cressay. Il ne nous réclame pas nos dettes, ni même les intérêts, et au contraire nous couvre de présents.
- Mais non, répondit vivement dame …liabel. Il nous aime tous bien, voilà
tout, et il est honoré de notre amitié.
- Ce ne serait point un si mauvais parti, dit encore Pierre.
Jean, l'aîné, grogna dans sa barbe. Pour lui, qui était en position de chef de famille, la perspective d'accorder sa sour à un Lombard heurtait toutes les traditions de noblesse.
- Si telles étaient ses intentions, jamais je n'accepterais...
Mais comme il avait la bouche pleine, il se retint d'achever sa pensée.
Certaines circonstances endorment un moment scrupules et principes. Et Jean de Cressay, m‚chant, demeura songeur.
Cependant Guccio, trottant vers Paris, se demandait s'il n'avait pas eu tort de partir si vite, et de ne pas saisir l'occasion pour solliciter la main de Marie.
" Non, c'e˚t été indélicat. On ne présente point pareille requête à des gens affamés. J'aurais paru vouloir profiter de leur misère. J'attendrai que Marie soit guérie. "
LA REINE …TRANGL…E
369
En vérité, le courage de la décision lui avait fait défaut, et il cherchait des excuses à son manque d'audace.
La fatigue, à la tombée du jour, l'obligea de s'arrêter. Il dormit quelques heures à Versailles, petit village triste et isolé au milieu de marécages insalubres. Les paysans, là aussi, mouraient de faim.
Le lendemain matin, Guccio arrivait rue des Lombards; aussitôt il s'enferma avec son oncle auquel il raconta, d'un ton indigné, tout ce qu'il venait de voir. Son récit occupa une grande heure. Messer Tolomei, assis devant son feu, écoutait, très calmement.
- J'ai bien fait, pour la famille Cressay? Tu m'approuves, n'est-ce pas, mon oncle?
- Certes, certes, mon ami, je t'approuve. Et d'autant plus volontiers qu'il ne sert de rien de discuter avec un amoureux... Tu as rapporté la décharge de l'archevêque?
- Oui, mon oncle, répondit Guccio en lui tendant l'étui de plomb.
- Tu me dis donc, reprit Tolomei, que le prévôt de Montfort t'a déclaré
percevoir le double des tailles, dont il reverse une partie à un commis de Marigny. Sais-tu quel commis?
- Je pourrai le savoir. Ce drôle me croit maintenant très fort son ami.
- Et il affirme que les autres prévôts agissent de même?
- Sans hésiter. N'est-ce point une honte? Et ils font un inf‚me commerce de la faim, et ils s'engraissent comme porcs, tandis qu'autour d'eux le peuple crève. Le roi ne devrait-il pas en être averti?
L'oil gauche de Tolomei, cet oil qu'on ne voyait jamais, s'était brusquement ouvert, et tout son visage en prenait une expression différente, à la fois ironique et inquiétante. En même temps le banquier frottait l'une contre l'autre, lentement, ses mains gfasses et pointues.
- Eh bien ! ce sont de fort bonnes nouvelles que tu m'apportes là, mon cher Guccio, de fort bonnes nouvelles, dit-il en souriant.
II
LES COMPTES DU ROYAUME
Spinello Tolomei n'était pas un homme pressé. Il réfléchit deux bonnes journées; puis, la troisième, ayant mis sa chape par-dessus son manteau fourré, car la pluie tombait en giboulées, il se rendit à l'hôtel de Valois. Il fut reçu rapidement par le comte de Valois lui-même et par Monseigneur d'Artois, tous deux assez meurtris, aigres en leurs propos, avalant mal leur défaite et cherchant à échafauder de vagues plans de vengeance.
L'hôtel paraissait beaucoup plus calme que les mois passés, et l'on sentait bien que le vent de la faveur soufflait de nouveau du côté de Marigny.
- Messeigneurs, dit Tolomei aux deux grands barons, vous vous êtes conduits ces dernières semaines d'une manière qui, si vous teniez banque ou commerce, vous e˚t menés tout bonnement à fermer comptoir.
Il pouvait se permettre ce ton de semonce ; il s'en était acquis le droit pour dix mille livres, non pas versées de sa poche, mais qu'il avait garanties.
- Vous ne m'avez point demandé d'avis; je ne vous en ai donc pas donné, reprit-il. Mais j'aurais pu vous certifier qu'un homme aussi puissant et aussi averti que l'est messire Enguerrand ne s'amusait pas à mettre les mains dans les coffres du roi. Des comptes purs? Bien s˚r que ses comptes sont purs. S'il a trafiqué, c'est d'autre manière.
Puis, s'adressant directement au comte de Valois :
- Je vous ai obtenu quelque argent, Monseigneur Charles, afin de vous hisser dans la confiance du roi. Cet argent devait être prompte-ment rendu.
- Mais il le sera, messer Tolomei, il le sera.
- Et quand cela, Monseigneur? Je n'aurai point l'audace de douter de votre parole. Je suis certain de la créance; encore m'intéresserais-LA REINE …TRANGL…E
371
je à savoir quand et par quels moyens elle sera remboursée. Or vous n'avez plus la gestion du Trésor; la voici repassée à Marigny. D'autre part, je ne vois pas qu'ait été promulguée aucune ordonnance concernant l'émission des monnaies, ce qui nous tenait fort à cour, ni aucune non plus rétablissant le droit de guerre privée. Marigny y fait obstacle.
- Et qu'avez-vous à proposer pour venir à bout de ce sanglier puant?
s'écria Robert d'Artois. Nous y sommes aussi attachés que vous, croyez-le, et si vous pouvez avancer une idée meilleure que les nôtres, elle sera bienvenue. C'est une chasse o˘ nous avons besoin de chiens de relais.
Tolomei lissa les plis de sa robe, croisa les mains sur son ventre.
- Messeigneurs, je ne suis pas chasseur, répondit-il, mais je suis Toscan de naissance, et je sais que, quand on ne peut abattre son ennemi de face, il faut l'attaquer de profil. Vous vous êtes portés trop franchement au combat. Cessez donc d'accuser Marigny et de répandre partout qu'il est un voleur, puisque le roi a certifié qu'il ne l'était point. Paraissez pour un temps accepter qu'il gouverne; feignez même de vous réconcilier avec lui; et puis, par-derrière, faites enquêter dans les provinces. N'en chargez point les officiers royaux, car ils sont les créatures de Marigny, et justement ceux qu'il vous faut viser. Mais dites aux nobles, grands et petits, sur qui vous avez influence, de vous instruire des agissements des prévôts. En bien des lieux, la moitié seulement des tailles perçues parvient au Trésor. Ce qu'on ne prend point en argent, on le prend en vivres que l'on revend à prix prohibés. Faites enquêter, vous dis-je; et d'autre part obtenez du roi qu'il convoque tous les prévôts, receveurs et commis de finances afin que leurs livres soient examinés. Par qui? Par Marigny, assisté bien s˚r des barons et des conseillers aux comptes. Et en même temps vous produirez vos enquêteurs. Alors je vous dis qu'il apparaîtra de telles malversations, et si monstrueuses, que vous pourrez sans peine en rejeter la faute sur Marigny, et sans plus vous soucier de savoir s'il est innocent ou coupable. Ce faisant, Monseigneur Charles, vous aurez les nobles pour vous, qui rechignent à voir sur leurs fiefs les sergents de Marigny se mêler à tout ; et vous aurez aussi le bas peuple qui crève de famine et cherche des responsables à sa misère. Voilà, Messeigneurs, le conseil que je m'autorise à vous donner, et celui que je porterais au roi si j'étais en votre position... Sachez de surcroît que nos compagnies lombardes, qui tiennent comptoir en de nombreux endroits, peuvent si vous le souhaitez aider à votre enquête.
Valois réfléchit quelques instants.
- Le difficile, dit-il, sera de décider le roi, car il est pour l'heure tout entiché de Marigny et de son frère l'archevêque, dont il attend un pape.
- En ce qui regarde l'archevêque, ne vous inquiétez pas, répliqua 372
LES ROIS MAUDITS
le banquier. Je dispose à son usage d'une muselière dont je me suis déjà
servi une fois, et que je lui repasserai au nez le moment venu. Lorsque Tolomei fut sorti, d'Artois dit à Valois :
- Ce bonhomme-là décidément est plus fort que nous.
- Plus fort... plus fort... répondit Valois. C'est-à-dire qu'il nous précise dans son langage de marchand les choses que nous pensions déjà.
Mais il s'empressa, dès le lendemain, de se conformer aux instructions du capitaine général des Lombards, lequel pour une garantie de dix mille livres donnée à ses confrères italiens, s'était offert le luxe de diriger la France.
Un bon mois d'insistance fut nécessaire à Monseigneur de Valois pour convaincre le roi. En vain Valois répétait à son neveu:
- Rappelez-vous les derniers mots de votre père. Rappelez-vous comme il vous a dit: "Louis, sachez au plus tôt l'état de votre royaume. " Eh bien, c'est en convoquant tous les prévôts et receveurs que vous connaîtrez cet état. Et notre saint aÔeul dont vous portez le nom vous montre l'exemple en cela aussi. Il ordonna une grande enquête de la sorte, l'an 1247...
Or Marigny n'était pas hostile au principe d'une telle réunion; il y voyait l'occasion de reprendre en main les agents royaux. Car lui aussi constatait des rel‚chements dans l'administration. Mais il estimait sage de surseoir à
la convocation; il affirmait que le moment était mal choisi, alors que la misère aigrissait le peuple et que les ligues de barons s'agitaient, pour éloigner de leurs résidences, d'un seul coup, tous les officiers du roi.
Il était indéniable que, depuis la mort de Philippe le Bel, l'autorité
centrale s'affaiblissait. En réalité, deux pouvoirs s'opposaient, s'empêtraient, s'annulaient l'un l'autre. On obéissait ou bien à Marigny, ou bien à Valois. Tiraillé entre les deux partis, mal renseigné, ne sachant distinguer la calomnie de l'information véritable, et incapable par nature de trancher franchement, Louis X accordait sa confiance tantôt à gauche, tantôt à droite, et croyait gouverner alors qu'il ne faisait que subir.
Cédant à la violence des ligues, et sur avis de la majorité de son Conseil, Louis, le 19 mars de cette année 1315, c'est-à-dire après trois mois et demi de règne, signa la charte aux seigneurs normands, qui allait être suivie presque aussitôt des chartes aux Languedociens, aux Bourguignons, aux Champenois, aux Picards, la dernière intéressant tout particulièrement le comte de Valois et Robert d'Artois. Ces édits effaçaient toutes les dispositions, scandaleuses aux yeux des privilégiés, par lesquelles Philippe le Bel avait interdit les tournois, guerres privées et gages de bataille. Il était à nouveau permis aux gentilshommes " de guerroyer les uns aux autres, chevaucher, aller, venir et porter les LA REINE …TRANGL…E
373
armes"... Autrement dit, la noblesse française retrouvait son droit ancestral et chéri à se ruiner en vraies ou fausses batailles, à se massacrer, et à ravager à l'occasion le royaume pour vider des querelles de personnes. quel souverain monstrueux, en vérité, et dont la mémoire méritait d'être honnie, que celui qui pendant trente ans l'avait privée de ces honnêtes passe-temps !
…galement, les seigneurs redevenaient libres de distribuer des terres et de se créer de nouveaux vassaux, donc souvent de nouveaux profits, sans avoir à en référer au roi. Pour tout litige, les nobles ne devaient désormais comparaître que devant des juridictions nobles. Les sergents et prévôts du roi ne pouvaient plus arrêter les délinquants ou les citer en justice sans en référer d'abord au seigneur du lieu. Les bourgeois et paysans libres n'étaient plus autorisés, sauf en quelques cas exceptionnels, à sortir des terres des seigneurs pour venir se réclamer de la justice du roi.
Relativement aux subsides militaires et aux levées de troupes, les barons reprenaient une espèce d'indépendance qui leur permettait de décider s'ils voulaient ou non participer aux guerres nationales, et, dans l'affirmative, combien ils souhaitaient se faire payer.
Marigny parvint à faire inscrire à la fin de ces chartes une formule vague concernant la suprême autorité royale et tout ce qui " d'ancienne coutume appartenait au souverain prince et à nul autre". Cette formule de droit laissait la possibilité à un monarque fort de reprendre pièce par pièce tout ce qui venait d'être cédé. Valois pourtant y consentit, car pour lui, lorsqu'on disait "anciennes coutumes", il entendait "Saint Louis". Mais Marigny nourrissait peu d'illusions; en esprit comme en fait, c'étaient toutes les institutions du Roi de fer qui s'effondraient. Marigny sortit de ce corîseil du 19 mars en déclarant qu'on y avait creusé le lit pour de grands troubles.
Dans le même temps, la convocation des prévôts, trésoriers et receveurs fut enfin décidée; on expédia, dans tous les bailliages et sénéchaussées, des enquêteurs officiels qu'on appela des "réformateurs ", mais sans leur accorder les délais convenables à une inspection sérieuse, puisque la réunion était fixée au milieu du mois suivant; et comme on cherchait un lieu o˘ tenir cette assemblée, Charles de Valois proposa Vincennes, en souvenir de Saint Louis.
Donc, au jour dit, Louis Hutin, ses pairs, ses barons, les dignitaires et principaux officiers de la couronne, les membres du Conseil et de la Chambre des Comptes, se rendirent en grand équipage au manoir de Vincennes.
Cette belle chevauchée attira les gens sur le pas des portes ; les gamins suivaient en criant : " Vive le Roi ! " dans l'espoir de recevoir une poignée de dragées. Le bruit s'était répandu que le roi allait juger les receveurs d'impôts, et rien, à défaut de pain, ne pouvait davantage satisfaire le peuple.
374
LES ROIS MAUDITS
Le temps d'avril était doux avec des nuages légers qui couraient dans le ciel au-dessus des chênes de la forêt ; un vrai temps de printemps qui redonnait espérance. Si la disette continuait de sévir, au moins en avait-on fini du froid, et Ton se disait que la récolte prochaine serait bonne, si les saints de glace ne tuaient pas les blés nouveaux.
A proximité du manoir royal, une immense tente avait été dressée, comme pour quelque fête ou grand mariage, et deux cents receveurs, trésoriers et prévôts s'y tenaient alignés, les uns sur des bancs de bois, les autres par terre, assis en tailleur.
Sous un dais brodé aux armes de France, le jeune roi, couronne en tête, sceptre en main, vint occuper son faudesteuil, sorte de pliant hérité du siège curule et qui, depuis les origines de la monarchie française, servait de trône au souverain en déplacement. Les accoudoirs du faudesteuil de Louis X étaient sculptés de têtes de lévriers, et le fond garni d'un coussin de soie rouge.
Pairs et barons prirent place de part et d'autre du roi, et les conseillers aux Comptes s'installèrent derrière de longues tables posées sur des tréteaux. Les fonctionnaires royaux, portant leurs registres, furent alors appelés, en même temps que les réformateurs qui avaient circulé dans leurs circonscriptions respectives. Pour h‚tives qu'aient été les enquêtes, elles avaient quand même permis de recueillir bon nombre de dénonciations locales dont la plupart se trouvèrent rapidement avérées. Presque tous les comptes présentaient des traces de gaspillages, d'abus et de malversations, surtout dans les derniers mois, surtout depuis la mort de Philippe le Bel, surtout depuis qu'on avait sapé l'autorité de Marigny.
Les barons commençaient à murmurer, comme s'ils eussent tous été eux-mêmes des parangons d'honnêteté, ou comme si les dilapidations eussent atteint leurs biens propres. La peur gagnait les rangs des fonctionnaires, et certains de ceux-ci préférèrent disparaître subrepticement par le fond de la tente, repoussant à plus tard de s'expliquer. quand on arriva aux prévôts et receveurs des régions de Montfort-FAmaury, Dourdan et Dreux, sur lesquels Tolomei avait fourni aux réformateurs des éléments fort précis d'accusation, il se fit autour du roi une très vite agitation. Mais le plus indigné de tous les seigneurs, celui qui le plus haut laissa éclater sa colère, fut Marigny. Sa voix couvrit toutes les voix, et il s'adressa à ses subordonnés avec une violence qui leur fit courber le dos. Il exigeait des restitutions, promettait des ch‚timents. Monseigneur de Valois, se levant, lui coupa soudain la parole.
- C'est beau rôle que vous jouez là devant nous, messire Enguer-rand, s'écria-t-il ; mais il ne sert à rien de tonner si fort au nez de ces coquins, car ils sont hommes que vous avez mis en place, dévoués à vous, et tout dénonce que vous avez partagé avec eux.
LA REINE …TRANGL…E
375
Un si profond silence suivit cette accusation publique qu'on put entendre un coq chanter dans la campagne. Le Hutin, visiblement surpris, regardait de droite et de gauche. Chacun retenait son souffle, car Marigny marchait sur Charles de Valois.
- Messire, répondit-il d'une voix rauque, s'il se trouve en toute cette chiennaille...
Il désignait de la main ouverte l'assemblée des prévôts.
- ... s'il se trouve un seul, parmi ces mauvais serviteurs du royaume, pour affirmer en conscience et jurer sur la foi qu'il m'a soudoyé en quelque manière, ou remis le moindre profit de ses recettes, je veux qu'il approche.
Alors, poussé par la grande patte de Robert d'Artois, on vit s'avancer le prévôt de Montfort, dont les comptes étaient en cours d'examen.
- qu'avez-vous à dire? Vous venez chercher votre corde? lui lança Marigny.
Tout tremblant, sa face ronde marquée d'une tache lie de vin, le prévôt restait muet. Pourtant, il avait été bien endoctriné, par Guccio d'abord, puis par Robert d'Artois qui, la veille, lui avait promis qu'il échapperait à tout ch‚timent, à condition de témoigner contre Marigny.
- Alors, qu'avez-vous à dire? demanda à son tour le comte de Valois. Ne craignez point d'avouer la vérité, car notre bien-aimé roi est là pour l'entendre, et rendre sa justice.
Portefruit mit un genou en terre devant Louis X et, croisant ses bras courts, prononça:
- Sire, je suis un grand fautif; mais j'y ai été obligé par le commis de Monseigneur de Marigny, qui me réclamait chaque année le quart des tailles, pour le compte de son maître.
- quel commis? Nommez-le, et qu'il comparaisse! cria Enguer-rand. quelles sommes lui avez-vous baillées?
Le prévôt alors se démonta, chose qu'auraient pu prévoir ceux qui l'employaient, car il était douteux qu'un homme qui avait perdu pied devant Guccio ne s'effondr‚t point en présence de Marigny. Il prononça le nom d'un commis mort depuis cinq ans, s'enferra en citant un autre complice, mais qui se trouvait appartenir à la maison du comte de Dreux et non à celle de Marigny. Il fut tout à fait incapable d'expliquer par quelle filière mystérieuse les fonds détournés pouvaient parvenir au recteur du royaume.
Sa déposition suait la félonie. Marigny y mit terme en disant:
- Sir, comme vous en pouvez juger, il n'y a pas miette de vrai dans ce que bredouille cet homme. C'est un larron qui pour se sauver répète paroles enseignées, et mal enseignées, par mes ennemis. qu'il me soit reproché
d'avoir placé ma confiance en de tels crapauds dont la 376
LES ROIS MAUDITS
déshonnêteté vient d'éclater; qu'il me soit reproché ma faiblesse de n'en avoir point fait rouer une bonne douzaine, je souscrirai à la semonce, encore que depuis quatre mois on m'ait beaucoup ôté les moyens d'agir sur eux. Mais qu'on ne me fasse pas grief de vol. C'est la seconde fois que messire de Valois s'y autorise, et cette fois je ne le tolérerai plus.
Seigneurs et magistrats comprirent alors que la grande querelle allait enfin se vider.
Dramatique, une main sur le cour, l'autre pointée vers Marigny, Valois répliquait, s'adressant au roi :
- Sire mon neveu, nous sommes trompés par un méchant homme qui n'est que trop resté au milieu de nous, et dont les méfaits ont attiré sur notre maison la malédiction. C'est lui qui est cause des extorsions dont on se plaint et qui, pour de l'argent qu'on lui a donné, a fait, à la honte du royaume, obtenir plusieurs trêves aux Flamands. Pour cela votre père est tombé dans une tristesse telle qu'il en est trépassé avant son temps. C'est Enguerrand qui est cause de sa mort. Pour moi, je suis prêt à prouver qu'il est un voleur et qu'il a trahi le royaume, et si vous ne le faites arrêter sur-le-champ, je jure Dieu que je ne paraîtrai plus à votre cour ni dans votre Conseil.
- Vous en avez menti par la gueule ! s'écria Marigny.
- Par Dieu, c'est vous qui mentez, Enguerrand, répondit Valois.
La fureur les jeta l'un contre l'autre. Ils s'empoignèrent au col; et l'on vit ces deux princes, ces deux buffles, dont l'un avait porté la couronne de Constantinople, dont l'autre pouvait contempler sa statue dans la Galerie des rois, se battre, vomissant l'injure comme des portefaix, devant toute la cour et toute l'administration du pays.
Les barons s'étaient levés; les prévôts et receveurs avaient reculé, faisant tomber leurs bancs. Louis X eut une réaction inattendue; il se mit, sur son faudesteuil, à tressauter de rire.
Indigné de ce rire autant que du spectacle déshonorant qu'offraient les deux lutteurs, Philippe de Poitiers s'avança et, d'une poigne surprenante chez un homme si maigre, il sépara les adversaires qu'il tint éloignés au bout de ses longs bras. Marigny et Valois haletaient, la face pourpre, les vêtements déchirés.
- Mon oncle, dit Poitiers, comment osez-vous? Marigny, reprenez empire sur vous-même, je vous en donne l'ordre. Veuillez rentrer chez vous, et attendre que le calme soit revenu en chacun.
La décision, la puissance qui émanaient soudain de ce garçon de vingt-quatre ans s'imposèrent à des hommes qui avaient près du double de son ‚ge.
- Partez, Marigny, vous dis-je, insista Philippe de Poitiers. Bou-ville!
Conduisez-le.
Marigny se laissa entraîner par Bouville et gagna la sortie du manoir LA REINE …TRANGL…E
377
de Vincennes. On s'écartait devant lui comme devant un taureau de combat qu'on cherche à ramener au toril. Valois n'avait pas bougé de place ; il tremblait de haine et repétait :
- Je le ferai pendre ; aussi vrai que je suis, je le ferai pendre !
Louis X avait cessé de rire. L'intervention de son frère venait de lui infliger une leçon d'autorité. De plus, il se rendait compte, brusquement, qu'on l'avait joué. Il se débarrassa du sceptre dans les mains de son chambellan, et dit brutalement à Valois:
- Mon oncle, j'ai à vous entretenir sans attendre; veuillez me suivre.
III
DE LOMBARD EN ARCHEV qUE
- Vous m'aviez assuré, mon oncle, criait Louis Hutin arpentant à grands pas nerveux une des salles du manoir de Vincennes, vous m'aviez bien assuré que vous ne porteriez plus accusation contre Marigny. Et vous l'avez fait !
C'est trop se moquer de mon vouloir.
Arrivé au bout de la pièce, il tourna vivement sur lui-même, et le manteau court contre lequel il avait échangé son long manteau d'apparat vola en rond à hauteur de ses mollets.
Valois, encore tout essoufflé de la lutte, le visage tuméfié, le col en lambeaux, répondit:
- Le moyen, mon neveu, le moyen de ne point céder à la colère devant une telle vilenie!
Il était presque de bonne foi, et se persuadait à présent d'avoir cédé à
une impulsion spontanée, alors que sa comédie était depuis bien des jours montée.
- Vous savez mieux que personne qu'il nous faut un pape, reprit le Hutin, et vous savez aussi pourquoi nous ne pouvions nous aliéner Marigny.
Bouville nous en avait assez averti !
- Bouville ! Bouville ! Vous ne croyez qu'en ce que vous a rapporté
Bouville qui n'a rien vu et qui ne comprend rien. Le petit Lombard qu'on avait mis auprès de lui pour surveiller l'or m'en a plus appris que votre Bouville sur les affaires d'Avignon. Un pape pourrait être élu demain, et disposé à prononcer l'annulation le jour d'après, si Marigny, et Marigny seul, n'y mettait obstacle par tous les moyens. Vous croyez qu'il travaille à diligenter votre affaire? Il la ralentit au contraire, à plaisir, car il a bien compris la raison pourquoi vous le gardiez en place. Il ne veut point d'un pape angevin: il ne veut point que vous preniez une épouse angevine; et pendant qu'il vous trahit en tout, il assure en sa main tous les pouvoirs que lui avait abandonnés votre père. O˘ serez-vous ce soir, mon neveu?
LA REINE …TRANGL…E
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- J'ai décidé de ne point bouger d'ici, répondit Louis d'un air rogue.
- Alors, avant ce soir, je vous aurai produit certaines preuves qui vont écraser votre Marigny ; et je pense qu'alors vous finirez par me le donner.
- Vous ferez bien, mon oncle, qu'il en soit ainsi ; car autrement, il vous faudrait tenir votre parole de ne plus paraître ni à ma cour, ni à mon Conseil.
Le ton de Louis X était celui de la rupture. Valois, très alarmé du tour que les choses prenaient, partit pour Paris, entraînant Robert d'Artois et les écuyers qui leur servaient d'escorte.
- Tout à présent dépend de Tolomei, dit-il à Robert en se hissant en selle.
En route ils croisèrent le train de chariots qui apportaient à Vincennes les lits, coffres, tables, vaisselles qui serviraient au roi pour son installation d'une nuit.
Une heure plus tard, tandis que Valois rentrait en son hôtel pour changer de vêtements, Robert d'Artois faisait irruption chez le capitaine général des Lombards.
- Ami banquier, lui dit-il d'entrée, voici le moment venu de me remettre cet écrit dont vous m'avez dit qu'il établissait les malversations commises par Marigny l'archevêque. Vous savez bien; la muselière... Monseigneur de Valois en a besoin sur-le-champ.
- Sur-le-champ, sur-le-champ... Tout beau, Monseigneur Robert. Vous me demandez de me dessaisir d'un outil qui nous a déjà sauvés une fois, moi et tous mes amis. S'il vous donne moyen d'abattre Marigny, j'en suis fort aise. Mais si ensuite par malheur Marigny venait à demeurer, moi je suis un mort. Et puis, et puis, j'ai beaucoup pensé, Monseigneur...
Robert d'Artois bouillait pendant ce palabre, car Valois l'avait supplié de faire diligence, et il savait le prix de chaque instant perdu.
- Oui, j'ai beaucoup pensé, poursuivait Tolomei. Les coutumes et ordonnances de Monseigneur Saint Louis, qu'on est en train de remettre en vigueur, sont excellentes certes pour le royaume; mais j'aimerais toutefois qu'on except‚t les ordonnances sur les Lombards par quoi ceux-ci furent d'abord spoliés, puis pour un temps chassés de Paris. Le souvenir ne s'en est point perdu. Nos compagnies ont mis de longues années à s'en relever.
Alors, Saint Louis... Saint Louis... mes amis s'inquiètent, et je voudrais être en mesure de les rassurer.
- Voyons, banquier! Monseigneur de Valois vous l'a dit: il vous soutient ; il vous protège !
- Oui, oui, en bonnes paroles, mais nous aimerions mieux que ce f˚t par écrit. Aussi avons-nous présenté une requête au roi, pour qu'il confirme nos privilèges coutumiers ; et dans ce temps que le roi signe 380
LES ROIS MAUDITS
toutes les chartes qu'on lui présente, nous voudrions bien qu'il approuv‚t aussi la nôtre. Après quoi, volontiers, Monseigneur, je vous mettrai en main de quoi envoyer pendre ou br˚ler ou rouer, comme vous choisirez, Marigny le jeune ou Marigny l'aîné, ou les deux à la fois... Une signature, un sceau; c'est l'affaire d'une journée, deux au plus, si Monseigneur de Valois consent à s'en soucier. La rédaction est prête-Le géant abattit sa main sur la table, et tout trembla dans la pièce.
- Assez joué, Tolomei. Je vous ai dit que nous ne pouvions point attendre.
Votre charte sera signée demain, je m'y engage. Mais donnez-moi ce soir l'autre parchemin. Nous sommes dans la même partie ; il faudrait bien une fois me faire confiance.
- Monseigneur de Valois n'est point en mesure d'attendre une seule journée?
- Non.
- Alors, c'est qu'il a fort perdu dans la faveur du roi, et bien soudainement, dit lentement le banquier en hochant la tête. que s'est-il donc produit à Vincennes?
Robert d'Artois lui fit une brève relation de l'assemblée et de ses suites.
Tolomei écoutait, toujours balançant le front. "Si Valois est écarté de la cour, pensait-il, et si Marigny reste en place, alors adieu charte, franchise et privilèges. Le péril à présent est grave... "
II se leva et dit :
- Monseigneur, quand un prince brouillon comme l'est le nôtre s'entiche vraiment d'un serviteur, on a beau lui en dénoncer les méfaits, il le pardonnera, il lui trouvera excuse, et s'y attachera davantage qu'il l'aura davantage couvert.
- Sauf à prouver au prince que les méfaits ont été commis à son endroit. Il ne s'agit point de dénoncer l'archevêque ; il s'agit de le faire chanter...
la muselière au nez.
- J'entends bien, j'entends bien. Vous voulez vous servir du frère contre le frère. Cela peut réussir. L'archevêque, pour autant que je le connaisse, n'a pas une ‚me de bronze... Allons ! Il y a des risques qu'il faut prendre.
Et il remit à Robert d'Artois le document que Guccio avait rapporté de Cressay.
Bien qu'archevêque de Sens, Jean de Marigny résidait le plus souvent à
Paris, principal diocèse de sa juridiction. Une partie du palais épiscopal lui était réservée. Ce fut là, dans une belle salle vo˚tée et qui sentait fort l'encens, que le surprit la soudaine entrée du comte de Valois et de Robert d'Artois.
L'archevêque tendit à ses visiteurs son anneau à baiser. Valois fit mine de ne pas remarquer le geste, et d'Artois haussa vers ses lèvres LA REINE …TRANGL…E
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les doigts de l'archevêque avec une si désinvolte impudence qu'on e˚t cru qu'il allait jeter cette main par-dessus son épaule.
- Monseigneur Jean, dit Charles de Valois, il faudrait bien nous expliquer pour quelles raisons vous et votre frère vous opposez si fort à l'élection du cardinal Duèze, en Avignon, de telle sorte que ce conclave ressemble tout juste à un collège de fantômes.
Jean de Marigny p‚lit un peu, et, d'un ton plein d'onction, répondit :
- Je ne comprends point votre reproche, Monseigneur, ni ce qui le motive.
Je ne m'oppose à aucune élection. Mon frère agit au mieux, j'en suis s˚r, ppur aider aux intérêts du royaume, et moi-même je m'emploie à les servir, dans les limites de mon sacerdoce. Mais le conclave dépend des cardinaux, et non de nos désirs.
- C'est ainsi que vous le prenez? Soit! répliqua Valois. Mais puisque la Chrétienté peut se passer de pape, Parchidiocèse de Sens pourrait peut-être aussi se passer d'archevêque !
- Je n'entends rien à vos paroles, Monseigneur, sinon qu'elles sonnent comme une menace contre un ministre de Dieu.
- Serait-ce Dieu par hasard, messire archevêque, qui vous aurait commandé
de détourner certains biens des Templiers? dit alors d'Artois. Et pensez-vous que le roi, qui est aussi le représentant de Dieu sur la terre, puisse tolérer en la chaire cathédrale de sa maîtresse ville un prélat déshonnête?
Reconnaissez-vous ceci?
Et il tendit, au bout de son poing énorme, la décharge remise par Tolomei.
- C'est un faux ! s'écria l'archevêque.
- Si c'est un faux, répliqua Robert, h‚tons-nous alors de faire éclater la justice. Faites donc procès devant le roi pour qu'on découvre le faussaire !
- La majesté de l'…glise n'aurait rien à y gagner...
- ... et vous tout à y perdre, j'imagine, Monseigneur.
L'archevêque s'était assis dans une grande cathèdre. "Ils ne reculeront devant rien", pensait-il. Son acte frauduleux remontait à plus d'un an; les profits en étaient mangés. Deux mille livres dont il avait eu besoin... et toute sa vie allait s'écrouler pour cela. Le cour lui cognait dans la poitrine, et il se sentait ruisseler de sueur sous ses vêtements violets.
- Monseigneur Jean, dit alors Charles de Valois, vous êtes encore bien jeune, et vous avez un bel avenir devant vous, dans les affaires de l'…
glise comme celles du royaume. Ce que vous avez commis là...
Il cueillit avec superbe le parchemin aux doigts de Robert d'Artois.
- ... est un errement excusable dans ce temps que toute morale se défait ; vous avez agi sous de mauvaises incitations. Si l'on ne vous avait pas commandé de condamner les Templiers, vous n'auriez pas eu lieu à trafiquer de leurs biens. Il serait grand dommage qu'une faute, qui 382
LES ROIS MAUDITS
n'est après tout que d'argent, ternît l'éclat de votre position et vous oblige‚t à disparaître du monde. Car si cet écrit venait aux yeux d'un tribunal d'…glise, malgré le dépit que nous en aurions, cela vous conduirait tout droit en la cellule d'un couvent... A la vérité, Monseigneur, vous accomplissez un bien plus grave manquement en servant les agissements de votre frère contre les voux du roi. Pour moi, c'est la faute que je vous reproche avant tout. Et, si vous acceptez de dénoncer cette seconde erreur, je vous tiendrai volontiers quitte de la première.
- que m'imposez-vous? demanda l'archevêque.
- Abandonnez le parti de votre frère, qui ne vaut plus rien, et venez révéler au roi Louis tout ce que vous savez de ses méchants ordres touchant le conclave.
Le prélat était de p‚te molle. La l‚cheté lui venait spontanément dans les heures difficiles. La peur qu'il ressentait ne lui laissa même pas le temps de penser à son frère auquel il devait tout; il ne songea qu'à lui-même. Et cette absence d'hésitation lui permit de garder une apparente dignité dans le maintien.
- Vous m'avez ouvert la conscience, dit-il, et je suis prêt, Monseigneur, à
racheter mon erreur dans le sens que vous me dicterez. J'aimerais seulement que ce parchemin me f˚t rendu.
- C'est chose faite, dit le comte de Valois en lui remettant le document.
Il suffit que Monseigneur d'Artois et moi-même l'ayons vu ; notre témoignage vaut devant tout le royaume. Vous allez nous accompagner dans l'instant à Vincennes ; un cheval vous attend en bas.
L'archevêque se fit donner son manteau, ses gants brodés, son bonnet, et il descendit lentement, majestueusement, précédant les deux barons.
- Jamais, murmura d'Artois à Charles de Valois, jamais je n'ai vu homme au monde ramper avec une telle hauteur.
IV L'IMPATIENCE D' TRE VEUF
Chaque roi, chaque homme a ses plaisirs qui, mieux que toute autre chose, révèlent les tendances profondes de sa nature. Louis X montrait peu d'inclination à la chasse, aux joutes, aux passes d'armes, et, de façon générale, à aucun exercice o˘ il risquait blessure. Il aimait depuis l'enfance la longue paume qui se jouait avec des balles de cuir; mais il s'y essoufflait et échauffait trop vite. Son divertissement préféré
consistait à s'installer, un arc en main, dans un jardin fermé, et à tirer au vol, de fort près, des oiseaux, pigeons ou colombes, qu'un écuyer laissait l'un après l'autre échapper d'un grand panier d'osier.
Profitant de l'allongement du jour, il était occupé à ce délassement cruel, dans une petite cour de Vincennes disposée comme un cloître, lorsque son oncle et son cousin, en fin d'après-midi, lui amenèrent l'archevêque.
L'herbe verte et rase, qui couvrait le sol de la cour, était souillée de plumes et de sang. Une colombe, clouée par l'aile à une poutre du déambulatoire, continuait de se débattre et criait; d'autres, mieux atteintes, gisaient éparses, leurs pattes minces roidies et crispées. Le Hutin poussait une exclamation de joie chaque fois qu'une de ses flèches perçait un oiseau.
- Une autre ! lançait-il aussitôt à l'écuyer.
Si la flèche, manquant son but, allait s'épointer sur un mur, Louis reprochait alors à l'écuyer d'avoir l‚ché la colombe au mauvais instant ou du mauvais côté.
- Sire mon neveu, dit Charles de Valois, vous me paraissez plus habile aujourd'hui que jamais; mais si vous consentiez à interrompre un instant vos exploits, je pourrais vous entretenir des choses bien plus graves que je vous ai annoncées.
- quoi? qu'est-ce encore? dit le Hutin avec impatience.
384
LES ROIS MAUDITS
II avait le front moite et les pommettes rouges. Il aperçut l'archevêque, et fit signe à l'écuyer de s'éloigner.
- Alors, Monseigneur, dit-il en s'adressant au prélat, est-il vrai que vous m'empêchiez d'avoir un pape?
- Hélas, Sire! répondit Jean de Marigny. Je viens vous faire révélation de certaines choses que je croyais commandées par vous et dont je suis durement peiné d'apprendre qu'elles sont contraires à votre volonté.
Là-dessus, avec l'air de la meilleure foi du monde et quelque emphase dans le ton, il rapporta au roi les manouvres d'Enguerrand pour retarder la réunion du conclave et faire échec à toute candidature, aussi bien celle de Duèze que celle d'un cardinal romain.
- Si dur qu'il soit, Sire, acheva-t-il, d'avoir à vous découvrir les mauvais actes de mon frère, il m'est plus dur encore de le voir agir contre le bien du royaume, en même temps que celui de l'…glise, et s'appliquer à
trahir tout ensemble son seigneur sur la terre et le Seigneur du ciel. Je ne le tiens plus pour étant de ma famille, puisque, quand on est homme de mon état, on n'a de vraie famille qu'en Dieu et en son roi.
" Le bougre arriverait pour un peu à vous tirer les larmes, pensait Robert d'Artois. Vraiment ce coquin-là sait se servir de sa langue ! "
Une colombe oubliée s'était posée sur la toiture de la galerie. Le Hutin tira une flèche qui, traversant l'oiseau, fit bouger les tuiles.
Puis soudain s'emportant il cria :
- A quoi donc cela me sert-il, ce que vous me chantez là? Il est bien temps de dénoncer le mal, quand il est accompli! Fuyez, messire archevêque, car je me courrouce.
Robert d'Artois entraîna l'archevêque, dont la besogne était terminée.
Valois resta seul avec le roi.
- Me voici en belle posture à présent ! continuait celui-ci. Enguer-rand m'a trompé, soit! Et vous triomphez. Mais cela m'avance-t-il, moi, que vous triomphiez? Nous sommes au milieu d'avril; l'été s'approche. Vous vous rappelez, mon oncle, les conditions de Madame de Hongrie : " Avant l'été. "
D'ici à huit semaines, m'aurez-vous fait un pape?
- Honnêtement, mon neveu, je ne le crois plus possible.
- Alors, il n'y a point motif à vous faire si gros et tant vous rengorger.
- Je vous avais assez conseillé, depuis l'hiver, de chasser Marigny.
- Mais puisque cela ne fut pas, hurla Louis X, le mieux n'est-il pas encore d'employer Marigny? Je m'en vais l'appeler, le semoncer, le menacer; il faudra bien qu'il obéisse, à la parfin!
Aussi enragé que têtu, le Hutin en revenait toujours à Marigny, LA REINE …TRANGL…E
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comme à l'unique recours. Il arpentait la cour à grands pas désordonnés, des plumes blanches collées sur ses souliers.
En vérité, chacun avait si bien poussé son jeu personnel, le roi, Marigny, Valois, d'Artois, Tolomei, les cardinaux, la reine de Naples elle-même, que tout le monde se retrouvait bloqué dans une impasse, se meurtrissant réciproquement, mais sans plus pouvoir avancer d'un pas. Valois s'en rendait bien compte, comme il se rendait compte aussi qu'il lui fallait, s'il voulait garder l'avantage, fournir à tout prix un moyen d'issue. Et le fournir vite...
- Ah ! vraiment, mon neveu, s'écria-t-il, quand je pense que j'ai été veuf par deux fois en ma vie, et de deux épouses exemplaires, je me dis que c'est bien grande pitié que vous ne le soyez point d'une femme éhontée.
- Certes, certes, dit Louis; si cette gueuse pouvait seulement trépasser...
Brusquement il s'arrêta de marcher, regarda Valois, et comprit que celui-ci n'avait pas seulement parlé par boutade, ou pour déplorer les injustices du sort.
- L'hiver fut froid; les prisons sont mauvaises pour la santé des femmes, reprit Charles de Valois, et voici longtemps que Marigny ne nous a point informés de l'état de Marguerite. Je m'étonne qu'elle ait pu résister au régime auquel on l'a soumise... Peut-être Marigny... ce serait bien un tour de sa manière... vous cache-t-il qu'elle est près de sa fin. Il conviendrait d'y aller voir.
Ils furent sensibles, tous deux, au silence qui les environnait. Il est précieux, entre princes, de si bien se comprendre que les paroles cessent d'être nécessaires...
- Vous m'aviez assuré, mon neveu, dit seulement Valois après un moment, que vous me donneriez Marigny le jour que vous auriez un pape.
- Je pourrais vous le donner aussi bien, mon oncle, le jour que je serais veuf, répondit le Hutin en baissant la voix.
Valois passa ses doigts bagués sur ses larges joues couperosées.
- Il faudrait me donner Marigny d'abord, puisqu'il commande toutes les forteresses, et empêche qu'on entre à Ch‚teau-Gaillard.
- Soit, répondit Louis X. Je lève ma main de dessus lui. Vous pourrez dire à votre chancelier de me présenter à signer tous ordres que vous jugerez utiles.
Ce même soir, après l'heure du souper, Enguerrand de Marigny, enfermé dans son cabinet, rédigeait le mémoire qu'il avait décidé d'adresser au roi pour réclamer, conformément aux nouvelles ordonnances, gage de bataille. En clair, il allait provoquer le comte de Valois en combat singulier, et se trouvait ainsi le premier à demander l'application de ces "chartes aux seigneurs" contre lesquelles il avait
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LES ROIS MAUDITS
tant lutté. Ce fut alors qu'on lui annonça Hugues de Bouville, qu'il reçut aussitôt. L'ancien grand chambellan de Philippe le Bel montrait une mine sombre et semblait tiraillé par des sentiments contraires.
- Enguerrand, je suis venu te prévenir, dit-il en regardant le tapis. Ne dors point cette nuit chez toi, car on veut t'arrêter ; je le sais.
- M'arrêter? C'est un mot jeté au vent; ils n'oseront pas, répondit Marigny. Et qui viendrait m'arrêter, je te le demande? Alain de Pareilles?
Jamais Alain n'accepterait d'exécuter un tel ordre. Il soutiendrait plutôt un siège dans mon hôtel avec ses archers...
- Tu as tort de ne point me croire, Enguerrand; et tu as eu tort aussi, je Cassure, d'agir comme tu l'as fait ces derniers mois. quand on est aux places o˘ nous sommes, travailler contre le roi, quel que soit le roi, c'est travailler contre soi-même. Et moi aussi je suis en train de travailler contre le roi en ce moment, pour l'amitié que je te porte, et parce que je voudrais te sauver.
Le gros homme était sincèrement malheureux. Serviteur loyal du souverain, ami fidèle, dignitaire intègre, respectueux des commandements de Dieu et des lois du royaume, les sentiments qui l'animaient, tous également honnêtes, soudain devenaient inconciliables.
- Ce que je viens t'apprendre, Enguerrand, poursuivit-il, je le sais par Monseigneur de Poitiers, qui pour l'heure est ton seul et dernier soutien.
Monseigneur de Poitiers voudrait mettre de l'espace entre toi et les barons. Il a conseillé à son frère de t'envoyer gouverner quelque terre lointaine, Chypre par exemple.
- Chypre? s'écria Marigny... Me laisser enfermer dans cette île au bout de la mer, alors que j'ai commandé le royaume de France? Est-ce là qu'on veut m'exiler? Je continuerai à marcher en maître sur la terre de Paris, ou bien j'y mourrai.
Bouville secoua tristement ses mèches noires et blanches.
- Crois-moi, cette nuit ne dors point chez toi, répéta-t-il. Et si tu juges ma maison un assez s˚r asile... Fais comme tu voudras ; je t'aurai prévenu.
Aussitôt Bouville sorti, Enguerrand rejoignit dans leur appartement son épouse et sa belle-sour Chanteloup pour les mettre au courant. Il avait besoin de parler, et de sentir la présence de ses proches. Les deux femmes furent d'avis qu'il fallait partir dans l'instant pour quelqu'une de leurs terres, aux confins normands, et puis, de là, si le danger se précipitait, gagner un port et se réfugier auprès du roi d'Angleterre.
Mais Enguerrand s'emporta.
- Ne suis-je donc environné, s'écria-t-il, que de femelles et de chapons !
Et il s'alla coucher comme les autres soirs. Il caressa son chien favori, se fit déshabiller par son chambellan, et le regarda tirer les poids de l'horloge, objet peu répandu encore, même dans les hôtels nobles, et LA REINE …TRANGL…E
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qu'il avait acquis à grand prix. Il tourna un moment dans sa pensée les dernières phrases de son mémoire au roi, et les nota ; il s'approcha de la fenêtre, écarta le rideau et contempla les toits de la ville éteinte. Les sergents du guet passaient dans la rue des Fossés-Saint-Germain, répétant tous les vingt pas, de leur voix machinale :
- C'est le guet... Il est minuit... Dormez en paix!...
Comme toujours, ils étaient en retard d'un quart d'heure sur l'horloge...
Enguerrand fut réveillé à l'aube par un grand bruit de bottes dans la cour, et de coups frappés aux portes. Un écuyer, tout affolé, vint l'avertir que les archers étaient en bas. Il demanda ses vêtements, s'habilla en h‚te et, dans l'antichambre, se heurta à sa femme et à son fils qui accouraient, bouleversés.
- Vous aviez raison, Alips, dit-il à madame de Marigny en la baisant au front. Je ne vous ai point assez écoutée. Partez dès ce jour ainsi que Louis.
- Je serais partie avec vous, Enguerrand. Mais maintenant je ne saurais m'éloigner du lieu o˘ l'on vous imposera souffrance.
- Le roi est mon parrain, dit Louis de Marigny; je m'en vais aussitôt courir à Vincennes...
- Ton parrain est une pauvre cervelle, et sa couronne lui flotte sur la tête, répondit Marigny avec colère.
Puis, comme il faisait sombre dans l'escalier, il cria:
- Holà, mes valets! De la lumière! qu'on m'éclaire!
Et quand ses serviteurs eurent obéi, il fit entre les flambeaux une descente de roi.
La cour était houleuse d'hommes d'armes. Dans l'encadrement de la porte, une haute silhouette en cotte de mailles se découpait sur le matin gris.
- Comment as-tu accepté, Pareilles... Comment as-tu osé? dit Marigny en élevant les mains.
- Je ne suis pas Alain de Pareilles, répondit l'officier. Messire de Pareilles ne commande plus aux archers.
Il s'effaça pour laisser passer un homme, en vêtements d'…glise, qui était le chancelier …tienne de Mornay. Comme Nogaret, huit ans plus tôt, était venu en personne se saisir du grand-maître des Templiers, Mornay venait en personne, aujourd'hui, se saisir de l'ancien recteur du royaume.
- Messire Enguerrand, dit-il, je vous prie de me suivre au Louvre o˘ j'ai ordre de vous enfermer.
A la même heure, tous les grands légistes bourgeois du règne précédent, Raoul de Presles, Michel de Bourdenai, Guillaume Dubois, Geoffroy de Briançon, Nicole Le Loquetier, Pierre d'Orgemont, étaient arrêtés à leurs domiciles et conduits en diverses prisons, tandis 388
LES ROIS MAUDITS
qu'un détachement était expédié vers Ch‚lons pour y enlever l'évêque Pierre de Latille, l'ami de jeunesse de Philippe le Bel, que celui-ci avait si fort réclamé à son chevet dans ses derniers instants.
Avec eux, c'était tout le règne du Roi de fer qui entrait en forteresse.
LES ASSASSINS DANS LA PRISON
Lorsque, en pleine nuit, Marguerite de Bourgogne entendit s'abaisser le pont-levis de Ch‚teau-Gaillard et retentir dans l'enceinte les piétinements d'une chevauchée, elle ne crut point d'abord que ces sons étaient vrais.
Elle avait tant attendu, tant rêvé cet instant, depuis qu'était partie sa lettre à Robert d'Artois, par laquelle elle souscrivait à sa déchéance, renonçait à tous ses droits comme à ceux de sa fille, en échange d'une libération promise et qui n'arrivait pas !
Nul ne lui avait répondu, ni Robert, ni le roi. Aucun messager n'était apparu. Les semaines s'écoulaient dans un silence plus destructeur que la faim, plus épuisant que le froid, plus dégradant que la vermine.
Marguerite, à présent, ne bougeait presque plus de son lit, souffrant d'une fièvre o˘ l'‚me avait autant de part que le corps, et qui la maintenait dans un état de conscience trouble. Les yeux grands ouverts sur les ténèbres de la tour, elle passait des heures à écouter son cour battre à
coups trop rapides. Le silence se peuplait de rumeurs inexistantes ; l'ombre était envahie de menaces tragiques qui venaient non plus de la terre, mais de l'au-delà. Le délire des insomnies désorganisait sa raison... Philippe d'Aunay, le beau Philippe, n'était pas mort tout à fait; il marchait, jambes brisées, ventre sanglant, à côté d'elle ; elle étendait le bras vers lui et ne pouvait le saisir. Pourtant il l'entraînait sur le trajet qui va de la terre à Dieu, sans plus sentir la terre, et sans jamais voir Dieu. Et cette marche atroce durerait jusqu'au fond des temps, jusqu'au Jugement dernier. C'était peut-être, après tout, le Purgatoire...
- Blanche ! cria-t-elle, Blanche ! Ils arrivent ! Car les cadenas, les verrous, les portes grinçaient vraiment au bas de la tour; des pas nombreux résonnaient sur les marches de pierre.
- Blanche! Tu entends?
Mais la voix affaiblie de Marguerite, arrêtée par les épaisses 390
LES ROIS MAUDITS
fermetures qui, la nuit, séparaient les deux geôles, ne parvint pas à
l'étage supérieur.
La lumière d'une seule chandelle aveugla la reine prisonnière. Des hommes se pressaient dans l'embrasure de la porte ; Marguerite ne put les dénombrer; elle ne voyait que le géant au manteau rouge, aux yeux clairs et au poignard d'argent qui s'avançait vers elle.
- Robert ! murmura-t-elle. Robert, enfin vous voici. Derrière Robert d'Artois, un soldat portait un siège qu'il déposa auprès du lit.
- Alors, ma cousine, alors, dit Robert en s'asseyant, votre santé ne va pas à merveille, à ce qu'on me dit, et à ce que je vois. Vous souffrez?
- Je souffre de tout, dit Marguerite ; je ne sais plus si je vis.
- Il était grand temps que j'arrive. Tout va bientôt être fini. Vos ennemis sont abattus. tes-vous en état d'écrire?
- Je ne sais, dit Marguerite.
D'Artois, faisant approcher la lumière, observa plus attentivement le visage ravagé, asséché, les lèvres amincies de la prisonnière, et ses yeux noirs anormalement brillants et enfoncés, ses cheveux collés par la fièvre sur le front bombé.
- Au moins, pourrez-vous dicter la lettre que le roi attend. Chapelain !
appela-t-il en claquant des doigts.
Une robe blanche, fripée et maculée, un cr‚ne beige, sortirent de la pénombre.
- L'annulation a-t-elle été prononcée? demanda Marguerite.
- Comment le serait-elle, ma cousine, puisque vous vous êtes refusée à
déclarer ce qu'on vous demandait?
- Je n'ai pas refusé. J'ai accepté. J'ai tout accepté... Je ne sais plus.
Je ne comprends plus.
- qu'on aille chercher une cruche de vin pour la soutenir, dit d'Artois par-dessus son épaule.
Des pas s'éloignèrent dans la chambre et dans l'escalier.
- Rassemblez vos esprits, ma cousine, reprit d'Artois. C'est maintenant qu'il faut accepter ce que je vais vous conseiller.
- Mais je vous ai écrit, Robert; je vous ai envoyé une lettre, pour que vous la remettiez à Louis, et o˘ je déclarais... tout ce que vous souhaitiez... que ma fille n'était point de lui...
Les murs, les visages lui semblaient vaciller autour d'elle.
- quand? demanda Robert.
- Mais voici longtemps... des semaines, deux mois il me semble, et j'attends depuis d'être délivrée...
- A qui avez-vous confié cette lettre?
- Mais... à Bersumée.
Et soudain Marguerite pensa, affolée: "Ai-je vraiment écrit? C'est affreux, je ne sais plus... je ne sais plus rien. "
LA REINE …TRANGL…E
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- Demandez à Blanche, murmura-t-elle.
Il se fit un grand bruit auprès d'elle. Robert d'Artois s'était levé, et secouait quelqu'un par le collet en criant si fort que Marguerite avait peine à comprendre les mots.
- Mais, oui, Monseigneur, moi-même... je l'ai portée... répondait la voix affolée de Bersumée.
- O˘ l'as-tu remise? A qui?
- L‚chez-moi, Monseigneur, l‚chez-moi! Vous m'étouffez. A Monseigneur de Marigny. J'ai obéi aux ordres.
Le capitaine de forteresse ne put esquiver le coup de poing qui l'atteignit en plein visage, un vrai coup de masse sous lequel il gémit et oscilla.
- Est-ce que je m'appelle Marigny? hurlait d'Artois. quand on te charge d'un pli pour moi, est-ce à un autre que tu dois le remettre?
- Mais il m'avait affirmé, Monseigneur...
- Tais-toi, animal. Je m'occuperai de solder ton compte un peu plus tard; et puisque tu es si fidèle à Marigny, je vais t'envoyer le rejoindre dans son cachot du Louvre, dit d'Artois.
Puis, revenant à Marguerite:
- Je n'ai jamais reçu votre lettre, ma cousine. Marigny l'a gardée pour lui.
- Ah ! bien ! fit-elle.
Elle était presque rassurée; au moins acquérait-elle la certitude d'avoir vraiment écrit.
A ce moment, le sergent Lalaine entra, apportant la cruche demandée. Robert d'Artois se rassit, et regarda boire Marguerite.
" que ne me suis-je muni de poison ! se dit-il. C'e˚t été peut-être le moyen le plus facile. Je suis sot de n'y avoir point pensé... Ainsi, elle avait accepté; et nous n'en avons rien su. Oui, tout cela est grande sottise, en vérité. Mais à présent, il est trop tard pour y rien changer.
Et de toute manière, dans l'état o˘ je la vois, il ne saurait lui rester de longues journées à vivre. "
Ayant soulagé sa colère contre Bersumée, il se sentait détaché et presque triste. Il se tenait, massif, les mains posées sur les cuisses, et entouré
d'hommes de guerre armés jusqu'à la tête, devant ce grabat o˘ gisait une femme épuisée. Pourtant avait-il assez détesté Marguerite lorsqu'elle était reine de Navarre et promise au trône de France ! que n'avait-il tramé pour la perdre, multipliant intrigues, voyages, liguant contre elle et la cour d'Angleterre et la cour de France? L'hiver dernier encore, si puissant baron qu'il f˚t, si misérable prisonnière qu'elle se trouv‚t, il l'e˚t volontiers broyée quand elle lui opposait son refus. Maintenant, son triomphe le conduisait plus loin qu'il n'e˚t voulu aller. Il n'éprouvait pas de pitié, seulement une espèce d'indifférence écourée, de lassitude amère. Tant de moyens mobilisés contre un corps
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LES ROIS MAUDITS
amaigri et malade, une pensée sans défense! La haine, en Robert, s'était éteinte soudain, parce qu'il ne rencontrait plus de résistance à la mesure de sa force.
Il se prenait à regretter, oui, sincèrement, que la lettre ne lui f˚t pas parvenue, et mesurait l'absurdité des enchaînements du sort. Sans le zèle obtus de cet ‚ne de Bersumée, Louis X, à l'heure présente, e˚t été déjà en mesure de se remarier, Marguerite installée en un couvent tranquille, et Marigny sans doute encore en liberté. Sinon même toujours au pouvoir. Nul n'e˚t été acculé aux solutions extrêmes, et lui-même, Robert d'Artois, ne se f˚t pas trouvé là, chargé d'exécuter une mourante.
- Ce veuvage est nécessaire, mais il doit s'accomplir dans le secret de la famille, lui avait dit Charles de Valois.
Et Robert avait accepté la mission, pour cette raison d'abord qu'elle lui donnerait barre désormais et sur Valois et sur le roi. De tels services se payent sans fin... Et puis le sort, à y mieux regarder, n'était absurde qu'en apparence ; chacun, par les actes que lui dictait sa propre nature, avait contribué à ce qu'il ne p˚t se dérouler autrement. " N'est-ce pas moi qui ai commencé cette affaire l'année dernière à Westminster? Il me revient donc de la terminer. Mais aurais-je eu à la commencer si Marigny, pour conclure les mariages de Bourgogne, ne m'avait pas fait dépouiller du comté
d'Artois au profit de ma tante Mahaut? Et Marigny, à cette heure, se morfond au Louvre. " Le destin montrait quelque logique.
Robert s'aperçut que tout le monde dans la pièce le regardait, Marguerite de dessus son grabat, Bersumée qui se frottait la m‚choire, Lalaine qui avait repris la cruche, le valet Lormet adossé contre le mur dans la pénombre, le chapelain serrant une écritoire sur son ventre. Ils semblaient tous stupéfaits de le voir méditer.
Le géant s'ébroua.
- Vous voyez, ma cousine, dit-il, combien Marigny est votre ennemi, comme il est notre ennemi à tous. Cette lettre volée nous en fournit une nouvelle preuve. Sans Marigny, je gage que vous n'auriez jamais été accusée, ni jugée, ni traitée de la sorte. Ce félon s'est ingénié à vous nuire, autant qu'à nuire au roi et au royaume. Mais aujourd'hui, il est arrêté, et je viens recueillir vos griefs contre lui afin de h‚ter à la fois la justice du roi et votre gr‚ce.
- que dois-je déclarer? demanda Marguerite. Le vin qu'elle avait bu lui faisait battre le cour plus vite encore ; elle respirait de manière hachée, et se tenait la poitrine.
- Je vais dicter pour vous au chapelain, dit Robert.
Le dominicain en disgr‚ce s'assit par terre, la tablette à écrire posée sur ses genoux ; la chandelle posée à côté de lui éclairait d'en bas les trois visages.
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Robert sortit de son aumônière une feuille pliée, portant un texte noté
qu'il lut au chapelain.
- " Sire, mon époux, je me meurs de chagrin et de maladie. Je vous supplie de m'accorder pardon, car si vous ne le faites pas vite... "
- Un instant, Monseigneur, je ne puis vous suivre, dit le chapelain ; je n'écris point comme vos clercs de Paris.
"... car, si vous ne le faites pas vite, je sens que j'ai bien peu à vivre et que l'‚me va s'enfuir de moi. Tout est de la faute de messire de Marigny qui m'a voulu perdre dans votre estime et dans celle du feu roi par dénonciation dont je jure la fausseté, et qui m'a fait par odieux traitement réduire... "
- Monseigneur, puis-je... un instant encore.
Le chapelain cherchait son grattoir pour racler une aspérité du vélin.
Robert dut attendre un moment, avant de reprendre et de terminer:
- "... réduire à la misère o˘ je suis. Tout est venu de ce méchant homme.
Je vous prie encore de me sauver de l'état o˘ me voici et vous assure que je n'ai jamais cessé de vous être épouse obéissante dans la volonté de Dieu. "
Marguerite s'était soulevée un peu sur son grabat. Elle ne comprenait rien à l'énorme contradiction par laquelle on voulait maintenant qu'elle se proclam‚t innocente.
- Mais alors, mon cousin, mais alors, demanda-t-elle, tous les aveux que vous m'aviez demandés?
- Ils ne sont plus nécessaires, ma cousine, répondit Robert ; ce que vous allez signer ici remplacera tout.
Car l'important à présent, pour Charles de Valois, était de recueillir le plus de témoignages possible, vrais ou faux, contre Enguerrand. Celui-ci était de taille, qui offrait en outre l'avantage de laver, au moins d'apparence, le déshonneur du roi, et surtout de faire annoncer par la reine l'imminence de son propre trépas. En vérité, Messeigneurs de Valois et d'Artois étaient gens d'imagination!
- Et Blanche, que va-t-elle devenir? A-t-on pensé à Blanche?
- Ne vous en souciez pas, dit Robert. Tout sera fait pour elle.
Marguerite traça son nom au bas du parchemin.
Robert d'Artois, alors, se leva et se pencha au-dessus d'elle. Les assistants avaient reculé vers le fond de la pièce. Le géant posa la main sur l'épaule de Marguerite.
Au contact de cette large paume, Marguerite sentit une bonne chaleur apaisante lui descendre dans le corps. Elle croisa ses mains décharnées sur les doigts de Robert, comme si elle craignait qu'il les retir‚t trop vite.
- Adieu, ma cousine, dit-il. Adieu. Je vous souhaite de bien reposer.
- Robert, demanda-t-elle à voix basse en renversant la tête pour LA REINE …TRANGL…E
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pas de son maître et oublié là. Ou bien des rats... les rats avec leurs petits pas d'hommes, leurs frôlements, leurs complots affairés, leur manière étrange de travailler la nuit à de mystérieuses t‚ches. A plusieurs reprises, les rats étaient apparus dans la tour, et Bersumée avait amené
son chien, justement, pour les tuer. Mais on n'entend pas les rats respirer.
Elle se dressa brusquement sur sa couche, le cour affolé ; un objet de métal, arme ou boucle, venait de racler la pierre du mur. Les yeux désespérément ouverts, Marguerite interrogeait les ténèbres autour d'elle.
- qui est là? cria-t-elle.
De nouveau ce fut le silence. Mais elle savait à présent qu'elle n'était pas seule. Elle retenait elle aussi, inutilement, sa respiration. Une angoisse comme jamais elle n'en avait ressenti l'étreignait. Elle allait mourir dans quelques instants; elle en avait l'intolérable certitude; et l'horreur qu'elle éprouvait dans cette attente de l'inadmissible se doublait de l'horreur de ne savoir comment elle allait mourir, ni en quelle place son corps allait être frappé, ni quelle était la présence invisible qui s'approchait d'elle le long du mur.
Une forme ronde, un peu plus noire que la nuit, heurta soudain le lit.
Marguerite poussa un hurlement que Blanche de Bourgogne, à l'étage au-dessus, perçut à travers les pierres et qu'elle se souviendrait toujours d'avoir entendu. Le cri fut tranché court.
Deux mains avaient rabattu le drap sur la bouche de Marguerite, et le tordaient autour de sa gorge. Le cr‚ne maintenu contre une épaisse poitrine, les bras battant l'air et tout le corps luttant pour tenter de se délivrer, Marguerite r‚lait à bruits étouffés. L'étoffe qui lui emprisonnait le cou se resserrait comme un collier de plomb br˚lant. La reine suffoquait. Ses yeux s'emplirent de feu ; d'énormes cloches de bronze se mirent à battre dans ses tempes. Mais le tueur possédait un tour de main bien à lui; la corde des cloches se cassa brusquement, et Marguerite tomba dans le gouffre obscur, sans parois et sans terme.
quelques minutes plus tard, dans la cour de Ch‚teau-Gaillard, Robert d'Artois, qui gagnait du temps en buvant un gobelet de vin avec ses écuyers, vit Lormet s'approcher de lui et feindre de resangler son cheval.
Les torches avaient été éteintes ; le jour allait poindre. Hommes et montures flottaient dans une brume grise.
- C'est fait, Monseigneur, murmura Lormet.
- Point de traces? demanda Robert à voix basse.
- Je ne pense pas, Monseigneur. La face ne sera pas noire ; j'ai rompu les os du col. Et j'ai remis le lit en ordre.
- Cela n'était point travail aisé.
- Vous savez bien que je suis comme les chouettes, Monseigneur; j'y vois la nuit.
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LES ROIS MAUDITS
D'Artois, s'étant hissé en selle, appela Bersumée.
- J'ai trouvé Madame Marguerite bien mal en point, lui dit-il. Je crains fort, à voir son état, qu'elle ne dure pas la semaine. Si elle venait à
trépasser, voici les ordres : tu cours à Paris sans autre allure que le galop, et tu te présentes tout droit chez Monseigneur de Valois, pour lui apprendre la nouvelle à lui le premier, et à lui seul. Chez Monseigneur de Valois, tu m'as bien entendu. T‚che cette fois à ne pas te tromper d'adresse, et sache clore ton bec. Rappelle-toi que ton Monseigneur de Marigny est en prison, et que tu pourrais bien avoir une place dans la fournée qui s'apprête pour les potences du roi.
L'aube commençait à paraître derrière la forêt des Andelys, soulignant d'une mince lueur, entre le gris et le rosé, l'horizon des arbres. En bas, le fleuve miroitait faiblement.
Robert d'Artois, descendant de la falaise de Ch‚teau-Gaillard, sentait sous lui les mouvements réguliers de son cheval dont les flancs tièdes frémissaient contre ses bottes. Il s'emplit les poumons d'un grand coup d'air matinal.
- C'est bon tout de même d'être vivant, murmura-t-il.
- Oui, Monseigneur, c'est bon, répondit Lormet. Pour s˚r, ça va être une belle journée de soleil.
VI
LE CHEMIN DE MONTFAUCON
Malgré l'étroitesse du soupirail, Marigny pouvait voir, entre les gros barreaux scellés en croix, le tissu somptueux du ciel o˘ brillaient les étoiles d'avril.
Il ne souhaitait pas dormir. Il épiait les rares rumeurs nocturnes de Paris, le cri des sergents du guet, le roulement des charrettes campagnardes apportant leurs chargements à la halle aux légumes... Cette ville dont il avait élargi les rues, embelli les édifices, calmé les émeutes, cette ville nerveuse, o˘ l'on sentait à tout instant battre le pouls du royaume et qui avait été pendant seize ans au centre de ses pensées et de ses soucis, il s'était mis, depuis deux semaines, à la haÔr comme on hait une personne.
Ce ressentiment datait précisément du matin o˘ Charles de Valois, craignant que Marigny ne trouv‚t au Louvre des complicités, avait décidé de le transférer à la tour du Temple. A cheval, entouré de sergents et d'archers, Marigny, en traversant une partie de la capitale, s'était rendu compte que le peuple, dont il ne voyait depuis tant d'années que les nuques inclinées, le détestait. Les insultes lancées sur son passage, l'explosion de joie dans les rues, les poings tendus, les moqueries, les rires, les menaces de mort, tout cela avait représenté pour l'ancien recteur du royaume un effondrement pire peut-être que son arrestation elle-même.
Celui qui a longtemps gouverné les hommes, s'efforçant d'agir pour le bien général, et qui sait les peines que cette t‚che lui a co˚tées, lorsqu'il s'aperçoit soudain qu'il n'a jamais été ni aimé ni compris, mais seulement subi, connaît une immense amertume, et se prend à s'interroger sur l'emploi qu'il a fait de sa vie.
" Les honneurs, je les ai eus tous, mais jamais le bonheur, car jamais je ne pensais avoir parfait mon labeur. Valait-il d'ouvrer autant pour des gens qui me tenaient en si grande aversion?"
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LES ROIS MAUDITS
La suite n'était pas moins affreuse. Enguerrand avait été ramené à
Vincennes, non plus cette fois pour siéger parmi les dignitaires, mais pour comparaître devant un tribunal de barons et de prélats, et entendre le clerc Jean d'Asnières, dans l'office de procureur, faire lecture de l'acte d'accusation.
- Non nobis. Domine, non nobis, sednomini tuo*..., s'était écrié Jean d'Asnières en commençant.
Au nom du Seigneur, il retenait contre Marigny quarante et un chefs d'accusation: concussion, trahison, prévarication, rapports secrets avec les ennemis du royaume, tous griefs fondés sur d'étranges assertions. Il était reproché à Marigny d'avoir fait pleurer de chagrin le roi Philippe le Bel, d'avoir trompé Monseigneur de Valois sur l'estimation de la terre de Gaillefontaine, d'avoir été vu parlant seul à seul, au milieu d'un champ, avec Louis de Nevers, fils du comte de Flandre...
Enguerrand avait demandé la parole; elle lui avait été refusée. Il avait réclamé le gage de bataille; refusé également. On le déclarait coupable sans même le laisser se défendre, et c'était tout juste comme si l'on jugeait un mort.
Or, parmi les membres du tribunal se trouvait Jean de Marigny. Enguerrand ne pouvait que trop facilement imaginer l'ignoble marché conclu par son frère pour conserver l'archidiocèse qu'il lui avait obtenu ! Tout le temps de ce procès sans débat, Enguerrand cherchait le regard de son cadet; mais il ne rencontra qu'un visage impassible, des yeux détournés, et de belles mains qui lissaient d'un geste lent les rubans d'une croix pectorale.
- Me regarderas-tu, Judas? Me regarderas-tu, CaÔn? grommelait Enguerrand.
Si même son frère se rangeait avec un tel cynisme au nombre de ses accusateurs, comment attendre de quiconque un geste de loyauté ou de gratitude?
Ni le comte de Poitiers, ni le comte d'…vreux ne siégeaient, ne pouvant manifester que par l'absence leur réprobation pour cette parodie de justice.
Les huées populaires avaient de nouveau accompagné Marigny, sur son trajet de retour de Vincennes au Temple o˘ , cette fois, les fers aux pieds, il s'était vu enfermer dans le même cachot qui avait servi pour Jacques de Molay. Sa chaîne avait été rivée au même anneau o˘ l'on rivait naguère la chaîne du grand-maître, et le salpêtre portait encore les marques faites par le vieux chevalier pour compter l'écoulement des jours.
" Sept ans ! nous l'avons condamné à passer ici sept ans, pour ensuite Pas pour nous, Seigneur, pas pour nous, mais en ton nom...
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l'envoyer br˚ler. Et moi qui ne suis emprisonné que depuis une semaine, je comprends déjà tout ce qu'il a souffert. "
Le personnage d'…tat, des hauteurs o˘ s'exerce son pouvoir, protégé par tout l'appareil des tribunaux, de la police et des armées, ne voit pas l'homme dans le condamné qu'il livre à la prison ou à la mort; il réduit une opposition. Marigny se souvenait du malaise qu'il avait éprouvé tandis que les Templiers grillaient sur l'île aux Juifs, en comprenant qu'il ne s'agissait plus alors d'abstraites puissances hostiles, mais d'êtres de chair, de semblables. Un bref moment, cette nuit-là, et se reprochant ce mouvement d'‚me comme une faiblesse, il s'était senti solidaire des suppliciés. Il se retrouvait tel, au fond de son cachot. " Vraiment, nous avons tous été maudits pour ce que nous avons fait là."
Et puis, une nouvelle fois, Marigny avait été conduit à Vincennes, et pour y assister au plus sinistre, au plus abject étalage de haine et de bassesse. Comme si toutes les accusations portées contre lui ne suffisaient pas, comme s'il fallait à tout prix anéantir les doutes dans les consciences du royaume, on se complut à le charger de crimes extravagants, certifiés par un stupéfiant défilé de faux témoins.
Monseigneur de Valois se faisait gloire d'avoir découvert un vaste complot de sorcellerie, inspiré bien s˚r par Enguerrand. Madame de Marigny et sa sour, madame de Chanteloup, avaient pratiqué des envo˚tements criminels sur des poupées de cire figurant le roi, le comte de Valois lui-même et le comte de Saint-Pol. Ce fut, du moins, ce qu'affirmèrent des individus sortis de la rue des Bourdonnais o˘ ils tenaient officines de magie avec la tolérance de la police. On traîna devant le tribunal royal une boiteuse, d'évidence créature du diable, et un certain Paviot, récemment condamnés dans une affaire similaire. Ils ne firent aucune difficulté pour se déclarer complices de madame de Marigny, mais montrèrent un étonnement douloureux quand leur fut confirmée la sentence qui les envoyait au b˚cher.
Les faux témoins eux-mêmes, dans ce procès, étaient trompés!
Enfin, l'on annonça le trépas de Marguerite de Bourgogne, et, dans le grand émoi causé par cette nouvelle, on donna lecture de la lettre que la reine, la veille de mourir, avait adressée à son époux.
- On l'a tuée ! s'écria Marigny pour qui toute la machination alors s'éclaira.
Mais les sergents qui l'encadraient l'avaient obligé à se taire, cependant que Jean d'Asnières ajoutait ce nouvel élément à son réquisitoire.
En vain, les jours précédents, le roi d'Angleterre était-il de nouveau intervenu par message auprès de son beau-frère de France, l'adjurant d'épargner Enguerrand. En vain Louis de Marigny s'était-il jeté aux pieds du Hutin, son parrain, le suppliant d'accorder gr‚ce et justice.
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Louis X, dès qu'on prononçait le nom de Marigny, ne répondait que par ce seul mot :
- J'ai levé ma main de dessus lui.
Il le répéta publiquement une dernière fois à Vincennes.
Enguerrand s'était alors entendu condamner à la pendaison, tandis que sa femme serait emprisonnée et tous leurs biens confisqués.
Mais Valois continuait de s'agiter ; il ne connaîtrait pas de répit aussi longtemps qu'il n'aurait pas vu Enguerrand se balancer au bout d'une corde.
Et pour brouiller toute tentative éventuelle d'évasion, il avait assigné à
son ennemi une troisième prison, celle du Ch‚telet.
C'était donc d'un cachot du Ch‚telet que Marigny, dans la nuit du 30 avril 1315, contemplait le ciel à travers un soupirail.
Il n'avait pas peur de la mort ; du moins s'entraînait-il à l'acceptation de l'inévitable. Mais l'idée de la malédiction obsédait sa pensée; car l'iniquité était si totale qu'il lui fallait y voir, à travers et pardessus la subite rage des hommes, le signe manifesté d'une plus haute volonté. " …tait-ce la colère divine, vraiment, qui s'exprimait par la bouche du grand-maître? Pourquoi avons-nous tous été maudits, et ceux même qui n'étaient pas nommés, simplement d'avoir été présents? Pourtant, nous n'avions agi que pour le bien du royaume, la grandeur de l'…glise et la pureté de la Foi. qu'est-ce donc qui a provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous?"
Alors que quelques heures seulement le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du procès des Templiers, comme si c'e˚t été là, plus qu'en aucune autre de ses actions publiques ou privées, que se cachait l'ultime explication qu'il lui fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa mémoire, avec application ainsi qu'il en avait mis toujours à toutes choses, il parvint à une sorte de seuil o˘ soudain la lumière se fit et o˘ il comprit tout.
La malédiction ne venait pas de Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes. Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les ch‚timents.
" Les Templiers ne montraient plus guère d'attachement à leur règle ; ils s'étaient détournés du service de la Chrétienté pour ne s'occuper plus que du commerce de l'argent; les vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur; par cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer l'Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j'ai fait nommer archevêque mon frère, homme ambitieux et l‚che, afin qu'il les condamn‚t pour de faux crimes; il n'est donc point surprenant que mon frère se soit assis au tribunal qui, pour de faux crimes, m'a condamné. Je ne dois pas lui reprocher sa trahison; j'en suis le fauteur... Parce que Nogaret avait torturé trop d'innocents pour en extraire les aveux qu'il croyait nécessaires au bien public, ses ennemis ont fini par l'empoisonner... Parce que Marguerite de Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu'elle n'aimait pas, elle a trahi le mariage ; parce qu'elle a trahi, elle a été découverte et emprisonnée. Parce que j'ai br˚lé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis, j'ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps... Parce que Louis l'a fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il?
qu'arrivera-t-il à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu'il m'invente? qu'arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour être reine de France, d'épouser un meurtrier?... Même lorsque nous sommes punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa malédiction. "
Et quand il eut découvert cela, Enguerrand de Marigny cessa de haÔr quiconque et de tenir autrui pour responsable de son sort. C'était son acte de contrition qu'il avait prononcé, mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en grande paix, et comme d'accord avec Dieu pour accepter que le destin s'achev‚t de cette façon.
Il demeura fort calme jusqu'à l'aube, et n'eut pas l'impression de redescendre du seuil lumineux o˘ sa méditation venait de le placer.
Vers l'heure de prime, il entendit quelque tumulte par-delà les murailles.
quand il vit entrer le prévôt de Paris, le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit qu'on lui ôt‚t ses fers.
Il prit le manteau d'écarlate qu'il portait le jour de son arrestation et s'en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue : " Tout acte injuste, même commis pour une cause juste... "
- O˘ me conduit-on? demanda-t-il.
- A Montfaucon, messire.
- C'est fort bien ainsi. J'ai fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes ouvres.
Il sortit du Ch‚telet dans une charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies d'archers et de sergents du guet.
" quand je commandais au royaume, je ne prenais que trois sergents pour m'escorter. Et j'en ai trois centaines pour me mener mourir..."
Aux hurlements de la foule, Marigny, debout dans la charrette, répondait :
- Bonnes gens, priez Dieu pour moi.
Le cortège fit halte au bout de la rue Saint-Denis, devant le couvent des Filles-Dieu. On invita Marigny à descendre, et on l'amena dans la cour, au pied d'un crucifix de bois placé sous un dais. " C'est vrai, c'est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je n'y avais jamais assisté. Et pourtant combien d'hommes ai-je envoyés au gibet... J'ai connu seize T
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années de fortune pour me payer du bien que j'ai pu faire, seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal... Dieu m'est miséricordieux. "
Sous le crucifix, l'aumônier du couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain qu'il m‚cha lentement, appréciant une dernière fois le go˚t des nourritures de ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. "Le pain qu'ils mangeront tout à l'heure leur semblera moins bon que celui qu'on vient de me donner ", pensa Marigny en remontant en charrette.
Le convoi franchit les murs de la ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut, dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon.
Reb‚ti dans les années récentes, sur l'emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de maçonnerie, debout contre le ciel, s'élevaient d'une vaste plate-forme carrée qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la plate-forme s'ouvrait une large fosse qui servait de charnier; et les potences s'alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer o˘ l'on accrochait les corps après l'exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux corbeaux, pour servir d'exemple et inspirer le respect de la justice royale.
Ce jour-là une dizaine de corps se trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu'à la ceinture et les reins seulement ceints d'un lambeau de toile, selon que les bourreaux avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres étaient presque déjà à l'état de squelettes; d'autres commençaient de se décomposer, la face verte ou noire, avec d'affreuses liqueurs suintant des oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à Fentour.
Une foule tôt levée, nombreuse, était venue assister au supplice; les archers formaient cordon pour en contenir les remous.
Lorsque Marigny descendit de la charrette, un prêtre s'approcha et le convia à faire l'aveu des fautes pour lesquelles il était condamné.
- Non, mon père, dit Marigny.
Il nia avoir voulu envo˚ter Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé
dans le Trésor, nia tous les chefs d'accusation qu'on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions qu'on lui reprochait avaient toutes été
commandées ou approuvées par le feu roi son maître.
- Mais j'ai accompli pour de justes causes des actes injustes, et de cela je me repens.
Précédé du maître-bourreau, il gravit la rampe de pierre par laquelle on accédait à la plate-forme et, avec cette autorité qu'il avait toujours eue, il demanda en désignant les potences:
- Laquelle?
Comme du haut d'une estrade, il jeta un dernier regard sur la multitude hurlante. Il refusa d'avoir les mains liées.
- qu'on ne me maintienne point.
Il releva lui-même ses cheveux, et avança sa tête de taureau dans le noud coulant qu'on lui présentait. Il prit un grand souffle, pour garder le plus longtemps possible la vie dans ses poumons, serra les poings ; la corde, par six bras Urée, l'éleva à deux toises du sol.
La foule, qui pourtant n'attendait que cela, poussa une immense clameur d'étonnement. Durant plusieurs minutes elle vit Marigny se tordre, les yeux exorbités, la face devenant bleue, puis violette, la langue sortie, et les bras et les jambes s'agitant comme pour grimper le long d'un m‚t invisible.
Enfin les bras retombèrent, les convulsions diminuèrent d'amplitude, s'arrêtèrent, et les yeux n'eurent plus de regard.
Et la foule, toujours surprenante parce que toujours surprise, se tut.
Valois avait ordonné que le condamné rest‚t entièrement habillé afin de demeurer mieux reconnaissable. Les bourreaux descendirent le corps, le tirèrent par les pieds à travers la plate-forme ; puis dressant leurs échelles sur le devant du gibet, du côté de Paris, ils suspendirent aux chaînes, pour l'y laisser pourrir entre les charognes de malfaiteurs inconnus, l'un des plus grands ministres que la France ait jamais eus u.
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VII LA STATUE ABATTUE
Dans l'obscurité de Montfaucon o˘ les chaînes grinçaient, des voleurs, la nuit suivante, dépendirent le mort illustre pour le dépouiller; au matin, on trouva le corps de Marigny couché nu sur la pierre.
Monseigneur de Valois, qui était encore au lit quand on l'en vint avertir, commanda de rhabiller le cadavre et de le rependre. Puis lui-même se vêtit et, bien vivant, mieux vivant que jamais, tout gonflé de sa force intacte, il partit se mêler au mouvement de la ville, au trafic des hommes, à la puissance des rois.
En compagnie du chanoine de Mornay, son ancien chancelier, qu'il avait fait nommer garde des Sceaux de France, il gagna le palais de la Cité.
Dans la Galerie mercière, marchands et badauds observaient quatre ouvriers maçons, perchés sur un échafaudage, et qui descellaient la grande statue d'Enguerrand de Marigny. Elle tenait à la muraille, non seulement par le socle, mais par le dos. Les pics et les burins frappaient la pierre qui volait en éclats blancs.
Une fenêtre intérieure, qui donnait vue sur l'ensemble de la Galerie, s'ouvrit; Valois et le chancelier apparurent à la balustrade. Les badauds, apercevant leurs nouveaux maîtres, ôtèrent leurs bonnets.
- Continuez, bonnes gens, continuez à regarder; c'est bon travail que l'on fait là, lança Valois en adressant à la petite foule un geste engageant.
Puis, se tournant vers Mornay, il lui demanda:
- Avez-vous achevé l'inventaire des biens de Marigny?
- J'ai achevé, Monseigneur, et le compte en est assez gras.
- Je n'en doute point, dit Valois. Ainsi le roi va se trouver en fonds pour récompenser ceux qui l'ont servi en cette affaire, dit Valois. Tout d'abord j'exige retour de ma terre de Gaillefontaine que le coquin m'avait prise par duperie dans un mauvais échange. Cela n'est point récompense ; c'est justice. D'autre part, il conviendrait que mon fils Philippe dispos‚t enfin d'un hôtel en propre et qu'il e˚t son train personnel.
Marigny possédait deux maisons, celle des Fossés-Saint-Germain et celle de la rue d'Autriche. J'incline pour la seconde... Je sais aussi que le roi veut faire quelque libéralité à Henriet de Meudon, son veneur, qui lui ouvre ses paniers à colombes ; notez donc ce désir. Ah ! Surtout n'oubliez pas que Monseigneur d'Artois attend depuis cinq ans les revenus de son comté de Beaumont. C'est l'occasion de lui en remettre une part. Le roi a de grandes dettes envers notre cousin d'Artois.
- Le roi va devoir aussi, dit le chancelier, offrir à sa nouvelle épouse les présents d'usage, et il semble décidé, dans l'amour qu'il a, aux plus grandes largesses. Or sa cassette n'est guère en état d'y subvenir. Ne pourrait-on prendre sur les biens de Marigny les faveurs qui seront attribuées à notre nouvelle reine?
- C'est sagement pensé, Mornay. Préparez un partage en ce sens, o˘ vous placerez ma nièce de Hongrie en tête des bénéficiaires ; le roi ne pourra qu'y souscrire.
Valois, tout en parlant, continuait de regarder le travail des maçons.
- Bien s˚r, Monseigneur, reprit le chancelier, je me garderai de rien demander pour moi-même...
- Et en cela, vous agirez bien, Mornay, car de méchants esprits auraient beau jeu de dire qu'en poursuivant Marigny, vous ne cherchiez que votre profit. Faites donc grossir un peu ma part, afin que je vous puisse gratifier à proportion de vos mérites... Ah ! elle a bougé ! ajouta Valois en pointant le doigt vers la statue.
La grande effigie de Marigny était maintenant complètement décollée du mur ; on l'entourait de cordes. Valois posa sa main baguée sur le bras du chancelier.
- L'homme en vérité est créature étrange, dit-il. Savez-vous que soudain j'éprouve comme un vide de l'‚me? J'avais si fort accoutumé de haÔr ce méchant qu'il me semble à présent qu'il va me manquer...
A l'intérieur du Palais, Louis X, dans le même moment, achevait de se faire raser. Auprès de lui se trouvait dame Eudeline, rosé et fraîche, tenant par la main une enfant de dix ans, blonde, un peu maigre, intimidée, et qui ne savait pas que ce roi, dont on séchait le menton à l'aide de toiles chaudes, était son père.
La première lingère du Palais attendait, émue, pleine d'espoir, d'apprendre la raison pour laquelle Louis les avait mandées, elle et sa fille.
Le barbier sortit, emportant bassin, rasoirs et onguents.
Le roi de France se leva, secoua ses longs cheveux autour de son col et dit:
- Mon peuple est content, n'est-il pas vrai, Eudeline, que j'aie fait pendre Marigny?
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LES ROIS MAUDITS
- Certes, Monseigneur Louis... Sire, je veux dire. Chacun se plaît à croire que les temps du malheur sont finis...
- C'est bien, c'est bien. Je veux qu'il en soit ainsi. Louis X traversa la chambre, se pencha sur un miroir, étudia son visage quelques instants, se retourna.
- Je t'avais promis d'assurer l'établissement de cette enfant... Elle s'appelle Eudeline, comme toi...
Des larmes d'émotion vinrent aux yeux de la lingère ; et elle pressa légèrement l'épaule de sa fille. Eudeline la petite s'agenouilla pour entendre,'de la bouche souveraine, l'annonce des bienfaits.
- Sire, cette enfant vous bénira jusqu'à son dernier jour en ses prières...
- C'est justement ce que j'ai décidé, répondit le Hutin. qu'elle prie. Elle entrera en religion, au couvent de Saint-Marcel qui est réservé aux filles nobles, et o˘ elle sera mieux que nulle part.
La stupeur parut sur les traits d'Eudeline la mère.
- Est-ce donc cela, Sire, que vous voulez pour elle? La cloîtrer?
- Eh quoi? N'est-ce pas un bon établissement? dit Louis. Et puis il faut que cela soit ; elle ne saurait rester dans le monde. Et je trouve bon pour notre salut et pour le sien qu'elle rachète par une vie de piété la faute que nous avons commise en sa naissance. quant à toi...
- Monseigneur Louis, m'enfermerez-vous aussi au cloître? demanda Eudeline avec effroi.
Comme le Hutin avait changé, en peu de temps ! Elle ne retrouvait plus rien, en ce roi qui dictait ses ordres d'un ton sans réplique, ni de l'adolescent inquiet auquel elle avait appris l'amour, ni du pauvre prince, grelottant d'angoisse, d'impuissance et de froid, qu'elle avait encore réchauffé dans ses bras un soir de l'hiver passé. Les yeux seuls gardaient leur expression fuyante.
- Pour toi, dit-il, je vais te donner charge de surveiller à Vincennes le meuble et le linge, pour que tout soit prêt chaque fois que j'y viendrai.
Eudeline hocha la tête. Cet éloignement du Palais, cet envoi dans une résidence secondaire, elle les ressentait comme une offense. N'était-on pas satisfait de la façon dont elle tenait son office? En un sens, elle e˚t mieux accepté le couvent ; son orgueil e˚t été moins blessé.
- Je suis votre servante et vous obéirai, répondit-elle froidement. Elle invita Eudeline la petite à se relever et lui reprit la main. Au moment de franchir la porte, elle aperçut le portrait de Clémence de Hongrie posé sur une crédence, et demanda :
- C'est elle?
- C'est la prochaine reine de France, répondit Louis X non sans hauteur.
- Soyez donc heureux, Sire, dit Eudeline en sortant. Elle avait cessé de l'aimer.
LA REINE …TRANGL…E
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"Certes, certes, je vais être heureux", se répétait Louis, marchant à
travers la chambre o˘ le soleil entrait à grands rayons.
Pour la première fois depuis son avènement, il se sentait pleinement satisfait et s˚r de soi. Il s'était délivré de son épouse infidèle, délivré
du trop puissant ministre de son père ; il éloignait du Palais sa première maîtresse et envoyait sa fille naturelle au couventl2.
Tous les chemins nettoyés, il pouvait maintenant accueillir la belle princesse napolitaine, et se voyait déjà vivre auprès d'elle un long règne de gloire.
Il sonna le chambellan de service.
- J'ai fait mander messire de Bouville. Est-il arrivé?
- Oui, Sire; il attend vos ordres.
A ce moment les murs du Palais vibrèrent sous un choc sourd.
- qu'est ceci? demanda le roi.
- La statue, je pense, Sire, qui vient de tomber.
- C'est bien... Dites à Bou ville d'entrer.
Et il se disposa à recevoir l'ancien grand chambellan.
Dans la Galerie mercière, la statue d'Enguerrand gisait sur le pavement.
Les cordes avaient glissé un peu vite, et les vingt quintaux de pierre avaient brutalement heurté le sol. Les pieds étaient rompus.
Au premier rang des badauds, Spinello Tolomei et son neveu Guccio Baglioni contemplaient le colosse abattu.
- J'aurai vu cela, j'aurai vu cela... murmurait le capitaine des Lombards.
Il n'affichait pas, comme Monseigneur de Valois du haut de la fenêtre à
balustrade, un triomphe ostentatoire ; mais sa joie non plus ne se teintait pas de mélancolie. Il éprouvait une bonne satisfaction bien simple et sans mélange. Tant de fois, sous le gouvernement de Marigny, les banquiers italiens avaient tremblé pour leurs biens et même pour leur peau ! Messer Tolomei, un oil ouvert, l'autre fermé, respirait l'air de la délivrance.
- Cet homme-là vraiment n'était pas notre ami, dit-il. Les barons se font gloire de sa chute ; mais nous avons pris bonne part à ce travail. Et toi-même, Guccio, tu m'y as bien aidé. Je tiens à t'en récompenser, et à
t'associer mieux à nos affaires. As-tu quelque souhait?
Ils s'étaient mis à marcher entre les éventaires des merciers. Guccio abaissa son nez mince et ses cils noirs.
- Oncle Spinello, je voudrais gérer le comptoir de Neauphle.
- Eh quoi ! s'écria Tolomei tout surpris. Est-ce là ton ambition? Un comptoir de campagne, qui fonctionne avec trois commis bien suffisants pour leur t‚che? Tu as de petits rêves !
- J'aime assez ce comptoir, dit Guccio, et je suis s˚r qu'on pourrait fort l'agrandir.
- Et je suis bien s˚r, moi, répondit Tolomei, que c'est l'amour T
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plutôt que la banque qui t'attire de ce côté... La demoiselle de Cressay, n'est-ce pas? J'ai vu les comptes. Non seulement ces gens-là sont nos débiteurs, mais en plus nous les nourrissons. Guccio regarda Tolomei et vit qu'il souriait.
- Elle est belle comme aucune, mon oncle, et de bonne noblesse.
- Ah! soupira le banquier en élevant les mains. Une fille de noblesse ! Tu vas te mettre dans de gros ennuis. La noblesse, tu sais, est toujours prête à nous prendre de l'argent, mais guère à laisser son sang se mêler au nôtre. La famille est-elle d'accord?
- Elle le sera, mon oncle, je suis certain qu'elle le sera. Les frères me traitent comme un des leurs.
Traînée par deux chevaux de trait, la statue de Marigny sortait de la Galerie mercière. Les maçons enroulaient leurs cordes et la foule se dispersait.
- Marie m'aime autant que je l'aime, reprit Guccio, et vouloir nous faire vivre l'un sans l'autre, c'est vouloir nous faire mourir ! Avec les gains nouveaux que je tirerai de Neauphle, je pourrai réparer le manoir, qui est beau, je vous assure, mais qui mérite un peu de travail, et vous viendrez vivre dans un ch‚teau, mon oncle, comme un vrai seigneur.
- Moi, tu sais, je n'aime pas la campagne, dit Tolomei. S'il m'arrive une fois l'an d'avoir affaire à Grenelle ou à Vaugirard, je m'y sens au bout du monde et vieux de cent ans... J'avais rêvé pour toi une autre alliance, avec une fille de nos cousins Bardi...
Il s'interrompit un instant.
- Mais c'est mal aimer ceux qu'on aime que de vouloir faire leur bonheur malgré eux. Va, mon garçon, va t'occuper de Neauphle. Et marie-toi comme il te plaît. Les Siennois sont des hommes libres, et l'on doit choisir son épouse selon son cour. Mais amène ta belle à Paris le plus tôt que tu pourras. Elle sera bien accueillie sous mon toit.
- Merci, oncle Spinello ! dit Guccio en se jetant à son cou.
Le comte de Bouville, sortant de chez le roi, traversait alors la Galerie mercière. Le gros homme avançait de ce pas ferme qu'il prenait lorsque le souverain lui avait fait l'honneur de lui donner un ordre.
- Ah ! ami Guccio ! s'écria-t-il en apercevant les deux Italiens. C'est chance que de vous rencontrer ici. J'allais dépêcher un écuyer à vous quérir.
- que puis-je pour vous servir, messire Hugues? dit le jeune homme. Mon oncle et moi sommes tout à vous.
Bouville souriait à Guccio avec une réelle expression d'amitié.
- Je vous apprends une bonne nouvelle; oui, une très bonne nouvelle. J'ai dit au roi vos mérites et combien vous m'étiez utile... Le jeune homme s'inclina, en signe de remerciement.
- Alors, ami Guccio, nous repartons pour Naples.
NOTES HISTORIqUES
1. - Au début du xiv" siècle, les trois premiers officiers de la couronne étaient : le connétable de France, chef suprême des armées ; le chancelier de France qui administrait la justice, les affaires ecclésiastiques et les affaires étrangères ; le souverain maître de l'hôtel de la maison du roi.
Le connétable siégeait de droit au Conseil étroit ; il avait sa chambre à
la Cour et devait suivre le roi dans tous ses déplacements. Il recevait en temps de paix, en dehors des prestations en nature, 25 sous parisis par jour et 10 livres à chaque fête. En période d'hostilités ou simplement pendant les déplacements du roi, ce traitement était doublé. En outre, pour chaque jour de combat o˘ le roi chevauchait avec l'armée, le connétable recevait 100 livres supplémentaires.
Tout ce qui se trouvait dans les forteresses ou ch‚teaux pris à l'ennemi appartenait au connétable, à l'exception de l'or et des prisonniers qui étaient au roi. Parmi les chevaux enlevés à l'adversaire, il choisissait aussitôt après le roi. Si ce dernier n'était pas présent lors de la prise d'une forteresse, c'était la bannière du connétable que l'on hissait. Sur le champ de bataille, le roi lui-même ne pouvait décider de charger ni d'attaquer sans avoir pris conseil et ordres du connétable. Celui-ci encore assistait obligatoirement au sacre o˘ il portait l'épée devant le roi.
Sous les règnes de Philippe le Bel et de ses trois fils, ainsi que pendant la première année du règne de Philippe VI de Valois, le connétable de France fut Gaucher de Ch‚tillon, comte de Porcien, qui devait mourir octogénaire en 1329.
Le chancelier de France, assisté d'un vice-chancelier et de notaires qui étaient des clercs de la chapelle royale, avait charge de préparer la rédaction des actes et d'y apposer le sceau royal dont il était gardien, d'o˘ son titre également de garde des Sceaux. Il siégeait au Conseil étroit et à l'Assemblée des pairs. Il était le chef de la magistrature, 412
LES ROIS MAUDITS
présidait toutes les commissions judiciaires et portait la parole au nom du roi dans les lits de justice.
Le chancelier, par tradition, était un ecclésiastique. Lorsque, en 1307, Philippe le Bel destitua son chancelier, l'évêque de Narbonne, et remit les sceaux à Guillaume de Nogaret, celui-ci, n'étant pas homme d'…glise, ne reçut pas le titre de chancelier mais celui créé à son intention de "
secrétaire général du royaume ", tandis que Marigny était fait " coadjuteur et recteur général du royaume ".
Le chancelier de Louis X fut, dès le commencement de l'année 1315, …tienne de Mornay, chanoine d'Auxerre et de Soissons, précédemment chancelier du comte de Valois.
Le souverain maître de l'hôtel, appelé plus tard grand maître de France, commandait à tout le personnel noble et roturier au service du souverain ; il avait sous ses ordres Y argentier, qui tenait les comptes de la maison royale et l'inventaire du mobilier, des étoffes et de la garde-robe. Il siégeait au Conseil.
Venaient ensuite, parmi les grands officiers de la couronne : le grand maître des arbalétriers, qui dépendait du connétable, et le grand chambellan.
Le grand chambellan avait soin des armes et vêtements du roi; il devait se tenir auprès de lui tant de jour que de nuit " quand la reine n'y était pas
". Il avait la garde du sceau secret, pouvait recevoir les hommages au nom du roi et faire prêter serment de fidélité. Il organisait les cérémonies o˘
le roi armait de nouveaux chevaliers, administrait la cassette privée, assistait à l'assemblée des pairs. Parce qu'il était chargé de la garde-robe royale, il avait juridiction sur les merciers et tous les métiers du vêtement, et commandait au fonctionnaire nommé "roi des merciers" qui vérifiait les poids et mesures, balances et aunages.
D'autres charges enfin, survivance de fonctions tombées en désuétude, n'étaient plus qu'honorifiques mais donnaient toutefois accès au Conseil du roi; telles étaient les charges de grand chambrier, grand bouteiller et grandpanetier, tenues respectivement à l'époque qui nous occupe par Louis Ier de Bourbon, le comte de Ch‚tillon Saint-Pol, et Bouchard de Montmorency.
2. - Philippe le Bel avait légué son cour, ainsi que la grande croix d'or des Templiers, au monastère des dominicains de Poissy. Cour et croix disparurent, la nuit du 21 juillet 1695, dans un incendie provoqué par la foudre.
3. - II était habituel au Moyen Age de garder une lampe allumée la nuit au-dessus du lit. Cette pratique était destinée à écarter les mauvais esprits.
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4. - Les lettres patentes conférant l'apanage de la Marche à Charles de France et la pairie à Philippe de Poitiers furent respectivement délivrées en mars et ao˚t 1315.
5. - La maison d'Anjou-Sicile est si liée à l'histoire de la monarchie française au xiv" siècle, et interviendra si souvent au cours de ce récit, qu'il nous semble nécessaire de rappeler au lecteur certaines précisions concernant cette famille.
En 1246, Charles, comte apanagiste de Valois et du Maine, fils de Louis VIII et septième frère de Saint Louis, avait épousé la comtesse Béatrix qui lui apportait, selon l'expression de Dante : " la grande dot de Provence ".
Choisi par le Saint-Siège comme champion de l'…glise en Italie, il fut couronné roi de Sicile à Saint-Jean-de-Latran, en 1265.
Telle fut l'origine de cette branche de la famille capétienne connue sous le nom d'Anjou-Sicile, et dont les possessions et les alliances s'étendirent rapidement sur l'Europe.
Le fils de Charles Ier d'Anjou, Charles II dit le Boiteux (1250-1309), roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, duc des Fouilles, prince de Salerne, de Capoue et de Tarente, épousa Marie, sour et héritière du roi Ladislas IV
de Hongrie. De cette union naquirent:
- Marguerite, première épouse de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel;
- Charles-Martel, roi titulaire de Hongrie;
- Louis d'Anjou, évêque de Toulouse;
- Robert, roi de Naples;
- Philippe, prince de Tarente;
- Raymond Bérenger, comte d'Andria;
- Jean Tristan, entré dans les ordres ;
- Jean, duc de Durazzo;
- Pierre, comte d'Eboli et de Gravina;
- Marie, épouse de Sanche d'Aragon, roi de Majorque;
- Blanche, épouse de Jacques II d'Aragon;
- Béatrice, mariée d'abord au marquis d'Esté, puis au comte Bertrand des Baux;
- …léonore, épouse de Frédéric d'Aragon.
L'aîné des fils de Charles le Boiteux, Charles-Martel, marié à Clémence de Habsbourg, et pour lequel la reine Marie réclamait l'héritage de Hongrie, mourut en 1296. Il laissait un fils, Charles-Robert dit Charobert, qui après quinze ans de lutte ceignit la couronne de Hongrie, et deux filles dont l'une, Béatrice, épousa le dauphin de
T
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LES ROIS MAUDITS
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Viennois, Jean II, et l'autre, Clémence, devait devenir la seconde épouse de Louis X Hutin.
Le second fils de Charles le Boiteux, Louis d'Anjou, renonça à tous ses droits successoraux pour entrer en religion. …vêque de Toulouse, il mourut au ch‚teau de Brignoles en Provence, à l'‚ge de vingt-trois ans. Il devait être canonisé en 1317 sous le pontificat de Jean XXII.
A la mort de Charles le Boiteux, en 1309, la couronne de Naples revint au troisième fils, Robert.
Le quatrième fils, Philippe, prince de Tarente, devint empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec Catherine de Valois-Courtenay, fille du second mariage de Charles de Valois.
Dynastie fabuleusement féconde et active, la famille d'Anjou-Sicile totaliserait, dans sa durée, 299 couronnes souveraines et 12
béatifications.
6. - Le mariage de Philippe de Valois avec Jeanne de Bourgogne, sour de Marguerite et dite Jeanne la Boiteuse, avait été célébré en 1313.
7. - Rien n'est plus malaisé à établir ni n'offre plus matière à débat que les comparaisons de valeur de la monnaie à travers les siècles. Tant de variations, dévaluations et mesures gouvernementales diverses ont affecté
les cours que les spécialistes ne parviennent jamais à se mettre d'accord.
On ne peut guère fonder les équivalences sur les prix des denrées, même essentielles, car ces prix variaient considérablement et parfois d'une année à l'autre selon le degré d'abondance ou de rareté des produits, et aussi selon les taxes que l'…tat leur faisait supporter. Les périodes de disette étaient fréquentes et les prix cités par les chroniqueurs sont souvent des prix de "marché noir", ce qui fausse toute appréciation du pouvoir d'achat. En outre, certaines denrées d'usage courant aujourd'hui étaient peu répandues au Moyen Age et donc de prix élevé. En revanche, et en raison du faible co˚t de la main-d'ouvre artisanale, les produits manufacturés étaient relativement à bas prix.
La valeur comparative de l'or au poids pourrait paraître la meilleure base d'estimation ; encore nous assure-t-on que l'or est, de nos jours, maintenu artificiellement à un taux très supérieur à sa valeur réelle. Nous avons déjà quelque difficulté à faire des calculs d'équivalence avec le franc de 1914. Comment pourrions-nous prétendre à des évaluations exactes pour la livre de 1314?
Après comparaison de divers travaux spécialisés, nous proposons au lecteur pour commodité, et sans lui laisser ignorer que la marge d'erreur peut être comprise entre la moitié et le double, une équivalence de 100 francs d'aujourd'hui pour une livre au début du xiv6 siècle. Les dépenses du royaume, au temps de Philippe le Bel, sauf dans les années de guerre, s'élevaient en moyenne à 500000 livres, ce qui grosso modo représenterait un budget de 50 millions, ou 5 milliards d'anciens francs.
Nos anciens et nos nouveaux francs préparent d'ailleurs de sérieux pièges aux historiens futurs. (Cette note a été établie en 1965.) 8. - Le jugement de 1309 qui prétendait régler la succession d'Artois (voir notre note p. 223 du Roi de fer) n'avait accordé à Robert, sur l'héritage de ses grands-parents, que la ch‚tellenie de Conches, écart normand apporté
aux d'Artois par Amicie de Courtenay, femme de Robert II.
En compensation, Mahaut était tenue de verser à Robert, dans un délai de deux ans, une indemnité de 24000 livres; d'autre part, un revenu de 5000
livres était assuré à Robert sur diverses terres du domaine royal qui, réunies à la ch‚tellenie de Conches, constitueraient le comté de Beaumont-le-Roger.
La formation du comté fut retardée pendant plusieurs années durant lesquelles Robert ne toucha qu'une infime partie de ses revenus. Il ne devait devenir réellement comte de Beaumont qu'à partir de 1319. Le reliquat des sommes qui lui étaient dues ne lui fut versé que sous Philippe V, en 1321, et, sous Philippe VI, en 1329, le comté fut érigé en pairie.
9. - Le culte des reliques fut un des aspects les plus marquants et les plus étonnants de la vie religieuse au Moyen Age. La croyance en la vertu des vestiges sacrés dégénéra en une superstition universellement répandue, chacun voulant posséder de grandes reliques pour les garder chez soi, et de petites pour les porter au cou. On avait des reliques à la mesure de sa fortune. La vente des reliques devint un véritable commerce, et l'un des plus prospères à travers les xie, xne, xme siècles, et même encore pendant le xiv". Tout le monde en trafiquait. Les abbés, pour augmenter les revenus de leurs couvents ou s'attirer les faveurs de grands personnages, cédaient des fragments des saints ossements dont ils avaient la garde. Les croisés souvent s'enrichirent de la Vente de pieux débris rapportés de leurs expéditions. Les marchands juifs avaient une sorte de réseau international de vente de reliques. Et les orfèvres encourageaient fort ce négoce car on leur commandait ch‚sses et reliquaires qui étaient les plus beaux objets du temps et qui témoignaient autant de la fortune que de la piété de leurs possesseurs.
Les reliques les plus prisées étaient les morceaux de la Sainte Croix, les fragments du bois de la Crèche, les épines de la Sainte Couronne (encore que Saint Louis e˚t acheté pour la Sainte-Chapelle une Sainte Couronne prétendument intacte), les flèches de saint Sébastien, et beaucoup de pierres aussi, pierres du Calvaire, du Saint Sépulcre, du 416
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mont des Oliviers. On alla même jusqu'à vendre des gouttes du lait de la Vierge.
Lorsqu'un personnage contemporain venait à être canonisé, on s'empressait de débiter sa dépouille. Plusieurs membres de la famille royale possédaient, ou étaient convaincus de posséder des fragments de Saint Louis. En 1319, le roi Robert de Naples, assistant à Marseille au transfert des restes de son frère Louis d'Anjou, récemment canonisé, demanda la tête du saint pour l'emporter à Naples.
10. - Ce n'était pas encore le fameux " Palais des papes " que l'on connaît et visite, et qui ne fut b‚ti qu'au siècle suivant. La première résidence des papes avignonnais était le palais épiscopal un peu agrandi.
11. - Le gibet de Montfaucon se trouvait sur une butte isolée, à gauche de l'ancienne route de Meaux, environ l'actuelle rue de la Grange-aux-Belles.
Enguerrand de Marigny fut le second d'une longue liste de ministres, et particulièrement de ministres des Finances, qui terminèrent leur carrière à
Montfaucon. Avant lui, Pierre de la Brosse, trésorier de Philippe III le Hardi, y avait été pendu ; après lui, Pierre Rémy et Macci dei Macci, respectivement trésorier et changeur de Charles IV le Bel, René de Siran, maître de la monnaie de Philippe VI, Olivier le Daim, favori de Louis XI, Beaune de Samblançay, surintendant des Finances de Charles VIII, Louis XII et François Ier, y subirent le même sort. Le gibet cessa d'être utilisé à
partir de 1627.
12. - Cette Eudeline, fille naturelle de Louis X, et religieuse au couvent des clarisses du faubourg Saint-Marcel de Paris, devait être autorisée, par une bulle du pape Jean XXII du 10 ao˚t 1330, à devenir, en dépit de sa naissance illégitime, abbesse de Saint-Marcel ou de tout autre monastère de clarisses.
III
LES POISONS
DELA COURONNE
"L'histoire est toujours une science conjecturale. "
Daniel-Rops