Il se demanda si la ch‚telaine n'avait pas fait exprès d'éloigner toute sa famille pour demeurer seule avec lui. D'autant que lorsque le boiteux eut apporté le bassin, dont il répandit un bon quart sur le sol, LE ROI DE FER
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dame …liabel resta là, chauffant les toiles devant le feu. Guccio attendait qu'elle se retir‚t.
- Lavez-vous donc, mon jeune messire, dit-elle. Nos servantes sont si balourdes qu'elles vous écorcheraient en vous séchant. Et c'est bien le moins que j'aie soin de vous.
Bredouillant un remerciement, Guccio se résolut à se mettre nu jusqu'à la taille; évitant de regarder la dame, il s'aspergea d'eau tiède la tête et le torse. Il était assez maigre, comme on l'est à son ‚ge, mais bien tourné
dans sa petite taille. " Encore heureux qu'elle ne m'ait point fait porter une cuve o˘ j'aurais d˚ tout entier me dépouiller sous ses yeux. Ces gens de campagne ont de curieuses façons. "
quand il eut fini, dame …liabel vint à lui avec les serviettes chaudes, et se mit à l'essuyer. Guccio pensait qu'en partant vite, et en poussant un temps de galop, il aurait des chances de rattraper Marie sur la route de Neauphle ou de la retrouver dans le bourg.
- quelle jolie peau vous avez, messire, dit soudain dame …liabel d'une voix qui tremblait un peu. Les femmes pourraient être jalouses d'une aussi douce peau... et j'imagine qu'il en est beaucoup qui doivent en être friandes.
Cette belle couleur brune doit leur sembler plaisante.
En même temps, elle lui caressait le dos, du bout des doigts, tout le long des vertèbres. Cela chatouilla Guccio qui se retourna en riant.
Dame …liabel avait le regard troublé, la poitrine agitée, et un singulier sourire lui modifiait le visage. Guccio enfila prestement sa chemise.
- Ah ! que c'est belle chose, la jeunesse ! reprit dame …liabel. A vous voir, je gage que vous la go˚tez bien, et que vous faites profit de toutes les permissions qu'elle donne.
Elle se tut un instant; puis, du même ton, elle reprit:
- Alors, mon gentil messire, qu'allez-vous faire pour notre créance?
"Nous y voici", pensa Guccio.
- Vous pouvez bien nous demander ce qu'il vous plaît, continua-t-elle; vous êtes notre bienfaiteur et nous vous bénissons. Si vous voulez l'or que vous avez fait rendre à ce coquin de prévôt, il est à vous, emportez-le ; cent livres, si vous voulez. Mais vous voyez notre état, et vous nous avez montré que vous aviez du cour.
En même temps, elle le regardait lacer ses chausses. Ce n'était pas, pour Guccio, les bonnes conditions d'une discussion d'affaires.
- Celui qui nous sauve va-t-il être celui qui nous perd? poursuivit-elle.
Vous autres, gens de ville, ne savez point comme notre position est malaisée. Si nous n'avons point encore payé votre banque, c'est que nous ne le pouvions pas. Les gens du roi nous grugent; vous l'avez constaté. Les serfs ne travaillent point comme par le passé. Depuis les ordonnances du roi Philippe, qui les encouragent à se racheter, l'idée 122
LES ROIS MAUDITS
de franchise leur travaille en tête; on n'en obtient plus rien, et ces manants seraient tout près de se considérer de même race que vous et moi.
Elle marqua un léger arrêt, afin de permettre au jeune Lombard d'apprécier tout ce que ce " vous et moi " contenait de flatteur pour lui.
- Ajoutez à cela que nous avons eu deux mauvaises années pour les champs.
Mais il suffit, ce qu'à Dieu plaise, que la prochaine récolte soit bonne...
Guccio, qui ne songeait qu'à partir à la recherche de Marie, essaya d'éluder.
- Ce n'est point moi ; c'est mon oncle qui décide, dit-il. Mais déjà il se savait vaincu.
- Vous pourrez remontrer à votre oncle qu'il fait avec nous sage et s˚r placement ; je lui souhaite de n'avoir jamais pires débiteurs. Donnez-nous encore une année ; nous vous payerons bien les intérêts. Faites cela pour moi ; je vous en aurai grandement gré, dit dame …liabel en lui saisissant les mains.
Puis avec une légère confusion, elle ajouta :
- Savez-vous, gentil messire, que dès votre venue, hier... peut-être dame ne devrait point dire cela... je me sui's senti de l'amitié pour vous, et qu'il n'est chose qui dépende de moi que je ne voudrais faire pour votre contentement?...
Guccio n'eut pas la présence d'esprit de répondre :
" Eh bien ! remboursez donc votre dette et je serai content. "
De toute évidence, la veuve paraissait plutôt prête à payer de sa personne, et l'on pouvait juste se demander si elle se disposait au sacrifice pour faire reculer la créance, ou si elle se servait de la créance pour avoir l'occasion de se sacrifier.
En bon Italien, Guccio pensa que la chose serait plaisante de séduire à la fois et la fille et la mère. Darne …liabel avait encore des charmes; ses mains dodues ne manquaient pas de douceur, et sa gorge, tout abondante qu'elle f˚t, semblait avoir conservé de la fermeté. Mais ce ne pouvait être qu'un amusement de surcroît, et qui ne valait pas de manquer l'autre proie.
Guccio se dégagea des empressements de dame …liabel, en l'assurant qu'il allait s'efforcer d'arranger l'affaire; mais il lui fallait courir à
Neauphle, et en conférer avec ses commis.
Il sortit dans la cour, pressa le boiteux de seller son cheval, et partit pour le bourg. Point de Marie sur le chemin. Tout en galopant, Guccio se demandait si vraiment la jeune fille était aussi belle qu'il l'avait vue la veille, s'il ne s'était pas mépris sur les promesses qu'il avait cru lire dans ses yeux, et si tout cela, qui n'était peut-être qu'illusions de fin de dîner, méritait tant de h‚te. Car il existe des femmes qui, lorsqu'elles vous regardent, semblent se donner à vous dans le premier instant; LE ROI DE FER
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mais c'est leur air naturel; elles regardent un meuble, un arbre, de la même façon et, finalement, ne donnent rien du tout...
Guccio n'aperçut pas Marie sur la place de Neauphle. Il jeta un coup d'oeil sur les rues avoisinantes, entra dans l'église, n'y resta que le temps d'un signe de croix, puis se rendit au comptoir. Là, il accusa les commis de l'avoir mal renseigné. Les Cressay étaient gens de qualité, tout à fait honorables et solvables. Il fallait prolonger leur créance. quant au prévôt, c'était une franche canaille... Tout en parlant, Guccio ne cessait de regarder par la fenêtre. Les employés hochaient la tête en contemplant ce jeune fou qui se déjugeait du lendemain sur la veille, et ils pensaient que ce serait grande pitié si la banque lui tombait tout à fait entre les mains.
- Il se peut que je revienne assez souvent ; ce comptoir a besoin d'être surveillé, leur dit-il en guise d'adieu.
Il sauta en selle, et les cailloux volèrent sous les fers de son cheval. "
Sans doute a-t-elle emprunté un sentier de raccourci, se disait-il. Je la rejoindrai au ch‚teau, mais il sera malaisé de la voir seule... "
Peu après la sortie du bourg, il distingua une silhouette qui se h‚tait vers Cressay, et il reconnut Marie. Alors, brusquement, il entendit que les oiseaux chantaient, il découvrit que le soleil brillait, qu'on était en avril, et que de petites feuilles tendres couvraient les arbres. A cause de cette robe qui avançait entre deux prairies, le printemps, auquel Guccio depuis trois jours n'avait pas accordé attention, venait de lui apparaître.
Il ralentit son cheval en arrivant à la hauteur de Marie. Elle le regarda, pas tellement surprise de sa présence, mais comme si elle venait de recevoir le plus beau cadeau du monde. La marche lui avait coloré le visage, et Guccio reconnut qu'elle était plus belle encore qu'il n'en avait jugé la veille.
Il s'offrit à l'emmener en croupe. Elle sourit pour acquiescer, et ses lèvres de nouveau s'entrouvrirent comme un fruit. Guccio fit ranger son cheval contre le talus, et se pencha, présentant à Marie son bras et son épaule. La jeune fille était légère; elle se hissa lestement, et ils partirent au pas. Un moment ils allèrent en silence. La parole manquait à
Guccio. Ce h‚bleur, soudain, ne trouvait rien à dire.
Il sentit que Marie osait à peine se tenir à lui. Il lui demanda si elle était accoutumée à aller ainsi à cheval.
- Avec mon père ou mes frères... seulement, répondit-elle. Jamais encore elle n'avait cheminé de la sorte, flanc contre dos, avec un étranger. Elle s'enhardit un peu et assura mieux son étreinte.
- tes-vous en h‚te de rentrer? demanda-t-il. Elle ne répondit pas, et il engagea son cheval dans un sentier de traverse.
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LES ROIS MAUDITS
- Votre pays est beau, reprit-il après un nouveau silence; aussi beau que ma Toscane.
Ce n'était pas seulement compliment d'amoureux. Guccio découvrait avec ravissement la douceur de l'Ile-de-France, ses collines, brodées de forêts, ses horizons bleutés, ses rideaux de peupliers partageant de grasses prairies, et le vert plus laiteux, plus fragile des seigles récemment levés, et ses haies d'aubépine o˘ s'ouvraient des bourgeons gommeux.
quelles étaient ces tours qu'on apercevait au lointain, noyées dans une brume légère, vers le couchant? Marie eu beaucoup de peine à répondre que c'étaient les tours de Montfort-l'Amaury.
Elle éprouvait un mélange d'angoisse et de bonheur qui l'empêchait de parler, qui l'empêchait de penser. O˘ conduisait ce sentier? Elle ne le savait plus. Vers quoi la menait ce cavalier? Elle ne le savait pas davantage. Elle obéissait à quelque chose qui n'avait pas encore de nom, qui était plus fort que la crainte de l'inconnu, plus fort que les préceptes enseignés et les mises en garde des confesseurs. Elle se sentait livrée entièrement à une volonté étrangère. Ses mains se crispaient un peu plus sur ce manteau, sur ce dos d'homme qui constituait en l'instant, au milieu du chavirement de tout, la seule certitude de l'univers.
Le cheval qui allait, rênes longues, s'arrêta de lui-même pour manger une jeune pousse.
Guccio descendit, prit Marie dans ses bras et la posa sur le sol. Mais il ne la l‚cha point et garda les mains autour de sa taille, qu'il s'étonna de trouver si étroite et si mince. La jeune fille demeurait sans bouger, prisonnière, inquiète, mais consentante, entre ces doigts qui l'enserraient. Guccio sentit qu'il fallait parler; et ce furent les paroles italiennes pour exprimer l'amour qui lui vinrent aux lèvres :
- Ti voglio bene, ti voglio tanto bene.
Elle parut les comprendre, tellement la voix suffisait à en donner le sens.
A contempler ainsi Marie, sous le soleil, Guccio vit que les cils de la jeune fille n'étaient pas dorés comme il l'avait cru, ni ses cheveux vraiment blonds. Elle était une ch‚taine à reflets roux, avec une carnation de blonde et de grands yeux bleu foncé, largement dessinés sous le sourcil.
D'o˘ venait alors cet éclat doré qui émanait d'elle? D'instant en instant, Marie devenait pour Guccio plus exacte, plus réelle, et elle était parfaitement belle dans cette réalité. Il l'étreignit plus étroitement, glissa la main lentement, doucement le long de la hanche, puis du corsage, continuant d'apprendre la vérité de ce corps.
- Non... murmura-t-elle éloignant cette main. Mais comme si elle craignait de le décevoir, elle renversa un peu le visage vers le sien. Elle avait entrouvert les lèvres, et ses yeux étaient
LE ROI DE FER
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clos. Guccio se pencha vers cette bouche, vers ce beau fruit qu'il convoitait tant. Et ils restèrent ainsi de longues secondes, parmi le pépiement des oiseaux, les lointains aboiements des chiens, et toute la grande respiration de la nature qui semblait soulever la terre sous leurs pieds.
quand leurs lèvres se furent séparées, Guccio remarqua le tronc verd‚tre et tordu d'un gros pommier qui croissait là, et cet arbre lui parut étonnamment beau et vivant, comme il n'en avait jamais vu de pareil jusqu'à
ce jour. Une pie sautillait dans le seigle nouveau; et le garçon des villes demeurait tout surpris de ce baiser en plein champ.
- Vous êtes venu ; vous êtes enfin venu, murmura Marie. On e˚t dit qu'elle l'attendait depuis le fond des ‚ges, depuis le fond des nuits. Elle ne le quittait plus du regard.
Il voulut reprendre sa bouche, mais cette fois elle refusa.
- Non, il faut retourner, dit-elle.
Elle avait la certitude que l'amour était apparu dans sa vie, et pour l'instant elle était comblée. Elle ne souhaitait rien de plus.
quand elle fut de nouveau assise sur le cheval, derrière Guccio, elle passa les bras autour de la poitrine du jeune Siennois, posa la tête contre son épaule, et se laissa aller ainsi, au rythme de la monture, liée à l'homme que Dieu lui avait envoyé.
Elle avait le go˚t du miracle et le sens de l'absolu. Pas un instant elle n'imagina que Guccio p˚t être dans une disposition d'‚me différente de la sienne, ni que le baiser qu'ils avaient échangé p˚t avoir pour lui une signification moins grave que celle qu'elle y attachait.
Elle ne se redressa, et ne reprit le maintien qui convenait, que lorsque les toits de Cressay apparurent dans le val.
Les deux frères étaient rentrés de la chasse. Dame …liabel vit sans plaisir Marie revenir en compagnie de Guccio. quoi qu'ils fissent pour ne rien laisser paraître, les jeunes gens avaient un air de bonheur qui donna du dépit à la grasse ch‚telaine et lui inspira des pensées de sévérité envers sa fille. Mais elle n'osa aucune remarque en présence du jeune banquier.
- J'ai fait rencontre de damoiselle Marie, et lui ai demandé de me montrer les alentours de votre domaine, dit Guccio. C'est belle terre que vous possédez.
Puis il ajouta:
- J'ai ordonné qu'on reporte votre créance à l'an prochain; mon oncle, j'espère, m'approuvera. Peut-on rien refuser à si noble dame !
Alors dame …liabel gloussa et prit un air de discret triomphe.
On fit à Guccio force remerciements ; pourtant, quand il annonça qu'il allait repartir, on n'insista pas trop pour le garder. Il était bien charmant cavalier, ce jeune Lombard, et il avait rendu grand service...
mais on ne le connaissait guère, après tout. La créance était prolongée, 1
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LES ROIS MAUDITS
c'était l'essentiel. Dame …liabel n'aurait pas de mal à se persuader que ses charmes y avaient aidé.
La seule personne qui désirait vraiment que Guccio rest‚t ne pouvait ni n'osait rien dire.
Pour dissiper la vague gêne qui s'installait, on força Guccio d'emporter un quartier du chevreuil que les frères avaient tué, et on lui fit promettre de revenir. Il promit, en regardant Marie.
- Pour les intérêts de la créance, je reviendrai, soyez certains, dit-il d'un ton jovial qui voulait donner le change.
Son bagage bouclé, il se remit en selle.
Le voyant s'éloigner en descendant vers la Mauldre, madame de Cressay eut un fort soupir et déclara à ses fils, moins pour eux que pour donner du fil à ses illusions :
- Mes enfants, votre mère sait encore parler aux damoiseaux. J'ai fait bonne manouvre avec celui-là, et vous l'eussiez trouvé plus ‚pre si je ne l'avais point pris à part.
De peur de se trahir, Marie était déjà rentrée dans la maison.
Sur la route de Paris, Guccio, galopant, se considérait comme un séducteur irrésistible qui n'avait qu'à paraître dans les ch‚teaux pour y moissonner les cours. L'image de Marie dans le clos des pommiers, auprès de la rivière, ne le quittait pas. Et il se promettait de revenir à Neauphle, très vite, dans quelques jours peut-être...
Il arriva pour le souper rue des Lombards et, jusqu'à une heure avancée, s'entretint avec son oncle Tolomei. Celui-ci accepta sans peine les explications que Guccio lui donna au sujet de la créance ; il avait d'autres soucis en tête. Mais il parut s'intéresser spécialement aux agissements du prévôt Portefruit.
Toute la nuit, Guccio eut l'impression que Marie habitait son sommeil. Le lendemain il y pensait déjà un peu moins.
Il connaissait, à Paris, deux femmes de marchands, jolies bourgeoises de vingt ans, qui ne lui étaient pas cruelles. Au bout de quelques jours, il avait oublié sa conquête de Neauphle.
Mais les destins se forment lentement et nul ne sait, parmi tous nos actes semés au hasard, lesquels germeront pour s'épanouir, comme des arbres. Nul ne pouvait imaginer que le baiser échangé au bord de la Mauldre conduirait la belle Marie jusqu'au berceau d'un roi.
A Cressay, Marie commençait d'attendre.
VI LA ROUTE DE CLERMONT
Vingt jours plus tard, la petite cité de Clermont-de-1'Oise connaissait une animation fort inhabituelle. Des portes jusqu'au ch‚teau royal, de l'église à la prévôté, il y avait grand mouvement de peuple. On se bousculait dans les rues et dans les tavernes, avec une rumeur joyeuse, et les tentures de procession flottaient aux fenêtres. Car les crieurs publics avaient annoncé, tôt le matin, que Monseigneur de Poitiers, second fils du roi, et son oncle, Monseigneur de Valois, venaient accueillir, au nom du souverain, leur sour et nièce, la reine Isabelle d'Angleterre.
Celle-ci, débarquée trois jours plus tôt sur le sol de France, faisait route à travers la Picardie. Elle avait quitté Amiens le matin; si tout allait bien, elle parviendrait à Clermont en fin d'après-midi. Elle y dormirait et, le lendemain, son escorte d'Angleterre jointe à celle de France, elle se rendrait au ch‚teau de Maubuisson, près Pontoise, o˘ son père, Philippe le Bel, l'attendait.
Peu avant vêpres, prévenus de l'approche des princes français, le prévôt, le capitaine de ville et les échevins passèrent la porte de Paris pour présenter les clefs. Philippe de Poitiers et Charles de Valois, qui chevauchaient en tête, reçurent leur bienvenue et pénétrèrent dans Clermont.
Derrière eux s'avançaient plus de cent gentilshommes, écuyers, valets et gens d'armes, dont les chevaux soulevaient grande poussière.
Une tête dominait toutes les autres, celle de Robert d'Artois. A cavalier géant, monture géante. Ce colossal seigneur, assis sur un énorme percheron rouan, et portant bottes rouges, manteau rouge, cotte d'armes de soie rouge, attirait forcément les regards. Alors que, chez maint cavalier, la fatigue était visible, lui restait droit en selle comme s'il venait juste d'y monter.
En vérité, depuis le départ de Pontoise, Robert d'Artois avait, pour 128
LES ROIS MAUDITS
se soutenir et se rafraîchir, le sentiment aigu de la vengeance. Il était seul à savoir le but véritable du voyage de la jeune reine d'Angleterre, seul à en deviner les développements. Et il en tirait d'avance une jouissance ‚pre et secrète.
Pendant tout le trajet, il n'avait cessé de surveiller Gautier et Philippe d'Aunay qui faisaient partie du cortège, le premier comme écuyer de la maison de Poitiers, et le cadet comme écuyer de celle de Valois. Les deux jeunes gens étaient ravis du déplacement et de tout ce train royal. Pour mieux briller, ils avaient, dans leur innocence et leur vanité, accroché
sur leurs vêtements d'apparat les belles aumônières données par leurs maîtresses. En voyant ces objets étinceler à leurs ceintures, Robert d'Artois sentit passer dans sa poitrine les ondes d'une énorme joie cruelle, et il eut peine à s'empêcher de rire. " Allez, mes gentillets, mes oisons, mes coquebins, se disait-il, souriez donc en pensant aux beaux seins de vos dames. Pensez-y bien, car vous n'y toucherez plus guère; et respirez le jour qu'il fait, car je crois fort que vous n'en aurez plus beaucoup d'autres. "
En même temps, gros tigre jouant, griffes rentrées, avec sa proie, il adressait aux frères d'Aunay des saluts cordiaux ou leur lançait quelque joyeuseté sonore.
Depuis qu'il les avait sauvés du faux guet-apens de la tour de Nesle, les deux garçons se considéraient comme ses obligés et se sentaient tenus de lui témoigner de l'amitié. quand le cortège s'arrêta ils invitèrent d'Artois à vider en leur compagnie un broc de vin gris, sur le seuil d'une auberge.
- A vos amours, leur dit-il en levant son gobelet. Et gardez bien le go˚t de ce petit vin.
Dans la grand-rue coulait une foule dense, qui ralentissait l'avance des chevaux. La brise agitait légèrement les draperies multicolores qui ornaient les fenêtres. Un chevaucheur arriva au galop, annonçant que le train de la reine d'Angleterre était en vue ; aussitôt se refit un grand branle-bas.
- Pressez nos gens, cria Philippe de Poitiers à Gautier d'Aunay. Puis, se tournant vers Charles de Valois :
- Nous sommes à l'heure qu'il faut, mon oncle.
Charles de Valois, tout de bleu vêtu, et un peu congestionné par la fatigue, se contenta d'incliner la tête. Il se serait bien passé de cette chevauchée; son humeur était morose.
Le cortège avança sur la route d'Amiens.
Robert d'Artois s'approcha des princes et se mit au botte à botte avec Valois. Bien que dépossédé de l'héritage d'Artois, Robert n'en était pas moins cousin du roi, et sa place était sur le rang des premières couronnes de France. Regardant la main gantée de Philippe de Poitiers fermée sur les rênes de son cheval noir, Robert pensait : " C'est pour LE ROI DE FER
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toi, mon maigre cousin, c'est pour te donner la Comté-Franche que l'on m'a ôté mon Artois. Mais avant que demain soit achevé, tu vas recevoir une blessure dont ni l'honneur ni la fortune d'un homme ne se remettent aisément. "
Philippe, comte de Poitiers et mari de Jeanne de Bourgogne, était ‚gé de vingt et un ans. Par le physique autant que par la manière d'être, il différait du reste de la famille royale. Il n'avait pas la beauté
majestueuse et froide de son père, ni le turbulent embonpoint de son oncle.
Il tenait de sa mère, la Navarraise. Long de visage, de corps et de membres, très grand, ses gestes étaient toujours mesurés, sa voix précise, un peu sèche; tout en lui, le regard, la simplicité du vêtement, la courtoisie contrôlée dé ses propos, disait une nature réfléchie, décidée, o˘ la tête l'emportait sur les impulsions du cour. Il était déjà dans le royaume une force avec laquelle il fallait compter.
La rencontre des deux cortèges se fit à une demi-lieue de Clermont. quatre hérauts de la maison de France, groupés au milieu du chemin, levèrent leurs longues trompettes et lancèrent quelques sonneries graves. Les sonneurs anglais répondirent en soufflant dans des instruments semblables, mais d'une tonalité plus aiguÎ. Les princes s'avancèrent, et la reine Isabelle, mince et droite sur sa haquenée blanche, reçut la brève bienvenue que lui adressa son frère, Philippe de Poitiers. Charles de Valois vint ensuite baiser la main de sa nièce ; puis ce fut le tour du comte d'Artois qui, dans la grande inclinaison de tête et le regard qu'il adressa à la jeune reine, sut assurer celle-ci qu'il n'y avait ni obstacle ni imprévu dans le déroulement de leur machination.
Pendant que s'échangeaient compliments, questions et nouvelles, les deux escortes attendaient et s'observaient. Les chevaliers français jugeaient les costumes des Anglais. Ceux-ci, immobiles et dignes, le soleil dans l'oil, portaient avec fierté, brodées sur leur cotte, les armes d'Angleterre ; encore qu'ils fussent, pour la plupart, français d'origine et de nom, on les sentait soucieux de faire belle figure en terre étrangère17.
De la grande litière bleu et or qui suivait la reine, s'éleva un cri d'enfant.
- Ma sour, dit Philippe, vous avez donc amené derechef notre petit neveu en ce voyage? N'est-ce pas bien éprouvant pour un enfant d'un si jeune ‚ge?
- Je n'aurais garde de le laisser à Londres sans moi, répondit Isabelle.
Philippe de Poitiers et Charles de Valois lui demandèrent quel était le but de sa venue ; elle leur déclara simplement qu'elle voulait voir son père, et ils comprirent qu'ils n'en sauraient pas plus, au moins pour l'instant.
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LES ROIS MAUDITS
Un peu lassée par la longueur de l'étape, elle descendit de sa jument blanche, et prit place dans la grande litière portée par deux mules caparaçonnées de velours. Les escortes se remirent en marche vers Clermont.
Profitant de ce que Poitiers et Valois reprenaient la tête du cortège, d'Artois poussa son cheval auprès de la litière.
- Vous êtes plus belle à chaque fois qu'on vous voit, ma cousine, lui dit-il.
- Ne mentez point. Je ne puis certes être belle après une semaine de chemin et de poussière, répondit la reine.
- quand on vous a aimée de souvenir pendant de longues semaines, on ne voit point la poussière, on ne voit que vos yeux.
Isabelle se renfonça un peu dans les coussins. De nouveau, elle se sentait reprise de cette singulière faiblesse qui l'avait saisie à Westminster en face de Robert. " Est-il donc vrai qu'il m'aime, pensait-elle, ou bien seulement me fait-il compliments comme il en doit faire à toute femme?"
Entre les rideaux de la litière, elle voyait au flanc du cheval pommelé
l'immense botte rouge et l'éperon doré; elle voyait cette cuisse de géant dont les muscles roulaient contre l'arçon de la selle ; et elle se demandait si, chaque fois qu'elle se trouverait en présence de cet homme, elle éprouverait ce même trouble, ce même désir d'abandon... Elle fit effort pour se dominer. Elle n'était point là pour elle-même.
- Mon cousin, dit-elle, profitons de ce que nous pouvons parler, et mettez-moi au fait de ce que vous avez à m'apprendre.
Rapidement, et feignant de lui commenter le paysage, il lui raconta ce qu'il savait et ce qu'il avait fait, la surveillance dont il avait entouré
les princesses royales, le guet-apens de la tour de Nesle.
- quels sont ces hommes qui déshonorent la couronne de France? demanda Isabelle.
- Ils marchent à vingt pas des vous. Ils sont de l'escorte qui vous fait conduite.
Et il donna les renseignements essentiels sur les frères d'Aunay, leurs fiefs, leur parenté, leurs alliances.
- Je veux les voir, dit Isabelle.
A grands signes, d'Artois appela les deux jeunes gens.
- La reine vous a remarqués, dit-il en leur faisant un gros clin d'oeil.
Les visages des deux garçons s'épanouirent d'orgueil et de plaisir.
D'Artois les poussa vers la litière, comme s'il était en train de faire leur fortune, et tandis qu'ils saluaient plus bas que l'encolure de leurs montures, il dit, jouant la jovialité:
- Madame, voici messires Gautier et Philippe d'Aunay, les plus loyaux écuyers de votre frère et de votre oncle. Je les recommande à votre bienveillance. Ils sont un peu mes protégés.
Isabelle examina froidement les deux jeunes hommes, se demandant LE ROI DE FER
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ce qu'ils avaient dans le visage et l'allure qui p˚t détourner de leur devoir des filles de roi. Ils étaient beaux, à coup s˚r, et la beauté des hommes gênait toujours un peu Isabelle. Soudain, elle aperçut les aumônières à la ceinture des deux cavaliers, et ses yeux aussitôt cherchèrent ceux de Robert. Ce dernier eut un bref sourire.
Désormais il pouvait rentrer dans l'ombre. Il n'aurait même pas à assumer devant la cour le rôle déplaisant de délateur. " Beau labeur, Robert, beau labeur ", se disait-il.
Les frères d'Aunay, la tête pleine de rêves, allèrent reprendre leur place daris le défilé.
Les cloches de toutes les églises de Clermont, de toutes les chapelles, de tous les couvents, sonnaient à la volée, et, de la petite ville en liesse, montaient déjà de longues clameurs de bienvenue vers cette reine de vingt-deux ans qui apportait à la cour de France le plus surprenant des malheurs.
VII TEL P»RE, TELLE FILLE
Un chandelier d'argent niellé, sommé d'un gros cierge entouré d'une couronne de chandelles, éclairait sur la table la liasse de parchemins dont le roi venait d'achever l'examen. De l'autre côté des fenêtres, le parc se dissolvait dans le crépuscule ; Isabelle, le visage tourné vers la nuit, regardait l'ombre prendre les arbres un à un.
Depuis Blanche de Castille, Maubuisson, aux abords de Pontoise, était demeure royale et Philippe le Bel en avait fait l'une de ses résidences habituelles. Il avait du go˚t pour ce domaine silencieux, clos de hautes murailles, pour son parc, et pour son abbaye o˘ des sours bénédictines menaient une vie paisible rythmée par les offices religieux. Le ch‚teau lui-même n'était pas grand; mais Philippe le Bel en appréciait le calme.
- C'est là que je prends conseil de moi, avait-il déclaré un jour.
Il y habitait avec sa famille et une cour réduite.
Isabelle était arrivée l'après-midi, au terme de son voyage. Elle avait abordé ses trois belles-sours, Marguerite, Jeanne et Blanche, avec un visage parfaitement souriant, et répondu d'un ton de circonstance à leurs paroles d'accueil.
Le souper avait été bref. Et maintenant Isabelle était enfermée tête à tête avec son père dans la pièce o˘ il aimait à s'isoler. Le roi Philippe l'observait de ce regard glacé dont il contemplait toute créature humaine, f˚t-ce sa propre enfant. Il attendait qu'elle parl‚t ; elle n'osait pas. "
Je vais lui faire tant de mal ", pensait-elle. Et soudain, à cause de cette présence, de ce parc, de ces arbres, de ce silence, il vint à Isabelle une grande bouffée de souvenirs d'enfance, en même temps que de pitié pour elle-même.
- Mon père, dit-elle, mon père, je suis malheureuse. Ah! comme la France me semble loin depuis que je suis reine d'Angleterre ! Et comme j'ai le regret des jours qui ne sont plus !
LE ROI DE FER
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Elle eut à se défendre contre la tentation des larmes.
- Est-ce pour m'informer de ceci, Isabelle, que vous avez entrepris ce long voyage? demanda le roi d'une voix sans chaleur.
- Si ce n'est à mon père, à qui dirai-je que je n'ai pas de bonheur?
répondit-elle.
Le roi regarda la fenêtre, maintenant obscure, et dont le vent faisait vibrer les vitraux; puis il regarda les chandelles, puis le feu.
- Le bonheur... dit-il lentement. qu'est-ce donc que le bonheur, ma fille, sinon de convenir à notre destinée? Ils étaient assis face à face sur des sièges de chêne.
- Je suis reine, il est vrai, dit-elle à voix basse. Mais est-ce qu'on me traite en reine là-bas?
- Vous fait-on du tort?
Il avait mis peu de surprise dans sa question, sachant trop ce qu'elle allait répondre.
- Ignorez-vous à qui vous m'avez mariée? dit-elle. Est-ce un mari, celui qui déserte mon lit depuis le premier jour? A qui ni les soins, ni les égards, ni les sourires qui lui viennent de moi, n'arrachent un mot? qui me fuit comme si j'étais affligée de la lèpre et distribue, non pas même à des favorites, mais à des hommes, mon père, à des hommes, les faveurs qu'il m'a ôtées?
Philippe le Bel connaissait tout cela depuis longtemps, et depuis longtemps aussi sa réponse était prête.
- Je ne vous ai point mariée à un homme, Isabelle, mais à un roi. Je ne vous ai point sacrifiée par erreur. Est-ce à vous que je dois apprendre ce que nous devons à nos …tats, et que nous ne sommes point nés pour nous laisser aller à nos douleurs de personnes? Nous ne vivons point nos propres vies, mais celles de nos royaumes, et c'est par là seulement que nous pouvons trouver notre contentement... si nous convenons à notre destinée.
En parlant, il s'était rapproché du chandelier. La lumière accusait les reliefs ivoirins de son beau visage.
"Je n'aurais pu aimer qu'un homme qui lui ressembl‚t, pensa Isabelle. Et jamais je n'aimerai, car jamais je ne trouverai d'homme à sa semblance. "
Puis à haute voix :
- Ce n'est point pour pleurer sur mes maux que je suis venue en France, mon père. Mais je suis aise que vous m'ayez rappelé ce respect de soi qui convient aux personnes royales, et aussi que le bonheur n'est point ce que nous devons poursuivre. J'aimerais seulement qu'autour de vous chacun en pens‚t autant.
- Pourquoi êtes-vous venue? Elle prit son souffle : 134
LES ROIS MAUDITS
- Parce que mes frères ont épousé des garces, mon père, que je l'ai su, et que je suis aussi ‚pre que vous à défendre l'honneur. Philippe le Bel soupira.
- Vous n'aimez pas, je le sais, vos belles-sours. Mais ce qui vous en sépare...
- Ce qui m'en sépare, mon père, c'est l'honnêteté. Je sais des choses que l'on vous a cachées. …coutez-moi, car je ne vous apporte point seulement des mots. Connaissez-vous le jeune messire Gautier d'Au-nay?
- Ils sont deux frères que je confonds toujours. Leur père fut avec moi en Flandre. Celui dont vous me parlez a épousé une Montmorency, n'est-il pas vrai? Et il est à mon fils Poitiers, comme écuyer...
- Il est également à votre bru Blanche, mais d'une autre façon. Son frère cadet Philippe, qui est à mon oncle Valois...
- Oui, dit le roi, oui...
Un léger pli horizontal partageait son front ordinairement dépourvu de toute ride.
- ... Eh bien ! celui-là est à Marguerite, que vous avez choisie pour être un jour reine de France. quant à Jeanne, on ne lui nomme pas d'amant ; mais on sait au moins qu'elle couvre les plaisirs de sa sour et de sa cousine, protège les visites de leurs galants à la tour de Nesle, et s'acquitte très bien d'un métier qui a un fort vieux nom... Et apprenez que toute la cour en parle, sauf à vous.
Philippe le Bel leva la main.
- Vos preuves, Isabelle?
- Vous les trouverez à la ceinture des frères d'Aunay. Vous y verrez pendre des aumônières que j'ai envoyées l'autre mois à mes belles-sours et que j'ai reconnues hier, sur ces gentilshommes, dans l'escorte qui m'a menée ici. Je ne m'offense pas du peu de cas que vos brus font de mes présents.
Mais de tels joyaux accordés à des écuyers ne peuvent être que le paiement d'un service. Cherchez le service. S'il vous faut d'autres faits, je crois pouvoir facilement vous les fournir.
Philippe le Bel regardait sa fille.
Elle avait porté son accusation sans hésiter, sans faiblir, avec au fond des yeux quelque chose de déterminé, d'irréductible o˘ il se retrouvait.
Elle était vraiment sa fille.
Il se leva, et resta un long moment debout devant la fenêtre.
- Venez, dit-il enfin. Allons chez elles.
Il ouvrit la porte, traversa une pièce sombre, poussa une seconde porte qui donnait sur le chemin de ronde. D'un coup, le vent de la nuit les enveloppa, faisant battre et flotter derrière eux leurs amples vêtements.
De courtes rafales secouaient les ardoises du toit. D'en bas, montait l'odeur de la terre humide. Devant les pas du roi et de sa fille, des archers se levaient le long des créneaux.
LE ROI DE FER
135
Les trois brus avaient leurs appartements dans l'autre aile du ch‚teau de Maubuisson. quand il se trouva devant la porte des princesses, Philippe le Bel s'arrêta un instant. Il écouta. Des rires et de petits cris de joie lui parvenaient à travers le vantail de chêne. Il regarda Isabelle.
- Il faut, dit-il.
Isabelle inclina la tête sans répondre. Le roi ouvrit la porte.
Marguerite, Jeanne et Blanche poussèrent un cri de surprise, et leurs rires se cassèrent net.
Elles étaient en train de jouer avec des marionnettes ; elles reconstituaient une scène inventée par elles et qui, réglée par un maître jongleur, les avait fort diverties un jour, à Vincennes, mais dont le roi s'était irrité.
Les marionnettes étaient faites à l'image des principaux personnages de la cour. Le petit décor représentait la chambre du roi, o˘ celui-ci figurait, couché dans un lit paré d'un drap d'or. Monseigneur de Valois frappait à la porte et demandait à parler à son frère. Hugues de Bouville, le grand chambellan, répondait que le roi ne voulait parler à personne, et avait défendu qu'on le dérange‚t. Monseigneur de Valois s'en repartait tout en colère. Venaient ensuite cogner à l'huis les marionnettes de Louis de Navarre et du prince Charles. Bouville faisait aux fils du roi la même réponse. Enfin, précédé de trois sergents massiers, se présentait Enguerrand de Marigny ; aussitôt on lui ouvrait la porte tout grand, en lui disant: "Monseigneur, soyez le bienvenu. Le roi a désir de vous voir. "
Cette satire avait paru déplacée à Philippe le Bel ; il avait interdit qu'on la répét‚t. Mais les jeunes princesses passaient outre, en secret, y prenant d'autant plus de plaisir que c'était amusement défendu.
Elles variaient le texte et renchérissaient de trouvailles et de moqueries, surtout quand elles maniaient les marionnettes qui représentaient leurs maris.
Elles furent, à l'entrée du roi et d'Isabelle, comme trois écolières prises en faute. En h‚te, Marguerite ramassa un surcot qui traînait sur un siège et le revêtit pour couvrir sa gorge trop dénudée. Blanche releva ses tresses qu'elle avait dérangées en simulant le courroux de l'oncle Valois.
Jeanne, qui gardait le mieux son calme, dit vivement:
- Nous avons fini, Sire, nous avons juste fini ; mais vous auriez pu tout entendre sans qu'il y e˚t motif à vous courroucer. Nous allons tout ranger.
Elle frappa dans ses mains.
- Holà! Beaumont, Comminges, mes bonnes...
- Inutile d'appeler vos darnes, dit brièvement le roi.
Il avait à peine regardé leur jeu; il les regardait, elles. La plus jeune, 136
LES ROIS MAUDITS
Blanche, avait dix-huit ans, les deux autres vingt et un. Il les avait vues grandir, embellir, depuis qu'elles étaient arrivées, chacune environ sa douzième ou treizième année, pour épouser l'un de ses fils. Mais elles ne semblaient pas avoir acquis plus de cervelle qu'elles n'en possédaient alors. Elles jouaient encore avec des marionnettes... Se pouvait-il que si grande malice de femme loge‚t dans ces êtres-là, qui lui semblaient toujours des enfants? "Peut-être, pensa-t-il, je ne connais rien aux femmes. "
- O˘ sont vos époux? demanda-t-il.
- Dans la salle d'armes, Sire mon père, dit Jeanne.
- Vous le voyez, je rie suis pas venu seul, reprit-il. Vous dites souvent que votre belle-sour ne vous aime point. Et pourtant on me rapporte qu'elle vous a fait à chacune un fort beau présent...
Isabelle vit comme une lueur s'éteindre dans les yeux de Marguerite et de Blanche.
- Voulez-vous, poursuivit lentement Philippe le Bel, me montrer ces aumônières que vous avez reçues d'Angleterre?
Le silence qui suivit sépara le monde en deux. Il y avait d'un côté le roi de France, la reine d'Angleterre, la cour, les barons, les royaumes ; et puis, de l'autre, trois femmes fautives et découvertes pour lesquelles commençait un long cauchemar.
- Eh bien mes filles! dit le roi. Pourquoi ne répondez-vous? Il continuait de les regarder fixement, de ses yeux immenses, dont les paupières ne battaient pas.
- J'ai laissé mon aumônière à Paris, dit Jeanne.
- Moi de même, moi de même, dirent aussitôt les deux autres. Philippe le Bel, lentement, se dirigea vers la porte. Ses belles-filles, blêmes, observaient ses gestes.
La reine Isabelle s'était adossée au mur, et respirait à petits coups. Le roi dit, sans se retourner:
- Puisque ces aumônières sont à Paris, nous enverrons deux écuyers les prendre sur-le-champ.
Il ouvrit la porte, appela un homme de garde et lui commanda d'aller quérir les frères d'Aunay.
Blanche n'y résista pas. Elle se laissa choir sur un tabouret, la tête vidée de sang, le cour arrêté et son front s'inclina de côté, comme si elle défaillait. Jeanne la secoua par le bras pour l'obliger à se ressaisir.
Marguerite, de ses petites mains brunes, tordait machinalement le cou d'une marionnette.
Isabelle ne bougeait pas. Elle sentait sur elle les regards de Marguerite et de Jeanne; son rôle de délatrice lui devenait lourd à porter. Elle éprouva soudain une grande fatigue. "J'irai jusqu'au bout", pensa-t-elle.
LE ROI DE FER
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Les frères d'Aunay entrèrent, empressés, confus, se bousculant presque dans leur désir de bien servir et de se faire valoir. Isabelle étendit la main.
- Mon père, dit-elle, ces gentilshommes semblent avoir prévenu votre souhait, puisque voici qu'ils apportent, pendues à leurs ceintures, les aumônières que vous demandiez à voir.
Philippe le Bel se tourna vers ses brus.
- Pouvez-vous me faire connaître comment ces écuyers se trouvent pourvus des présents que vous a faits votre belle-sour?
Aucune ne répondit.
Philippe d'Aunay regarda Isabelle avec étonnement, tel un chien qui ne comprend pas pourquoi on le bat, puis tourna les yeux vers son aîné, en cherchant protection. Gautier avait la bouche entrouverte.
- Gardes ! Au roi ! cria Philippe le Bel.
Sa voix fit passer le froid dans l'échiné des assistants, et se répercuta, insolite, terrible, à travers le ch‚teau et la nuit. Depuis plus de dix ans, depuis la bataille de Mons-en-Pévèle exactement, o˘ il avait rameuté
ses troupes et forcé la victoire, on ne l'avait jamais entendu crier, et l'on ne se rappelait plus qu'il p˚t avoir cette force dans la gorge. Ce furent d'ailleurs les seuls mots qu'il prononça ainsi.
- Appelez votre capitaine, dit-il à l'un des hommes qui accouraient.
Aux autres, il commanda de se tenir sur la porte. On entendit une lourde galopade le long du chemin de ronde, et, un moment après, messire Alain de Pareilles entra, tête nue, achevant de se harnacher.
- Messire Alain, lui dit le roi, saisissez-vous de ces deux écuyers. Au cachot et aux fers. Ils auront à répondre devant ma justice. Gautier d'Aunay voulut s'élancer.
- Sire, balbutia-t-il, Sire...
- Il suffit, dit Philippe le Bel. C'est à messire de Nogaret que vous devrez parler à présent... Messire Alain, reprit-il, les princesses seront gardées ici par vos hommes, jusqu'à nouvel avis. Défense à elles de sortir.
Défense à quiconque, à leurs servantes, à leurs parents, même à leurs époux, de pénétrer céans, ou de parler avec elles. Vous m'en répondrez.
Si surprenants que fussent ces ordres, Alain de Pareilles les entendit sans broncher. Rien ne pouvait étonner l'homme qui avait arrêté le grand-maître des Templiers. La volonté du roi était sa seule loi.
- Allons, messires, dit-il aux deux frères en leur désignant la porte.
Gautier, se mettant en marche, murmura:
- Prions Dieu, Philippe; tout est fini...
Leurs pas, couverts par ceux des hommes d'armes, décrurent sur les dalles.
Marguerite et Blanche écoutèrent ce roulement de semelles qui 138
LES ROIS MAUDITS
emportait leurs amours, leur honneur, leur fortune, leur vie tout entière.
Jeanne se demandait si elle parviendrait jamais à se disculper. Marguerite, brusquement, jeta dans le feu la marionnette déchirée. Blanche, de nouveau, était au bord de s'évanouir.
- Viens, Isabelle, dit le roi.
Ils sortirent. La jeune reine d'Angleterre avait vaincu ; mais elle se sentait lasse, et étrangement émue parce que son père lui avait dit: "
Viens, Isabelle. " C'était la première fois qu'il la tutoyait depuis le temps de sa petite enfance.
Ils reprirent, l'un suivant l'autre, le chemin de ronde. Le vent d'est poussait dans le ciel d'énormes nuages sombres. Le roi repassa par son cabinet, se saisit du chandelier d'argent, et partit à la recherche de ses fils. Sa grande ombre s'enfonça dans un escalier à vis. Son cour lui semblait pesant, et il ne sentait pas les gouttes de cire qui coulaient sur ses doigts.
VIII MAHAUT DE BOURGOGNE
Vers le milieu de la même nuit, deux cavaliers, qui avaient fait partie de l'escorte d'Isabelle, s'éloignèrent du ch‚teau de Maubuisson. C'étaient Robert d'Artois et son serviteur Lormet, à la fois valet, confident, compagnon d'armes et de route, et fidèle exécuteur de toutes besognes.
Transfuge, pour quelque pendable raison, de la maison des comtes de Bourgogne, Lormet le Dolois, depuis que Robert se l'était attaché, n'avait pratiquement pas quitté ce dernier d'une minute ni d'une semelle. C'était merveille que de voir ce petit homme rond, r‚blé et déjà grisonnant, s'inquiéter en toute occasion de son jeune géant de maître, et le suivre pas à pas pour le seconder en toute entreprise, comme il l'avait fait récemment dans le guet-apens tendu aux frères d'Aunay.
Le jour se levait lorsque les deux cavaliers arrivèrent aux portes de Paris. Ils mirent au pas leurs chevaux fumants, et Lormet b‚illa une bonne dizaine de fois. A cinquante ans passés, il résistait mieux qu'un jeune écuyer aux longues courses à cheval, mais le manque de sommeil l'accablait.
Sur la place de Grève se faisait le rassemblement habituel des manouvres en quête de travail. Contremaîtres des chantiers du roi et patrons mariniers circulaient entre les groupes pour embaucher aides, débardeurs, et commissionnaires. Robert d'Artois traversa la place et s'engagea dans la rue Mauconseil o˘ habitait sa tante, Mahaut d'Artois.
- Vois-tu, Lormet, dit le géant, je veux que cette chienne trop grasse entende son malheur de ma propre bouche. Voici un grand moment de plaisir, en ma vie, qui s'approche. Je veux voir la mauvaise gueule de ma tante, lorsque je vais lui conter ce qui se passe à Maubuisson. Et je veux qu'elle vienne à Pontoise ; et je veux qu'elle aide
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LES ROIS MAUDITS
à sa ruine en allant braire devant le roi, et je veux qu'elle en crève de dépit. Lormet b‚illa un bon coup.
- Elle crèvera, Monseigneur, elle crèvera, soyez-en s˚r, vous faites bien tout ce qu'il faut pour cela, dit-il.
Ils atteignaient l'imposant hôtel des comtes d'Artois.
- N'est-ce point vilenie qu'elle soit à se goberger en ce gros logis que mon grand-père a fait b‚tir ! reprit Robert. C'est moi qui devrais y vivre !
- Vous y vivrez, Monseigneur, vous y vivrez.
- Et je t'en ferai concierge, avec cent livres par an.
- Merci, Monseigneur, répondit Lormet comme s'il avait déjà la haute fonction, et l'argent en poche.
D'Artois sauta au bas de son percheron, lança la bride à Lormet, et saisit le heurtoir dont il frappa quelques coups à fendre la porte.
Le battant clouté s'ouvrit, livrant passage à un gardien de belle taille, fort éveillé, et qui tenait à la main une masse grosse comme le bras.
- qui va là? demanda le gardien, indigné d'un pareil vacarme.
Mais Robert d'Artois le poussa de côté et pénétra dans l'hôtel. Une dizaine de valets et de servantes s'affairaient au nettoyage matinal des cours, des couloirs et des escaliers. Robert, bousculant tout le monde, gagna l'étage des appartements.
- Holà!
Un valet accourut, tout effaré, un seau à la main.
- Ma tante, Picard! Il me faut voir ma tante dans l'instant. Picard, la tête plate et le cheveu rare, posa son seau et répondit :
- Elle mange, Monseigneur.
- Eh bien ! je n'en suis point dérangé ! Préviens-la de ma venue, et fais vite !
S'étant rapidement composé une mine de douleur et d'émotion, Robert d'Artois suivit le valet jusqu'à la chambre.
Mahaut, comtesse d'Artois, pair du royaume, ex-régente de Franche-Comté, était une puissante femme entre quarante et quarante-cinq ans, à la carcasse haute et solide, aux flancs massifs. Son visage, au masque engraissé, donnait une impression de force et de volonté. Elle avait le front large et bombé, le cheveu encore bien ch‚tain, la lèvre un peu trop duvetée, la bouche rouge.
Tout était grand chez cette femme, les traits, les membres, l'appétit, les colères, l'avidité à posséder, les ambitions, le go˚t du pouvoir. Avec l'énergie d'un homme de guerre et la ténacité d'un légiste, elle menait sa cour d'Arras comme elle avait mené sa cour de Dole, surveillant l'administration de ses territoires, exigeant l'obéissance de ses vassaux, ménageant la force d'autrui, mais frappant sans pitié l'ennemi découvert.
LE ROI DE FER
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Douze ans de lutte avec son neveu lui avaient appris à le bien connaître.
Chaque fois qu'une difficulté survenait, chaque fois que les seigneurs d'Artois regimbaient, chaque fois qu'une ville protestait contre l'impôt, Mahaut ne tardait pas à déceler quelque action de Robert, en sous main.
" C'est un loup sauvage, un grand loup cruel et faux, disait-elle en parlant de lui. Mais je suis plus solide de tête, et il finira par se briser lui-même à force d'en trop faire. "
Ils se parlaient à peine depuis de longs mois et ne se voyaient que par obligation, à la cour.
Ce matin-là, assise devant une petite table dressée au pied de son lit, la comtesse Mahaut m‚chait, tranche après tranche, un p‚té de lièvre qui constituait le début de son menu de réveil.
De même que Robert s'appliquait à feindre l'émoi et le chagrin, elle s'appliqua, quand elle le vit entrer, à feindre le naturel et l'indifférence.
- Eh ! Vous voilà bien vif à l'aurore, mon neveu. Vous arrivez comme la tempête ! D'o˘ vient cette h‚te?
- Madame ma tante, s'écria Robert, tout est perdu !
Sans changer d'attitude, Mahaut s'arrosa tranquillement le gosier d'une pleine timbale de vin d'Arbois, à la belle couleur de rubis, et qu'elle préférait à tout autre.
- qu'avez-vous perdu, Robert? Un autre procès? demanda-t-elle.
- Ma tante, je vous jure que ce n'est point l'instant de nous larder de traits. Le malheur qui s'abat sur notre famille ne souffre pas qu'on plaisante.
- quel malheur pour l'un de nous pourrait être un malheur pour l'autre? dit Mahaut avec un calme cynisme.
- Ma tante, nous sommes dans la main du roi.
Mahaut laissa paraître un peu d'inquiétude dans son regard. Elle se demandait quel piège on pouvait bien lui tendre, et ce que signifiait tout ce préambule.
D'un geste qui lui était familier, elle retroussa ses manches sur ses avant-bras fort gras et charnus. Puis elle plaqua la main sur la table et appela :
- Thierry!
- Je ne saurais parler devant personne d'autre que vous, s'écria Robert. Ce que je viens vous apprendre touche à notre honneur.
- Bah ! Tu peux tout dire devant mon chancelier.
Elle se méfiait et voulait un témoin.
Un court instant, ils se mesurèrent du regard, elle attentive, lui se délectant de la comédie qu'il jouait. "Appelle donc ton monde, pensait-il.
Appelle, et que chacun entende. "
C'était chose singulière que de voir s'observer, se jauger, s'affronter ces deux êtres qui avaient tant de traits en commun, ces deux taureaux 142
LES ROIS MAUDITS
de même espèce et de même sang, qui se ressemblaient si fort et se détestaient si bien.
La porte s'ouvrit et Thierry d'Hirson parut. Chanoine capitulaire de la cathédrale d'Arras, chancelier de Mahaut et un peu aussi son amant, ce petit homme bouffi, au visage rond, au nez pointu et blanc, ne manquait pas d'assurance ni d'autorité.
Il salua Robert et lui dit, le regardant par-dessous les paupières, ce qui le forçait à tenir la tête très en arrière :
- C'est chose rare que votre visite, Monseigneur.
- Mon neveu a, paraît-il, un grave malheur à m'apprendre, dit Mahaut.
- Hélas ! fit Robert en se laissant choir sur un siège.
Il prit un temps ; Mahaut commençait à trahir quelque impatience.
- Nous avons eu ensemble des différends, ma tante... reprit-il.
- Bien plus, mon neveu ; de très vilaines querelles, et qui se sont terminées sans avantage pour vous.
- Certes, certes, et Dieu m'est témoin que je vous ai souhaité tout le mal possible.
Il reprenait sa ruse favorite, la bonne grosse franchise avec l'aveu de ses mauvaises intentions, pour dissimuler l'arme qu'il tenait en main.
- Mais jamais je ne vous aurais souhaité cela, continua-t-il. Car vous me savez bon chevalier, et ferme sur tout ce qui touche à l'honneur.
- Mais qu'est-ce, à la fin? Parle donc ! s'écria Mahaut.
- Vos filles, mes cousines, sont convaincus d'adultère, et arrêtées sur l'ordre du roi, et Marguerite avec elles.
Mahaut n'accusa pas tout de suite le coup. Elle n'y croyait pas.
- De qui tiens-tu cette fable?
- De moi-même, ma tante ; et toute la cour à Maubuisson en sait autant.
Cela s'est passé à la nuit tombée.
Il prit plaisir à user les nerfs de Mahaut, ne lui livrant l'affaire que bribe après bribe, ou tout au moins ce qu'il voulait lui en laisser savoir.
- Ont-elles avoué? demanda Thierry d'Hirson, toujours regardant par-dessous ses paupières.
- Je ne sais, répondit Robert. Mais les jeunes d'Aunay sont, en ce moment, en train d'avouer pour elles entre les mains de votre ami Nogaret.
- Mon ami Nogaret... répéta lentement Thierry d'Hirson. Seraient-elles innocentes, avec lui elles sortiront plus noires que la poix.
- Ma tante, reprit Robert, j'ai fait en pleine nuit les dix lieues de Pontoise à Paris pour venir vous avertir, car personne ne songeait à le faire. Croyez-vous encore que ce soient de mauvais sentiments qui m'amènent?
Mahaut observa son neveu un instant, et dans le drame o˘ elle se LE ROI DE FER
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trouvait, pensa: "Peut-être est-il capable parfois d'un bon mouvement. "
Puis, d'un ton bourru, elle lui dit :
- Veux-tu manger?
A ce seul mot, Robert comprit qu'elle était vraiment frappée.
Il saisit sur la table un faisan froid qu'il rompit en deux, avec les mains, et dans lequel il commença de mordre. Soudain, il vit sa tante changer étrangement de couleur. D'abord le haut de sa gorge, au-dessus de la robe bordée d'hermine, devint rouge écarlate, puis le cou, puis le bas du visage. On voyait le sang lui envahir la face, atteindre le front et le faire virer au cramoisi. La comtesse Mahaut porta la main à sa poitrine.
" Nous y sommes, pensa Robert. Elle en crève. Elle va crever ! "
II fut bientôt déçu, car la comtesse se dressa, balayant d'un grand geste du bras p‚té de lièvre, timbales et plats d'argent qui allèrent rouler au sol avec fracas.
- Les garces ! hurla-t-elle. Après tout ce que j'ai fait pour elles, après les mariages que je leur ai arrangés... Se faire pincer comme des ribaudes.
Eh bien! qu'elles perdent tout! qu'on les enferme, qu'on les empale, qu'on les pende !
Le chanoine-chancelier ne bougeait pas. Il avait l'habitude des fureurs de la comtesse.
- Voyez-vous, c'est tout juste ce que je pensais, ma tante, dit Robert la bouche pleine. C'est bien mal vous remercier de toute votre peine...
- Il faut que j'aille à Pontoise sur l'heure, dit Mahaut sans l'entendre.
Il faut que je les voie et leur souffle ce qu'elles doivent répondre.
- Je doute que vous y parveniez, ma tante. Elles sont au secret, et nul ne peut...
- Alors, je parlerai au roi. Béatrice ! Béatrice ! appela-t-elle.
Une tenture se souleva ; une grande fille d'une vingtaine d'années, brune, la poitrine ronde et ferme, la hanche marquée, la jambe longue, entra sans se presser. Dès qu'il l'aperçut, Robert d'Artois se sentit de l'appétit pour elle.
- Béatrice, tu as tout entendu, n'est-ce pas? demanda Mahaut.
- Oui... Madame... répondit la jeune fille d'une voix un peu narquoise, qui traînait sur la fin des mots. J'étais derrière la porte... comme de coutume...
Cette curieuse lenteur qu'elle avait dans la voix, dans les gestes, elle l'avait aussi dans la manière de se déplacer et de regarder. Elle donnait une impression de mollesse onduleuse et d'anormale placidité; mais l'ironie lui brillait aux yeux, entre de longs cils noirs. Le malheur des autres, leurs luttes et leurs drames devaient s˚rement la réjouir.
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LES ROIS MAUDITS
- C'est la nièce de Thierry, dit Mahaut à Robert, en la désignant. J'en ai fait ma première demoiselle de parage.
Béatrice d'Hirson dévisageait Robert d'Artois avec une sournoise impudeur.
Elle était visiblement curieuse de connaître ce géant dont elle avait tant entendu parler comme d'un être malfaisant.
- Béatrice, reprit Mahaut, fais atteler ma litière et seller six chevaux.
Nous partons pour Pontoise.
Béatrice continuait de regarder Robert dans les yeux, et l'on e˚t pu croire qu'elle n'avait pas écouté. Il y avait chez cette belle fille quelque chose d'irritant et de trouble. Elle établissait avec les hommes, dès le premier abord, une relation d'immédiate complicité, comme si elle ne devait leur opposer aucune résistance. Mais en même temps, elle leur faisait se demander si elle était complètement stupide ou si elle se moquait paisiblement d'eux.
"Belle gueuse... J'en ferais bien mon passe-temps d'un soir", pensa Robert tandis qu'elle sortait sans h‚te.
Du faisan, il ne restait qu'un os qu'il jeta dans le feu. A présent, Robert avait soif. Il prit sur une crédence l'aiguière dont Mahaut s'était servie, et se versa une grande rasade dans la gorge.
La comtesse marchait de long en large, retroussant ses manches.
- Je ne vous laisserai pas seule de ce jour, ma tante, dit d'Artois. Je vous accompagne. C'est un devoir de famille.
Mahaut leva les yeux vers lui, encore un peu soupçonneuse. Puis elle se décida enfin à lui tendre les mains.
- Tu m'as été souvent à nuisance, Robert, et je gage que tu me le seras encore. Mais aujourd'hui, je dois le reconnaître, tu te conduis comme un brave garçon.
IX LE SANG DES ROIS
Dans la cave longue et basse du vieux ch‚teau de Pontoise, o˘ Nogaret venait d'interroger les frères d'Aunay, le jour commençait à pénétrer faiblement. Un coq chanta, puis deux, et un vol de passereaux fila au ras des soupiraux que l'on avait ouverts pour renouveler l'air. Une torche fixée au mur grésillait, ajoutant son odeur acre à celle des corps torturés. Guillaume de Nogaret dit, d'une voix lasse :
- La torche.
L'un des bourreaux se détacha du mur o˘ il s'appuyait pour se reposer, et alla prendre dans un coin de la cave une torche neuve; il l'enflamma aux braises d'un trépied o˘ rougissaient les fers, maintenant inutiles, de la torture. Il ôta de son support la torche usée qu'il éteignit, et la remplaça par la torche neuve. Puis il regagna sa place, auprès de son compagnon. Les deux " tourmenteurs ", comme on les appelait, avaient les yeux cernés de rouge par la fatigue. Leurs avant-bras musclés et velus, maculés de sang, pendaient le long de leurs tabliers de cuir. Ils sentaient fort.
Nogaret se leva du tabouret sur lequel il était resté assis pendant l'interrogatoire, et sa silhouette maigre se doubla d'une ombre tremblante sur les pierres gris‚tres.
De l'extrémité de la cave venait un halètement coupé de sanglots ; les frères d'Aunay gémissaient d'une seule voix.
Nogaret se pencha sur eux. Les deux visages avaient une étrange ressemblance. La peau était du même gris, avec des traînées humides, et les cheveux, collés par la sueur et le sang, révélaient la forme des cr‚nes. Un tressaillement accompagnait la plainte continue qui sortait des lèvres déchirées.
Gautier et Philippe d'Aunay avaient été des enfants, puis de jeunes hommes heureux. Ils avaient vécu pour leurs désirs et leurs plaisirs, leurs ambitions, leurs vanités. Ils s'étaient, comme tous les 146
LES ROIS MAUDITS
garçons de leur rang, entraînés au métier des armes; mais ils n'avaient jamais souffert que de petits maux ou de ceux que s'invente l'esprit. Hier encore, ils faisaient partie du cortège de la puissance, et toutes les espérances leur semblaient légitimes. Une seule nuit avait passé; ils n'étaient plus rien maintenant que des bêtes brisées, et, s'ils pouvaient encore souhaiter quelque chose, ils souhaitaient l'anéantissement.
Sans qu'aucune pitié non plus qu'aucun dégo˚t se marquassent sur ses traits, Nogaret observa un moment les deux jeunes gens, se redressa. La souffrance des autres, le sang des autres, les insultes de ses victimes, leur haine ou leur désespoir, ne l'atteignaient pas. Cette insensibilité
qui était une disposition naturelle l'aidait à servir les intérêts supérieurs du royaume. Il avait la vocation du bien public comme d'autres ont la vocation de l'amour.
Une vocation, c'est le nom noble d'une passion. Cette ‚me de plomb et de fer ne connaissait ni doute ni limites lorsqu'il s'agissait de satisfaire à
la raison d'…tat. Les individus comptaient pour rien à ses yeux, et lui-même se comptait pour peu.
Il y a dans l'Histoire une singulière lignée, toujours renouvelée, de fanatiques de l'ordre. Voués à une idole abstraite et absolue, pour eux les vies humaines ne sont d'aucune valeur si elles attentent au dogme des institutions ; et l'on dirait qu'ils ont oublié que la collectivité qu'ils servent est composée d'hommes.
Nogaret torturant les frères d'Aunay n'entendait pas leurs plaintes ; il réduisait des causes de désordre.
- Les Templiers ont été plus durs, dit-il seulement.
Encore n'avait-il eu pour l'assister que les tourmenteurs locaux et non ceux de l'Inquisition de Paris.
Ses reins étaient lourds et une douleur lui barrait le dos. " C'est le froid ", pensa-t-il.
Il fit fermer les soupiraux et s'approcha du trépied o˘ la braise vivait encore. Il étendit les mains, les frotta l'une contre l'autre, puis se massa les reins en grognant.
Les deux tourmenteurs, toujours appuyés au mur, semblaient somnoler.
A la table étroite o˘ il avait écrit lui-même toute la nuit - car le roi avait souhaité qu'il n'e˚t pas de secrétaire ni de greffier - il collationna les feuillets de l'interrogatoire, les rangea dans une chemise de vélin. Puis, avec un soupir, il se dirigea vers la porte et sortit.
Alors les tourmenteurs vinrent à Gautier et à Philippe d'Aunay qu'ils essayèrent de mettre debout. Comme ils ne pouvaient y parvenir, ils prirent dans leurs bras, ainsi qu'on prend des enfants malades, ces corps qu'ils avaient torturés et les portèrent jusqu'au cachot voisin.
LE ROI DE FER
147
Le vieux ch‚teau de Pontoise, qui ne servait plus que de capitainerie et de prison, se trouvait à une demi-lieue environ de la résidence royale de Maubuisson. Nogaret franchit cette distance à pied, escorté de deux sergents de la prévôté. Il marchait rapidement, dans l'air froid du matin chargé des parfums de la forêt humide.
Sans répondre au salut des archers, il traversa la cour de Maubuisson et pénétra dans le logis, n'accordant attention ni aux chuchotements sur son passage, ni aux airs de veillée mortuaire des chambellans et des gentilshommes dans la salle des gardes.
- Le roi, demanda-t-il.
Un Îcuyer se précipita pour le guider vers les appartements, et le garde des Sceaux se trouva face à face avec la famille royale.
Philippe le Bel était assis, le coude appuyé au bras de son siège, le menton dans la main. Des poches bleues se dessinaient sous ses yeux. Auprès de lui se tenait Isabelle ; les deux nattes dorées qui encadraient son visage en accentuaient la dureté. Elle était l'ouvrière du malheur. Elle partageait au regard des autres la responsabilité du drame et, par cet étrange lien qui unit le délateur au coupable, elle se sentait presque en accusation.
Monseigneur de Valois tapotait nerveusement le bord d'une table et balançait la tête comme si quelque chose l'e˚t gêné au col. Le second frère du roi, ou plus précisément son demi-frère, Monseigneur Louis de France, comte d'Evreux, au maintien calme, aux vêtements sans éclat, était présent également.
Enfin se trouvaient groupés, dans leur commune infortune, les principaux intéressés, les trois fils du roi, les trois époux, sur lesquels venait de s'abattre la catastrophe en même temps que le ridicule : Louis de Navarre, secoué de quintes nerveuses; Philippe de Poitiers roidi par l'effort de calme qu'il s'imposait; Charles enfin, ses beaux traits adolescents ravagés par le premier chagrin.
- Est-ce chose avouée, Nogaret? demanda Philippe le Bel.
- Hélas, Sire, c'est chose honteuse, affreuse et avouée.
- Faites-nous lecture.
Nogafet ouvrit la chemise de vélin et commença :
- " Nous, Guillaume de Nogaret, chevalier, secrétaire général du royaume et gardien des Sceaux de France par la gr‚ce de notre bien-aimé Sire, le roi Philippe quatrième, avons, sur l'ordre d'icelui, ce jour, vingt-cinquième d'avril mille trois cent quatorze, entre minuit et prime, au ch‚teau de Pontoise, ouÔ sous la question donnée avec l'assistance des tourmenteurs de la prévôté de ladite ville les sires Gautier d'Aunay, bachelier de Monseigneur Philippe, comte de Poitiers, et Philippe d'Aunay, écuyer de Monseigneur Charles, comte de Valois..."
Nogaret aimait le travail bien fait. Certes, les deux d'Aunay avaient d'abord nié ; mais le garde des Sceaux avait une manière de conduire 148
LES ROIS MAUDITS
les interrogatoires devant laquelle les scrupules de galanterie ne pouvaient tenir longtemps. Il avait obtenu des jeunes gens des aveux complets et circonstanciés. Le temps o˘ les aventures des princesses avaient commencé, les dates des rencontres, les nuits à la tour de Nesle, les noms des serviteurs complices, et tout ce qui, pour les coupables, avait représenté passion, fièvre et plaisir, était énuméré, consigné, détaillé, étalé dans les minutes de l'interrogatoire.
Isabelle osait à peine regarder ses frères, et eux-mêmes hésitaient à se regarder entre eux. Pendant près de quatre ans, ils avaient été ainsi bernés, roulés, enfarinés ; chaque parole de Nogaret les accablait de malheur et de honte.
L'énoncé des dates posait à Louis de Navarre une question terrible : "
Pendant les six premières années de notre mariage, nous n'avons pas eu d'enfant. Il ne nous en est venu qu'après que ce d'Aunay est entré dans le lit de Marguerite... Alors la petite Jeanne... " Et il n'entendait plus rien, parce qu'il ne faisait que se répéter, dans un grand bourdonnement de sang qui lui bruissait aux oreilles : " Ma fille n'est pas de moi... Ma fille n'est pas de moi... "
Le comte de Poitiers, lui, s'efforçait de ne rien perdre de la lecture.
Nogaret n'avait pu faire dire aux frères d'Aunay que la comtesse de Poitiers ait eu un amant, ni leur arracher un nom. Or, après tout ce qu'ils avaient avoué, on pouvait bien penser que ce nom, s'ils l'avaient connu, cet amant, s'il avait existé, ils l'eussent livré. que la comtesse Jeanne ait joué un rôle de complicité assez inf‚me n'était pas douteux... Philippe de Poitiers réfléchissait.
- " Considérant avoir suffisamment éclairé la cause, et la voix des prisonniers devenant inaudible, nous avons décidé de clore la question, pour en faire rapport au roi notre Sire. "
Le garde des Sceaux avait achevé. Il rangea ses feuillets et attendit.
Au bout de quelques instants, Philippe le Bel souleva le menton de dessus sa paume.
- Messire Guillaume, dit-il, vous nous avez clairement instruit de choses douloureuses. quand nous aurons jugé, vous détruirez ceci... Il désigna la chemise de vélin.
- ... afin qu'il n'en demeure trace que dans le secret de nos mémoires.
Nogaret s'inclina et sortit.
Il y eut un long silence, puis quelqu'un, soudain, cria:
- Non!
C'était le prince Charles qui s'était levé. Il répéta : " Non ! " comme si la vérité lui était impossible à admettre. Ses mains tremblaient ; ses joues étaient marbrées de rosé, et il n'arrivait pas à retenir ses larmes.
- Les Templiers... dit-il, l'air égaré.
- que dites-vous, Charles? demanda Philippe le Bel.
LE ROI DE FER
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II n'aimait pas qu'on rappel‚t ce souvenir trop récent. Il avait encore dans l'oreille, comme chacun ici à l'exception d'Isabelle, la voix du grand-maître... "Maudits jusqu'à la treizième génération de vos races... "
Mais Charles ne songeait pas à la malédiction.
- Cette nuit-là, bredouilla-t-il, cette nuit-là, ils étaient ensemble.
- Charles, dit le roi, vous avez été un bien faible époux; feignez au moins d'être un prince fort.
Ce fut le seul mot de soutien que le jeune homme reçut de son père.
Monseigneur de Valois n'avait encore rien dit, et c'était pour lui une pénitence que de rester si longtemps silencieux. Il profita de l'instant pour exploser.
- Par le sang Dieu, s'écria-t-il, il se passe d'étranges choses dans le royaume, et jusque sous le toit du roi ! La chevalerie se meurt, Sire mon frère, et tout honneur avec elle...
Sur quoi il se lança dans une grande diatribe dont l'enflure brouillonne était nourrie d'assez de perfidie. Pour Valois, tout se tenait. Les conseillers du roi, Marigny en tête, avaient voulu abattre les ordres chevaleresques ; mais la bonne morale s'écroulait du même coup. Les légistes " nés dans le tout-venant " inventaient on ne sait quel nouveau droit, tiré des institutes romaines, pour remplacer le bon vieux droit féodal. Le résultat ne se laissait point attendre. Au temps des croisades, les femmes demeuraient esseulées pendant de longues années ; elles savaient garder l'honneur, et nul vassal ne se f˚t hasardé à le leur ravir.
Maintenant, tout n'était que honte et licence. Comment? Deux écuyers...
- L'un de ces écuyers appartient à votre hôtel, mon frère, dit sèchement le roi.
- Tout comme l'autre, mon frère, est bachelier18 de votre fils, répliqua Valois en montrant le comte de Poitiers. Celui-ci écarta ses longues mains.
- Chacun de nous, dit-il, peut être dupe de la créature à laquelle il a accordé foi.
- C'est bien pour ce, s'écria Valois qui tirait argument de tout, c'est bien pour ce qu'il n'est pire crime de vassal que d'entendre séduction et rapt d'honneur sur la femme de son suzerain. Les d'Aunay ont failli...
- Considérez-les pour morts, mon frère, interrompit le roi. Il eut de la main un geste à la fois négligent et tranchant qui valait la plus longue sentence, et poursuivit :
- Ce qu'il nous faut régler, c'est le sort des princesses adultères...
Souffrez, mon frère, que j'interroge d'abord mes fils... Parlez, Louis.
Au moment d'ouvrir la bouche, Louis de Navarre fut pris d'une quinte de toux et deux plaques rouges lui vinrent aux pommettes. On 150
LES ROIS MAUDITS
respecta son étouffement. Lorsqu'il eut enfin reprit son souffle, il s'écria:
- On va dire bientôt que ma fille est une b‚tarde. Voilà ce qu'on va dire !
Une b‚tarde !
- Si vous êtes le premier à le clamer, Louis, répondit le roi, certes d'autres ne se priveront point de le répéter.
- En vérité... dit Charles de Valois qui n'avait pas encore songé à la chose, et dont le gros oil bleu brilla brusquement d'une bizarre lumière.
- Et pourquoi ne pas le crier, si cela est vrai? reprit Louis, perdant tout contrôle.
- Taisez-vous, Louis... dit le roi de France en frappant sur l'accoudoir de son siège. Veuillez seulement dire votre conseil sur le ch‚timent qu'il faut réserver à votre épouse.
- qu'on lui ôte la vie ! répondit le Hutin. A elle, et aux deux autres.
Toutes trois. La mort, la mort, la mort !
Il répéta: "La mort!", les dents serrées, et sa main dans le vide abattait des têtes.
Alors Philippe de Poitiers, ayant du regard demandé la parole à son père, dit :
- La douleur vous égare, Louis. Jeanne n'a point sur l'‚me si gros péché
que Marguerite et Blanche. Certes, elle est grandement coupable d'avoir servi leurs entraînements, et par cela elle a fort démérité. Mais messire de Nogaret n'a point obtenu de preuves qu'elle ait trahi le mariage.
- Faites-la donc tourmenter par lui, et vous verrez si elle n'avoue pas !
cria Louis. Elle a aidé à souiller mon honneur et celui de Charles ; si vous nous aimez, vous lui ferez même mesure qu'aux deux autres trompeuses.
Philippe de Poitiers prit un temps.
- Votre honneur m'est cher, Louis, dit-il ; mais la Comté-Franche ne me l'est pas moins.
Les assistants se regardèrent, et Philippe enchaîna:
- Vous avez la Navarre en propre, Louis, qui vous vient de notre mère ; vous êtes déjà roi, et vous aurez, le plus tard possible, à Dieu plaise, la France. Devers moi, je n'ai que Poitiers, que notre père m'a fait gr‚ce de me donner, et je ne suis même pas pair de France. Mais par Jeanne ma femme, je suis comte palatin de Bourgogne, et sire de Salins dont les mines de sel produisent le plus gros de mes revenus. que donc Jeanne soit close dans un couvent, pour le temps que se fasse l'oubli, et pour toujours s'il est nécessaire à votre honneur, c'est là ce que je propose ; mais qu'on n'attente point à sa vie.
Monseigneur Louis d'…vreux, qui s'était tu jusque-là, approuva Philippe.
LE ROI DE FER
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- Mon neveu a raison, et tant devant Dieu que devant le royaume, dit-il d'une voix pénétrée mais sans emphase. La mort est chose grave, dont nous avons grand tourment, pour nous-mêmes, et que nous ne devons pas décider pour autrui dans la colère.
Louis de Navarre lui jeta un mauvais regard.
Il y avait deux clans dans la famille, et cela de longue date. Valois possédait l'affection de ses neveux Louis et Charles, qui étaient faibles, influençables, et béaient un peu devant sa faconde, sa vie d'aventures, et ses trônes perdus. Philippe de Poitiers, en revanche, tenait du côté de son oncle d'…vreux, personnage calme, droit, réfléchi, qui n'encombrait pas le siècle avec ses ambitions, et se contentait fort bien de ses terres normandes qu'il administrait sagement.
Les assistants ne furent donc pas étonnés de le voir appuyer son neveu préféré ; on connaissait leurs affinités.
Plus surprenante fut l'attitude de Valois qui, après le discours furibond qu'il venait de faire, laissa Louis de Navarre sans soutien, et se prononça, lui aussi, contre la peine de mort. Le couvent lui paraissait un ch‚timent trop doux pour les coupables; mais la prison, la forteresse à
vie, et il insista bien sur ce dernier mot, voilà ce qu'il conseillait.
Une telle mansuétude, chez Pex-empereur titulaire de Constantino-ple, n'était pas l'expression d'une disposition naturelle. Elle ne pouvait résulter que d'un calcul, calcul qui s'était immédiatement opéré quand Louis de Navarre avait prononcé le mot de b‚tarde. En effet...
En effet, quel était l'état actuel de la descendance royale? Louis de Navarre n'avait d'autre héritière que cette petite Jeanne, depuis un instant entachée d'un grave soupçon d'illégitimité, ce qui pouvait mettre obstacle à son accession éventuelle au trône. Charles était sans postérité, sa femme Blanche n'ayant mis au monde que des enfants mort-nés. Philippe de Poitiers avait trois filles, mais sur lesquelles le scandale pourrait éventuellement rejaillir... Or, si l'on exécutait les épouses coupables, les trois princes se h‚teraient de reprendre femme, avec ainsi toutes chances d'avoir d'autres enfants. Tandis que si l'on enfermait leurs épouses à vie, ils allaient demeurer mariés, empêchés de contracter d'autres unions, et donc de mieux assurer leur lignée.
Charles de Valois était un prince imaginatif. Pareil à ces capitaines qui, partant pour la guerre, rêvent de l'éventualité o˘ tous les officiers, au-dessus d'eux, seraient tués, et se voient déjà portés à la tête de l'armée, le frère du roi, regardant la poitrine creuse de son neveu Louis Hutin et la maigreur de son neveu Philippe de Poitiers, pensait que la maladie pouvait faire des ravages bien imprévus. Il y avait aussi les accidents de chasse, les lances qui se rompent dans les tournois, les chevaux qui se renversent; et il n'était pas rare que des oncles survécussent à leurs neveux...
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LES ROIS MAUDITS
- Charles ! dit l'homme aux paupières immobiles qui pour l'instant était le seul et vrai roi de France.
Valois tressaillit, comme s'il craignait d'avoir été deviné. Mais ce n'était pas à lui, c'était à son troisième fils que Philippe le Bel s'adressait.
Le jeune prince écarta les mains de devant sa figure. Il pleurait.
- Blanche, Blanche! Comment est-il possible, mon père? Comment a-t-elle pu?... gémit-il. Elle me disait si fort qu'elle m'aimait ; elle me le prouvait si bellement...
Isabelle eut un mouvement d'impatience et de mépris. " Cet amour des hommes pour les corps qu'ils ont possédés, pensa-t-elle, et cette aisance avec laquelle ils croient le mensonge, pourvu qu'ils aient le ventre qu'ils désirent ! "
- Charles... insista le roi, comme s'il parlait à un faible d'esprit. que conseillez-vous qu'on fasse de votre épouse?
- Je ne sais, mon père, je ne sais. Je veux me cacher, je peux partir, je veux entrer dans un couvent.
C'était lui bientôt qui allait demander ch‚timent parce que sa femme l'avait trompé.
Philippe le Bel comprit qu'il n'en tirerait rien de plus. Il regardait ses enfants comme s'il ne les avait jamais vus ; il réfléchissait sur l'ordre de primogéniture, et se disait que la nature, parfois, servait bien mal le trône. que de sottises pourrait accomplir à la tête du royaume cet irréfléchi, impulsif et cruel, qu'était Louis, son aîné? Et de quel soutien pourrait lui être le puîné, qui s'effondrait dès son premier drame? Le mieux doué pour régner était à coup s˚r Philippe de Poitiers. Mais Louis ne l'écouterait guère, cela se devinait.
- Ton conseil, Isabelle? demanda-t-il à sa fille, assez bas, en se penchant vers elle.
- Femme qui a failli, répondit-elle, doit être à jamais écartée de transmettre le sang des rois. Et le ch‚timent doit être connu du peuple, afin qu'on sache que le crime est puni sur femme ou fille de roi plus durement que sur la femme d'un serf.
- C'est bien pensé, dit le roi.
De tous ses enfants, c'était elle, en vérité, qui e˚t fait le meilleur souverain.
- Justice sera rendue avant vêpres, dit le roi en se levant. Et il se retira pour aller, comme toujours, consulter sa décision dernière avec Marigny et Nogaret.
X
LE JUGEMENT
Durant tout le trajet de Paris à Pontoise, la comtesse Mahaut, dans sa litière, chercha des arguments propres à fléchir le courroux du roi. Mais elle parvenait mal à fixer ses idées. Trop de pensées l'habitaient, trop de craintes, trop de colère aussi contre la folie de ses filles, contre la bêtise de leurs maris, contre l'imprudence de leurs amants, contre tous ceux qui par légèreté, aveuglement ou quête sensuelle, risquaient de ruiner le laborieux édifice de sa puissance. Mère de princesses répudiées, que deviendrait Mahaut? Elle était bien décidée à noircir autant qu'elle le pourrait la reine de Navarre, et à rejeter sur celle-ci toute la culpabilité. Marguerite n'était pas sa fille. Pour ses propres enfants Mahaut plaiderait l'entraînement, le mauvais exemple...
Robert d'Artois avait mené la troupe bon train, comme s'il voulait faire montre de zèle. Il prenait plaisir à voir le chanoine-chancelier rebondir sur sa selle, et surtout à entendre les gémissements de sa tante. Chaque fois que de la grande litière secouée par les mules s'échappait une plainte, Robert, comme par hasard, faisait forcer l'allure. Aussi, la comtesse eut-elle un r‚le de soulagement quand apparurent enfin, au-dessus d'une ligne d'arbres, les tourelles de Maubuisson.
Bientôt, l'équipage pénétra dans la cour du ch‚teau. Un grand silence y régnait, rompu seulement par le pas des archers.
Mahaut descendit de litière et, à l'officier de garde, demanda o˘ était le roi.
- Il rend justice, Madame, dans la salle capitulaire.
Suivie de Robert, de Thierry d'Hirson et de Béatrice, Mahaut se dirigea vers l'abbaye. En dépit de sa fatigue, elle marchait vite et ferme.
La salle capitulaire offrait ce jour-là un spectacle inhabituel. Sous 154
LES ROIS MAUDITS
les vo˚tes froides qui abritaient d'ordinaire des assemblées de nonnes, toute la cour de France se tenait figée devant son roi.
quelques rangs de visages se tournèrent, à l'entrée de la comtesse Mahaut, et un murmure courut. Une voix, qui était celle de Nogaret, s'arrêta de lire.
Mahaut vit le roi, couronne en tête et sceptre en main, l'oil grand ouvert, immobile.
Dans la terrible fonction de justice qu'il remplissait, Philippe le Bel semblait absent du monde, ou plutôt il semblait communiquer avec un univers plus vaste que le monde visible.
La reine Isabelle, Marigny, Charles de Valois, Louis d'…vreux, ainsi que les trois princes et plusieurs grands barons, étaient assis à ses côtés. Au pied de l'estrade, trois petits moines agenouillés inclinaient vers les dalles leurs cr‚nes rasés. Alain de Pareilles se tenait un peu en retrait, debout, les mains croisées sur la garde de son épée.
" Dieu soit loué, pensa Mahaut. J'arrive à temps. On juge quelque affaire de sorcellerie ou de sodomie. " Elle s'apprêtait à gagner l'estrade o˘ son rang de pair du royaume lui donnait place. Soudain, elle sentit ses jambes se dérober. L'un des pénitents agenouillés avait levé la tête ; Mahaut reconnut sa fille Blanche. Les trois princesses avaient été rasées et vêtues de bure. Mahaut chancela sous le coup avec un cri sourd, comme si on l'avait frappée au ventre. Machinalement, elle s'accrocha au bras de son neveu, parce que c'était le premier bras qui se trouvait là.
- Trop tard, ma tante. Hélas ! nous arrivons trop tard, dit Robert d'Artois qui savourait pleinement sa vengeance.
Le roi fit un signe au garde des Sceaux qui reprit la lecture du jugement.
- "... et par lesdits témoignages et aveux ayant été prouvées adultères, lesdites dames Marguerite, épouse de Monseigneur le roi de Navarre, et Blanche, épouse de Monseigneur Charles, seront emprisonnées dans la forteresse de Ch‚teau-Gaillard, et ce, pour le restant des jours qu'il plaira à Dieu de leur accorder. "
- A vie, murmura Mahaut, elles sont condamnées à vie.
- " Aussi dame Jeanne, comtesse palatine de Bourgogne et épouse de Monseigneur de Poitiers, étant considéré qu'elle n'a point été convaincue d'avoir forfait le mariage et que ce crime ne peut lui être imputé, mais étant établies les complaisances coupables qu'elle eut, sera enfermée en le donjon de Dourdan, pour autant qu'il sera nécessaire à sa repentance et qu'il plaira au roi. "
II y eut un temps de silence pendant lequel Mahaut pensa, en regardant Nogaret : " C'est lui, c'est ce chien qui a tout fait, avec sa rage d'épier, de dénoncer et de tourmenter. Il me le paiera. Il me le paiera de sa peau. " Mais le garde des Sceaux n'avait pas achevé sa lecture.
LE ROI DE FER
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- "Aussi les sires Gautier et Philippe d'Aunay, ayant forfait à l'honneur et trahi le lien féodal en commettant l'adultère avec personnes de majesté
royale, seront roués, écorchés vifs, ch‚trés, décapités et pendus au gibet public de Pontoise, au matin du jour à suivre celui-ci. Ainsi notre très sage, très puissant et très aimé roi notre Sire en a jugé. "
Les épaules des princesses avaient frissonné pendant l'énoncé des supplices qui attendaient leurs amants. Nogaret roula son parchemin, et le roi se leva. La salle commença de se vider, dans un long murmure qui résonnait entre ces murs habitués à la prière. La comtesse Mahaut vit qu'on s'écartait d'elle et qu'on évitait son regard. Elle voulut aller vers ses filles, mais Alain de Pareilles lui barra le passage.
- Non, Madame, dit-il. Le roi n'autorise que ses fils, s'ils le désirent, à
entendre l'adieu de leurs épouses, et leur repentir.
Elle chercha aussitôt à se retourner vers le roi, mais celui-ci était déjà
sorti, de même que Louis de Navarre et Philippe de Poitiers.
Seul des trois époux, Charles était resté. Il s'approcha de Blanche.
- Je ne savais pas... Je ne voulais pas... Charles! dit celle-ci en éclatant en sanglots.
Le rasoir avait laissé sur sa tête chauve de petites plaques rouges.
Mahaut se tenait à quelques pas, soutenue par son chancelier et sa demoiselle de parage.
- Ma mère, lui cria Blanche, dites à Charles que je ne savais pas, et qu'il m'accorde pitié !
Jeanne de Poitiers se passait les mains sur les oreilles, qu'elle avait un peu décollées, comme si elle ne s'habituait pas à les sentir nues.
Adossé contre un pilier près de la porte, Robert d'Artois, les bras croisés, contemplait son ouvre.
- Charles, Charles! répétait Blanche.
A ce moment s'éleva la voix dure d'Isabelle d'Angleterre.
- Point de faiblesse, Charles. Restez prince, dit-elle. Ces mots provoquèrent un sursaut de fureur chez la troisième condamnée, Marguerite de Bourgogne.
- Point de faiblesse, Charles ! Point de pitié ! s'écria-t-elle. Imitez votre sour Isabelle qui ne peut comprendre les élans d'amour. Elle n'a que haine et fiel dans le cour. Sans elle, vous n'auriez jamais rien appris.
Mais elle me hait, elle vous hait, elle nous hait tous.
Isabelle considéra Marguerite avec une colère froide.
- Dieu vous pardonne vos crimes, dit-elle.
- Il me pardonnera plus vite mes crimes qu'il ne fera de toi une femme heureuse, lui lança Marguerite.
- Je suis reine, répliqua Isabelle. Si je n'ai pas le bonheur, au moins j'ai un sceptre et un royaume, que je respecte.
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LES ROIS MAUDITS
- Moi, si je n'ai pas eu le bonheur, au moins j'ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je ne regrette rien.
Dressée en face de sa belle-sour qui portait diadème, Marguerite, le cr‚ne dénudé, le visage ravagé par l'angoisse et les larmes, trouvait encore la force d'insulter, de blesser, et de plaider pour son corps.
- Il y avait le printemps, dit-elle d'une voix pressée, haletante, il y avait l'amour d'un homme, la chaleur et la force d'un homme, la joie de prendre et d'être prise... tout ce que tu ne connais pas, que tu crèves de connaître et que tu ne connaîtras jamais. Ah ! tu ne dois guère être attirante au lit pour que ton mari préfère chercher son plaisir auprès des garçons !
Blême, mais incapable de répondre, Isabelle fit un signe à Alain de Pareilles.
- Non, cria Marguerite. Tu n'as rien à dire à messire de Pareilles. Je l'ai déjà commandé, et je le commanderai peut-être de nouveau quelque jour. Il souffrira bien encore une fois de partir à mon ordre.
Elle tourna le dos et indiqua d'un signe au chef des archers qu'elle était prête. Les trois condamnées sortirent, traversèrent sous escorte la cour de Maubuisson, et regagnèrent la chambre qui leur servait de cellule.
quand Alain de Pareilles eut refermé la porte sur elles, Marguerite courut au lit et s'y jeta en mordant les draps.
- Mes cheveux, mes beaux cheveux, sanglotait Blanche. Jeanne de Poitiers cherchait à se rappeler l'aspect du donjon de Dourdan.
XI LE SUPPLICE
L'aube fut lente à venir pour ceux qui avaient traversé la nuit sans repos, sans espérance et sans oubli.
Couchés côte à côte sur une brassée de paille, dans une cellule de la prévôté de Pontoise, les frères d'Aunay attendaient la mort. Sur l'ordre du garde des Sceaux, ils avaient été soignés; ainsi leurs plaies ne saignaient plus, leur cour battait mieux, et dans leurs chairs écrasées il était revenu un peu de force afin qu'ils pussent mieux éprouver les supplices auxquels ils étaient promis.
A Maubuisson, ni les princesses condamnées, ni leurs époux, ni Mahaut, ni le roi lui-même n'avaient pu trouver le sommeil. Et Isabelle non plus n'avait dormi, obsédée par les paroles de Marguerite.
En revanche Robert d'Artois, après ses vingt grandes lieues de chevauchée, s'était écroulé sans même ôter ses bottes sur la première couche venue, dans le logis d'accueil. Lormet, un peu avant prime, dut le secouer pour qu'il ne manqu‚t pas le plaisir d'assister au départ de ses victimes.
Dans la cour de l'abbaye, trois grands chariots b‚chés de noir venaient de se ranger, et messire Alain de Pareilles faisait aligner, sous la clarté
rosé du petit matin, les soixante cavaliers en gambison de cuir, cotte de mailles et chapeau de fer, qui formeraient l'escorte du convoi, vers Dourdan d'abord, puis la Normandie.
Derrière l'une des fenêtres du ch‚teau, la comtesse Mahaut regardait, le front appuyé au vitrail, et ses larges épaules secouées de soubresauts.
- Pleurez-vous... Madame?... demanda Béatrice d'Hirson, de sa voix traînante.
- Cela peut m'arriver aussi, répondit rudement Mahaut. Puis, comme Béatrice était déjà tout habillée, robe, coiffe et chape, elle ajouta : 158
LES ROIS MAUDITS
- Sors-tu donc?
- Oui, Madame; je vais voir le supplice... si vous le permettez... La place du Martroy, à Pontoise, o˘ allait avoir lieu l'exécution des frères d'Aunay, était emplie par la foule lorsque Béatrice y arriva. Bourgeois, paysans et soldats y affluaient depuis l'aube. Les propriétaires des maisons qui donnaient sur la place avaient loué à bon prix leurs fenêtres de façade, o˘ les têtes se pressaient sur plusieurs rangs.
Les crieurs publics, la veille, avaient publié le jugement aux quatre coins de la ville... "roués, écorchés vifs, ch‚trés, décapités...". Le fait que les condamnés fussent jeunes, qu'ils fussent nobles et riches, et surtout que leur crime f˚t un grand scandale d'amour éclaté dans la famille royale, excitait les curiosités et les imaginations.
L'échafaud avait été monté dans la nuit. Il s'élevait à une toise du sol et supportait deux roues placées horizontalement, ainsi qu'un billot de chêne.
En arrière se dressait le gibet.
Deux bourreaux, ceux-là mêmes qui avaient infligé la question aux d'Aunay, mais à présent vêtus de bonnets et de surcots rouges, escaladèrent la petite échelle qui menait à la plate-forme. Deux aides les suivaient, chargés des coffrets noirs qui contenaient les outils. L'un des bourreaux fit tourner les roues qui grincèrent. Alors la foule se mit à rire, comme devant un tour de bateleur. On lança des plaisanteries ; on se cogna du coude ; on fit circuler de bras en bras une cruche de vin qu'on tendit aux bourreaux. Ils y burent, et la foule applaudit.
Lorsque apparut, entourée d'archers, la charrette qui amenait les frères d'Aunay, un grand tumulte monta de la place, et s'amplifia à mesure qu'on distinguait mieux les condamnés. Ni Gautier ni Philippe ne bougeaient. Des cordes les liaient aux montants de la charrette, sans lesquelles ils eussent été incapables de tenir debout. Les aumônières brillaient à leur ceinture, sur leurs chausses déchirées.
Un prêtre, venu recueillir leur confession bredouillée et leurs dernières volontés, les accompagnait. …puisés, pantelants, hébétés, ils semblaient n'avoir plus vraiment conscience de ce qui se passait. Les aides-bourreaux les hissèrent sur la plate-forme et les dévêtirent.
A les voir nus entre les mains des bourreaux, la foule alors fut prise de transe et poussa des hurlements. quolibets et remarques obscènes s'échangeaient à travers la place. Les deux gentilshommes furent couchés et liés sur les roues, la face tournée vers le ciel. Puis on attendit.
De longues minutes passèrent ainsi. L'un des bourreaux s'était assis sur le billot ; l'autre éprouvait du pouce le tranchant de la hache. La foule s'impatientait, posait des questions, commençait à devenir houleuse.
Soudain l'on comprit la raison de cette attente. Trois chariots dont LE ROI DE FER
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on avait à demi relevé les b‚ches noires se présentaient à l'entrée de la grand-rue. Par un suprême raffinement dans le ch‚timent, Nogaret, en accord avec le roi, avait ordonné que les princesses assistassent au supplice.
L'intérêt des spectateurs se trouva partagé entre les deux condamnés nus sous les nuages, et les princesses royales prisonnières et rasées. Il s'ensuivit quelques mouvements de masse que les archers durent contenir.
En apercevant l'échafaud, Blanche s'était évanouie.
Jeanne, agrippée aux ridelles de son chariot, criait aux gens:
-' Dites à mon époux, dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente !
Jusque-là elle avait tenu ferme ; mais sa résistance venait de céder. Les badauds se la montraient en riant, telle une bête de ménagerie dans sa cage. Des mégères l'insultaient.
Seule, Marguerite de Bourgogne avait le courage de regarder, et ceux qui l'observaient d'assez près purent se demander si elle n'éprouvait pas un atroce, un affreux plaisir à voir exposé aux yeux de tous l'homme qui allait mourir de l'avoir possédée.
Lorsque les bourreaux levèrent leurs masses pour rompre les os des condamnés, elle hurla: " Philippe ! " d'un ton qui n'était point celui de la douleur.
On entendit des craquements, et le ciel, pour les frères d'Aunay, s'éteignit. D'abord leurs jambes et leurs cuisses furent brisées : ensuite les bourreaux firent pivoter les roues d'un demi-tour, et les masses frappèrent les avant-bras et les bras des condamnés. Les rayons et les moyeux répercutaient les coups, et les bois craquaient autant que les os.
Puis les bourreaux, appliquant les peines dans l'ordre prescrit, se munirent d'instruments de fer à plusieurs crocs et arrachèrent par grands lambeaux la peau des deux corps.
Le sang giclait, ruisselait sur la plate-forme ; l'un des bourreaux dut s'essuyer les yeux. Cette sorte de supplice prouvait assez que la couleur rouge, réglementaire pour les vêtements des exécuteurs, répondait à une nécessité.
"... roués, écorchés vifs, ch‚trés, décapités..." S'il restait encore quelque vie dans les deux frères d'Aunay, tout sentiment, toute conscience s'était retirée d'eux.
Une vague d'hystérie agita l'assistance lorsque les bourreaux, à l'aide de longs couteaux de boucher que leur tendirent leurs aides, mutilèrent les amants coupables. Les gens se bousculaient pour mieux voir. Des femmes criaient à leurs maris :
- Tu en mériterais bien autant, gros paillard !
- Tu vois ce qui t'arrivera, si tu me fais la pareille !
Les bourreaux avaient rarement l'occasion de donner si complète 160
LES ROIS MAUDITS
démonstration de leurs talents, et devant un si chaleureux public. Ils échangèrent un coup d'oeil, et ensemble, d'un mouvement bien réglé de jongleurs, ils lancèrent en l'air, les objets de la faute. Un plaisantin cria, montrant les princesses du doigt :
- C'est à elles qu'il faut les donner !
Et la foule éclata de rire.
Les suppliciés furent descendus des roues et traînés vers le billot. La lueur de la hache brilla, par deux fois. Puis les aides portèrent jusqu'aux potences ce qui restait de Gautier et de Philippe d'Aunay, de ces deux beaux écuyers qui l'autre avant-veille caracolaient sur la route de CJermont, deux corps rompus, sanguinolents, sans tête et sans sexe, qui furent hissés et accrochés par les aisselles aux fourches du gibet.
Aussitôt après, sur un ordre d'Alain de Pareilles, les trois chariots noirs, encadrés par les cavaliers en chapeau de fer, se remirent en marche ; et les sergents de la prévôté commencèrent à faire évacuer la place.
La foule s'écoula lentement, chacun voulant passer au plus près de Féchafaud afin d'y jeter un dernier regard. Puis les gens, par petits groupes et se livrant leurs commentaires, s'en retournèrent, qui vers sa forge ou son étal, qui vers son échoppe, qui vers son jardin, pour y reprendre, avec tranquillité, le travail quotidien.
Car en ces siècles o˘ la moitié des femmes mouraient en couches, et les deux tiers des enfants au berceau, o˘ les épidémies ravagaient l'‚ge adulte, o˘ l'enseignement de l'…glise préparait surtout à quitter la vie, et o˘ les ouvres d'art, crucifixions, martyres, mises au tombeau, jugements derniers, offraient constamment la représentation du trépas, l'idée de la mort était familière aux esprits, et seule une manière exceptionnelle de mourir pouvait, un moment, les émouvoir.
Devant une poignée de badauds obstinés, et tandis que les aides lavaient les outils du supplice, les deux exécuteurs se partageaient les dépouilles de leurs victimes. En effet, ils avaient droit, par coutume, à tout ce qu'ils trouvaient sur les condamnés, de la ceinture aux pieds. Cela faisait partie des profits de leur charge.
Ainsi les aumônières envoyées par la reine d'Angleterre allaient finir, aubaine rare, aux mains des bourreaux de Pontoise.
Une belle créature brune, vêtue en fille de noblesse, s'approcha de ces derniers et, à mi-voix, d'un ton un peu traînant, leur demanda la langue de l'un des suppliciés.
- On dit que c'est bon pour les maux de femme... expliqua-t-elle. La langue de n'importe lequel des deux... cela m'est égal...
Les bourreaux la regardèrent d'un air soupçonneux. N'y avait-il pas quelque tour de sorcellerie là-dessous? Car il était bien connu que la langue d'un pendu, surtout un pendu du jour de vendedi, servait à
LE ROI DE FER
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évoquer le Diable. Mais une langue de décapité pouvait-elle faire même usage?
Comme Béatrice d'Hirson avait une belle pièce d'or brillante dans le creux de la main, ils acceptèrent, et, feignant de mieux assujettir Tune des têtes fichées sur le gibet, y prélevèrent ce qui leur était demandé.
- C'est seulement la langue que vous voulez? dit, goguenard, le plus gras des deux bourreaux. Parce que, pour marché égal, on pourrait aussi bien vous fournir le reste.
Rien, décidément, n'était ordinaire dans cette exécution...
Sur la route de Poissy, trois chariots noirs s'en allaient lentement. Dans le dernier, une femme au cr‚ne rasé, en chaque village traversé, s'obstinait à crier aux paysans surgis sur leurs portes :
- Dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente ! Dites-lui que je ne l'ai pas honni !
XII LE CHEVAUCHEUR DU CR…PUSCULE
Cependant que le sang des frères d'Aunay séchait sur la terre jaune de la place du Martroy o˘ les chiens venaient renifler en grognant, Maubuisson sortait lentement du drame.
Les trois fils du roi restèrent invisibles pendant tout le jour. Personne ne leur fit visite, hors les gentilshommes attachés à leur service.
Mahaut avait tenté vainement d'être reçue par Philippe le Bel. Nogaret vint lui déclarer que le roi travaillait et souhaitait n'être pas troublé. "
C'est lui, c'est ce dogue, pensa Mahaut, qui a tout machiné et qui maintenant m'empêche d'arriver à son maître. " Tout persuadait à la comtesse de voir dans le garde des Sceaux le principal artisan de la perte de ses filles et de sa disgr‚ce personnelle.
- A la pitié de Dieu, messire de Nogaret, à la pitié de Dieu ! lui dit-elle d'un ton de menace, avant de remonter en litière pour regagner Paris.
D'autres passions, d'autres intérêts s'agitaient à Maubuisson. Les familiers des princesses exilées cherchaient à renouer les fils invisibles de la puissance et de l'intrigue, f˚t-ce en reniant les amitiés dont la veille ils se paraient. Les navettes de la peur, de la vanité et de l'ambition s'étaient mises en marche pour retisser, sur un nouveau dessin, la toile brutalement déchirée.
Robert d'Artois avait l'habileté de ne pas afficher son triomphe ; il attendait d'en récolter les fruits. Mais déjà les égards qu'on avait d'ordinaire pour le clan de Bourgogne se déplaçaient vers lui.
Le soir, il fut convié au souper du roi ; et l'on vit bien à cela qu'il remontait en faveur.
Petit souper, presque souper de deuil, et qui réunissait seulement les frères de Philippe le Bel, sa fille, Marigny, Nogaret et Bouville. Le silence pesait dans la salle étroite et longue o˘ le repas était servi.
Charles de Valois lui-même se taisait ; et le lévrier Lombard, comme LE ROI DE FER
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s'il ressentait la gêne des convives, avait quitté les pieds de son maître pour aller s'allonger devant la cheminée.
Robert d'Artois cherchait avec insistance à rencontrer les yeux d'Isabelle ; mais celle-ci mettait la même persévérance à dérober son regard. Elle ne voulait donner aucun signe à son géant cousin, ayant avec lui pourchassé des passions coupables, d'être accessible aux mêmes tentations. Elle n'acceptait de complicité que dans la justice.
" L'amour n'est pas mon lot, se disait-elle. Je m'y dois résigner. " Mais il lui fallait s'avouer qu'elle se résignait mal.
Au moment o˘ les écuyers, entre deux services, changeaient les tranches de pain, lady Mortimer entra, portant le petit prince Edouard, pour qu'il donn
‚t à sa mère le baiser de bonsoir.
- Madame de Joinville, dit le roi en appelant lady Mortimer par son nom de naissance, approchez-moi mon seul petit-fils.
Les assistants notèrent la façon dont il avait prononcé le mot " seul ".
Philippe le Bel prit l'enfant et le tint un grand moment devant ses yeux, étudiant ce petit visage innocent, rond et rosé, o˘ les fossettes marquaient des ombres. De qui montrerait-il les traits et la nature? De son père, changeant, influençable et débauché, ou de sa mère Isabelle? " Pour l'honneur de mon sang, pensait le roi, j'aimerais que tu sois à la semblance de ta mère ; mais pour le bonheur de la France, fasse le Ciel que tu sois seulement le fils de ton faible père ! " Car les questions successorales se posaient forcément à lui. qu'arriverait-il si un prince d'Angleterre se trouvait un jour en position de réclamer le trône de France?
- Edouard! Souriez à Sire votre grand-père, dit Isabelle.
Le petit prince ne paraissait avoir aucune peur du regard loyal. Soudain, avançant son poing minuscule, il le plongea dans les cheveux dorés du souverain, et tira sur une mèche qui bouclait. Ce fut Philippe le Bel qui sourit.
Alors, il y eut chez tous les convives un soupir de soulagement; chacun s'empressa de rire, et l'on osa enfin parler.
Le repas achevé, le roi congédia ses hôtes, à l'exception de Marigny et de Nogaret. Il vint s'asseoir près de la cheminée, et fut un grand moment sans rien dire. Ses conseillers respectèrent son silence.
- Les chiens sont créatures de Dieu. Mais ont-ils conscience de Dieu?
demanda-t-il subitement.
- Sire, répondit Nogaret, nous savons beaucoup des hommes parce que nous sommes hommes nous-mêmes ; mais nous connaissons bien peu du reste de la nature...
Philippe le Bel se tut à nouveau, interrogeant les yeux fauves cernés de noir du grand lévrier allongé devant lui, le museau sur les pattes. Le chien battait par instants des paupières; le roi pas.
Comme il arrive souvent aux nommes de pouvoir, lorsqu'ils 164
LES ROIS MAUDITS
viennent d'assumer de tragiques responsabilités, le roi Philippe méditait autour de problèmes universels et vagues, quêtant dans l'invisible la certitude d'un ordre o˘ s'inscrivissent sans erreur sa vie et ses actions.
Enfin, il se redressa et dit:
- Enguerrand, je pense que nous avons bien jugé. Mais o˘ va le royaume? Mes fils n'ont point d'héritiers. Marigny répondit :
- Ils en auront s'ils reprennent femme, Sire.
- Ils ont femme devant Dieu.
- Dieu peut les en délivrer.
- Dieu n'obéit pas aux seigneurs de la terre.
- Le pape peut délier, dit Marigny. Le regard du roi se tourna vers Nogaret.
- L'adultère n'est point motif d'annulation du mariage, dit aussitôt le garde des Sceaux.
- Nous n'avons pourtant pas d'autre recours, dit Philippe le Bel. Et je n'ai point à considérer la loi commune, f˚t-elle aux mains du pape. Un roi doit prévoir qu'il peut mourir à toute heure. Je ne puis m'en remettre à
d'éventuels veuvages pour assurer la lignée royale.
Nogaret leva sa grande main maigre et plate.
- Alors, Sire, dit-il, que n'avez-vous fait exécuter vos brus, deux tout au moins?
- Je l'eusse fait à coup s˚r, répondit froidement Philippe le Bel, si par cela je ne me fusse, d'évidence, aliéné les deux Bourgognes. La succession au trône est certes chose importante; mais l'unité du royaume ne l'est pas moins.
Marigny approuva du front, silencieusement.
- Messire Guillaume, poursuivit le roi, vous allez donc vous rendre auprès du pape Clément, et vous saurez lui représenter qu'une union de roi n'est pas union d'homme ordinaire. Mon fils Louis est mon successeur ; il doit être le premier délié.
- J'y emploierai mon zèle, Sire, répondit Nogaret. Mais ne doutez pas que la duchesse de Bourgogne ne mette tout en ouvre pour nous faire obstacle auprès du Saint-Père.
On entendit un bruit de galop aux abords du ch‚teau, puis les grincements des barres et des ferrures de la porte principale. Marigny s'approcha de la fenêtre, tout en disant :
- Le Saint-Père nous doit trop, et d'abord sa tiare, pour ne pas entendre nos raisons. Le droit canon offre assez de motifs... Les fers d'un cheval sonnèrent sur les pavés de la cour.
- Un chevaucheur, Sire, dit Marigny. Il semble avoir parcouru un long chemin.
- De qui vient-il? dit le roi.
LE ROI DE FER
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- Je ne sais pas ; je ne distingue point ses armes19... Il conviendrait aussi, continua Marigny, de chapitrer un peu Monseigneur Louis, pour qu'il n'all‚t pas, par quelque démarche mal ordonnée, g‚cher sa propre affaire.
- J'y veillerai, Enguerrand, dit le roi. A ce moment Hugues de Bouville entra.
- Sire, un messager de Carpentras. Il demande à être reçu par vous-même.
- qu'il vienne.
- Le courrier du pape, dit Nogaret.
La coÔncidence n'avait rien qui d˚t les surprendre. Entre le Saint-Siège et la cour, la correspondance était fréquente, sinon quotidienne.
Le chevaucheur, un garçon de vingt-cinq ans environ, de grande taille et large d'épaules, était couvert de poussière et de boue. La croix et la clef, largement brodées sur sa cotte jaune et noir, désignaient un serviteur de la papauté. Il tenait à la main gauche son couvre-chef et son b‚ton de fonction. Il s'avança vers le roi, mit le genou en terre, et détacha de sa ceinture la boîte d'ébène et d'argent qui contenait le message.
- Sire, dit-il, le pape Clément est mort.
Les assistants eurent le même sursaut. Le roi et Nogaret, particulièrement, se regardèrent et p‚lirent. Le roi ouvrit la boîte d'ébène, sortit une lettre dont il brisa le sceau qui était celui du cardinal Arnaud d'Auch. Il lut avec attention, comme pour bien s'assurer de la vérité de la nouvelle.
- Le pape que nous avions fait est maintenant à Dieu, murmura-t-il en tendant le parchemin à Marigny.
- quand a-t-il passé? demanda Nogaret.
- Voilà six jours francs, répondit Marigny. Dans la nuit du 19 au 20.
- Un mois après, dit le roi.
- Oui, Sire, un mois après... dit Nogaret.
Ils avaient fait, ensemble, le même calcul. Le 18 mars, au milieu des flammes, le grand-maître des Templiers leur avait crié : " Pape Clément, chevalier Guillaume, roi Philippe, avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu... " Et voici que le premier déjà était mort.
- Dis-moi, reprit le roi s'adressant au chevaucheur et lui faisant signe de se relever; comment est mort notre Saint-Père?
- Sire, le pape Clément était chez son neveu, messire de Got, à Carpentras, quand il fut saisi de fièvres et d'angoisses. Alors il dit qu'il voulait retourner en Guyenne, pour y mourir au lieu de sa naissance, à Villandraut.
Mais il ne put aller plus loin que la première étape, et dut se fermer à
Roquemaure près Ch‚teauneuf. Ses physiciens ont tout essayé pour le garder en vie, jusques à lui faire manger des émeraudes
166
LES ROIS MAUDITS
pilées en poudre, qui sont remède le meilleur, à ce qu'il paraît, pour le mal qu'il avait. Mais rien n'a fait. L'étouffement l'a pris. Les cardinaux étaient autour de lui. Je ne sais rien d'autre.
Il se tut.
- Va, dit le roi.
Le chevaucheur sortit. Il n'y eut plus, dans la salle, d'autre bruit que le souffle du grand lévrier qui dormait devant le feu.
Le roi et Nogaret n'osaient se regarder. " Serait-il possible vraiment, pensaient-ils, que nous soyons maudits?... Auquel de nous deux, maintenant?"
Le monarque était d'une p‚leur impressionnante, et il avait, dans sa longue robe royale, la raideur glacée des gisants.
n
TROISI»ME PARTIE
LA MAIN DE DIEU
I
LA RUE DES BOURDONNAIS
Le peuple de Paris ne mit que huit jours à construire, autour de la condamnation des princesses adultères, une légende de débauche et de cruauté. Imaginations de carrefours et vantardises de boutiques : tel affirmait tenir la vérité, de première bouche, d'un sien compère qui livrait les épices à l'hôtel de Nesle ; tel autre avait un cousin à
Pontoise... L'affabulation populaire s'était surtout emparée de Marguerite de Bourgogne et lui faisait tenir un rôle extravagant. Ce n'était plus un amant qu'on attribuait à la reine de Navarre, mais dix, mais cinquante ; un par soirée... On se montrait, avec force récits et une sorte de fascination craintive, la tour de Nesle devant laquelle des gardes veillaient à
présent, de jour et de nuit, afin d'écarter les curiosités. Car l'affaire n'était pas terminée. Plusieurs cadavres avaient été repêchés dans les parages. On affirmait que l'héritier du trône, enfermé dans son hôtel, tourmentait ses serviteurs pour leur faire avouer ce qu'ils savaient de l'inconduite de sa femme, et ensuite expédiait leurs corps à la Seine.
Un matin, vers tierce, la belle Béatrice d'Hirson sortit de l'hôtel d'Artois. On était au début de mai et le soleil jouait sur les vitres des maisons. Sans se h‚ter, Béatrice avançait, satisfaite de sentir le vent tiède lui caresser le front. Elle savourait l'odeur du printemps naissant, et prenait plaisir à provoquer le regard des hommes, surtout lorsqu'ils étaient de petite condition.
Elle gagna le quartier Saint-Eustache et s'engagea dans la rue des Bourdonnais. Les écrivains publics y avaient leurs échoppes, et aussi les marchands de cire qui fabriquaient les tablettes à écrire, en même temps que les chandelles et encaustiques. Mais il s'y pratiquait d'autres trafics. Au fond de certaines maisons, on cédait à prix d'or, avec des précautions extrêmes, les ingrédients nécessaires à toutes sorcelleries : poudre de serpent, crapauds piles, cervelles de chats, poils de ribaudes, 170
LES ROIS MAUDITS
ainsi que les plantes, cueillies au juste temps de la lune, avec lesquelles on fabriquait les philtres d'amour ou les poisons destinés à " enherber "
un ennemi. Et Ton appelait souvent la " rue aux Sorcières " cette voie étroite o˘ le Diable tenait marché autour de la cire d'abeille, matière première des envo˚tements.
L'air détaché, le regard glissant, Béatrice d'Hirson entra dans une boutique qui avait pour enseigne un grand cierge de tôle peinte.
La boutique, étroite de façade, était longue et sombre. Au plafond pendaient des cierges de toutes tailles et, sur les casiers qui garnissaient les murs, des chandelles étaient empilées, ainsi que les pains bruns, rouges ou verts utilisés pour les sceaux. L'air sentait fortement la cire, et tout objet était un peu collant sous le doigt.
Le marchand, vieil homme coiffé d'un gros bonnet de laine écrue, faisait ses comptes à l'aide d'un boulier. A l'arrivée de Béatrice, son visage s'ouvrit d'un sourire édenté.
- Maître Engelbert... dit Béatrice, je viens vous payer la dépense de l'hôtel d'Artois...
- Ah ! c'est une bonne action, ma noble dame, c'est une bonne action. Car l'argent, ces temps-ci, court plus vite à sortir qu'à rentrer. Chacun qui nous fournit veut être payé sur l'heure. Et puis surtout, c'est la maltôte qui nous étrangle ! quand je vous vends pour une livre, je dois verser un denier. Le roi gagne plus que moi sur mon travail20.
Il chercha parmi ses tablettes de comptes celle qui concernait l'hôtel d'Artois, et l'approcha de ses yeux de souris.
- Alors nous avons quatre livres huit sous, sauf à m'être trompé. Et quatre deniers, se h‚ta-t-il d'ajouter, car il avait pris l'habitude de faire supporter à l'acheteur cette maltôte dont il se plaignait tant.
- Moi... j'ai compté six livres... dit doucement Béatrice en posant deux écus sur le comptoir.
- Ah ! voilà une bonne pratique, comme il nous en faudrait grand nombre !
Il porta les pièces à ses lèvres, puis ajouta, la mine complice :
- Vous voulez sans doute voir votre protégé? J'en suis bien satisfait. Il est fort serviable; il parle peu... Maître Evrard!
L'homme qui entra, venant de l'arrière-boutique, boitait. Il avait une trentaine d'années; il était maigre, mais solidement b‚ti, avec le visage osseux, la paupière creuse et sombre.
Aussitôt, maître Engelbert se souvint d'une livraison urgente.
- Mettez la clenche derrière moi. Je serai absent une petite heure, dit-il au boiteux.
Celui-ci, dès qu'il fut seul avec Béatrice, la prit par les poignets.
- Venez, dit-il.
Elle le suivit vers le fond de la boutique, passa sous un rideau qu'il souleva, et se trouva dans la resserre o˘ l'on entreposait les pains de LE ROI DE FER
171
cire brute, les tonnelets de suif, les paquets de mèches. On y voyait aussi une étroite paillasse coincée entre un vieux coffre et le mur salpêtre. f -
Mon ch‚teau, mes domaines, la commanderie du chevalier Evrard ! dit le boiteux avec une ironie amère en désignant ce misérable habitacle. Mais cela vaut mieux que la mort, n'est-ce pas? Et, saisissant Béatrice aux épaules :
- Et toi, souffla-t-il, tu vaux mieux que l'éternité.
Autant la voix de Béatrice était lente et calme, autant celle d'Evrard était précipitée.
Béatrice souriait, de cet air qu'elle avait de toujours se moquer vaguement des choses et des gens. Elle éprouvait une délectation perverse à sentir les êtres dépendre d'elle. Or, cet homme était doublement à sa merci.
Elle l'avait découvert un matin, et pareil à une bête traquée, dans un coin d'écurie à l'hôtel d'Artois. Il tremblait et défaillait de peur et de faim.
Ancien Templier d'une commanderie du nord de la France, cet Evrard était parvenu à s'évader de prison, la veille d'être br˚lé. Il avait échappé au b˚cher, mais non aux tortures. De la question trois fois appliquée, il gardait la jambe à jamais tordue, et aussi la raison un peu dérangée. Parce qu'on lui avait brisé les os pour lui faire confesser des pratiques démoniaques dont il était innocent, il avait décidé, par représailles, de se convertir au Diable. En apprenant la haine, il avait désappris la foi.
Il ne rêvait que sorcellerie, sabbats et hosties profanées. La rue des Bourdonnais pour cela était une résidence de choix. Béatrice l'avait placé
chez Engelbert qui le nourrissait, le logeait, et surtout lui fournissait un alibi au regard de la prévôté. Ainsi Evrard, dans son antre suiffé, se prenant pour une véritable incarnation des puissances sataniques, s'entretenait d'espoirs de vengeance et de visions de luxure.
Sans un tic qui par instants lui déformait brusquement le visage, il n'e˚t pas été dépourvu d'une certaine et rude séduction. Son regard avait de l'ardeur et de l'éclat. Tandis qu'il parcourait Béatrice des mains, fébrilement, et qu'elle le laissait faire, toujours placide, elle dit :
- Tu dois être content... Le pape est mort...
- Oui ! oui ! dit Evrard avec une joie méchante. Ses physiciens lui ont fait digérer des émeraudes pilées. Bon remède, qui tranche les boyaux.
quels qu'ils soient, ces médecins-là sont de mes amis. La malédiction de maître Jacques commence à s'accomplir. Un de crevé déjà ! La main de Dieu frappe vite, quand la main des hommes y aide.
- Et aussi celle du Diable, dit-elle en souriant.
Il avait relevé sa jupe sans qu'elle e˚t le moins du monde protesté. Les doigts gantés de cire de l'ancien Templier caressaient une belle cuisse ferme, lisse et chaude.
- Veux-tu l'aider à frapper encore? reprit-elle.
172
LES ROIS MAUDITS
- qui?
- Ton pire ennemi... à qui tu dois ton pied brisé...
- Nogaret..., murmura Evrard.
Il recula un peu, et son tic par trois fois lui tordit le visage.
Ce fut elle qui se rapprocha.
- Tu peux te venger... si tu le désires... N'est-ce point ici qu'il se fournit en lumière? Vous lui vendez ses chandelles?
- Oui, dit-il.
- Comment sont-elles faites?
- Des chandelles très longues, en cire blanche, avec des mèches traitées à
part qui donnent peu de fumée. Pour son hôtel il use de grands cierges jaunes qu'il ne prend pas chez nous. Ces chandelles-là, qu'on appelle des chandelles à légiste, il les emploie seulement lorsqu'il est à écrire dans son cabinet, et il en br˚le deux douzaines la semaine.
- En es-tu s˚r?
- Son concierge les vient quérir par grosses. Il désigna un casier.
- Sa prochaine provision est déjà apprêtée, et celle de Marigny à côté, et celle de Maillard, le secrétaire du roi. C'est avec cela qu'ils éclairent tous les crimes que fabriquent leurs cervelles. Je voudrais pouvoir cracher dessus le venin du Diable.
Béatrice continuait de sourire.
- Je peux te donner aussi bien... dit-elle. Moi, je sais le moyen d'empoisonner une chandelle...
- Est-ce possible? demanda Evrard.
- Si on en respire la flamme une heure, on n'en regarde plus jamais d'autre... sinon celle de l'Enfer. C'est un moyen qui ne laisse point de trace et n'a pas de remède.
- Comment le connais-tu?
- Ah... Voilà... fit Béatrice en ondulant des épaules et en baissant les paupières. Une poudre qu'il suffit de mêler à la cire...
- Et pourquoi désires-tu frapper Nogaret? demanda Evrard. Toujours se dandinant comme par coquetterie, elle répondit :
- Peut-être parce que d'autres gens que toi veulent aussi s'en venger. Tu ne risques rien...
Evrard réfléchit un instant. Son regard se faisait plus aigu, plus luisant.
- Alors, il ne faudrait pas tarder, dit-il en précipitant ses mots. Il se pourrait que j'aie à partir bientôt. Ne le répète point, surtout; mais le neveu du grand-maître, messire Jean de Longwy, a commencé de nous compter.
Il a juré, lui aussi, de venger messire de Molay. Nous ne sommes point tous morts, malgré le maudit qui nous occupe. J'ai reçu l'autre jour un de mes anciens frères, Jean du Pré, qui me portait un message, m'informant de me tenir prêt à m'en aller vers Langres.
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Ce serait belle chose que d'amener en présent à messire de Longwy l'‚me de Nogaret... quand pourrai-je avoir cette poudre?
- Je l'ai là... dit calmement Béatrice en ouvrant son aumônière.
Elle tendit à Evrard un sachet, qu'il ouvrit avec prudence, et qui contenait deux matières mal mêlées, l'une grise, l'autre cristalline et blanch‚tre.
- C'est de la cendre, dit Evrard en montrant la poudre grise.
- Oui... la cendre de la langue d'un homme que Nogaret a fait périr... Je l'ai mise à dessécher dans un four, à la minuit... C'est pour appeler le Diable...
Puis elle désigna la poudre blanche :
- Et là, c'est du serpent de Pharaon21... Cela ne tue qu'en br˚lant.
- Et tu dis qu'en mettant les deux dans une chandelle?... Béatrice abaissa le front avec assurance. Evrard fut un moment hésitant ; son regard allait du sachet à Béatrice.
- Mais il faut que ce soit fait devant moi, ajouta-t-elle.
L'ancien Templier alla chercher un réchaud dont il attisa les chardons.
Puis il tira une chandelle de la provision préparée pour le garde des Sceaux, la plaça dans un moule et la mit à mollir. Ensuite il la fendit avec une lame et versa le long de la mèche le contenu du sachet.
Béatrice tournait autour de lui, en marmonnant des paroles de conjuration o˘ revint trois fois le prénom de Guillaume. Le moule fut remis au feu, puis refroidi dans un bac rempli d'eau.
La chandelle ressoudée ne gardait aucune trace de l'opération.
- Pour un homme qu'on a plutôt habitué à manier l'épée, ce n'est point mauvais travail, dit Evrard, l'air cruel et content de lui. Et il alla remettre la chandelle o˘ il l'avait prise, en ajoutant :
- qu'elle soit bonne messagère d'éternité.
La chandelle empoisonnée, au milieu du paquet, et sans qu'on p˚t la distinguer des autres, était maintenant comme le gros lot d'une abominable loterie. quel jour le valet chargé de garnir les chandeliers du garde des Sceaux la tirerait-il? Béatrice eut un petit rire. Mais déjà Evrard revenait vers elle et la saisissait à pleins bras.
- Il se peut que nous nous voyions pour la dernière fois.
- Peut-être oui... peut-être non... dit-elle. Il l'entraîna vers le grabat.
- Comment faisais-tu... quand tu étais Templier... pour rester chaste?
demanda-t-elle.
- Je n'ai jamais pu le demeurer, répondit-il d'une voix sourde.
Alors, la belle Béatrice leva les yeux vers les solives, o˘ pendaient les cierges d'église, et elle se laissa pénétrer de l'illusion d'être prise par le Diable. Au reste, Evrard n'était-il pas boiteux?
II
LE TRIBUNAL DES OMBRES
Chaque nuit, messire de Nogaret, chevalier, légiste et garde des Sceaux, travaillait fort tard en son cabinet, comme il l'avait fait toute sa vie.
Et chaque matin la comtesse d'Artois apprenait que son ennemi avait été vu en parfaite santé, semblait-il, et se rendant d'un bon pied, ses portefeuilles sous le bras, à l'hôtel du roi. La comtesse posait alors un regard lourd sur sa demoiselle de parage.
- Patientez, Madame... Une grosse, cela fait douze douzaines. A raison de deux douzaines la semaine...
Mais la patience n'était pas le fort de Mahaut, qui commençait à prendre très petite opinion des vertus mortifères du serpent de Pharaon. A savoir seulement si la chandelle empoisonnée était bien allée chez son destinataire, s'il n'y avait pas eu échange ou erreur, ou si quelque valet n'avait pas laissé choir précisément cette chandelle-là. Pour être certain de réussir, il e˚t fallu pouvoir la planter soi-même dans le candélabre.
- La langue ne peut pas se tromper, Madame... assurait Béatrice. Mahaut croyait peu à la sorcellerie.
- Co˚teuses manigances, pour piètres résultats. D'abord un bon poison, décrétait-elle, s'administre par la bouche et non par fumée.
Néanmoins, lorsque Béatrice lui portait son bougeoir, le soir, elle ne manquait pas de lui demander avec un peu d'inquiétude ;
- Ce ne sont point des chandelles à légiste?
- Mais non... Madame... répondait Béatrice.
Or un matin de la fin mai, Nogaret, contrairement à ses habitudes, arriva en retard au Conseil ; il pénétra dans la salle alors que déjà le roi était assis.
Nogaret s'inclina très bas en offrant ses excuses ; ce faisant, un vertige le saisit et il dut se rattraper à la table.
La plus urgente affaire était l'élection papale.
LE ROI DE FER
175
Le siège pontifical était vacant maintenant depuis quatre semaines, et les cardinaux, réunis en conclave à Carpentras selon les instructions dernières de Clément V, se livraient un combat qui ne paraissait pas près de finir.
On connaissait fort bien la position et la pensée du roi de France.
Philippe le Bel voulait que la papauté rest‚t en Avignon, là o˘ il l'avait installée, à portée de sa main; il voulait que le pape si possible f˚t français ; il voulait que l'énorme organisation politique que constituait l'…glise ne p˚t jouer, comme elle l'avait fait souvent, contre le royaume.
Les vingt-trois cardinaux assemblés à Carpentras, et qui venaient de partout, d'Italie, de France, d'Espagne, de Sicile, d'Allemagne, étaient déchirés en presque autant de camps qu'il y avait de chapeaux.
Les disputes théologiques, les rivalités d'intérêt, les rancunes de famille alimentaient leurs luttes. Chez les cardinaux italiens surtout, entre les CaÎtani, les Colonna et les Orsini, existaient des haines inexpiables.
- Ces huit cardinaux italiens, dit Marigny, ne sont accordés que dans leur volonté de ramener à Rome la papauté. Par bonheur, ils ne le sont sur le nom d'aucun papable.
- Cet accord peut se faire avec le temps, remarqua Monseigneur de Valois.
- C'est pourquoi il ne faut point leur en donner, répondit Marigny.
Nogaret sentit à ce moment comme une nausée qui lui alourdissait l'estomac et gênait sa respiration. Il voulut se redresser sur son siège et il éprouva de la difficulté pour commander à ses muscles. Puis, son malaise disparut ; il respira largement et s'essuya le front.
- Rome est la ville du pape pour tous les chrétiens, dit Charles de Valois.
Le centre du monde est à Rome.
- Chose qui convient aux Italiens, sans doute, mais non au roi de France, dit Marigny.
- Vous ne pouvez tout de même refaire l'ouvre des siècles, messire Enguerrand, et empêcher que le trône de saint Pierre ne soit là o˘ il l'a fondé.
- Mais quand le pape veut se tenir à Rome, il ne peut y rester! s'écria Marigny. Il est forcé de fuir devant les factions qui déchirent la ville, et doit s'aller réfugier dans quelque ch‚teau sous la protection de troupes qui ne lui appartiennent point. Il se trouve beaucoup mieux veillé par notre bonne forteresse de Villeneuve, de l'autre côté du Rhône.
- Le pape demeurera en son établissement d'Avignon, dit le roi.
- Je connais bien Francesco CaÎtani, reprit Charles de Valois. C'est un homme de grand savoir et de grand mérite sur qui je puis avoir de l'influence.
176
LES ROIS MAUDITS
- Je ne souhaite point ce CaÎtani, dit le roi. Il est de la famille de Boniface, et reprendrait les errements de la bulle Unam Sanction"22.
Philippe de Poitiers, penchant son long buste, montra qu'il approuvait pleinement son père.