PROLOGUE
En l'espace de trois siècles et quart, de F élection de Hugues Capet à la mort de Philippe le Bel, onze rois seulement avaient gouverné la France, tous laissant un fils pour leur succéder au trône.
Prodigieuse dynastie que celle des Capétiens! Le destin, jusque-là, semblait l'avoir marquée pour la durée. Sur les onze règnes, on n'en comptait que deux qui eussent couvert moins de quinze ans.
Cette extraordinaire continuité du pouvoir avait grandement contribué, et quelle qu'ail été la médiocrité de certains rois, à la formation de l'unité
nationale.
Au lien féodal, lien purement personnel de vassal à suzerain, de plus faible à plus fort, se substituait progressivement cet autre lien, cet autre contrat qui unit les membres d'une vaste communauté humaine longtemps soumise aux mêmes vicissitudes et sous une même loi.
Si l'idée de nation n'était pas encore évidente, son principe, sa représentation existaient déjà dans la personne royale, source permanente d'autorité. qui pensait "le roi" pensait aussi "la France".
Reprenant les objectifs et les méthodes de Louis VI et de Philippe Auguste, ses plus remarquables devanciers, Philippe le Bel, pendant près de trente ans, s'était appliqué à charpenter, à maçonner cette unité naissante; mais le ciment était encore frais.
Or, à peine le Roi de fer disparu, son fils Louis X le suivait au tombeau.
Le peuple ne pouvait manquer, dans ces deux décès survenus coup sur coup, de voir le signe de la fatalité.
Le douzième roi avait régné dix-huit mois, six jours et dix heures, juste le temps suffisant à ce piètre monarque pour compromettre en grande partie l'ouvre de son père.
Durant son passage au trône, Louis X s'était surtout signalé en faisant assassiner sa première femme, Marguerite de Bourgogne, en envoyant à la pendaison le principal ministre de Philippe le Bel, Enguerrand de Marigny, et en réussissant à enliser une armée entière dans la boue des Flandres.
Tandis qu'une famine décimait le peuple, deux provinces 604
LES ROIS MAUDITS
s'étaient révoltées, sous l'inspiration des barons. La haute noblesse reprenait le pas sur le pouvoir royal; la réaction était toute-puissante et le Trésor à sec.
Louis X avait reçu la couronne alors que le monde était sans pape; il partait avant qu'on soit parvenu à s'accorder sur le choix d'un pontife.
Et maintenant la France était sans roi.
Car, de son premier mariage, Louis ne laissait qu'une fille de cinq ans, Jeanne de Navarre, fortement soupçonnée de b‚tardise. quant au fruit de son second mariage, il ne constituait, pour l'heure, qu'une fragile espérance; la reine Clémence était enceinte, mais n'accoucherait que dans cinq mois.
Enfin, F on disait ouvertement que le Hutin avait été empoisonné.
que serait, dans de telles conditions, le treizième règne?
Rien n'était prévu pour l'organisation de la régence. A Paris, le comte de Valois cherchait à se faire reconnaître régent. A Dijon, le duc de Bourgogne, frère de la reine étranglée et chef d'une puissante ligue baronniale, n'allait pas manquer de se poser en défenseur des droits de sa nièce, Jeanne de Navarre. A Lyon, le comte de Poitiers, premier frère du Hutin, se trouvait aux prises avec les intrigues des cardinaux et s'efforçait en vain d'obtenir une décision du conclave. Les Flamands n'attendaient que F occasion de reprendre les armes, et les seigneurs d'Artois continuaient leur guerre civile.
En fallait-il autant pour rappeler à la mémoire populaire l'anathème lancé
par le grand-maître des Templiers, deux ans auparavant, du haut de son b˚cher? Dans une époque prompte aux croyances, le peuple de France pouvait aisément se demander, en cette première semaine de juin 1316, si la race capétienne n'était pas désormais maudite.
PREMI»RE PARTIE
PHILIPPE PORTES-CLOSES
I
LA REINE BLANCHE
Les reines portaient le deuil en blanc.
Blanche la guimpe de toile fine qui enserrait le cou, emprisonnait le menton jusqu'à la lèvre, et ne laissait apparaître que le centre du visage ; blanc le voile qui couvrait le front et les sourcils ; blanche la robe fermée aux poignets et tombant jusqu'aux pieds. C'était la tenue presque monacale que venait de revêtir, à vingt-trois ans et sans doute pour le reste de sa vie, Clémence de Hongrie, veuve de Louis X.
Nul désormais ne verrait plus ses admirables cheveux d'or, ni l'ovale parfait des joues, ni cet éclat, cette splendeur tranquille qui avaient rendu célèbre sa beauté. La reine Clémence avait déjà pris l'aspect de son tombeau.
Pourtant, sous les plis de sa robe, une nouvelle vie était en train de se former ; et Clémence était obsédée par la pensée que son époux ne connaîtrait jamais l'enfant qu'elle attendait.
" Si Louis, seulement, avait assez vécu pour le voir naître ! Cinq mois, seulement cinq mois de plus ! Comme il en aurait eu joie, surtout si c'est un fils... Ou bien que n'ai-je été prégnante dès le soir de nos noces!..."
Elle tourna la tête, avec lassitude, vers le comte de Valois qui, d'un pas de coq gras, marchait à travers la pièce.
- Mais pourquoi, mon oncle, pourquoi l'aurait-on méchamment empoisonné?
demanda-t-elle. Ne faisait-il pas tout le bien qu'il pouvait? Pourquoi cherchez-vous toujours la perfidie des hommes là o˘ ne se montre sans doute que la volonté de Dieu?
- Vous êtes bien la seule à rendre à Dieu, en l'occasion, ce qui semble plutôt appartenir aux artifices du diable, répondit Charles de Valois.
Un chaperon à grande crête rabattu vers l'épaule, le nez fort, la joue large et colorée, l'estomac en avant, et habillé du même vêtement de 610
LES ROIS MAUDITS
Clémence le regarda droit dans les yeux Charles de Valois se troubla et rougit un peu. Il comprit que Clémence savait Mais Clémence ne dit rien.
Elle éviterait toujours d'aborder ce sujet Elle se sentait chargée d'une culpabilité involontaire Car cet époux dont elle vantait l'‚me vertueuse avait tout de même, avec la complicité de Valois et de d'Artois, fait étouffer sa première femme, afin de pouvoir l'épouser, elle, la nièce du roi de Naples
- Et puis il y a la comtesse Mahaut, votre voisine, qui n'est pas femme à
reculer devant un cnme, f˚t-ce le pire, se h‚ta d'enchaîner Valois
" En quoi est-elle différente de vous** pensa Clémence sans oser lui répondre II ne semble pas que, dans cette cour, on hésite beaucoup à tuer "
- Or Louis, voici moins d'un mois, venait de lui confisquer le comté
d'Artois, pour l'obliger à se soumettre
Un instant, Clémence se demanda si Valois, à désigner tant de coupables possibles, ne cherchait pas a brouiller les pistes, et s'il n'était pas lui-même l'auteur du meurtre Cette pensée, qui ne pouvait s'appuyer d'ailleurs sur rien de sensé, lui fit horreur Non, elle s'interdisait de soupçonner personne, elle voulait que Louis f˚t décédé de mort naturelle Pourtant le regard de Clémence, inconsciemment, se porta, par la fenêtre ouverte, sur les frondaisons de la forêt de Vmcennes, vers le sud, dans la direction du ch‚teau de Conflans, résidence de la comtesse Mahaut quelques jours avant la mort de Louis, Mahaut, en compagnie de sa fille, Jeanne de Poitiers, était venue faire visite à Clémence Une fort aimable visite On avait admiré les tapisseries de la chambre
"Rien n'est plus avilissant que d'imaginer un félon dans son entourage, pensait Clémence, et de commencer a chercher la trahison sur chaque visage
"
- C'est pourquoi, ma chère nièce, reprit Valois, il vous faut rentrer à
Pans ainsi que je vous le demande Vous savez combien je vous aime Votre père était mon beau-frère Entendez-moi comme vous l'entendriez, si Dieu nous l'avait conserve La main qui a frappé Louis peut poursuivre sa vengeance sur vous et sur votre fruit Je ne saurais vous laisser ainsi, au milieu de la forêt, livrée aux entreprises des méchants, et je n'aurai de paix que vous ne soyez établie au plus près de moi Depuis une heure, Valois s'efforçait d'obtenir de Clémence qu'elle regagn‚t le palais de la Cite, parce qu'il avait décide de s'y transporter lui-même Ceci formait pièce du plan qu'il avait conçu pour s'imposer dans la fonction de régent qui commandait en maître au Palais prenait figure royale Mais, a s'y installer seul, Valois courait le risque que ses adversaires l'accusassent de coup de force ou d'usurpation Si, au contraire, il entrait dans la Cite derrière sa nièce Clémence, comme son LA LOI DES M¬LES
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plus proche parent et protecteur, personne ne pourrait vahdement s'y opposer et le Conseil des pairs se trouverait devant le fait accompli Le ventre de la reine était, dans le moment présent, le meilleur gage de prestige et le plus efficace outil de gouvernement.
Clémence leva les yeux, comme pour demander assistance, vers un troisième personnage, un homme bedonnant, gnsonnant, qui se tenait debout auprès d'elle, et, immobile, les mains croisées sur la garde d'une haute épée, suivait silencieusement l'entretien.
- Bouville, que dois-je faire9 murmura-t-elle.
L'ancien grand chambellan de Philippe le Bel, nommé curateur au ventre aussitôt après la mort du Hutm, avait pns sa nouvelle mission plus qu'au sérieux, au tragique Ce brave seigneur, serviteur exemplaire de la maison royale, avait constitué une garde de vingt-quatre gentilshommes soigneusement choisis, qui se relayaient par groupes de six à la porte de la reine Lui-même s'était habillé en guerre, et il suait à grosses gouttes, par la chaleur de juin, sous sa cotte de mailles Les murs, les cours, les abords de Vmcennes, étaient truffés d'archers Chaque valet de cuisine devait être en permanence escorté d'un sergent. Même les dames de parage étaient fouillées avant de pénétrer dans les appartements Jamais vie humaine n'avait été plus étroitement protégée que celle qui sommeillait dans le sein de la reine de France
Bouville partageait sa charge avec le vieux sire de Jomville Mais le sénéchal héréditaire de Champagne, le compagnon de Saint Louis, avait maintenant quatre-vingt-douze ans, ce qui faisait de lui, probablement, le doyen de la haute noblesse française II était à demi aveugle, et aspirait surtout à regagner, comme chaque été, son ch‚teau de Wassy sur la Marne, o˘
il vivait somptueusement du revenu des dotations à lui accordées par trois rois En venté, il somnolait la plus grande partie du temps, et toutes les t
‚ches incombaient à Bouville
Celui-ci, aux yeux de Clémence, représentait les souvenirs heureux Ambassadeur d'abord venu pour demander sa main, puis pour la conduire de Naples jusqu'en France, il était son confident et sans doute le seul ami véritable qu'elle compt‚t à la cour
Bouville comprit bien que Clémence ne voulait pas bouger de Vmcennes
- Monseigneur, dit-il a Valois, je puis mieux assurer la garde de la reine dans ce manoir étroitement clos de murailles que dans le grand palais de la Cite ouvert a tout venant Et si c'est le voisinage de la comtesse Mahaut que vous redoutez, je puis vous apprendre, car on me tient informe de tous les mouvements d'alentour, que Madame Mahaut fait en ce moment charger ses chanots pour Paris
Valois ne laissait pas d'être assez agace de l'autorité prise par Bouville depuis qu'il était curateur, et de son insistance a demeurer la, plante sur son epee, a côte de la reine
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LES ROIS MAUDITS
- Messire Hugues, dit-il avec hauteur, vous avez charge de veiller au ventre, et non de décider de la résidence de la famille royale ni de défendre à vous seul tout le royaume.
Sans se troubler, Bouville répondit :
- Dois-je aussi vous faire observer, Monseigneur, que la reine ne peut se montrer avant quarante jours écoulés depuis son deuil?
- Je vous en remercie; mais je connais aussi bien que vous les usages, Bouville. qui vous dit que la reine devra se montrer? Nous la ferons cheminer en char fermé... Enfin, ma nièce, s'écria Valois, ne croirait-on pas que je veux vous envoyer au-delà des mers, et que Vincennes est à mille lieues de Paris !
- Comprenez-moi, mon oncle, répondit faiblement Clémence, ce séjour de Vincennes est le dernier don que j'ai reçu de Louis. Il m'a fait présent de cette maison quelques heures avant qu'il meure, là... Il me semble qu'il n'en est pas encore vraiment parti. Comprenez... C'est ici que nous avons eu...
Mais Monseigneur de Valois ne pouvait rien entendre aux exigences du cour ni aux imaginations de la douleur.
- Votre époux, pour lequel nous prions, ma chère nièce, appartient désormais au passé du royaume. Mais vous, vous en détenez l'avenir. En exposant votre vie, vous exposez celle de votre enfant. Louis, qui vous voit de là-haut, ne vous le pardonnerait pas.
Il avait touché juste, et Clémence, sans rien dire, s'affaissa un peu sur son siège.
Mais Bouville déclara que rien ne se pouvait décider sans l'accord de messire de Joinville qu'il envoya chercher sur-le-champ. On attendit plusieurs minutes. Puis la porte s'ouvrit, et l'on attendit encore. Enfin, vêtu d'une longue robe de soie comme on en portait au temps de la croisade, tremblant sur ses membres, la peau tachée et pareille à une écorce d'arbre, la paupière larmoyante, la prunelle p‚lie, le dernier compagnon de Saint Louis apparut, traînant les semelles, et soutenu par un écuyer presque aussi chenu que lui. On l'assit avec tous les égards qu'on lui devait, et Valois entreprit de lui expliquer ses intentions concernant la reine. Le vieillard écoutait, hochant la tête avec componction, et visiblement satisfait d'avoir encore un rôle à jouer. quand Valois eut achevé, le sénéchal s'abîma dans une méditation que chacun se garda de troubler; on attendait l'oracle qui allait tomber de sa bouche. Et soudain Joinville demanda :
- Mais adoncques, o˘ est le roi?
Valois prit une expression désolée. Tant de peine dépensée en vain, alors que le temps pressait ! Le sénéchal saisissait-il encore ce qu'on lui disait?
- Voyons, le roi est mort, messire, et nous l'avons descendu en terre ce matin. Vous savez bien que vous avez été nommé curateur...
LA LOI DES MALES
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Le sénéchal plissa le front et parut faire un grand effort de réflexion. Il perdait de plus en plus le souvenir de l'immédiat. Depuis longtemps déjà il était sujet à cette sorte de défaillance; ainsi, il ne s'était pas aperçu, en dictant à quatre-vingts ans passés ses fameux Mémoires, qu'il répétait presque textuellement vers la fin de la seconde partie ce qu'il avait conté
dans la première...
- Ah !... notre jeune sire Louis, dit-il enfin. Il est mort... C'est à lui que j'avais présenté mon grand livre*1. Savez-vous que voici le...
quatrième roi que je vois trépasser?
Il annonçait cela comme s'il se f˚t agi d'un exploit.
- Adoncques, si le roi est mort, la reine est régente, ajouta-t-il.
Monseigneur de Valois devint pourpre. Il avait cru, connaissant la décrépitude de l'un et la nature dévouée de l'autre, qu'il pourrait manouvrer les deux curateurs à sa guise ; son calcul se retournait contre lui. L'extrême vieillesse et l'extrême scrupule semblaient se liguer pour lui créer des difficultés.
- La reine n'est pas régente, messire sénéchal, elle est grosse, s'écria-t-il. Voyez son état, et si elle est en mesure de satisfaire aux t‚ches du royaume !
- Vous savez que je ne vois mie, répondit le vieillard.
Le front dans la main, Clémence pensait seulement: "Mais quand finiront-ils? Mais quand me laisseront-ils en paix?"
Joinville commença d'expliquer dans quelles conditions, à la mort du roi Louis Huitième, la reine Blanche de Castille avait assumé la régence, pour la grande satisfaction de tous.
- Madame Blanche, cela se disait bien bas, n'était pas toute pureté comme l'image qu'on en a faite. Et il paraît que le comte Thibaut, dont mon père était bien compaing, la servit jusque dans son lit...
Il fallut le laisser parler. Le sénéchal, s'il oubliait les événements de la veille, gardait une mémoire précise des médisances qui couraient dans sa prime jeunesse. Il avait trouvé un auditoire et en profitait. Ses mains, agitées d'un tremblement sénile, raclaient sans rel‚che la soie de sa robe, sur ses genoux.
- Et même quand notre saint roi partit pour la croisade, o˘ je fus avec lui...
- La reine résidait à Paris pendant ce temps, n'est-il pas vrai? coupa Charles de Valois.
- Certes... certes... fit le sénéchal.
Ce fut Clémence qui la première l‚cha prise.
* Les numéros dans le texte renvoient aux " Notes historiques ", page 807.
Le lecteur trouvera en fin de volume le " Répertoire biographique " des personnages.
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LES ROIS MAUDITS
- Eh bien, soit! mon oncle, fit-elle, je ferai votre volonté et rentrerai à
la Cité.
- Ah ! Voilà enfin sage décision, qu'approuvé s˚rement messire de Joinville.
- Certes... certes...
- Je m'en vais prendre toutes mesures. Votre escorte sera commandée par mon fils Philippe et notre cousin Robert d'Artois...
- Grand merci, mon oncle, grand merci, dit Clémence. Mais maintenant, je demande en gr‚ce qu'on me laisse prier.
Une heure plus tard, en exécution des ordres du comte de Valois, le ch‚teau de Vincennes était en plein bouleversement. On sortait les chariots des remises; les fouets claquaient sur la croupe des gros chevaux du Perche.
Des serviteurs passaient en courant ; les archers avaient abandonné leurs armes pour prêter la main aux hommes d'écurie. Alors que depuis le deuil tout le monde s'était senti tenu de parler à voix basse, chacun maintenant se découvrait une occasion de crier.
A l'intérieur du manoir, les tapissiers dépendaient les tentures à images, démontaient les meubles, transportaient les crédences, les dressoirs et les coffres. Les officiers de l'hôtel de la reine et les dames de parage s'affairaient aussi à leurs propres bagages. On comptait sur un premier train de vingt voitures et sans doute faudrait-il deux autres voyages pour en avoir fini.
Clémence de Hongrie, dans sa longue robe blanche, errait de pièce en pièce, toujours escortée par Bouville. Partout la poussière, la sueur, l'agitation et cet aspect de pillage dont s'accompagnent les déménagements.
L'argentier, inventaire en main, surveillait l'expédition de la vaisselle et des objets précieux qui, rassemblés, couvraient tout le dallage d'une salle : plats de table, aiguières, et les douze hanaps de vermeil que Louis avait fait faire pour Clémence, et le grand reliquaire d'or contenant un fragment de la Vraie Croix, ouvrage si lourd que l'homme chargé de le déplacer ahanait dessous comme s'il montait au Calvaire.
Dans la chambre de la reine, la lingère Eudeline, qui avait été la première maîtresse du Hutin, présidait à l'emballage des vêtements.
- A quoi bon... à quoi bon emporter toutes ces robes, puisqu'elles ne me serviront plus de rien ! dit Clémence.
Et les bijoux aussi, dont les écrins s'amassaient dans des coffres de fer, tous ces colliers, ces fermaux, ces bagues, ces pierres rares dont Louis l'avait comblée durant le bref temps de leurs noces, lui apparaissaient désormais comme des objets inutiles. Même les trois couronnes chargées d'émeraudes, de rubis et de perles, étaient trop hautes et trop ornées pour une veuve. Un simple cercle d'or à courtes
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fleurs de lis, posé par-dessus le voile, serait le seul joyau auquel elle aurait droit, maintenant.
" Je suis devenue une reine blanche, comme ma grand-mère Marie de Hongrie, et je dois me modeler sur elle. Mais ma grand-mère avait passé soixante ans et donné le jour à treize enfants... Mon époux ne verra même pas le sien...
"
- Madame, demanda Eudeline, dois-je venir avec vous au Palais? Nul ne m'a donné d'ordres...
Clémence regarda cette belle femme blonde qui, oubliant toute jalousie, lui avait été de si grand secours durant ces derniers mois et surtout pendant l'agonie de Louis. "Il a eu une enfant d'elle, et cette enfant il l'a éloignée, il l'a enfermée au cloître... " Elle se sentait comme héritière de toutes les fautes commises par son époux avant qu'il la conn˚t. Elle disposerait de toute sa vie pour payer à Dieu, par les larmes, la prière et l'aumône, le lourd prix de l'‚me de Louis.
- Non, murmura-t-elle, non, Eudeline ; ne m'accompagne point. Il faut que quelqu'un qui l'ait aimé demeure ici.
Et puis, écartant même Bouville, elle alla se réfugier dans la seule pièce calme, la seule qu'on e˚t respectée, la chambre o˘ Louis était mort.
Il y faisait sombre derrière les rideaux tirés. Clémence vint s'agenouiller auprès du lit, posa les lèvres sur la couverture de brocart.
Soudain, elle entendit un grattement d'ongle contre une étoffe. Elle ressentit une angoisse qui e˚t pu lui prouver qu'elle avait encore envie de vivre. Elle demeura un moment immobile, retenant son souffle. Derrière elle le grattement continuait. Prudemment, elle tourna la tête. C'était le sénéchal de Joinville qui somnolait dans un siège à haut dossier, en attendant le départ.
II
UN CARDINAL qUI NE CROYAIT PAS ¿ L'ENFER
La nuit de juin commençait à p‚lir, déjà, du côté de l'est, une mince frange grise au pied du ciel annonçait l'aurore qui allait bientôt se lever sur la cité de Lyon
C'était l'heure o˘ les charrois se mettaient en marche dans les campagnes avoismantes pour porter vers la ville les légumes et les fruits, l'heure o˘
les chouettes se taisaient et o˘ les passereaux ne chantaient pas encore C'était aussi l'heure o˘, derrière les étroites fenêtres d'un des appartements d'honneur de l'abbaye d'Ainay, le cardinal Jacques Duèze songeait à la mort
Le cardinal n'avait jamais eu grand besoin de dormir, mais avec l'‚ge ce besoin ne cessait de s'amenuiser Trois heures de sommeil lui suffisaient amplement Peu après minuit, il se levait et s'installait devant son écntoire Homme d'intelligence rapide et de savoir prodigieux, rompu à
toutes les disciplines de la pensée, il avait composé des traités de théologie, de droit, de médecine et d'alchimie qui faisaient autorité parmi les clercs et docteurs de son temps
En cette époque o˘ la grande espérance du pauvre comme celle du prince était la fabrication de l'or, on se référait beaucoup aux doctrines de Duèze sur les éhxirs destinés à la transmutation des métaux Ainsi pouvait-on lire dans son ouvrage intitulé Y…hxir des Philosophes de telles définitions qui donnaient à méditer
" Les choses dont on peut faire élixir sont trois les sept métaux, les sept esprits, et les autres choses Les sept métaux sont soleil lune, cuivre, etain, plomb, fer et vif-argent, les sept esprits sont argent vif, soufre, sel ammoniac, orpiment, tutie, magnésie, marcassite, et les autres choses sont vif-argent sang d'homme, sang de cheveux et d'urine et l'urine est de l'homme "
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Ou encore de simples recettes, comme celle pour "épurger" l'urine d'enfant
" Prends-la et mets-la en pot et la laisse reposer trois jours ou quatre, puis la coule légèrement, laisse encore reposer tant que l'ordure soit au fond Et la cuis bien et l'écume tant qu'elle devienne de la tierce partie, puis la distille par feutre et la garde en un pot bien etoupé, pour la corruption de l'air "
A soixante-douze ans, le cardinal découvrait encore des domaines profanes ou sacrés dans lesquels il ne s'était pas exprimé, et il complétait son ouvre pendant que ses semblables dormaient II usait a lui seul autant de cierges que toute une communauté de moines
Au long de ses nuits, il travaillait aussi à l'énorme correspondance qu'il entretenait avec nombre de prélats, d'abbés, de juristes, de savants, de chanceliers et de princes souverains à travers l'Europe Son secrétaire et ses copistes trouvaient au matin leur labeur préparé pour la journée entière
…galement, il se penchait souvent sur les cartes astrologiques de ses rivaux à la tiare, les comparait à son ciel personnel, et interrogeait les planètes afin de savoir qui deviendrait pape D'après ses calculs, ses plus fortes chances personnelles se plaçaient entre le début d'ao˚t et le début de septembre de l'année présente Or, on était déjà le 10 juin, et rien ne semblait se dessiner
Puis venait le moment pénible d'avant l'aube Comme habité du pressentiment que ce serait à cette heure-là qu'il lui faudrait un jour quitter le monde, le cardinal éprouvait alors une angoisse diffuse, un vague malaise tant du corps que de l'esprit La fatigue aidant, il s'interrogeait sur ses actes accomplis Ses souvenirs lui présentaient le développement d'une extraordinaire destinée Issu d'une famille bourgeoise de Cahors, et ayant embrassé l'état ecclésiastique, il semblait à quarante-quatre ans, devenu archiprêtre, au sommet de la carrière à laquelle il pouvait raisonnablement prétendre Or sa fortune n'avait pas encore débuté L'occasion s'étant offerte de partir pour Naples, en compagnie d'un de ses oncles qui allait y faire commerce, le voyage, le dépaysement, la découverte de l'Italie, avaient agi sur lui d'étrange sorte quelques jours après avoir débarque, il entrait en relation avec le précepteur des enfants royaux, se faisait son disciple, et se lançait dans les études abstraites avec une passion, une agilité de compréhension, une souplesse de mémoire qu'eussent pu lui envier les adolescents les mieux doues II ignorait la faim, tout comme il ignorait la nécessite du sommeil -Bientôt docteur en droit canon, puis en droit civil, son nom avait commence de se répandre La cour de Naples recherchait les avis du clerc de Cahors
Apres l'appétit de savoir lui était venu l'appétit de puissance Conseiller du roi Charles II le Boiteux - grand-père de la reine Clémence - puis secrétaire des conseils secrets et pourvu de nombreux 618
LES ROIS MAUDITS
bénéfices ecclésiastiques, dix ans après son arrivée il se trouvait nommé
évêque de Fréjus, et un peu plus tard accédait à la fonction de chancelier du royaume de Naples, c'est-à-dire de premier ministre d'un …tat qui comprenait à la fois l'Italie méridionale et tout le comté de Provence.
Une si fabuleuse ascension, parmi les intrigues des cours, n'avait pu s'accomplir gr‚ce seulement à des talents de juriste et de théologien. Un trait, connu d'assez peu de gens, car il relevait du secret à la fois d'…
glise et d'…tat, montrait bien l'astuce et l'aplomb dont Duèze était capable.
quelques mois après la mort de Charles II, il avait été envoyé en mission à
la cour papale, dans un moment o˘ l'évêché d'Avignon, le plus important alors de toute la chrétienté puisque résidence du Saint-Siège, était vacant. Toujours chancelier, et donc détenteur des sceaux, il rédigea tranquillement une lettre par laquelle le nouveau roi de Naples, Robert, demandait pour lui, Jacques Duèze, le siège épiscopal d'Avignon. Ceci se passait en 1310. Clément V, soucieux de se ménager l'appui de Naples en une période o˘ il rencontrait beaucoup de difficultés du côté de la France, accéda aussitôt à la requête. La supercherie se découvrit un peu plus tard, lorsque Clément, recevant la visite de Robert, pape et roi se témoignèrent leur mutuelle surprise, le premier de n'avoir pas reçu de plus chauds remerciements pour une si grande faveur accordée, le second de n'avoir pas été consulté sur une nomination qui le privait de son chancelier. Plutôt que de faire éclater un inutile scandale, ils choisirent d'accepter la chose de bonne gr‚ce. Chacun s'en trouva bien. Maintenant Duèze était cardinal de curie, et l'on étudiait ses ouvrages dans toutes les universités.
Mais, si étonnante que soit une destinée, elle n'apparaît telle qu'à ceux qui la regardent de l'extérieur. Les jours vécus, qu'ils aient été emplis ou vides, agités ou tranquilles, sont tous également des jours enfuis, et la cendre du passé a le même poids dans toutes les mains.
Tant d'ardeur, d'ambition, d'énergie dépensées avaient-elles un sens lorsque tout devait, inéluctablement, basculer dans cet Au-delà dont les plus hautes intelligences et les plus difficiles sciences humaines n'arrivaient à saisir que d'indéchiffrables lambeaux? Pourquoi vouloir devenir pape? N'e˚t-il pas été plus sage de s'enfermer au fond d'un cloître, dans le détachement de tout? Se dépouiller et de l'orgueil de la connaissance et de la vanité de dominer, acquérir l'humilité de la foi la plus simple... se préparer à disparaître... Or même cette sorte de méditation prenait, chez le cardinal Duèze, le tour d'une spéculation abstraite, et son anxiété de mourir se transformait bientôt en débat théologique.
" Les docteurs nous assurent, pensait-il ce matin-là, que les ‚mes des justes après la mort jouissent immédiatement de la vision béatifique de LA LOI DES MALES
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Dieu, qui est leur récompense. Soit, soit... Mais les …critures nous disent aussi qu'à la fin du monde, quand les corps ressuscites auront rejoint leurs ‚mes, nous serons tous jugés en dernier Jugement. Il y a là une grande contradiction. Comment Dieu, totalement souverain, omniscient et parfait, aurait-il à évoquer deux fois le même cas devant son propre tribunal, et comment pourrait-il juger en appel de ses propres sentences?
Dieu n'est point susceptible d'erreur; et imaginer un double arrêt de sa part, ce qui suppose révision, donc erreur, est une impiété et même une hérésie... Du reste, ne convient-il pas que l'‚me n'entre en possession de la joie de son Seigneur qu'au moment o˘, réunie à son corps, elle sera elle-même parfaite en sa nature? Donc... donc les docteurs se trompent.
Donc il ne saurait y avoir ni béatitude proprement dite ni vision béatifique avant la fin des temps, et Dieu ne se laissera contempler qu'après le Jugement dernier. Mais jusque-là, o˘ se trouvent alors les ‚mes des morts? Est-ce que nous n'irions pas attendre sub altare dei, sous cet autel de Dieu dont parle saint Jean dans son Apocalypse?..."
Les pas d'un cheval, bruit inaccoutumé à pareille heure, retentirent le long des murs de l'abbaye, sur les petits galets ronds qui pavaient les meilleures rues de Lyon. Le cardinal prêta l'oreille un instant, puis revint à son argumentation, qui procédait tout droit de sa formation juridique et dont les conséquences allaient le surprendre lui-même.
"... Car si le paradis est vide, cela modifie singulièrement la situation de ceux que nous décrétons saints ou bienheureux... Mais ce qui est vrai pour les ‚mes des justes l'est forcément aussi pour l'‚me des injustes.
Dieu ne saurait punir les méchants avant d'avoir récompensé les bons. C'est à la fin du jour que l'ouvrier reçoit son salaire ; c'est à la fin du monde que le bon grain et l'ivraie seront définitivement séparés. Nulle ‚me n'habite actuellement en enfer, puisque aucune condamnation n'est encore prononcée. Autant dire que l'enfer présentement n'existe pas..."
Cette conclusion était plutôt rassurante pour quiconque songeait au trépas; elle repoussait l'échéance du procès suprême sans fermer la perspective de la vie éternelle, et s'accordait assez bien avec le sentiment, commun à la plupart des hommes, que la mort est une chute dans un grand silence obscur, une inconscience indéfinie... une attente sub altare dei...
Certes, pareille doctrine, si elle venait à être professée, n'irait pas sans éveiller de violentes réactions, aussi bien parmi les docteurs de l'…
glise que dans la croyance populaire; et le moment était mal choisi, pour un candidat au Saint-Siège, d'aller prêcher la vacuité du paradis et l'inexistence de l'enfer2.
"Attendons la fin du conclave", se disait le cardinal.
620
LES ROIS MAUDITS
II fut interrompu par un frère tourier qui frappa à sa porte et lui annonça l'arrivée d'un chevaucheur de Paris.
- De qui vient-il? demanda le cardinal.
Duèze avait une voix étouffée, feutrée, totalement dépourvue de timbre bien que fort distincte.
- Du comte de Bouville, répondit le tourier. Il a d˚ marcher vite, car il a l'air bien las ; le temps que j'aille lui ouvrir, je l'ai trouvé à demi endormi, le front contre le vantail.
- Menez-le-moi céans.
Et le cardinal qui, quelques minutes auparavant, méditait sur la vanité des ambitions de ce monde, pensa aussitôt: " Est-ce au sujet de l'élection? La cour de France se rallierait-elle ouvertement à mon nom? Va-t-on me proposer un marché?... "
II se sentait tout agité, plein de curiosité et d'espérance, et arpentait la chambre à pas courts et rapides. Duèze avait la taille d'un enfant de quinze ans, un museau de souris sous de forts sourcils blancs, une ossature fragile.
Derrière les vitres le ciel commençait à rosir; on ne pouvait pas encore souffler les cierges, mais déjà le petit jour, dehors, dissolvait les ombres. La mauvaise heure était passée...
Le messager entra; le cardinal, du premier coup d'oeil, sut qu'il n'avait pas affaire à un chevaucheur de métier. D'abord un vrai chevaucheur e˚t aussitôt mis un genou en terre, et tendu la boîte contenant les plis, au lieu de rester debout en inclinant la tête et en disant: "Monseigneur..."
Et puis la cour de France, pour acheminer son courrier, utilisait de forts cavaliers à carrure solide, bien aguerris, comme le grand Robin-qui-Se-Maria, spécialement affecté au trajet entre Paris et Avignon, et non un tel jouvenceau à nez pointu, qui paraissait avoir peine à garder les paupières ouvertes et titubait de fatigue sur ses bottes.
" Voilà qui sent fort son déguisement, se dit Duèze. D'ailleurs, j'ai déjà
vu ce visage en quelque endroit... "
De sa main courte et menue, il fit sauter les cachets de la lettre, et fut bientôt déçu. Il ne s'agissait pas de l'élection, mais d'une demande de protection pour le messager lui-même. Néanmoins, Duèze voulut reconnaître là un indice favorable; lorsque Paris avait un service à obtenir des autorités ecclésiastiques, c'était à lui qu'on s'adressait.
- Ainsi, vous vous nommez Guccio Baglioni? dit-il quand il eut terminé sa lecture.
Le jeune homme sursauta.
- Oui, Monseigneur.
- Le comte de Bouville vous recommande à moi pour que je vous prenne sous ma garde, et vous dérobe aux poursuites de vos ennemis.
- Si vous acceptez de me faire cette gr‚ce, Monseigneur.
LA LOI DES MALES
621
- Il paraît que vous avez eu quelque mauvaise aventure qui vous a forcé de fuir sous cette livrée, continua le cardinal de sa voix rapide et sans résonance. Contez-moi cela. Bouville me dit que vous faisiez partie de son escorte lorsqu'il conduisit la reine Clémence en France. En effet, je me souviens, à présent. Je vous ai vu auprès de lui... Et vous êtes le neveu de messer Tolomei, le capitaine général des Lombards de Paris. Fort bien, fort bien. Contez-moi votre affaire.
Il s'était assis et jouait machinalement avec un gros pupitre tournant sur lequel étaient posés les livres qui servaient à ses travaux. Il se trouvait maintenant détendu, tranquille, et tout prêt à se distraire l'esprit avec les petits problèmes d'autrui.
Guccio Baglioni avait parcouru cent vingt lieues en quatre jours et demi.
Il ne sentait plus ses membres ; une brume dense lui emplissait la tête et il aurait donné n'importe quoi pour s'étendre là, à même le sol, et dormir... dormir...
Il parvint à se ressaisir; sa sécurité, son amour, son avenir, tout exigeait qu'il surmont‚t, pour un moment encore, sa fatigue.
- Voici, Monseigneur; j'ai épousé une fille de noblesse, répondit-il.
Il lui sembla que ces mots sortaient de la bouche d'un autre. Il aurait voulu commencer tout différemment. Il aurait voulu expliquer au cardinal qu'un malheur sans pareil venait de s'abattre sur lui, qu'il était l'homme le plus accablé, le plus déchiré de l'univers, qu'on menaçait sa vie, qu'il lui avait fallu s'éloigner, à jamais peut-être, de la femme sans laquelle il ne pouvait respirer, que cette femme allait être enfermée, que les événements avaient croulé sur eux depuis une semaine avec une telle violence, une telle soudaineté, que le temps paraissait perdre ses dimensions habituelles, et que lui-même, Guccio, se sentait pareil à un caillou roulé par un torrent... Or, tout son drame, lorsqu'il fallait l'exprimer, se résumait à cette petite phrase: "Monseigneur, j'ai épousé
une fille de noblesse... "
- Ah oui... fit le cardinal. Comment se nomme-t-elle?
- Marie de Cressay.
- Cressay... Je ne connais pas.
- Mais j'ai d˚ l'épouser secrètement, Monseigneur; la famille était opposée.
- Parce que vous êtes un Lombard? Bien s˚r. Ils sont encore un peu arriérés, en France. En Italie certes... Alors, vous voulez obtenir l'annulation? Bah... Si le mariage a été secret...
- Mais non, Monseigneur, je l'aime, elle m'aime, dit Guccio. Mais sa famille a découvert qu'elle était enceinte, et ses frères m'ont poursuivi pour me tuer.
- Ils peuvent le faire ; ils ont le droit coutumier pour eux. Vous vous êtes mis en situation de ravisseur... qui vous a mariés?
622
LES ROIS MAUDITS
- Le frère Vicenzo, des Augustms
- Fra Vicenzo Je ne connais pas
- Le pire, Monseigneur, est que ce moine est mort Ainsi je ne peux même pas prouver que nous sommes vraiment m‚nes Mais ne croyez pas que je sois l
‚che, Monseigneur Je voulais me battre Seulement, mon oncle s'est adressé à
messire de Bouville
- qui vous a sagement conseillé de prendre du champ
- Mais Marie va être enfermée dans un couvent' Pensez-vous, Monseigneur, que vous pourrez l'en faire sortir9 Pensez-vous que je la reverrai9
- Ah ' une chose à la fois, mon cher fils, répondit le cardinal en continuant à faire tourner son pupitre Un couvent9 Eh bien, ou pourrait-elle être mieux pour l'instant7. Espérez en l'infime mansuétude de Dieu, dont nous avons tous si grand besoin
Guccio baissa la tête d'un air épuisé Ses cheveux noirs étaient couverts de poussière
- Votre oncle est-il en bons termes de commerce avec les Bardi9 poursuivit le cardinal
- Certes, Monseigneur, certes Les Bardi sont vos banquiers, je croîs
- Oui, ils sont mes banquiers Mais je les trouve, ces temps-ci, moins moins aisés de rapport que par le passe Ils forment une si grosse compagnie1 Ils ont des comptoirs en tous lieux Et pour la moindre demande, ils doivent en référer à Florence Ils sont aussi lents qu'un tribunal d'…glise Votre oncle a-t-il beaucoup de prélats parmi ses pratiques9
L'esprit de Guccio n'était guère aux questions de banque La brume s'épaississait sous son front, ses paupières br˚laient
- Non, nous avons surtout les grands barons Le comte de Valois, le comte d'Artois Nous serions hautement honores, Monseigneur dit-il avec une courtoisie machinale
- Nous en parlerons plus tard Pour l'instant, vous voici a l'abri dans ce couvent Vous passerez pour un homme a mon service, peut-être vous fera-t-on revêtir une robe de clerc Je verrai cela avec mon chapelain Vous pouvez vous dépouiller de cette livrée, et aller dormir en paix, ce dont vous montrez avoir grand besoin
Guccio salua, bredouilla quelques mots de gratitude et fit un mouvement vers la porte Puis s'arrêtant, il dit
- Je ne puis encore me dépouiller, Monseigneur, je dois délivrer un autre message
- A qui9 demanda Dueze aussitôt soupçonneux
- Au comte de Poitiers
- Confiez-moi la lettre, je la ferai porter tout a l'heure par un frère
- C'est que, Monseigneur, messire de Bouville m'a enjoint LA LOI DES MALES
623
- Savez-vous si ce message a trait au conclave9
- Nullement, Monseigneur C'est au sujet de la mort du roi Le cardinal sauta de son siège
- Le roi Louis est mort9 Mais que ne le disiez-vous plus tôt1
- On ne le sait point encore ici9 Je pensais que vous en étiez averti, Monseigneur
En vérité il ne pensait rien Ses malheurs, sa fatigue, lui avaient fait oublier cet événement capital Ayant galopé droit devant lui depuis Pans, changeant de chevaux dans les monastères indiqués comme relais, mangeant à
la h‚te, parlant le moins possible, il avait devancé sans le savoir les chevaucheurs officiels
- De quoi est-il trépassé9
- C'est ce que messire de Bouville veut justement faire savoir au comte de Poitiers
- Crime9 chuchota Duèze
- Le roi, selon le comte de Bouville, aurait été empoisonné Le cardinal réfléchit un instant
- Voilà qui peut changer bien des choses, murmura-t-il Un régent a-t-il été
désigné9
- Je ne sais pas, Monseigneur quand je suis parti, on nommait beaucoup le comte de Valois
- C'est bien, mon cher fils, allez vous reposer
- Mais, Monseigneur et le comte de Poitiers9 Les lèvres effilées du prélat dessinèrent un rapide sourire, qui pouvait passer pour une expression de bienveillance
- Il ne serait guère prudent de vous montrer par la ville, et de surcroît vous tombez de lassitude, dit-il Donnez-moi ce pli, pour vous éviter tout reproche, j'irai le remettre moi-même
quelques minutes plus tard, escorté d'un valet et suivi d'un secrétaire, le cardinal de curie sortait de l'abbaye d'Amay, entre Rhône et Saône, et s'engageait dans les ruelles sombres, souvent rétrécies par des tas d'immondices Maigre, fluet, il avançait d'un pas sautillant, portant presque en courant ses soixante-douze ans Le bas de sa robe pourpre semblait danser entre les murs
Les cloches des vingt églises et des quarante-deux couvents de Lyon sonnaient les premiers offices Les distances étaient courtes dans cette ville aux maisons tassées, qui comptait quelque vingt mille habitants dont la moitié étaient adonnés au commerce de la religion et l'autre moitié a la religion du commerce Le cardinal fut bientôt arrivé à la demeure du consul Varay chez lequel logeait le comte de Poitiers
III
LES PORTES DE LYON
Le comte de Poitiers venait d'achever sa toilette lorsque son chambellan lui annonça la visite du cardinal.
Très long, très maigre, le nez proéminent, les cheveux rabattus sur le front en mèches courtes et retombant en rouleaux le long des joues, la peau fraîche comme on peut l'avoir à vingt-cinq ans, le jeune prince, vêtu d'une robe d'appartement de camocas sombre3, vint accueillir Monseigneur Duèze et baisa son anneau avec déférence.
Il e˚t été difficile de rencontrer plus grand contraste, plus ironique dissemblance qu'entre ces deux personnages, dont l'un faisait songer à un vieux furet sorti de son terrier, et l'autre à un héron traversant hautainement les marais.
- En dépit de l'heure matinale, Monseigneur, dit le cardinal, je n'ai pas voulu différer de vous porter mes prières dans le deuil qui vous atteint.
- Le deuil? dit Philippe de Poitiers avec un léger sursaut. Sa première pensée fut pour sa femme Jeanne qu'il avait laissée à Paris, et qui était enceinte de huit mois.
- Je vois alors que j'ai bien agi en venant vous avertir, reprit Duèze. Le roi, votre frère, est mort depuis cinq jours.
Rien ne bougea dans l'attitude de Philippe ; à peine une inspiration plus forte souleva-t-elle sa poitrine. Rien ne passa sur son visage, ni la surprise, ni l'émotion, ni même l'impatience d'avoir plus de détails.
- Je vous sais gré de votre empressement, Monseigneur, répondit-il. Mais comment êtes-vous au fait d'une telle nouvelle... avant moi?
- Par messire de Bouville, dont le messager a couru avec grand-h‚te, afin que je vous remette cette lettre, en secret.
Le comte de Poitiers décacheta le pli et le lut en l'approchant de son nez, car il était fort myope. Là encore il ne trahit rien de ses sentiments ; LA LOI DES M¬LES
625
simplement, quand il eut achevé sa lecture, il replia la lettre et la glissa sous sa robe. Puis il demeura silencieux.
Le cardinal se taisait aussi, affectant de respecter la douleur du prince, encore que celui-ci ne donn‚t pas de grandes marques d'affliction.
- Dieu le sauve des peines de l'enfer, dit enfin le comte de Poitiers, pour répondre à l'attitude dévote du prélat.
- Oh... l'enfer... murmura Duèze. Enfin, prions Dieu! Je songe aussi à
l'infortunée reine Clémence, que j'ai vue grandir quand j'étais auprès du roi de Naples. Une si douce, une si parfaite princesse..
- Oui, c'est profonde pitié pour ma belle-sour, dit Poitiers.
Et en même temps il pensait: "Louis n'a laissé aucune volonté relativement à la régence. Déjà, à ce que m'écrit Bouville, notre oncle Valois se prévaut de droits illusoires... "
- qu'allez-vous faire, Monseigneur? Allez-vous céans regagner Paris?
demanda le cardinal.
- Je ne sais, je ne sais encore, répondit Poitiers. J'attends d'être plus amplement informé. Je me tiendrai à la disposition du royaume.
Bouville, dans sa lettre, ne lui cachait pas qu'il souhaitait son retour.
Et comme premier frère du roi mort, et comme pair, sa place était manifestement à Paris, au moment qu'on y débattait de la régence. Un autre e˚t déjà donné l'ordre de seller les chevaux.
Mais Philippe de Poitiers éprouvait du regret et même de la répugnance à
l'idée de quitter Lyon sans avoir achevé les t‚ches entreprises.
D'abord il voulait conclure le contrat de fiançailles entre sa troisième fille, Isabelle, ‚gée de moins de cinq ans, et le "dauphiniet" de Viennois, le petit Guigues, qui en avait six. Il venait de négocier ce mariage, à
Vienne même, avec le dauphin Jean II de la Tour du Pin et la dauphine Béatrice, sour de la reine Clémence. Bonne alliance, qui permettrait à la couronne de France de contrebalancer dans cette région l'influence des Anjou-Sicile. Date était prise à quelques jours de là pour l'échange solennel des signatures.
Et surtout, il y avait l'élection papale. Depuis plusieurs semaines, Philippe de Poitiers sillonnait la Provence, le Viennois et le Lyonnais, pour voir l'un après l'autre les vingt-quatre cardinaux dispersés, leur assurant que l'agression de Carpentras ne se reproduirait pas, qu'il ne leur serait fait nulle violence, laissant entendre à beaucoup qu'ils pouvaient avoir leur chance, plaidant pour le prestige de la foi, la dignité de l'…glise et l'intérêt des …tats4. Enfin, à force de paroles, de promesses et parfois d'argent, il avait réussi à les rassembler à Lyon, ville longtemps placée sous autorité ecclésiastique, et très récemment passée, dans les dernières années de Philippe le Bel, sous le pouvoir direct du roi de France.
626
LES ROIS MAUDITS
Le comte de Poitiers se sentait près de toucher au but Mais, s'il s'éloignait, toutes les difficultés n'allaient-elles pas renaître, les haines personnelles se rallumer, l'emprise de la noblesse romaine ou celle du roi de Naples supplanter celle de la France, les divers partis recommencer à s'accuser mutuellement de trahison et d'hérésie9 Et ne verrait-on pas, au bout de tant de dissensions, la papauté repartir pour Rome9 "Ce que mon père voulait tellement éviter se disait Philippe de Poitiers Son ouvre, déjà si fort g‚tée par Louis et par notre oncle Valois, va-t-elle être tout entière détruite9"
Pendant quelques instants, le cardinal Duèze eut l'impression que le jeune homme avait oublié sa présence Et soudain Poitiers lui demanda
- Le parti gascon songe-t-il à maintenir la candidature du cardinal de Pélagrue9 Et pensez-vous que vos pieux collègues soient enfin disposés à
siéger9 Assoyez-vous donc ici, Monseigneur, et dites-moi bien votre sentiment O˘ en sommes-nous9
Le cardinal avait approché beaucoup de souverains et d'hommes de gouvernement depuis un tiers de siècle qu'il participait aux affaires des royaumes Mais il n'en avait guère rencontré qui montrassent pareille maîtrise d'eux-mêmes Voilà un prince de vingt-cinq ans auquel il venait d'annoncer que son frère était décédé, que le trône était vacant, et dont l'esprit demeurait assez dispos pour se soucier des embrouilles d'un conclave Cela méritait considération
Assis côte à côte, près d'une fenêtre, sur un coffre recouvert de damas, les pieds du cardinal touchant à peine le sol et la cheville maigre du comte de Poitiers battant lentement l'air, les deux hommes eurent une longue conversation
En réalité, selon l'expose que fit Dueze, on butait toujours, depuis deux ans qu'était mort Clément V, sur les mêmes difficultés que Dueze naguère, dans un champ aux abords d'Avignon, avait exposées a Bouville Le parti des dix cardinaux gascons, qu'on appelait aussi le parti français, restait le plus nombreux, mais il était insuffisant pour constituer a lui seul la majorité requise des deux tiers du Sacre Collège, soit seize voix Les Gascons, se considérant dépositaires de la pensée du pape défunt auquel ils devaient tous le cardinalat, tenaient fermement pour le siège d'Avignon et se montraient remarquables d'unité contre les deux autres partis Mais entre eux, il y avait compétition sourde, a côte des ambitions d'Arnaud de Pelagrue grandissaient celles d'Arnaud de Fougères et d'Arnaud Nouvel Feignant de se soutenir, ils se tiraient sournoisement dans les jambes
- La guerre des trois Arnaud dit Dueze de sa voix chuchotante Voyons maintenant le parti des Italiens
Ceux-là n'étaient que huit, mais divises en trois factions La gifle LA LOI DES MALES
627
d'Anagm séparait à jamais le redoutable cardinal Caetani, neveu du pape Boniface VIII, des deux cardinaux Colonna Entre ces adversaires, les autres Italiens flottaient Stefaneschi, par hostilité à la politique de Philippe le Bel, tenait pour Caetani, dont il était d'ailleurs parent, Napoléon Orsmi louvoyait Les huit ne retrouvaient de cohésion que sur un seul point le retour de la papauté dans la Ville éternelle Mais là, leur détermination était farouche.
- Vous savez bien, Monseigneur, poursuivit Duèze, qu'un moment on a risqué
le schisme, et qu'on le risque encore Nos Italiens refusaient de se réunir en France, et ils faisaient savoir, voici peu, que si l'on élisait un pape gascon ils ne le reconnaîtraient pas et nommeraient le leur à Rome
- Il n'y aura pas de schisme, dit calmement le comte de Poitiers
- Gr‚ce à vous, Monseigneur, gr‚ce à vous, je me plais à le reconnaître, et je le dis partout Allant de ville en ville porter la bonne nouvelle, si vous n'avez pas encore trouvé le pasteur, vous avez déjà rassemblé le troupeau
- Co˚teuses brebis, Monseigneur ' Savez-vous que j'étais parti de Pans avec seize mille livres, et qu'il m'a fallu l'autre semaine m'en faire envoyer autant9 Jason auprès de moi était petit seigneur J'aimerais bien que toutes ces toisons d'or ne me fuient pas dans les doigts, dit le comte de Poitiers en plissant légèrement les paupières
Duèze, qui par voie détournée avait fortement bénéficié de ces largesses, ne releva pas directement l'allusion, mais répondit
- Je croîs que Napoléon Orsini et Alberti de Prato, et peut-être même Guillaume de Longis, qui fut avant moi chancelier du roi de Naples, se détacheraient assez aisément …viter le schisme valait bien ce prix Poitiers pensa " II a utilisé l'argent que nous lui avons donné pour se faire trois voix chez les Italiens C'est habile "
quant a Caetani, bien qu'il continu‚t de jouer l'irréductible, sa position n'était plus aussi forte depuis que s'étaient découvertes ses pratiques de sorcellerie et sa tentative d'envo˚ter le roi de France et le comte de Poitiers lui-même L'ancien templier Evrard, un demi-fou dont Caetani s'était servi pour ses ouvres démoniaques, avait un peu trop parlé avant d'aller se livrer aux gens du roi
- Je tiens cette affaire en réserve, dit le comte de Poitiers Le parfum du b˚cher pourrait, le moment venu, donner un peu de souplesse à Monseigneur Caetani
A la pensée de voir griller un autre cardinal, un très léger, très furtif sourire passa sur les lèvres étroites du vieux prélat
- Par malchance, reprit Poitiers, cet Evrard s'est pendu dans la prison o˘
je l'avais fait jeter, avant qu'on le questionn‚t vraiment
- Pendu9 Vous me surprenez, Monseigneur Des gens à moi, et qui 628
LES ROIS MAUDITS
le connaissent bien, m'ont affirmé l'avoir rencontré, voici moins de deux semaines, rôdant à nouveau autour de Valence. Il faudrait qu'il e˚t ressuscité...
- Ou bien qu'on e˚t accroché quelqu'un d'autre aux barreaux de sa geôle.
- Le Temple est encore puissant, dit le cardinal.
- Hélas ! fit le comte de Poitiers qui nota mentalement d'envoyer un de ses officiers enquêter du côté de Valence.
- Il semble, enchaîna Duèze, que Francesco CaÎtani se soit tout à fait détourné des affaires de Dieu pour ne plus s'occuper que de celles de Satan. Ne serait-ce pas lui qui, ayant manqué son envo˚te, aurait fait atteindre le roi votre frère par le poison?
Le comte de Poitiers écarta les mains, d'un geste d'ignorance.
- Chaque fois qu'un roi meurt, on affirme qu'il a été enherbé, répondit-il.
On l'a dit de mon aÔeul Louis Huitième ; on l'a dit même de mon père, que Dieu garde... Mon frère Louis était d'assez pauvre santé. Mais enfin la chose vaut qu'on y pense.
- Reste enfin, reprit Duèze, le troisième parti, qu'on nomme provençal, à
cause du plus remuant d'entre nous, le cardinal de Mandagout...
Ce dernier parti comptait six cardinaux, d'origine diverse; des prélats méridionaux, comme les deux Bérenger Frédol, y voisinaient avec les Normands, et avec un quercynois qui n'était autre que Duèze lui-même.
L'or distribué par Philippe de Poitiers les avait rendus assez réceptifs aux arguments de la politique française.
- Nous sommes les plus petits, nous sommes les plus faibles, dit Duèze, mais nous sommes l'appoint indispensable à toute majorité. Et puisque Gascons et Italiens se refusent mutuellement un pape qui pourrait venir de leurs rangs, alors Monseigneur...
- Alors, il faudra prendre un pape chez vous ; n'est-ce pas votre sentiment?
- Je le crois, je le crois fermement. Je l'avais dit dès la mort de Clément. On ne m'a pas écouté ; on a cru sans doute que je prêchais pour moi, car mon nom en effet avait été prononcé, sans que je le veuille. Mais la cour de France ne m'a jamais fait grande confiance.
- C'est que, Monseigneur, vous étiez un peu trop ouvertement soutenu par la cour de Naples.
- Et si je n'avais été soutenu par personne, Monseigneur, qui donc e˚t pris garde à moi? Je n'ai d'autre ambition, croyez-le, que de voir un peu d'ordre remis dans les affaires de la chrétienté, qui sont bien mauvaises; la t‚che sera pesante pour le prochain successeur de saint Pierre.
LA LOI DES M¬LES
629
Le comte de Poitiers joignit ses longues mains devant son visage et réfléchit quelques secondes.
- Pensez-vous, Monseigneur, demanda-t-il, que les Italiens, contre la satisfaction de n'avoir pas un pape gascon, accepteraient que le Saint-Siège rest‚t en Avignon, et que les Gascons, pour la certitude d'Avignon, pourraient renoncer à leur candidat et se rallier à votre tiers parti?
Ce qui signifiait en clair: "Si vous, Monseigneur Duèze, étiez élu avec mon appui, vous engagez-vous formellement à conserver la résidence actuelle de la papauté?"
Duèze comprit parfaitement.
- Ce serait, Monseigneur, répondit-il, la solution de sagesse.
- Je retiens votre précieux avis, dit Philippe de Poitiers en se levant pour mettre fin à l'audience.
Il raccompagna le cardinal.
L'instant o˘ deux hommes que tout en apparence sépare, l'‚ge, l'aspect, l'expérience, les fonctions, se reconnaissent de trempe égale et devinent qu'il peut naître entre eux une collaboration et une amitié, cet instant-là
dépend plus des conjonctions mystérieuses du destin que des paroles échangées.
Au moment o˘ Philippe s'inclinait pour baiser l'anneau du cardinal, celui-
ci murmura :
- Vous feriez, Monseigneur, un parfait régent. Philippe se releva. "
Savait-il donc que, pendant tout ce temps, je ne songeais qu'à cela?"
pensa-t-il. Et il répondit:
- Ne feriez-vous pas vous-même, Monseigneur, un pape excellent?
Et ils ne purent s'empêcher de sourire discrètement, le vieillard avec une sorte d'affection paternelle, le jeune homme avec une amicale déférence.
- Je vous saurais gré, ajouta Philippe, de conserver secrète la grave nouvelle que vous m'avez apportée, jusqu'à ce qu'elle ait été publiquement confirmée.
- Ainsi agirai-je, Monseigneur, pour vous servir. Resté seul, le comte de Poitiers ne prit que quelques secondes de réflexion. Il appela son chambellan.
- Adam Héron, aucun chevaucheur n'est arrivé de Paris? demanda-t-il.
- Non, Monseigneur.
- Alors, faites clore toutes les portes de Lyon.
IV "S…CHONS NOS LARMES"
Ce matin-là, la population lyonnaise fut privée de légumes Les charrois des maraîchers avaient été retenus hors des murs, et les ménagères clabaudaient devant les marchés vides Le pont qui franchissait la Saône était barré par la troupe Si l'on ne pouvait pas entrer dans Lyon, on ne pouvait non plus en sortir Marchands italiens, voyageurs, mômes ambulants, renforcés par les badauds et les désouvrés, s'aggloméraient autour des portes et réclamaient des explications La garde, invariablement, répondait à toute demande "
Ordre du comte de Poitiers ' " avec cet air distant, important, que prennent les agents de l'autorité lorsqu'ils ont a appliquer une mesure dont ils ignorent eux-mêmes la raison
- Mais j'ai ma fille malade à Fourvière
- Ma grange de Samt-Just a br˚lé hier à la vespree
- Le bailli de Villefranche va me faire saisir si je ne lui porte point mes tailles ce jourd'hui ' criaient les gens
- Ordre du comte de Poitiers '
Et quand la presse devenait un peu forte, les sergents royaux commençaient à lever leurs masses
En ville circulaient d'étranges rumeurs
Les uns assuraient qu'il allait y avoir la guerre Mais avec qui7 Nul ne pouvait le dire D'autres affirmaient qu'une émeute sanglante s'était produite pendant la nuit, près du couvent des Augustms, entre les hommes du roi et les gens des cardinaux italiens On avait entendu passer des chevaux On citait même le nombre des morts Mais du côte des Augustins, tout était calme
L'archevêque, Pierre de Savoie, était très inquiet, se demandant quel coup de foudre s'apprêtait, pour le contraindre probablement d'abandonner, au profit de l'archevêque de Sens, le pnmatiat des Gaules, seule prérogative qu'il ait pu conserver lors du rattachement de Lyon LA LOI DES M¬LES
631
à la couronne en 13125 II avait envoyé l'un de ses chanoines aux nouvelles, mais le chanoine s'était heurté, chez le comte de Poitiers, à un écuyer très courtois et muet Et l'archevêque s'attendait à recevoir un ultimatum Chez les cardinaux, logés dans les divers établissements religieux, l'angoisse n'était pas moindre et tournait même à l'affolement Ils gardaient en mémoire l'affaire de Carpentras Mais, cette fois, comment fuir9 Des émissaires couraient des Augustins aux Cordehers et des Jacobins avx Chartreux Le cardinal Caetani avait dépêché son homme a tout faire, l'abbé Pierre, chez Napoléon Orsmi, chez Alberti de Prato, chez Flisco, le seul Espagnol, afin de dire à ces prélats
- Voyez ' Vous vous êtes laissé séduire par le comte de Poitiers II nous avait jure de ne point nous molester, et que nous n'aurions même pas à
entrer en clôture pour voter, que nous serions tout à fait libres Et maintenait il nous enferme dans Lyon
Dueze lui-même reçut la visite de deux de ses collègues provençaux, le cardinal de Mandagout et Berenger Frédol l'aîné Mais Duèze feignit de sortir de ses travaux savants et de n'être au courant de rien Pendant ce temps, dans une cellule proche de son appartement, Guccio Baghoni dormait comme une pierre, hors d'état de songer seulement qu'il pouvait être a l'origine d'‚ne pareille panique
Depuis une heure, le consul Varay et trois de ses collèges, venus pour exiger des explications au nom du "syndical" de la ville, piétinaient dans l'antichambre du comte de Poitiers
Celui-ci siégeait a huis clos avec les membres de son entourage et les grands officiers qui faisaient partie de sa mission Enfin les tentures s'écartèrent et le comte de Poitiers parut, suivi de ses conseillers Tous avaient la mine grave
- Ah1 messire Varay, vous vous trouvez bien, et vous tous, messires consuls, dit le comte de Poitiers Nous allons pouvoir vous remettre céans le message que nous nous apprêtions" a vous faire tenir Messire Miles, veuillez lire
Miles de Noyers, qui avait été conseiller au Parlement et maréchal de l'ost sous Philippe le Bel, déploya un parchemin et lut
- A tous les baillis sénéchaux et conseils des bonnes villes Nousvius faisons savoir la grande deploration que nous avons de la mort de notre frère bien-aime le roi notre Sire Louis Dixième, que Dieu vient d'enlever a l'affection de ses sujets Mais la nature humaine est faite ainsi que nul ne peut dépasser le terme qui lui est assigne Aussi avons-nous décidé de sécher nos larmes de prier a\ec vous le Christ pour son ‚me, et de nous montrer empresse au gouvernement du royaume de France et du royaume de Navarre afin que leurs droit* ne dépérissent pas et que les sujets de ces deux io)aumes \i\ent heureux sous le boucher de la justice et de la paix 632 LES ROIS MAUDITS Le régent des deux royaumes, par la gr‚ce de Dieu PHILIPPE
Le premier émoi passe, messire Varay vint aussitôt baiser la main du comte de Poitiers, et les autres consuls l'imitèrent sans hésitation Le roi était mort La nouvelle en soi était assez stupéfiante pour que nul ne songe‚t, au moins pour quelques minutes, à se poser de questions En l'absence d'un héritier majeur, il semblait parfaitement normal que le plus
‚gé des frères du souverain assur‚t le pouvoir Les consuls ne doutèrent pas un instant que la décision n'e˚t été prise a Pans par la Chambre des Pairs
- Veuillez faire crier ce message par la ville, ordonna Philippe de Poitiers, après quoi les portes seront aussitôt ouvertes Puis il ajouta
- Messire Varay, vous êtes puissant au négoce des draps, je vous saurais gré de me fournir de vingt manteaux noirs, a déposer dans mon antichambre, pour en couvrir les gens qui viendront me présenter leur douloir Et il congédia les consuls
Les deux premiers actes de sa prise de pouvoir se trouvaient accomplis II s'était fait proclamer régent par son entourage, qui devenait du même coup son Conseil de gouvernement II allait être reconnu par la ville de Lyon ou il résidait II avait h‚te maintenant d'étendre cette reconnaissance a l'ensemble du royaume et de placer Pans devant un état de fait Le succès résidait dans la vitesse
Déjà les copistes reproduisaient à multiples exemplaires la proclamation, et les chevaucheurs sellaient leurs chevaux pour aller la répandre dans toutes les provinces
Aussitôt les portes de Lyon rouvertes, ces chevaucheurs s'élancèrent, se croisant avec trois courriers retenus depuis le matin en deçà de la Saône L'un des courriers acheminait une lettre du comte de Valois, par laquelle ce dernier se posait en régent désigne et demandait a Philippe une ratification de bonne forme afin que la désignation devînt effective " Je suis assure que vous voudrez aider a ma t‚che, pour le bien du royaume, et me donnerez au plus tôt votre agrément, en bon et bien-aime neveu comme vous l'êtes "
Le second message venait du duc de Bourgogne, qui réclamait aussi la régence au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre Enfin le comte d'Evreux avertissait Philippe de Poitiers que les pairs n'avaient pas été reunis selon les us et coutumes et que la h‚te de Charles de Valois a se saisir du gouvernement ne s'appuyait sur aucun texte ni aucune assemblée régulière
Le comte de Poitiers, au reçu de ces nouvelles, se remit a siéger avec son entourage Dans ce Conseil ne figuraient pratiquement que des LA LOI DES MALES
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hommes hostiles à la politique suivie depuis dix-huit mois par le Hutin et le comte de Valois, Philippe de Poitiers, connaissant leur mérite et leurs capacités, avait choisi de se les adjoindre dans les difficiles négociations qu'il devait mener avec l'…glise Tel était le connétable, Gaucher de Ch‚tillon, qui ne pardonnait pas la ridicule campagne de l'ost boueux qu'il avait d˚ conduire en Flandre l'été précédent Tel était Miles de Noyers, proche parent de Gaucher Tel encore Raoul de Presles, légiste de Philippe le Bel, que Valois avait fait arrêter en même temps qu'Enguerrand de Mangny et qui devait sa libération et son retour en gr‚ce au comte de Poitiers
Aucun d'eux ne considérait d'un bon oil les ambitions de Valois ni ne souhaitait non plus que le duc de Bourgogne se mêl‚t des affaires de la couronne Ils admiraient la rapidité avec laquelle le jeune prince avait agi et ils plaçaient en lui leurs espoirs
Poitiers écrivit à Eudes de Bourgogne et à Charles de Valois, sans mentionner leurs lettres et comme s'il ne les avait pas reçues, afin de les informer qu'il se considérait régent par droit naturel et qu'il réunirait l'assemblée des pairs, afin de sanctionner cette situation, aussitôt qu'il lui serait possible
En même temps, il désignait des commissaires pour aller dans les principaux centres du royaume prendre possession du commandement en son nom Ainsi partirent, dans la journée, plusieurs de ses chevaliers, comme Regnault de Lor, Thomas de Marfontame et Guillaume Courteheuse II garda auprès de lui Anseau de Jomville, le fils du vieux sénéchal, et Henry de Sully Tandis que le glas sonnait à tous les clochers, Philippe de Poitiers conféra seul à seul avec Gaucher de Ch‚tillon Par droit, le connétable de France siégeait à toutes les assemblées du gouvernement, Chambre des Pairs, Grand Conseil, Conseil étroit Philippe demanda donc a Gaucher de se rendre a Paris pour le représenter et s'opposer jusqu'à sa propre arrivée aux entreprises de Charles de Valois, le connétable d'autre part, s'assurerait d'avoir bien en main les troupes a solde de la capitale, et particulièrement le corps des arbalétriers
Car le nouveau régent, a la surprise d'abord, puis a l'approbation de ses conseillers, avait résolu de demeurer provisoirement a Lyon
- Nous ne devons pas nous détourner des t‚ches en cours, declara-t-il Le plus important pour le royaume est d'avoir un pape, et nous serons d'autant plus forts quand nous l'aurons fait
Et il pressa la signature du contrat de fiançailles entre sa fille et le dauphimet L'affaire, a première vue, n'avait aucun rapport avec l'élection pontificale Mais pour Philippe l'alliance avec le dauphin de Viennois qui régnait sur tous les territoires au sud de Lyon, était une pièce de son jeu Les cardinaux, s'il leur prenait désir de lui échapper, ne pourraient pas se réfugier de ce côte-la, il leur coupait la route 634
LES ROIS MAUDITS
d'Italie. En outre, ces fiançailles consolidaient sa position de régent, le dauphin se rangeait dans son camp
Le contrat, en raison du deuil, fut signé sans fêtes, dans les jours qui suivirent
Parallèlement, Philippe de Poitiers s'aboucha avec le plus puissant baron de la région, le comte de Forez, beau-frère d'ailleurs du dauphin, et qui, par ses possessions, commandait la rive droite du Rhône Jean de Forez avait fait les campagnes de Flandre, représenté plusieurs fois Philippe le Bel à la cour papale, et très utilement travaillé pour le rattachement de Lyon a la France Le comte de Poitiers, du moment qu'il reprenait la politique paternelle, savait pouvoir compter sur lui Le 16 juin, le comte de Forez accomplit un geste hautement spectaculaire II prêta hommage solennel a Philippe, comme au seigneur de tous les seigneurs de France, le reconnaissant ainsi détenteur de l'autorité royale Le lendemain, le comte Bermond de la Voulte, dont le fief de Pierregourde se trouvait dans la sénéchaussée de Lyon, plaça ses mains dans les mains du comte de Poitiers et lui fit serment dans les mêmes conditions Au comte de Forez, Poitiers demanda de tenir prêts, discrètement, sept cents hommes d'armes Les cardinaux, désormais, ne bougeraient plus de la ville
Mais de la a obtenir une élection, il y avait encore loin Les tractations piétinaient Les Italiens, sentant que le régent était presse de regagner Pans, raidissaient leurs positions "II se lassera le premier", disaient-ils Peu leur importait l'état d'anarchie tragique ou sombraient les affaires de l'…glise
Philippe de Poitiers eut plusieurs entrevues avec le cardinal Dueze qui lui semblait l'esprit le plus vif du conclave le plus imagmatif, et, décidément, le plus souhaitable administrateur de la chrétienté dans le difficile moment ou l'on se trouvait
- L'hérésie refleurit un peu partout, disait le cardinal de sa voix fêlée Et comment en serait-il autrement, avec l'exemple que nous donnons7 Le démon profite de nos discordes pour semer son ivraie Mais c'est dans le diocèse de Toulouse surtout qu'elle pousse dru Vieille terre de rébellion et de mauvais rêves1 II conviendrait que le prochain pape cass‚t ce trop gros diocèse, malaise a gouverner, en cinq evêches, chacun remis en main ferme
- Ceci, répondait le comte de Poitiers, amènerait a créer nombre de bénéfices dont notre Trésor aurait a percevoir les annales
- Mais bien s˚r, Monseigneur
Les annotes étaient une taxe rovale portant sur les bénéfices ecclésiastiques nouveaux et qui consistait en la perception des revenus LA LOI DES MALES
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de la première année Or l'absence de pape empêchait de procéder à ces créations de bénéfices Et le Trésor s'en ressentait d'autant plus durement que le clergé en général, profitant de ce qu'il n'avait pas de chef, inventait toutes sortes de prétextes à ne pas acquitter les arrérages d'impôts
En fait, lorsque Philippe de Poitiers et Jacques Duèze envisageaient l'avenir, l'un comme régent, l'autre comme éventuel pontife, leurs premiers soucis concernaient les finances
A la mort de Philippe le Bel, la trésorene française était gênée, mais non obérée, en dix-huit mois, par l'expédition de Flandre, la sédition d'Artois, les privilèges consentis aux ligues baronniales, Louis X et Valois avaient réussi à endetter le royaume pour plusieurs années Le trésor pontifical, après deux ans de conclave errant, ne montrait pas un meilleur état, et si les cardinaux se vendaient si cher aux princes de ce monde, c'est qu'ils n'avaient plus, pour nombre d'entre eux, d'autres moyens de subsistance que le négoce de leur voix
- Les amendes, Monseigneur, les amendes, conseilla Duèze au jeune régent Frappez d'amendes ceux qui auront méfait, et plus ils seront riches, plus fortement vous les frappez Si celui qui manque à la loi possède vingt livres, exigez qu'il en verse une Mais s'il en possède mille, prenez-lui-en cinq cents, et s'il est riche de cent mille, ôtez-lui tout Vous y trouverez trois avantages d'abord le rapport sera plus gros, ensuite le malfaiteur, privé de sa puissance, n'en pourra plus faire abus, enfin les pauvres, qui sont le grand nombre, seront de votre côté et auront confiance en votre justice
Philippe de Poitiers sourit
- Ce que vous préconisez la fort sagement, Monseigneur, peut convenir à la justice royale qui agit par bras temporel, repondit-il Mais pour restaurer les finances de l'…glise, je ne vois guère
- Les amendes, les amendes, répéta Duèze Mettons impôt sur les péchés, ce sera source intarissable L'homme est pécheur par nature, mais plus disposé
a faire pénitence de cour qu'a faire pénitence de bourse II éprouvera plus vivement le regret de ses fautes et hésitera davantage a retomber dans ses errements si une taxe accompagne nos absolutions qui tient a s'amender doit acquitter amende
"Est-ce plaisanterie7" pensa Poitiers qui n'était pas complètement accoutume a l'inventive syllogistique du cardinal
- Et quels pèches voudriez-vous taxer, Monseigneur7 demanda-t-il
- D'abord ceux qui se commettent dans le cierge Commençons par nous reformer nous-mêmes avant d'entreprendre de reformer autrui Notre sainte Mère est trop tolérante aux manquements et abus Ainsi l'on sait que clergie ou prêtrise ne peuvent être conférées a des hommes estropies ou difformes Or, je voyais l'autre jour un certain
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LES ROIS MAUDITS
prêtre Pierre, qui est auprès du cardinal Caetani, et qui a deux pouces à
la main gauche
" Petite perfidie envers notre vieil ennemi ", se dit Poitiers
- En vérité, poursuivit Duèze, les boiteux, manchots, eunuques qui cachent leur disgr‚ce sous un froc et touchent bénéfices d'…glise, sont légion Allons-nous les chasser de notre sein, ce qui, sans effacer leur faute, n'aurait pour résultat que de les réduire à misère et désespoir, et sans doute les pousserait à rejoindre les hérétiques de Toulouse ou autres confrênes de spirituels? Permettons-leur plutôt de se racheter, or, qui dit rachat dit paiement
Le vieux prélat était parfaitement sérieux Son imagination, au cours de ses dernières nuits de veille, avait echafaudé tout un système fort précis, sur lequel il préparait un mémoire et qu'il soumettrait, disait-il modestement, au prochain pape
II s'agissait de l'institution d'une Sainte Penitencene, sorte de chancellerie du pèche qui délivrerait les bulles d'absolution moyennant des taxes d'enregistrement perçues au profit du Saint-Siège Les prêtres estropiés pourraient obtenir quittance a raison de quelques livres par doigt manquant, le double pour un oil perdu, autant pour l'absence d'une ou deux génitoires Celui qui se serait ampute lui-même de sa virilité devrait payer un prix plus fort Des malfaçons ou accidents physiques, Dueze passait aux irrégularités morales Les b‚tards qui avaient cache leur situation de naissance en recevant les ordres, les clercs qui avaient pris la tonsure bien qu'étant maries, ceux qui se mariaient secrètement après l'ordination, ceux qui vivaient non maries en ménage de femme, ceux qui étaient bigames, ou incestueux, ou sodomites, tous étaient imposes proportionnellement a leur faute Les nonnes qui auraient paillarde avec plusieurs hommes au-dedans comme au-dehors de leur couvent seraient soumises a une réhabilitation particulièrement co˚teuse6
- Si l'institution de cette penitencene, déclara Dueze, ne fait pas rentrer deux cent mille livres la première année, je veux bien II allait dire "je veux bien être br˚le" mais s'arrêta a temps Poitiers pensait " Au moins, s'il est élu, je n'aurai pas de souci pour les finances papales "
Mais, maigre toutes les manouvres de Dueze et maigre l'appui que Poitiers leur donnait, le conclave continuait a marquer le pas Or, les nouvelles de Pans étaient mauvaises Gaucher de Ch‚tillon, faisant front avec le comte d'Evreux et Mahaut d'Artois, s'efforçait de limiter les ambitions de Charles de Valois Celui-ci néanmoins habitait au palais de la Cite, ou il gardait la reine Clémence sous sa tutelle, il administrait les affaires a sa guise, et expédiait dans les provinces des instructions contraires a celles que Poitiers envoyait de Lyon D'autre part, le duc de Bourgogne, soutenu par les vassaux de son immense LA LOI DES MALES
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duché, était arrivé à Pans le 16 juin, onze jours après la mort de Louis X, pour y faire reconnaître ses droits La France avait donc trois régents Cette situation ne pouvait durer longtemps, et Gaucher engageait instamment Philippe à regagner Paris
Le 27 juin, après un conseil restreint auquel assistèrent les comtes de Forez et de la Voulte, le jeune prince décida de se mettre en route, et commanda de rassembler le train de bagages de son escorte En même temps, s'avisant qu'aucun service solennel n'avait encore été célébré pour le repos de l'‚me de son frère, il ordonna que de grandes messes fussent dites le lendemain, avant son départ, en chaque paroisse de la ville Tous les gens de haut et de bas clergé étaient tenus d'y assister, pour s'associer aux prières du régent
Les cardinaux, surtout les cardinaux italiens, exultaient Philippe de Poitiers quittait Lyon sans les avoir fléchis
- Il déguise sa fuite sous les pompes du deuil, disait Caetani, mais il s'en va quand même, ce maudit ' Avant un mois, je vous l'affirme, nous serons de retour à Rome
V
LES PORTES DU CONCLAVE
Les cardinaux sont personnages d'importance et qui ne sauraient être confondus avec le menu fretin du clergé. Le comte de Poitiers leur fit réserver, pour le service funèbre à la mémoire de Louis X, l'église du couvent des Frères Prêcheurs, dit église des Jacobins, la plus belle, la plus vaste, après la primatiale Saint-Jean, et aussi la mieux fortifiée7.
Les cardinaux ne virent dans ce choix qu'un convenable hommage rendu à leur dignité. Aucun ne manqua la cérémonie.
Bien qu'ils ne fussent que vingt-quatre l'église était pleine, car chaque cardinal avait voulu arriver pompeusement escorté de toute sa maison, chapelain, secrétaire, trésorier, clercs, damoiseaux, valets, porteurs de traîne et de flambeaux; une foule d'un demi-millier de personnes, au total, se tenait entre les lourds piliers blancs.
Rarement messe funéraire fut suivie avec si peu de recueillement. Pour la première fois depuis bien des mois les cardinaux, qui vivaient par coteries en des résidences séparées, se retrouvaient tous ensemble. Certains ne s'étaient pas rencontrés depuis près de deux ans. Ils s'observaient les uns les autres, s'étudiaient, s'épiaient.
- Avez-vous vu? chuchotait-on. Orsini vient de saluer Frédol le cadet...
Stefaneschi s'est entretenu tout un moment avec Mandagout; se rapprocherait-il des Provençaux?... Oh ! Duèze a bien petite mine; le voilà
fort envieilli...
En effet, Jacques Duèze, dont la légère et sautillante démarche surprenait habituellement chez un homme d'un tel ‚ge, avançait ce jour-là d'un pas lent, traînant, et répondait vaguement aux saluts, d'un air de lassitude et d'épuisement.
Guccio Baglioni, en tenue de damoiseau, faisait partie de sa suite. Il était censé ne parler qu'italien et venir directement de Sienne.
" Peut-être aurais-je mieux fait, se disait Guccio, de m'aller placer sous la protection du comte de Poitiers. Car aujourd'hui sans doute je LA LOI DES M¬LES
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repartirais avec lui pour Paris, et je pourrais m'enquérir de Marie dont je suis sans nouvelles depuis tant de jours. Tandis que me voici dépendre en tout de ce vieux renard, à qui j'ai promis que mon oncle lui consentirait un prêt, et qui ne fera rien pour mon sort avant que l'argent ne soit arrivé. Or mon oncle ne me répond pas. Et l'on dit que Paris est tout bouleversé... Marie, Marie, ma belle Marie !... Ne va-t-elle pas se croire abandonnée de moi? Peut-être me hait-elle à présent? qu'en ont-ils fait?"
Il imaginait Marie séquestrée par ses frères, à Cressay, ou dans quelque couvent pour filles repenties. " Si une semaine s'écoule encore ainsi, je m'enfuirai à Paris. "
Ayant gagné sa place, dans les stalles du chour, Duèze, tassé sur lui-même, surveillait discrètement ses voisins et parfois tournait un visage accablé
vers le fond de l'église. A deux stalles de Duèze, Francesco CaÎtani, la face maigre tranchée d'un long nez busqué, et les cheveux s'envolant comme des flammes blanches autour de sa calotte rouge, ne cachait pas sa joie; et ses regards, qui allaient du catafalque aux gens de sa suite, étaient des regards de victoire. "Voici, Messeigneurs, paraissait-il dire à la ronde, ce qui survient quand on s'attire la colère des CaÎtani, qui étaient déjà
puissants du temps de Jules César. Le Ciel veille à nous venger. "
Les Colonna, au lourd menton rond partagé d'une fossette verticale, et semblables à deux guerriers déguisés en prélats, le toisaient avec une hostilité manifeste.
Dans l'ordonnance de la cérémonie, le comte de Poitiers n'avait pas lésiné
sur le nombre des chantres. Ils étaient une bonne centaine soutenus par les orgues dont quatre hommes maniaient à pleins bras les soufflets. Une musique tonnante, royale, roulait sous les vo˚tes, saturait l'air de vibrations, enveloppait la foule. Les petits clercs pouvaient impunément bavarder entre eux, et les damoiseaux ricaner en se moquant de leurs maîtres. Il était impossible d'entendre ce qui se disait à trois pas, et moins encore ce qui se passait aux portes.
Le service s'acheva ; les orgues et les chantres se turent ; les vantaux du grand portail s'ouvrirent. Mais aucune lumière ne pénétra dans l'église.
Il y eut un instant de saisissement, comme si quelque miracle avait, pendant la cérémonie, obscurci le soleil; et puis les cardinaux comprirent, et des clameurs furieuses s'élevèrent. Un mur tout frais bouchait le portail; le comte de Poitiers avait fait, pendant la messe, maçonner les issues. Les cardinaux étaient prisonniers.
Un mouvement panique brassa l'assistance; prélats, chanoines, prêtres, valets, toute dignité ou révérence oubliées, se mêlèrent, se bousculèrent, coururent et refluèrent comme rats pris en nasse. Des 640
LES ROIS MAUDITS
damoiseaux, grimpant sur les épaules les uns des autres, s'étaient hissés aux vitraux et annonçaient
- L'église est cernée par des hommes d'armes ' Les cardinaux criaient.
- qu'allons-nous faire9 Le régent nous a joués
- Voilà pourquoi il nous gratifiait de si forte musique '
- C'est atteinte portée à l'…glise
- Il faut l'excommunier
- Il est bien temps ' On va nous massacrer
Déjà, les deux Colonna et les gens de leur parti s'étaient armés de lourds chandeliers de bronze, de bancs et de b‚tons de procession, décidés à
vendre chèrement leur existence, tandis qu'autour du baptistère, quelques cardinaux des divers partis se prenaient de bec
- Colpa vostra, colpa vosîra C'est votre faute, c'est votre faute, criait un Italien désignant les Français Si vous aviez refusé comme nous de venir à Lyon ' Nous savions bien qu'il nous y serait fait un mauvais coup
- Si vous aviez élu l'un des nôtres, nous ne serions pas là à cette heure, répliquait un Gascon La faute est à vous, mauvais chrétiens '
Une seule porte n'était pas entièrement murée, on y avait laissé un passage pour un homme Mais cette étroite ouverture se hérissait d'un buisson de piques tenues par des gantelets de fer Les piques se relevèrent, et le comte de Forez, en armure, suivi de Bermond de la Voulte et de quelques autres cuirasses, pénétra dans l'église Une explosion d'injures l'accueillit
Les bras croises sur la garde de son cpcc, le comte de Forez attendit que l'agitation se f˚t calmée C'était un homme puissant, courageux, insensible aux menaces comme aux supplications L'exemple de désunion, de vénalité, d'intrigue, que les cardinaux donnaient depuis deux ans le heurtait profondement, et il approuvait pleinement le comte de Poitiers de vouloir mettre terme a ce scandale Son rude visage creuse de rides apparaissait par l'ouverture du heaume
quand les cardinaux et leurs gens se furent bien égosillés, sa voix s'éleva, nette, martelée, se propageant par-dessus les têtes jusqu'au fond de la nef
- Messeigneurs, je suis ici d'ordre du régent de France, pour vous notifier de bien vouloir désormais vous adonner uniquement a l'élection d'un pape, et de même vous faire connaître que vous ne sortirez pas avant que ce pape soit élu Chacun des cardinaux ne gardera auprès de lui qu'un chapelain et deux damoiseaux ou clercs de son choix, pour son service Tous autres se peuvent retirer
Cette proclamation souleva une indignation unanime
- C'est félonie ' s'ecna le cardinal de Pelagrue Le comte de Poitiers LA LOI DES M¬LES
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nous avait fait serment que nous n'aurions même pas à entrer en clôture et c'est à ce prix que nous avons accepté de le rejoindre à Lyon
- Le comte de Poitiers, répondit Jean de Forez, engageait alors la parole du roi de France Mais le roi de France n'est plus, et c'est la parole du régent qu'aujourd'hui je vous porte.
La fureur, à présent, unissait les représentants des trois partis dont les invectives se mêlaient, en provençal, en italien et en français Le cardinal Duèze s'était effondré dans un confessionnal, la main sur le cour, comme si son vieil ‚ge ne pouvait supporter un tel coup, et il feignait de s'associer aux protestations par des murmures inaudibles Le cardinal d'Albano, Arnaud d'Auch, celui-là même qui était venu naguère à Pans prononcer la condamnation des Templiers, s'avança vers le comte de Forez et lui déclara d'un ton menaçant
- Messire, un pape ne se peut élire en de telles conditions, car vous violez la constitution de Grégoire X qui oblige le conclave à se réunir en ville ou le pape est mort
- Vous vous y trouviez, Monseigneur, voici deux ans, et vous êtes égaillés sans avoir élu de pape, ce qui contrevenait à la constitution Mais si vous souhaitez d'aventure être reconduits à Carpentras, nous vous y ferons mener sous bonne escorte, en chars fermés
- Nous ne devons point siéger sous menace de la force '
- C'est pourquoi sept cents hommes d'armes, Monseigneur, sont dehors, à
votre garde, fournis par les autorités de la ville afin d'assurer votre protection et votre isolement ainsi qu'il est prescrit par la constitution Le sire de La Voulte, que voici, et qui est de Lyon, est chargé d'y veiller Messire le régent vous fait savoir également que si, au troisième jour, vous n'êtes pas parvenus à vous mettre d'accord, vous ne recevrez à manger qu'un seul plat de la journée et, à partir du neuvième, n'aurez plus que le pain et l'eau comme cela est dit également dans la constitution de Grégoire Et qu'enfin, si la lumière ne vous vient point par le je˚ne, il fera détruire la toiture, pour vous mettre mieux a même de la recevoir du Ciel Berenger Fredol l'aîné intervint
- Messire, c'est vous charger d'homicide que nous soumettre a un tel traitement, car il en est parmi nous qui ne le sauront supporter Voyez Monseigneur Dueze déjà tout écroule et qui aurait besoin de soins
- Ah ' certes, ah ' certes, dit faiblement Dueze, je ne le pourrai supporter
- Nous voyons bien que nous avons affaire a des bêtes puantes et féroces, cria Caetam, mais sachez, messire, qu'au lieu de faire un pape, nous allons vous excommunier, vous et votre parjure
- Si vous tenez séance d'excommunication, Monseigneur Caetam, répondit calmement le comte de Forez, le régent pourrait alors fournir 642
LES ROIS MAUDITS
au conclave le nom de certains envo˚teurs et sorciers qu'il conviendrait de placer en tête de fournée.
- Je ne vois point, dit CaÎtani battant aussitôt en retraite, je ne vois point ce que la sorcellerie vient faire en ceci, puisque c'est du pape que nous devons nous occuper.
- Eh! Monseigneur, nous nous entendons bien; veuillez donc renvoyer les gens qui vous sont inutiles, car il ne saurait y avoir assez de vivres pour en nourrir autant.
Les cardinaux comprirent que toute résistance serait vaine et que cette cuirasse, qui leur transmettait d'une voix tranchante les ordres du comte de Poitiers, ne fléchirait pas. Déjà, derrière Jean de Forez, les hommes d'armes commençaient à entrer un par un, pique en main, et à se déployer dans le fond de l'église.
- Nous jouerons de ruse si nous ne pouvons jouer de force, dit à mi-voix CaÎtani aux Italiens. Feignons de nous soumettre, puisque pour l'heure nous ne pouvons rien d'autre.
Chacun choisit dans sa suite ses trois meilleurs serviteurs, ceux qu'il pensait les plus fidèles, ou les plus habiles, ou les plus aptes à lui apporter service de corps dans les difficiles conditions matérielles o˘
tous allaient se trouver. CaÎtani garda auprès de lui le clerc Andrieu, le frère Bost et le prêtre Pierre, c'est-à-dire les hommes qui avaient trempé
dans l'envo˚tement de Louis X ; il préférait les voir enfermés avec lui que risquant de parler pour argent ou sous la torture. Les Colonna retinrent à
leurs côtés quatre damoiseaux qui avaient des poings d'assommeurs de boufs.
Porte-torches, porte-traînes, clercs et chanoines qui n'étaient pas désignés sortaient, un par un, devant la haie des hommes d'armes. Leurs maîtres, au passage, leur soufflaient des recommandations:
- Faites avertir mon frère l'évêque... …crivez en mon nom à mon cousin...
Partez sur-le-champ pour Rome...
Au moment o˘ Guccio Baglioni se disposait à prendre la file des sortants, Jacques Duèze étendit sa maigre main hors du confessionnal o˘ il gisait effondré, et saisit le jeune Italien par la cotte, en murmurant :
- Restez, petit, restez auprès de moi. Je suis s˚r que vous me serez secourable.
Duèze savait que les puissances d'argent ne sont, en aucune circonstance, négligeables, et il pensait avoir intérêt à conserver auprès de lui un représentant des banques lombardes.
Une heure plus tard, il ne demeurait dans l'église des Jacobins que quatre-vingt-seize hommes, destinés à y rester aussi longtemps que vingt-quatre d'entre eux ne se seraient mis d'accord pour en choisir un seul. Les gens d'armes, avant de se retirer, jetèrent des brassées de paille pour former la couche, à même la pierre, des plus hauts prélats de ce monde, et ils apportèrent quelques bassins ainsi que de grandes jarres LA LOI DES M¬LES
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pleines d'eau. Puis les maçons, sous l'oil du comte de Forez, achevèrent de murer la dernière issue, ne laissant d'autre ouverture qu'une petite baie carrée, une lucarne suffisante pour le passage des plats, insuffisante pour le passage d'un homme. Tout autour de l'église les soldats avaient repris leur faction, disposés de trois toises en trois toises, sur deux rangs, un rang adossé au mur et regardant vers la ville, un rang tourné vers l'église et regardant les vitraux.
Vers midi, le comte de Poitiers se mit en route pour Paris. Il emmenait dans sa suite le dauphin de Viennois et le petit dauphiniet, lequel vivrait désormais à la cour de France afin de s'y familiariser avec sa fiancée de cinq. ans.
A cette heure-là, les cardinaux reçurent leur premier repas; comme c'était jour maigre, ils n'eurent pas de viande.
VI
DE NEAUPHLE ¿ SAINT-MARCEL
Un matin du début de juillet, bien avant l'aube, Jean de Cressay entra dans la chambre de sa sour Le jeune homme tenait une chandelle qui fumait, il s'était lavé la barbe et portait sa meilleure cotte de cheval
- Lève-toi, Marie, dit-il Tu pars ce matin Pierre et moi, nous allons te conduire
La jeune fille se dressa sur son ht
- Partir Comment cela9 C'est ce matin que je dois partir9 L'esprit embrumé de sommeil, elle regardait son frère, de ses grands yeux bleu sombre, fixement, sans comprendre Machinalement, elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux épais et soyeux ou passaient des reflets dorés
Jean de Cressay contemplait sans plaisir la beauté de sa sour, comme si cette beauté e˚t été l'image même du péché
- Fais un paquet de tes hardes, car tu ne reviendras pas ici de sitôt
- Mais o˘ me conduisez-vous9 demanda Marie
- Tu le verras
- Mais hier Pourquoi ne m'en avoir rien dit hier9
- Pour te donner le temps de nous jouer encore un tour de ta façon9 Allons, h‚te-toi, je veux être en chemin avant que nos serfs nous voient Tu nous as couverts d'assez de honte, point n'est besoin qu'ils jasent davantage Marie ne répondit pas Depuis un mois, sa famille ne la traitait pas d'autre manière, ni ne s'adressait à elle sur un autre ton Elle se leva, un peu alourdie par sa grossesse dont le poids, si modéré qu'il f˚t encore, la surprenait toujours au saut du ht A la lueur de la chandelle laissée par Jean, elle se prépara, se passa de l'eau sur le visage et la poitrine, noua rapidement ses cheveux, elle s'aperçut que ses mains tremblaient O˘
Femmenait-on9 Dans quel couvent9 Elle mit à son cou le reliquaire d'or que Guccio lui avait donné et qui venait, lui avait-LA LOI DES M¬LES
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il dit, de la reine Clémence. "Jusqu'à ce jour, ces reliques m'ont bien peu protégée, pensa-t-elle. Les ai-je mal priées9 " Elle plia ensemble une robe de dessus, quelques robes de dessous, un surcot et des toiles pour se laver
- Tu te couvriras de ta cape à grand chaperon, lui lança Jean qui rentra un instant dans la chambre
- Mais je vais périr de chaleur ' dit Marie. C'est une vêture d'hiver
- Notre mère veut que tu chemines le visage caché Obéis et h‚te-toi Dans la cour, le'second frère, Pierre, sellait lui-même les deux chevaux Marie savait bien que ce jour devait arriver; dans un sens, quelque angoisse qu'elle e˚t au cour, elle ne souffrait pas tellement, elle en était presque à souhaiter ce départ La tristesse d'un couvent lui paraissait chose plus supportable que les griefs et les reproches journellement ressassés Au moins y serait-elle seule avec son malheur Elle n'aurait plus à subir les fureurs de sa mère, alitée depuis que le drame avait éclaté, et qui maudissait sa fille chaque fois que celle-ci lui portait une tisane La grosse ch‚telaine était alors prise d'étouffements, et l'on devait appeler d'urgence le barbier de Neauphle pour qu'il lui tir
‚t une pinte de sang noir Cela faisait six fois en moins de deux semaines que l'on saignait dame …habel, et il ne paraissait pas que ce traitement accélér‚t son retour à la santé
Marie était traitée par ses deux frères, par Jean surtout, comme une criminelle Ah ' certes ' plutôt le cloître, mille fois Mais au fond d'une clôture pourrait-elle jamais avoir des nouvelles de Guccio9 C'était la son obsession, sa véritable crainte du sort qui l'attendait Ses méchants frères lui affirmaient que Guccio avait fui à l'étranger
" Ils ne veulent point me l'avouer, se disait-elle, mais ils l'ont fait mettre en cachot II n'est pas possible qu'il m'ait abandonnée ' Ou bien alors, il est revenu dans le pays, pour me sauver, et c'est pourquoi mes frères mettent tant de h‚te à m'emmener, et après cela, ils vont le tuer Ah
' que ne me suis-je pas sauvée avec lui ' "
Son imagination lui représentait toutes les formes possibles de catastrophes Elle en venait par instants a souhaiter que Guccio se f˚t réellement enfui, la laissant à son mauvais sort Privée d'aucun conseil et même d'aucune compassion, elle n'avait d'autre compagnie que celle de son enfant à naître, or cette existence-là ne lui était que de petit secours, sinon pour le courage qu'elle lui inspirait
A l'instant de partir, Marie de Cressay demanda si elle pouvait dire adieu à sa mère Pierre entra dans la chambre de dame …habel Aux cris poussés par la veuve, à qui les saignées n'avaient pas encore ôte toute la voix, Marie comprit l'inutile de sa démarche
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LES ROIS MAUDITS
LA LOI DES MALES
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- Elle m'a répondu qu'elle n'avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant.
Et Marie pensa une fois de plus. " J'aurais mieux fait de m'enfuir avec Guccio. Tout cela est ma faute, je devais le suivre "
Les deux frères enfourchèrent leurs montures et Jean de Cressay prit sa sour en croupe, parce que son cheval était le meilleur, ou plutôt le moins mauvais des deux Pierre chevauchait le bidet cornard sur lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si belle entrée dans la capitale
Marie jeta un dernier regard au petit manoir dont les toits, sous la demi-lueur d'une aube encore mal assurée, s'estompaient comme dans la grisaille, déjà, du souvenir. Tous les instants de sa vie, depuis qu'elle avait ouvert les yeux, étaient inscrits entre ces murs et dans ce paysage ses jeux de petite fille, la surprenante découverte de soi-même et du monde que chaque être fait à son tour, journée après journée l'infinie diversité des herbes dans un champ, l'étrange forme des fleurs et la poudre merveilleuse qu'elles portent dans leur cour, la douceur du duvet au ventre des petits canards, les jeux du soleil sur l'aile des libellules Elle laissait là
toutes les heures passées à se regarder grandir, à s'écouter rêver, toutes les époques de son visage qu'elle avait si souvent miré dans l'eau transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement de vivre qu'elle ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu de la prairie, en cherchant des présages dans la forme des nuages et en imaginant Dieu présent dans le fond du ciel
- Abaisse ton chaperon, lui ordonna son frère Jean Dès la rivière franchie, il fit prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre, aussitôt, se mit à corner
- Jean, n'allons-nous pas un peu vite9 dit Pierre en désignant Marie d'un mouvement de tête
- Bah ' la mauvaise graine est toujours solidement plantée, répondit l'aîné
comme s'il souhaitait méchamment un accident
Mais ses espoirs furent déçus Marie était une fille robuste et faite pour la maternité Elle parcourut les dix lieues de Neauphle a Pans sans donner signe de malaise Simplement, elle avait les reins moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas De Pans elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et le bas des maisons que de jambes' que de souliers' Ce qui la surprenait, c'était le bruit, l'immense bourdonnement de la ville, les voix des cneurs, des vendeurs de toutes denrées, les bruits des métiers En certains endroits, la foule était si dense que les montures avaient peine a se frayer passage Des passants heurtaient du coude ou de l'épaule les pieds de Marie Enfin, les chevaux s'arrêtèrent On fit descendre la jeune fille qui se sentait lasse et poussiéreuse Seulement alors, elle fut autorisée a relever sa chape
- O˘ sommes-nous7 demanda-t-elle en contemplant avec surprise la cour d'une belle demeure
- Chez l'oncle de ton Lombard, répondit Jean de Cressay quelques instants plus tard, un oil fermé, l'autre ouvert, messer Tolomei regardait les trois enfants du feu sire de Cressay assis en rang devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur sour à côté, un peu en retrait, tête baissée.
- Comprenez, messer Tolomei, disait Jean, que vous nous avez fait une promesse
- Certes, certes, répondait Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n'en doutez pas
- Mais comprenez qu'il faut la tenir vite Comprenez qu'après le bruit fait autour de cette honte, notre sour ne peut davantage demeurer avec nous Comprenez que nous n'osons plus paraître dans les maisons d'alentour, que nos serfs eux-mêmes se moquent de nous, et que ce sera bien pire encore quand le péché de notre sour va s'arrondir
Tolomei avait une réponse sur le bout des lèvres "Mais, mes garçons, c'est vous qui avez causé tout ce bruit ' Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux contre Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par crieur public "
- Et puis notre mère ne se remet point de ce malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d'elle lui fait recroître la colère au point que nous craignons qu'elle n'en crève Comprenez
" C'est la manie des sots que de vous sommer de comprendre Bah ' quand il aura la langue sèche, il s'arrêtera ' Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le banquier, c'est que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle fille Je lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu'elle est entrée j'ai changé d'avis, et si mon ‚ge permettait que pareille chose m'arriv‚t encore, je me serais sans doute conduit plus follement que lui Les beaux yeux, les beaux cheveux, la belle peau un vrai fruit de printemps' Et comme elle semble supporter son malheur avec courage' Car après tout, les deux autres crient tempêtent, font les importants, mais c'est bien pour elle, la pauvre enfant, que la peine est la plus grande '
Elle a s˚rement une bonne ‚me quelle pitié pour elle d'être née sous le toit de ces deux mais, et comme j'aurais aimé que Guccio p˚t l'épouser au grand jour, qu'elle véc˚t ici, et que ma vieillesse se réjouît a la contempler "
II ne la quittait pas du regard Marie levait les veux sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète de cette observation insistante
- Comprenez, messer, que votre neveu
- Oh' celui-là, je le renie, je l'ai déshérité' S'il n'avait fui pour l'Italie, je croîs que je l'aurais tue de mes doigts Si je pouvais seulement savoir ou il se cache dit Tolomei en se prenant le front d'un air accable
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LES ROIS MAUDITS
A l'abri du petit auvent de ses mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de sa grosse paupière habituellement affaissée Marie sut alors" qu'elle avait un allié, elle ne put retenir un soupir Guccio était vivant, Guccio était en heu s˚r, et Tolomei savait o˘ que lui importait le cloître maintenant '
Elle n'écoutait plus le discours de son frère Jean Elle aurait pu d'ailleurs le réciter par cour Pierre de Cressay lui-même se taisait, avec un air de vague lassitude II se reprochait, sans oser l'avouer, d'avoir cédé lui aussi à une colère absurde Et il laissait son aîné parler de l'honneur du sang et des lois de chevalerie, pour justifier leur énorme sottise
Car lorsque les frères Cressay, sortant de leur pauvre petit manoir délabré
et de leur cour qui sentait le fumier hiver comme été, voyaient la demeure pnnciere de Tolomei, lorsqu'ils respiraient cet air de richesse, d'abondance, qui flottait dans toute la maison, force leur était de reconnaître que leur sour, s'ils avaient consenti a ce mariage, n'e˚t pas été des plus mal loties Mais si le cadet éprouvait, au fond, quelque remords à l'égard de sa sour, l'aîné, d'esprit bute, et anime d'un assez bas sentiment de jalousie, pensait " Pourquoi aurait-elle droit, par péché, à tant de richesses alors que nous peinons dans une vie misérable7"
Marie, elle non plus, n'était pas insensible au luxe qui l'entourait, Péblouissait, et ne faisait qu'aviver ses regrets
" Si seulement Guccio avait pu être un petit peu noble, songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l'avions pas été' qu'est-ce que cela veut dire, la chevalerie9 Est-ce là une bonne chose, qui peut faire tant souffrir7 Et la richesse n'est-elle pas aussi une sorte de noblesse9"
- Ne vous inquiétez de rien, mes amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi C'est le devoir des oncles de reparer les fautes de leurs mauvais neveux J'ai obtenu, gr‚ce a mes hautes amitiés, que votre sour soit accueillie au couvent des filles Saint-Marcel N'êtes-vous pas satisfaits7
Les deux frères Cressay se regardèrent et hochèrent la tête d'un air approbateur Le couvent des Clansses du faubourg Saint-Marcel jouissait d'une grande réputation N'y entraient que des filles de haut lignage Parfois même s'y dissimulaient, sous le voile, des b‚tardises royales La hargne de Jean de Cressay tomba d'un seul coup, apaisée par la vanité de caste II n'était pas de heu ou un deshonneur se p˚t racheter avec plus d'honneur Et quand les petits barons des alentours de Neauphle demanderaient aux Cressay ou se trouvait Marie, il ne leur serait pas désagréable de repondre, d'un air détache " Elle est au couvent des filles Saint-Marcel "
Mais Tolomei avait d˚ pa>er ou promettre gros pour qu'elle y soit admise LA LOI DES MALES
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- C'est fort bonne chose, fort bonne, dit Jean D'ailleurs, l'abbesse est un peu, je croîs, notre parente, notre mère nous l'a plus d'une fois citée en exemple
- Ainsi, tout est au mieux, reprit Tolomei Je vais conduire votre sour au comte de Bouville, l'ancien grand chambellan
Les deux frères s'inclinèrent à nouveau sur leur siège pour marquer leur considération
- par qui j'ai obtenu cette faveur, et ce soir, je vous le promets, elle sera confiée à l'abbesse, précisément Vous pouvez donc repartir avec le calme au cour, je vous ferai tenir des nouvelles
Les deux frères n'en demandèrent pas davantage Ils se débarrassaient de leur sour, et estimaient avoir assez fait en s'en déchargeant aux soins d'autrui
- Dieu t'inspire le repentir, dit Jean a Marie, en guise d'adieu II mit beaucoup plus de chaleur a prendre congé de Tolomei
- Dieu te garde, Marie, dit Pierre, avec émotion
II eut un mouvement pour embrasser sa sour, mais sous le regard sévère de l'aîné, il n'acheva pas son geste
Et Marie se retrouva seule avec ce gros banquier au teint sombre, a la bouche charnue, a l'oil clos, qui, si étrange que cela lui par˚t, était son oncle
Les deux chevaux sortirent de la cour et l'on entendit diminuer le sifflement du bidet cornard, dermeie rumeur de Cressay qui s'éloignait de Marie
- Maintenant, allons a table, mon enfant Le temps qu'on dîne, on ne pleure pas, dit Tolomei
II aida la jeune fille a enlever la cape sous laquelle elle suffoquait, et Marie eut un regard surpris, reconnaissant, car c'était la première marque d'attention ou simplement de courtoisie qu'on avait pour elle depuis des semaines
" Tiens, une étoffe qui vient de chez moi ", se dit Tolomei en voyant la robe dont elle était vêtue
Le Lombard était négociant en epices d'Orient, en même temps que banquier, aussi les rago˚ts ou il plongeait les doigts avec élégance, les viandes qu'il détachait de l'os délicatement par petits morceaux, étaient imprègnes de senteurs exotiques, apentives Mais Marie ne montrait guère d'appétit et se servit a peine des plats du premier service
- Il est a Lyon, lui dit alors Tolomei en soulevant sa paupière gauche II n'en peut bouger pour l'heure mais il pense a vous et vous garde toute sa foi
- Serait-il en prison9 demanda Marie
- Non, pas précisément II est enferme, mais nullement pour de pénibles raisons et il partage sa captivité avec de si hauts personnages 650
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que nous n'avons rien à craindre pour son salut. Tout m'incite à croire qu'il sortira de l'église o˘ il se tient plus important qu'il n'y est entré.
- L'église? Pourquoi dans une église?
- Je ne puis vous en dire davantage.
Marie n'insista pas. Guccio reclus dans une église en compagnie de gens si importants qu'on ne pouvait les lui nommer... ce mystère la dépassait. Mais ce qui touchait Guccio était toujours empreint de mystère. La première fois qu'elle l'avait vu, n'arrivait-il pas d'une mission secrète auprès de la reine d'Angleterre? N'était-il pas revenu à Cressay pour cacher des documents, puis les reprendre? Et n'avait-il pas eu à courir par deux fois jusqu'à Naples pour le service de la reine Clémence? N'avait-il pas reçu de celle-ci le reliquaire de saint Jean qu'elle-même, à présent, portait au cou? Si Guccio était enfermé à cette heure, ce devait être encore pour la cause de quelque reine. Et Marie s'émerveillait que, parmi tant de si puissantes princesses, il continu‚t de la préférer, elle, pauvre damoiselle de campagne. Guccio vivait, Guccio l'aimait ; il lui suffisait de le savoir pour retrouver de l'agrément à exister ; et elle mordit au plat avec tout l'appétit d'une fille de dix-huit ans qui avait voyagé depuis l'aube.
Tolomei, s'il pouvait s'adresser avec aisance aux plus hauts barons, aux pairs du royaume, aux légistes, aux archevêques, avait depuis longtemps perdu l'habitude de parler aux femmes, surtout à une femme si jeune. Ils échangèrent peu de propos. Le vieux banquier regardait avec ravissement cette nièce qui lui tombait du ciel et qui, d'instant en instant, lui plaisait davantage.
" quelle pitié, pensait-il, de l'aller mettre au couvent ! Si Guccio ne s'était fait retenir dans le conclave, j'enverrais bien cette belle enfant à Lyon; mais qu'y deviendrait-elle, seule et sans appui? Or, les cardinaux, à ce qu'on dit, ne se montrent pas près de céder... Ou bien la garder ici en attendant le retour de mon neveu? Voilà qui me sourirait. Mais non, je ne le puis ; j'ai demandé à Bouville d'agir en sa faveur ; quelle figure aurais-je maintenant, à négliger la peine qu'il s'est donnée? Et si l'abbesse en plus est cousine des Cressay, et qu'il vienne à ces nigauds l'idée de lui demander nouvelles... Allons ! que la tête ne me tourne pas, à moi aussi! Elle ira au couvent..."
- ... mais pas pour toute la vie, dit-il en continuant à haute voix. Il n'est pas question de vous faire prendre le voile. Acceptez sans trop de plainte ces quelques mois parmi les nonnes. Je vous promets, quand votre enfant sera né, d'arranger vos affaires pour que vous viviez heureuse avec mon neveu.
Marie lui saisit la main et y posa ses lèvres. Il en fut gêné; la bonté
n'était pas dans sa nature, et son métier l'avait peu habitué aux expressions de gratitude.
LA LOI DES MALES
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- Il me faut maintenant vous remettre aux soins du comte de Bouville, dit-il. Je vais vous conduire à lui.
De la rue des Lombards au palais de la Cité, la route n'était pas longue.
Marie la parcourut, au côté de Tolomei, dans un état de surprise émerveillée. Elle n'avait jamais vu de grande ville ; le mouvement de la foule sous le soleil de juillet, la beauté des maisons, le nombre et la profusion des boutiques, le scintillement des étalages, tout le spectacle la transportait dans une sorte de féerie. " Le bonheur, le bonheur, se disait-elle, que de vivre ici, et quel homme aimable est l'oncle de Guccio, et quelle bénédiction qu'il veuille bien nous protéger! Oh! oui, comme je subirai sans me plaindre le temps du couvent ! " Ils passèrent le Pont-au-Change et entrèrent dans la Galerie mercière encombrée de ses éventaires.
Tolomei ne put s'empêcher, pour le plaisir de s'entendre encore remercier, d'acheter une aumônière de ceinture, brodée de petites perles, qu'il offrit à Marie.
- C'est de la part de Guccio. Il faut bien que je le remplace !
Ils s'engagèrent ensuite dans le grand escalier du Palais. Ainsi, d'avoir fauté avec un jeune Lombard valait à Marie de Cressay de pénétrer dans la demeure des rois.
Il régnait à l'intérieur du Palais cette agitation, cet affairement réel ou simulé qu'on remarquait en tous lieux o˘ se trouvait le comte de Valois.
Ayant franchi galeries et salles en enfilade o˘ se pressaient, se croisaient, s'interpellaient chambellans, secrétaires, officiers et solliciteurs, Tolomei et la jeune fille parvinrent dans une partie un peu retirée, derrière la Sainte-Chapelle, et qui donnait sur la Seine et l'île aux Juifs. Une garde de gentilshommes en cotte d'armes leur barra le passage. Nul ne pouvait pénétrer dans les appartements réservés à la reine Clémence sans l'autorisation des curateurs. Tandis qu'on allait chercher le comte de Bouville, Tolomei et Marie attendirent dans l'embrasure d'une fenêtre.
- C'est là, voyez-vous, qu'on a br˚lé les Templiers, dit Tolomei en désignant l'île.
Le gros Bouville arriva, toujours équipé en guerre, la bedaine roulant sous l'étoffe d'acier, et le pas décidé comme s'il allait commander un assaut.
Il fit écarter la garde. Tolomei et Marie traversèrent une première pièce o˘ un vieillard desséché, vêtu d'une robe de soie, et la peau tavelée comme un parchemin, dormait, assis dans une cathèdre. C'était le sénéchal de Joinville. Deux écuyers, auprès de lui, jouaient silencieusement aux échecs. Puis les visiteurs passèrent dans le logement du comte de Bouville.
- Madame Clémence reprend-elle un peu? demanda Tolomei à Bouville.
- Elle pleure moins, répondit le curateur, ou plutôt elle montre 652
LES ROIS MAUDITS
moins ses pleurs, comme s'ils lui coulaient tout droit dans la gorge. Mais elle reste durement ébaubie. Et puis la chaleur d'ici ne lui vaut rien dans son état, et elle a souvent des défaillances et des tournements de tête.
" Ainsi, la reine de France est à côté, pensait Marie avec une intense curiosité. Peut-être vais-je lui être présentée? Oserai-je lui parler de Guccio?"
Elle assista ensuite à une longue conversation, à laquelle elle ne comprit que peu, entre le banquier et l'ancien grand chambellan. A certains noms prononcés, ils baissaient la voix, et Marie se défendait d'écouter leurs chuchotements.
Le comté de Poitiers, arrivant de Lyon, était annoncé pour le lendemain.
Bouville, qui avait souhaité si fort ce retour, ne savait plus maintenant s'il devait s'en féliciter. Car Monseigneur de Valois avait décidé de se porter immédiatement à la rencontre de Philippe, en compagnie du comte de La Marche ; et Bouville montra à Tolomei, par une fenêtre qui donnait sur les cours, les préparatifs de ce départ. De son côté, le duc de Bourgogne, arrivé de Dijon, faisait monter la garde par ses propres gentilshommes autour de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre. Un mauvais vent de révolte soufflait sur la ville, et cette rivalité de régents pouvait aboutir aux pires calamités. De l'avis de Bouville, on aurait d˚ nommer la reine Clémence régente, et l'entourer d'un Conseil de la couronne composé de Valois, de Poitiers et d'Eudes de Bourgogne.
Si intéressé qu'il f˚t par les événements, Tolomei, à plusieurs reprises, tenta de ramener Bouville à l'objet précis de sa démarche.
- Certes, certes, nous allons bien veiller sur cette damoiselle, répondait Bouville qui revenait aussitôt à ses inquiétudes politiques.
Tolomei avait-il des nouvelles de Lyon? Le chambellan avait pris familièrement le banquier par l'épaule et lui parlait presque joue à joue.
Comment? Guccio, mué en conclaviste, était enfermé avec Duèze? Ah! l'habile garçon! Tolomei pensait-il pouvoir communiquer avec son neveu? Si jamais il en recevait des nouvelles, ou avait moyen de lui en transmettre, qu'il le fît savoir; ce truchement pourrait être fort précieux. quant à Marie...
- Mais oui, mais oui, dit le curateur. Madame de Bouville, qui est personne de tête, et fort agissante, a tout arrangé à votre convenance. Soyez sans alarme.
11 appela son épouse, petite femme maigre, autoritaire, au visage marqué de rides verticales, et dont les mains sèches ne restaient jamais en repos.
Marie, qui s'était sentie jusque-là en parfaite sécurité, éprouva aussitôt de la crainte et de l'anxiété.
- Ah! c'est vous dont il faut abriter le péché, dit madame de Bouville en l'examinant d'un oeil sans bienveillance. Vous êtes attendue LA LOI DES M¬LES
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au couvent des Clarisses. L'abbesse montrait peu d'empressement, et moins encore quand je lui ai dit votre nom, car elle est, par je ne sais quel lien, de votre famille, et votre conduite ne lui plaît guère. Mais enfin, la faveur dont jouit messire Hugues, mon époux, a pesé son poids. J'ai crié
un peu; le logis vous sera donné. Je vous y conduirai avant la nuit.
Elle parlait vite et il n'était pas facile de l'interrompre. quand elle reprit son souffle, Marie lui répondit avec beaucoup de déférence, mais aussi beaucoup de dignité dans le ton :
- Madame, je ne suis point en état de péché, car j'ai bien été mariée devant Dieu.
- Allons, allons, répliqua madame de Bouville, ne faites pas regretter les bontés qu'on a pour vous. Remerciez donc ceux qui s'emploient à vous aider, plutôt que de jouer la faraude.
Ce fut Tolomei qui remercia, au nom de Marie. Lorsque celle-ci vit le banquier sur le point de partir, un grand désarroi la jeta dans les bras de celui-ci, comme s'il avait été son père.
- Faites-moi savoir le sort de Guccio, lui murmura-t-elle à l'oreille, et faites-lui savoir que je me languis de lui.
Tolomei s'en alla, et les Bouville disparurent également. Pour tout l'après-midi, Marie demeura dans leur antichambre, n'osant bouger et n'ayant d'autre distraction que d'assister, assise dans l'embrasement d'une fenêtre ouverte, au départ de Monseigneur de Valois et de son escorte. Le spectacle, pour un moment, la sortit de son chagrin. Elle n'avait jamais vu si beaux chevaux, si beaux harnais, si beaux vêtements, et en si grand nombre. Elle pensait aux paysans de Cressay vêtus de loques, les jambes entourées de bandes de toile, et se disait qu'il était bien étrange que des êtres qui avaient tous une tête et deux bras, et tous créés par Dieu à son image, pussent être de races si différentes, si l'on en jugeait par le costume.
De jeunes écuyers, voyant cette fille de grande beauté occupée à les regarder, lui adressèrent des sourires et même lui envoyèrent des baisers.
Soudain ils s'empressèrent autour d'un personnage tout brodé d'argent qui semblait en imposer fort et prenait des airs de souverain ; puis la troupe s'ébranla, et la chaleur de l'après-midi s'appesantit sur les cours et les jardins du Palais.
Vers la fin du jour, madame de Bouville vint chercher Marie. Accompagnées de quelques valets et montées sur des mules sellées de b‚ts " à la planchette " o˘ l'on s'asseyait de côté, les pieds posés sur une petite planche, les deux femmes traversèrent Paris. Elles virent des attroupements un peu partout, et même aperçurent la fin d'une rixe qui avait éclaté sur le seuil d'une taverne entre des partisans du comte de Valois et des gens du duc de Bourgogne. Les sergents du guet, à coups de masse, rétablissaient l'ordre.
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LES ROIS MAUDITS
- La ville est chaude, dit madame de Bouville. Je ne serais point surprise si la journée de demain nous amenait Pémeute.
Par le mont Sainte-Geneviève et la porte Saint-Marcel, elles sortirent de Paris. Le crépuscule tombait sur les faubourgs.
- Du temps que j'étais jeune, dit madame de Bouville, on ne voyait guère ici plus de vingt maisons. Mais les gens ne savent plus o˘ se loger en ville, et construisent sans cesse sur les champs.
Le couvent des Clarisses était entouré d'un haut mur blanc qui enfermait les b‚timents, les jardins et les vergers. On distinguait, auprès d'une porte basse, un tour ménagé dans l'épaisseur de la pierre.
Une femme qui marchait le long de la muraille, la tête couverte, s'approcha du tour et y déposa rapidement un paquet entortillé de linges ; puis elle fit tourner le tambour de bois, tira la cloche et, voyant qu'on approchait, s'enfuit en courant.
- qu'a-t-elle fait? demanda Marie.
- Elle vient d'abandonner là un enfant sans père, répondit madame de Bouville en regardant Marie d'un air sévère. C'est ainsi qu'on les recueille. Allons, marchez.
Marie pressa sa mule. Elle pensait qu'elle aurait pu, elle aussi, être forcée un jour proche de déposer son enfant dans un tour, et considéra que son sort était encore bien enviable.
- Je vous fais merci, Madame, de prendre si grand soin de moi, murmura-t-elle les larmes aux yeux.
- Eh ! enfin vous prononcez une bonne parole, répondit madame de Bouville.
VII LES PORTES DU PALAIS
Le même soir, le comte de Poitiers se trouvait au ch‚teau de Fontainebleau, o˘ il devait coucher; c'était sa dernière étape avant Pans. Il achevait de souper, en compagnie du dauphin de Viennois, du comte de Savoie et des membres de sa nombreuse escorte, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée des comtes de Valois, de la Marche et de Samt-Pol.
- qu'ils entrent, qu'ils entrent tout aussitôt, dit Philippe de Poitiers.
Mais il n'eut pas le moindre mouvement pour aller au-devant de son oncle.
Et quand celui-ci, le pat, martial, le menton haut et les vêtements poudreux, apparut, Philippe se contenta de se lever et d'attendre. Valois, un peu décontenancé, resta quelques secondes sur le pas de la porte, regarda l'assistance Philippe s'obstinant à demeurer immobile, il dut se décider à avancer. Chacun se taisait, les observant. quand Valois fut assez près, le comte de Poitiers le prit alors aux épaules et le baisa sur les deux joues, ce qui pouvait passer pour un geste de bon neveu mais qui, venant d'un homme qui n'avait pas bougé de sa place, paraissait plutôt un geste de roi.
Cette attitude irrita non seulement Valois, mais également Charles de La Marche qui pensa " N'avons-nous fait tout ce chemin que pour recevoir tel accueil? Après tout, je suis égal à mon frère; pourquoi se permet-il de nous traiter de si haut?"
Une expression amère, jalouse, déformait un peu son beau visage aux traits réguliers, mais sans intelligence.
Philippe lui tendit les bras, La Marche ne put faire autrement que d'accepter une brève accolade. Mais aussitôt, il dit, désignant Valois, et d'un ton qui se voulait d'autorité.
- Philippe, voyez ici notre oncle, le plus aîné de la couronne Nous vous louons que vous vous accordiez à lui et qu'il ait le gouvernement 656
LES ROIS MAUDITS
du royaume Car trop serait ce royaume en péril d'être remis à l'attente d'un enfant qui est encore à naître, et ne saurait donc royaume gouverner La phrase avait une ambiguÔté et une ampoule qui ne pouvaient être du cru de Charles de La Marche Celui-ci répétait évidemment des paroles serinées La fin de la déclaration fit sourciller Philippe Le mot de régent n'avait pas été prononcé Valois ne visait-il pas, au-delà de la régence, la couronne elle-même7
- Notre cousin Samt-Pol est avec nous, reprit Charles de La Marche, pour vous dire que c'est aussi le conseil des barons Philippe se passa la main, lentement, sur la joue
- Je vous sais gré, mon frère, de votre avis, répondit-il froidement, et d'avoir fait tant de route pour me le porter Aussi je pense que vous êtes las comme je le suis moi-même, et les bonnes décisions ne se prennent point dans la lassitude Je propose donc que nous allions dormir pour en décider demain, l'esprit frais et en petit Conseil La bonne nuit, Messeigneurs Raoul, Anseau, Adam, m'accompagnez, je vous prie
Et il sortit de la salle, sans avoir offert le vivre a ses visiteurs, et sans même se soucier de la manière dont ils allaient s'accommoder pour dormir
Suivi d'Adam Héron, de Raoul de Presles et d'Anseau de Jomville, il se dirigea vers la chambre royale Le ht, jamais plus utilise depuis que le Roi de fer y avait rendu l'‚me, était prêt, les draps mis Philippe tenait beaucoup à occuper cette chambre, il tenait surtout a ce que nul autre ne l'occup‚t
Adam Héron se disposait a le déshabiller
- Je croîs que je ne me dévêtirai pas, dit Philippe de Poitiers Adam, vous allez dépêcher aussitôt un bachelier vers messire Gaucher de Ch‚tillon pour qu'il soit a m'attendre à Pans, dès le petit matin, à la porte d'Enfer Et puis mandez-moi mon barbier tout a l'heure, car je veux parvenir avec le visage frais Et aussi ordonnez qu'on tienne vingt chevaux prêts a partir vers la minuit que l'on selle sans bruit, lorsque mon oncle sera couche Pour vous, Anseau, ajouta-t-il en se tournant vers le fils du sénéchal de Jomville, je vous charge d'avertir de mon départ le comte de Savoie et le dauphin afin qu'ils ne soient pas surpris et ne croient pas que je me défie d'eux Restez ici jusqu'au matin en leur compagnie, et quand mon oncle se réveillera, qu'on l'entoure beaucoup et qu'on le ralentisse Faites-lui perdre du temps en route
Demeure seul avec Raoul de Presles le comte de Poitiers sembla s'enfoncer dans une méditation silencieuse que le légiste se garda de troubler
- Raoul, dit-il enfin, vous ave? ouvre iour après jour pour mon LA LOI DES M¬LES
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père, et l'avez connu du plus près. En cette occasion, comment aurait-il agi?
- Il e˚t fait comme vous, Monseigneur, je m'en porte garant, et ne vous le dis point par flatterie, mais parce que je le pense bien. J'ai trop aimé
notre Sire Philippe, et enduré trop de souffrances depuis qu'il n'est plus, pour servir aujourd'hui un prince qui ne me le rappellerait en tous points.
- Hélas, hélas, Raoul, je suis peu de chose auprès de lui. Il pouvait suivre son faucon en l'air, sans jamais le perdre des yeux, et moi j'ai la vue courte. Il tordait sans peine un fer à cheval entre ses doigts. Il ne m'a légué ni sa force aux armes, m cette apparence de visage qui enseignait à chacun qu'il était roi.
En parlant, il regardait obstinément le lit
A Lyon il s'était senti régent, avec une parfaite certitude. Mais, à mesure qu'il se rapprochait de la capitale, cette assurance, sans qu'il en laiss‚t rien paraître, l'abandonnait un peu. Raoul de Presles, comme s'il répondait aux questions non formulées, dit :
- Il n'y a point de précédent à la situation o˘ nous sommes, Monseigneur Nous en avons assez débattu depuis des jours Dans l'affaiblissement présent du royaume, le pouvoir sera à celui qui aura l'autorité de le prendre Si vous y parvenez, la France ne souffrira pas.
Peu après il se retira, et Philippe s'allongea, les yeux fixés sur la petite lampe suspendue entre les courtines. Le comte de Poitiers n'éprouvait aucune gêne, aucun malaise, à reposer sur cette couche qui avait eu un cadavre pour dernier usager. Au contraire, il y puisait de la force, il avait l'impression de se couler dans la forme paternelle, d'en reprendre la place et les dimensions sur la terre. " Père, revenez en moi", priait-il , et il demeurait immobile, les mains croisées sur la poitrine, offrant son corps à la réincarnation d'une ‚me depuis vingt mois enfuie.
Il entendit des pas dans le couloir, des voix, et son chambellan répondre, à quelqu'un sans doute de la suite de Charles de Valois, que le comte de Poitiers reposait Le silence tomba sur le ch‚teau Un peu plus tard, le barbier arriva avec son attirail Tandis qu'on le rasait, Philippe de Poitiers se rappela, prononcées dans cette même chambre, devant la famille et la cour, les dernières recommandations de son père à Louis, qui en avait tenu si peu compte " Pesez, Louis, ce que c'est que d'être le roi de France Et sachez au plus tôt l'état de votre royaume "
Vers minuit, Adam Héron vint l'avertir que les chevaux étaient prêts quand le comte de Poitiers sortit de la chambre, il avait le sentiment que vingt mois étaient abolis, et qu'il reprenait les choses là o˘ elles se trouvaient a la mort de son père, comme s'il en recueillait directement la succession
Une lune propice éclairait la route La nuit de juillet, tout étoilée, 658
LES ROIS MAUDITS
ressemblait au manteau de la Sainte Vierge. La forêt exhalait ses parfums de mousse, d'humus et de fougère ; elle vivait du frémissement secret des animaux. Philippe de Poitiers montait un excellent cheval dont il go˚tait l'allure puissante. L'air frais fouettait ses joues rendues sensibles par les rasoirs du barbier.
"Ce serait pitié, songeait-il, que de laisser si bon pays en de mauvaises mains. "
La petite troupe surgit de la forêt, traversa au galop Ponthierry et s'arrêta, comme le jour apparaissait, au creux d'Essonne, pour faire souffler les chevaux et prendre quelque nourriture. Philippe dévora ce repas, assis sur une borne. Il semblait heureux. Il n'avait que vingt-cinq ans, son expédition revêtait un air de conquête, et il s'adressait avec une amitié joyeuse aux compagnons de son aventure. Cette gaieté, rare chez lui, acheva de les affermir.
Entre prime et tierce, il arrivait à la porte de Paris tandis que sonnaient les cloches aigrelettes des couvents d'alentour. Il trouva là Louis d'…
vreux et Gaucher de Ch‚tillon qui l'attendaient. Le connétable avait son visage des mauvais jours. Il invita aussitôt le comte de Poitiers à se rendre au Louvre.
- Et pourquoi n'irais-je pas tout droit au palais de la Cité? demanda Philippe.
- Parce que nos seigneurs de Valois et de La Marche ont fait occuper le Palais par leurs hommes d'armes. Au Louvre, vous aurez les troupes royales, qui sont tout à mon obéissance, c'est-à-dire tout à vous, avec les arbalétriers de messire de Galard... Mais il faut agir promptement et résolument, ajouta le connétable, pour devancer le retour de nos deux Charles. Si vous m'en donnez l'ordre, Monseigneur, je fais enlever le Palais.
Philippe savait que les minutes étaient précieuses. Il calculait qu'il avait, néanmoins, six à sept heures d'avance sur Valois.
- Je ne veux rien entreprendre dont je ne sache auparavant que cela sera vu de bonne façon par les bourgeois et le peuple de la ville, répondit-il.
Ft dès qu'il fut entré au Louvre, il envoya mander, au Parloir aux Bourgeois, maître Coquatrix, maître Gentien, et quelques autres notables, ainsi que le prévôt Guillaume de La Madelaine qui avait succédé depuis mars au prévôt Ployebouche.
Philippe leur marqua en quelques paroles l'importance qu'il attachait à la bourgeoisie de Paris et aux hommes qui dirigeaient les arts de fabrique et le négoce. Les bourgeois se sentirent honorés, et surtout rassurés, par un tel langage qu'ils n'avaient plus entendu depuis la disparition de Philippe le Bel. Or ce roi, dont ils se plaisaient à médire du temps qu'il les gouvernait, comme ils le regrettaient à présent !
Ce fut Geoffroy Coquatrix, commissaire sur les monnaies fausses, LA LOI DES M¬LES
659
collecteur des subventions et subsides, trésorier des guerres, pourvoyeur des garnisons, visiteur des ports et passages du royaume, maître à la Chambre des comptes, qui répondit. Il tenait ses charges de Philippe le Bel, qui l'avait même doté d'un revenu à héritage, ainsi qu'on le faisait pour les grands serviteurs de la Couronne ; et il n'avait jamais rendu de comptes de son administration. Il craignait que Charles de Valois, hostile depuis toujours à la promotion des bourgeois aux grands postes, ne le destitu‚t de ses fonctions pour le spolier de l'énorme fortune qu'il s'était acquise. Coquatrix assura le comte de Poitiers, en lui donnant dix fois du " messire régent ", du dévouement de la population parisienne. Sa parole valait cher, car il était tout-puissant au Parloir, et assez riche pour payer, en cas de besoin, tous les truands de la ville et les envoyer à
l'émeute.
La nouvelle du retour de Philippe de Poitiers s'était rapidement répandue.
Les barons et chevaliers qui lui étaient favorables accoururent au Louvre.
Mahaut d'Artois, personnellement prévenue, fut des premières à se présenter.
- En quel état est ma mie Jeanne? dit Philippe à sa belle-mère, en lui ouvrant les bras.
- On attend sa délivrance d'un jour à l'autre.
- Je Tirai voir aussitôt mes travaux achevés.
Puis il se concerta avec son oncle d'…vreux et le connétable.
- A présent, Gaucher, vous pouvez marcher contre le Palais. T‚chez, s'il se peut, d'en avoir fini pour midi. Mais faites en sorte d'éviter le sang autant qu'il sera possible. Agissez par effroi plutôt que par violence. Je déplorerais d'entrer au Palais en enjambant des morts.
Gaucher alla prendre la tête des compagnies de gens d'armes qu'il avait réunies au Louvre et gagna la Cité. En même temps il envoyait le prévôt quérir, dans le quartier du Temple, les meilleurs charpentiers et serruriers.
Les portes du Palais étaient fermées. Gaucher, ayant à son côté le grand maître des arbalétriers, demanda l'entrée. L'officier de garde, se montrant à une lucarne au-dessus de la porte principale, répondit qu'il ne pouvait ouvrir sans l'autorisation du comte de Valois ou du comte de La Marche.
- Il vous faut m'ouvrir quand même, répondit le connétable, car je veux entrer, et mettre le Palais en état de recevoir le régent, qui me suit.
- Nous ne pouvons.
Gaucher de Ch‚tillon se tassa un peu sur son cheval.
- Alors, nous ouvrirons par nous-mêmes, dit-il.
Et il fit signe d'approcher à maître Pierre du Temple, charpentier royal, escorté de ses ouvriers qui portaient des scies, des pinces et de gros leviers de fer. En même temps, les arbalétriers reçurent l'ordre 660
LES ROIS MAUDITS
d'armer. Ils retournèrent leurs arbalètes, et engagèrent le pied dans une sorte d'étrier de fer qui leur permettait de tenir l'arc appuyé au sol pendant qu'ils bandaient les cordes. Puis ils placèrent la flèche dans l'encoche, et se mirent en position de viser les créneaux et embrasures.
Les archers et piquiers, joignant leurs boucliers, formaient une énorme carapace autour et au-dessus des charpentiers. Dans les rues adjacentes, badauds et gamins se massaient, à distance respectueuse, pour voir le siège. On leur offrait une belle distraction dont ils allaient pouvoir parler pendant des jours. " Aussi vrai que je suis là... J'ai vu le connétable tirer sa grande épée... Plus de deux mille, pour s˚r, plus de deux mille qu'ils étaient ! "
Enfin, Gaucher, de la voix dont il commandait sur les champs de bataille, cria, par la ventaille levée de son heaume :
- Messires qui êtes dedans, voici les maîtres de charpente et de serrurerie qui vont faire sauter les portes. Voyez aussi les arbalétriers de messire de Galard qui cernent le Palais de toutes parts. Nul ne pourra réchapper.
Je vous invite une dernière fois à nous b‚iller l'huis, car si vous ne vous rendez à discrétion, vous aurez tous la tête tranchée, si nobles que vous soyez. Le régent ne fera pas de quartier.
Puis il abaissa sa visière, ce qui était preuve qu'il ne discuterait plus.
Il devait régner grande panique à l'intérieur car, à peine les ouvriers avaient-ils engagé les leviers sous les portes, celles-ci tournèrent d'elles-mêmes. La garnison du comte de Valois se rendait.
- Il était temps de vous soumettre à sagesse, dit le connétable en pénétrant dans la cour du Palais. Rentrez en vos demeures ou aux hôtels de vos maîtres ; ne vous attroupez pas, et il ne vous sera point fait de mal.
Une heure plus tard, Philippe de Poitiers occupait les appartements royaux.
Il décida aussitôt des mesures de sécurité. La cour du Palais, ordinairement ouverte à la foule, fut close, gardée militairement, et les visiteurs soigneusement filtrés. Les merciers, qui avaient privilège de vendre dans la grande galerie, furent invités à fermer boutique pour la journée.
Lorsque les comtes de Valois et de La Marche arrivèrent à Paris, ils comprirent leur partie perdue.
- Philippe nous a méchamment joués, dirent-ils.
Et ils se h‚tèrent, n'ayant plus d'autre issue, d'aller au Palais négocier leur soumission. Ils y trouvèrent, autour du comte de Poitiers, une nombreuse assistance de seigneurs, de notables et d'hommes d'…glise, parmi lesquels l'évêque Marigny toujours prompt à se ranger du côté du pouvoir.
Constatant avec dépit la présence de Coquatrix, de Gentien et de plusieurs bourgeois, Valois dit à mi-voix à Charles de La Marche: LA LOI DES M¬LES
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- Votre frère ne durera pas. Il est bien peu assuré de lui-même s'il se sent obligé de s'appuyer sur les hommes du commun.
Néanmoins, il prit son meilleur air pour s'avancer vers Poitiers et le pria d'excuser l'incident des portes.
- Mes écuyers de garde ne savaient point. Ils avaient reçu consignes sévères... à cause de la reine Clémence...
Il s'attendait à une solide rebuffade et la souhaitait presque afin de pouvoir entrer en conflit ouvert avec Philippe. Mais celui-ci ne lui offrit pas les avantages d'une brouille et lui répondit, du même ton :
- J'ai d˚ agir de la sorte, et à grand regret, mon oncle, pour prévenir les entreprises de notre cousin de Bourgogne à qui votre départ avait laissé la place libre. J'en avais reçu nouvelles dans la nuit, à Fontainebleau, et n'ai pas voulu vous éveiller.
Valois, cherchant à atténuer sa défaite, feignit d'admettre l'explication, et s'efforça même de faire bon visage au connétable qu'il tenait pour l'auteur de toute la machination.
Charles de La Marche, moins habile à dissimuler, gardait les lèvres closes.
Le comte d'…vreux présenta alors la proposition dont il était convenu avec Philippe. Tandis que celui-ci, dans un coin de la salle, feignait de s'entretenir de questions de service avec le connétable et Miles de Noyers, Louis d'…vreux dit :
- Mes nobles seigneurs, et vous tous, messires, je conseille, pour le bien du royaume, et pour y éviter des troubles funestes, que notre bien-aimé
neveu Philippe assure le gouvernement, de notre consentement à tous, et qu'il accomplisse les offices royaux au nom de son neveu à naître, si Dieu veut que la reine Clémence mette au monde un fils ; je conseille aussi qu'une assemblée de tous les hauts hommes du royaume se tienne sitôt qu'on la pourra réunir, avec les pairs et les barons, pour approuver notre décision et jurer fidélité au régent.
C'était l'exacte riposte à la déclaration de Charles de La Marche, la veille, à Fontainebleau, en faveur de Valois. Mais la scène, cette fois, avait été réglée par de meilleurs artistes. Truffée d'hommes fidèles au comte de Poitiers, l'assistance approuva par acclamation. Aussitôt Louis d'…vreux vint mettre les mains dans celles de Philippe.
- Je vous jure fidélité, mon neveu, dit-il en ployant le genou. Philippe le releva et, lui donnant l'accolade, lui dit à l'oreille :
- Tout se poursuit à merveille; grand merci, mon oncle. Charles de Valois, furieux, grommelait:
- Le roi... Il se prend tout juste pour le roi.
Mais Louis d'…vreux déjà se tournait vers lui, disant :
- Pardon, mon frère, d'être passé avant votre aînesse. Valois n'avait plus qu'à obéir. Il s'approcha, les mains tendues ; le comte de Poitiers les lui laissa en l'air.
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LES ROIS MAUDITS
- Vous me ferez la gr‚ce, mon oncle, dit-il, de siéger à mon Conseil.
Valois p‚lit. La veille, il signait les ordonnances et les faisait sceller de son sceau. Aujourd'hui on lui offrait comme un grand honneur une place en un Conseil auquel il appartenait de droit.
- Vous me remettrez aussi les clés du Trésor, ajouta Philippe en baissant la voix. Je sais bien qu'il n'y reste que poussières. Mais de ce peu, je suis désormais garant.
Valois eut un mouvement de recul ; c'était sa dépossession complète qu'on exigeait de lui.
- Mon neveu, je ne puis, répondit-il. Il me faut faire mettre les comptes au net.
- Je me défends bien, mon oncle, de douter de leur netteté ! dit Philippe avec une ironie à peine perceptible. Gardez-moi de vous faire l'injure d'en demander l'examen. Remettez donc les clés, et nous vous tiendrons quitte des comptes.
Valois comprit la menace.
- Soit, mon neveu, ces clés vous seront portées tout à l'heure. Philippe alors étendit les mains pour recevoir l'hommage de son plus puissant rival.
Le connétable de France s'approchait à son tour.
- A présent, Gaucher, lui souffla Philippe, il nous faut nous occuper du Bourguignon.
VIII LES VISITES DU COMTE DE POITIERS
Le comte de Poitiers ne se berçait pas d'illusions. Il venait de remporter un premier succès, spectaculaire, rapide ; mais il savait que ses adversaires n'allaient pas désarmer si aisément.
Aussitôt qu'il e˚t reçu de Monseigneur de Valois un serment de fidélité qui n'était que de bouche, Philippe traversa le Palais pour aller saluer sa belle-sour Clémence. Il était accompagné d'Anseau de Joinville et de la comtesse Mahaut. Hugues de Bouville, en apercevant Philippe, fondit en larmes et tomba à genoux, lui baisant les mains. L'ancien chambellan s'était abstenu de paraître à la réunion de l'après-midi ; il n'avait pas quitté son poste ni l‚ché son épée pendant toutes ces dernières heures, et il était passé par de rudes transes pendant que le connétable assiégeait le Palais.
- Pardonnez-moi, Monseigneur, pardonnez-moi cette faiblesse; c'est la joie de vous voir de retour... disait-il en mouillant de ses pleurs les doigts du régent.
- Faites donc, mon bon, faites donc, répondit Philippe.
Le vieux sire de Joinville ne reconnut pas le comte de Poitiers. Il ne reconnut pas davantage d'ailleurs son propre fils, et quand on lui eut répété par trois fois qui ils étaient, il les confondit et s'inclina cérémonieusement devant l'héritier de son nom.
Bouville ouvrit la porte de la chambre de la reine. Mais, comme Mahaut se disposait à suivre Philippe, le curateur, retrouvant son énergie, dit avec autorité :
- Vous seul, Monseigneur, vous seul !
Et il referma la porte au nez de la comtesse.
La reine Clémence était p‚le, lasse et visiblement hors des préoccupations qui agitaient si fort la cour et la population de Paris. Elle ne put, en voyant le comte de Poitiers venir à elle les mains tendues, s'empêcher de penser: " Si c'avait été lui à qui l'on m'e˚t mariée, je ne 664
LES ROIS MAUDITS
serais pas veuve aujourd'hui. Pourquoi Louis? Pourquoi pas Philippe? " Elle essayait d'interdire à sa pensée cette sorte de questions qui lui paraissaient autant de reproches au Créateur tout-puissant. Mais rien, même la piété, ne pouvait défendre une veuve de vingt-trois ans de se demander pour quelle raison les autres jeunes hommes, les autres maris, étaient vivants !
Philippe l'informa de sa prise de régence et l'assura de son entier dévouement.
- Oh ! oui, mon frère, oh ! oui, murmura-t-elle, aidez-moi !
Elle voulait dire, sans bien savoir comment s'exprimer: " Aidez-moi à
vivre, aidez-moi à me sauver du désespoir, aidez-moi à mettre au monde cet enfant que je porte et qui est tout ce qui me rattache désormais à la terre. "
- Pourquoi notre oncle Valois, reprit-elle, m'a-t-il fait quitter presque de force ma maison de Vincennes? Louis me l'avait donnée dans son dernier souffle.
- Vous souhaitez donc y retourner? demanda Poitiers.
- C'est mon seul désir, mon frère ! Je m'y sentirais plus forte. Et mon enfant naîtrait au plus près de l'‚me de son père, au lieu o˘ elle a quitté
le monde.
Philippe ne prenait aucune décision, même secondaire, à la légère. Il regarda, à travers la fenêtre, la flèche de la Sainte-Chapelle, dont les lignes un peu incertaines et brouillées se dressaient devant ses yeux myopes.
" Si je lui donne cette satisfaction, pensait-il, elle m'en saura gré, me tiendra pour son défenseur et me laissera décider de toutes choses pour elle. D'autre part, mes adversaires l'atteindront moins aisément à
Vincennes qu'ici et pourront moins l'utiliser contre moi. D'ailleurs, dans le douloir o˘ elle est, elle ne saurait servir à personne. "
- Je veux, ma sour, vous satisfaire en tout, répondit-il. Aussitôt que l'assemblée des hauts hommes m'aura confirmé dans ma charge, mon premier soin sera de vous reconduire à Vincennes. Nous sommes lundi, l'assemblée, que je fais presser, se tiendra sans doute vendredi. Pour le prochain dimanche, vous écouterez, je pense, la messe en votre maison.
- Je savais, Philippe, que vous étiez un bon frère. Votre retour est le premier apaisement que Dieu m'accorde.
Au sortir de l'appartement de la reine, Philippe rejoignit sa belle-mère et Anseau de Joinville qui l'attendaient. Mahaut s'était prise de bec pour Bouville et arpentait, de son grand pas d'homme, les dalles d'une galerie, devant les écuyers de garde.
- Alors, comment est-elle? demanda-t-elle à Philippe.
- Pieuse et résignée, et bien digne de donner à la France un roi, LA LOI DES MALES
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répondit le comte de Poitiers de manière que ses paroles pussent atteindre toutes les oreilles environnantes. Puis, à mi-voix, il ajouta :
- Je ne crois pas, en l'état de faiblesse qu'elle montre, qu'elle conduise l'enfant jusqu'à terme.
- Ce serait bien le meilleur cadeau qu'elle pourrait nous faire, et les choses seraient plus faciles à régler, répondit Mahaut de la même façon. Et puis l'on en finirait de toute cette défiance et de cet appareil de guerre qui l'entoure. Depuis quand les pairs du royaume n'ont-ils plus accès auprès de la reine? J'ai été veuve aussi, que diable, et l'on pouvait m'approcher pour les affaires de gouvernement !
Philippe, qui n'avait pas encore vu sa femme depuis son retour, accompagna Mahaut à l'hôtel d'Artois.
- Le temps de votre absence a fort pesé à ma fille, dit Mahaut. Mais vous allez la voir fraîche à ravir. Nul ne croirait qu'elle est à la veille de livrer son fruit. J'étais ainsi en mes grossesses, alerte jusqu'au dernier jour.
Les retrouvailles du comte de Poitiers et de sa femme furent émues, bien que sans larmes. Jeanne, fort lourde, se déplaçait avec gêne, mais elle offrait tous les signes de la santé et du bonheur. La nuit était venue, et la lueur des chandelles, seyante au teint, estompait sur le visage de la jeune femme les marques de son état. Elle portait un collier de corail rouge, le corail étant réputé pour son action bénéfique sur les accouchements.
Ce fut en présence de Jeanne que Philippe eut la conscience véritable des succès remportés et qu'il s'accorda la satisfaction de soi-même. Entourant du bras l'épaule de son épouse, il lui dit :
- Je crois bien, ma douce amie, que je puis vous appeler désormais Madame la régente.
- Fasse Dieu, mon beau sire, que je vous donne un fils, répondit-elle en s'alanguissant un peu contre le corps maigre et robuste de son mari.
- Dieu mettrait le comble à ses gr‚ces, lui murmura Philippe à l'oreille, en ne le faisant naître qu'après vendredi.
Une discussion s'ouvrit bientôt entre Mahaut et Philippe. La comtesse d'Artois estimait que sa fille devait se transporter au Palais dans l'instant afin d'y partager le logis de son époux. Celui-ci était d'avis contraire et désirait que Jeanne rest‚t à l'hôtel d'Artois. Il avançait plusieurs arguments, fort bons en soi, mais qui ne découvraient pas le fond de sa pensée, et qui d'ailleurs ne convainquirent pas Mahaut. Le Palais pouvait être dans les jours à venir le siège d'assemblées violentes et de tumultes nuisibles à une parturiente; d'autre part, Philippe estimait plus séant d'attendre, pour installer Jeanne au Palais royal, que Clémence e˚t regagné Vincennes.
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LES ROIS MAUDITS
- Mais il se peut que demain Jeanne soit empêchée tout à fait de bouger, fit remarquer Mahaut. N'avez-vous donc point désir que votre enfant voie le jour au Palais?
- C'est cela justement que je voudrais éviter.
- Là, vraiment, je ne vous comprends point, mon fils, dit Mahaut en haussant ses puissantes épaules.
Cette controverse lassait Philippe. Il n'avait pas dormi depuis trente-six heures, avait parcouru la nuit précédente quinze lieues à cheval, et vécu ensuite la journée la plus difficile, la plus mouvementée de sa vie. Il sentait sa barbe pousser et ses paupières, par instants, se fermer d'elles-mêmes. Mais il était décidé à ne pas céder. " Mon lit, pensait-il. que l'on m'obéisse, et que je gagne mon lit ! "
- Prenons donc l'avis de Jeanne. que souhaitez-vous, ma mie? demanda-t-il.
Mahaut avait une intelligence d'homme, une volonté d'homme, et un souci constant d'affirmer le prestige de sa race. Jeanne, de nature toute différente et infiniment plus réservée, semblait jusque-là désignée par le destin à n'occuper que les secondes places, et cela dans les honneurs comme dans les drames. D'abord fiancée à Louis Hutin pour être donnée ensuite, par une sorte d'échange, au second fils de Philippe le Bel, elle avait donc pu se croire un moment promise à devenir reine de Navarre et de France, avant de se voir supplantée par sa cousine Marguerite. Mêlée du plus près au scandale de la tour de Nesle, elle avait côtoyé l'adultère mais sans le commettre; et dans le ch‚timent, la réclusion perpétuelle lui avait été
épargnée. Or tandis que Marguerite, assassinée dans sa prison, n'était plus que poussière, tandis que Blanche continuait de se morfondre, toujours incarcérée, elle, à présent, avait retrouvé son époux, sa famille et sa situation à la cour. Instruite à la prudence par son année de détention à
Dourdan, elle entendait ne rien compromettre. Il ne lui importait pas particulièrement que son enfant naquît au Palais ; et désireuse surtout de complaire à son mari, dont elle devinait que l'insistance se fondait sur de solides raisons, elle répondit:
- C'est ici, ma mère, que je souhaite faire mes couches. Je m'y sentirai mieux.
Philippe la remercia d'un sourire. Assis dans un grand siège à dossier droit, les jambes allongées et croisées, il s'enquit du nom des matrones et ventrières qui devaient assister Jeanne, voulant savoir d'o˘ chacune venait, et si l'on pouvait leur accorder toute confiance. Il recommanda qu'on leur fît prêter serment, précaution qu'on ne prenait d'ordinaire que pour les accouchements royaux.
" que voilà un bon époux qui prend grand soin de moi ! ", pensait Jeanne en l'écoutant.
Philippe exigea aussi que, dès l'instant o˘ la comtesse de Poitiers LA LOI DES M¬LES
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entrerait dans les douleurs, les portes de l'hôtel d'Artois fussent fermées. Nul n'en devait plus sortir à l'exception d'une seule personne chargée de lui porter la nouvelle cl" la naissance...
- ... vous, dit-il en désignant Béatrice d'Hirson qui assistait à
l'entretien. Les ordres sont donnés à mon chambellan pour que vous puissiez me joindre à toute heure, même si je suis en Conseil. Et s'il se trouve compagnie autour de moi, vous ne me ferez l'annonce qu'à voix basse, sans en souffler mot à autrui... si c'est un fils. Je me fie à vous car je me rappelle que vous m'avez bien servi.
- Et davantage encore que vous ne le pensez... Monseigneur... répondit Béatrice en inclinant légèrement la tête.
Mahaut lança-un regard furieux à Béatrice comme pour la rappeler à l'ordre.
Cette fille, avec ses airs dolents, sa fausse naÔveté, ses sournoises audaces, la faisait trembler. Mais Béatrice continuait de sourire. Le jeu des deux visages n'échappa pas à Jeanne. Entre sa mère et la demoiselle de parage, elle sentait une épaisseur de secrets qu'elle préférait ne pas chercher à percer.
Elle tourna les yeux vers son mari. Celui-ci ne s'était aperçu de rien. La nuque appuyée au dossier de son siège, il venait de s'endormir d'un coup, foudroyé par le sommeil des victoires. -Sur son long visage, d'ordinaire sévère, paraissait une expression de douceur attentive qui permettait d'imaginer l'enfant qu'il avait été. Jeanne, émue, s'approcha d'un pas prudent et vint lui poser au front un baiser sans poids.
IX L'ENFANT DU VENDREDI
Dès le lendemain, le comte de Poitiers se mit à la préparation de l'assemblée du vendredi. S'il en sortait vainqueur, nul ne serait plus en mesure, pour de longues années, de lui contester le pouvoir.
Il dépêcha messagers et chevaucheurs pour convoquer, comme on en était convenu, tous les hauts hommes du royaume - tous ceux, en fait, qui ne se trouvaient pas à plus de deux journées de cheval, ce qui offrait l'avantage, d'une part, de ne pas laisser la situation se détériorer, et, d'autre part, d'éliminer certains grands vassaux dont Philippe pouvait redouter l'hostilité, tels le comte de Flandre et le roi d'Angleterre.
En même temps, il confiait à Gaucher de Ch‚tillon, à Miles de Noyers et à
Raoul de Presles le soin de rédiger le règlement de régence qui serait soumis à l'assemblée. S'appuyant sur les décisions déjà acquises, on fixa les principes suivants : le comte de Poitiers administrerait la France et la Navarre, avec le titre provisoire de régent, gouverneur et gardien, et percevrait tous les revenus royaux. Si la reine Clémence mettait au monde un fils, celui-ci naturellement serait roi, et Philippe conserverait la régence jusqu'à la majorité de son neveu. Mais si Clémence accouchait d'une fille... Toutes les difficultés commençaient à cette hypothèse.
Car dans ce cas la couronne devait normalement revenir à la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite et de Louis X. Mais était-elle vraiment la fille de Louis? La cour tout entière, durant ces journées-là, se posait la question.
Sans la découverte, provoquée par Isabelle d'Angleterre et Robert d'Artois, des coupables amours de Marguerite, sans la publicité du scandale, du jugement, des condamnations, les droits de Jeanne de Navarre n'eussent pu être discutés. En l'absence d'héritier m‚le, elle devenait reine de France.
Mais il pesait sur elle de lourdes présomp-
LA LOI DES MALE
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lions de b‚tardise que Charles de Valois et Louis X lui-même s'étaient complu à étayer, à l'occasion du remariage, et dont les partisans de Philippe en la circonstance ne manquèrent pas de tirer parti.
- Elle est la fille de Philippe d'Aunay, disait-on ouvertement.
Ainsi l'affaire de la tour de Nesle, sans avoir jamais eu le caractère abominablement orgiaque et criminel que lui prêtait l'imagination populaire, posait, deux ans après qu'elle eut éclaté, et dans sa banale réalité d'adultère, un problème d'exceptionnelle gravité pour la dynastie française.
quelqu'un proposa de décider que la couronne serait de toute manière attribuée à l'enfant de Clémence, fille ou garçon.
Philippe de Poitiers fit grise mine à cette suggestion. Certes, les soupçons qui entouraient Jeanne de Navarre étaient fortement fondés ; mais on n'en possédait aucune preuve absolue. En dépit des pression-exercées sur elle et des marchés mis en main, Marguerite n'avait jamais signé aucune déclaration qui concl˚t à l'illégitimité de Jeanne. La lettre datée de la veille de sa mort, et qui avait été utilisée au procès de Marigny, affirmait le contraire. Il était bien évident que ni la vieille Agnès de Bourgogne, ni son fils Eudes IV, le duc actuel, n'accepteraient de souscrire à l'éviction de leur petite-fille et nièce. Le comte de Flandre ne manquerait pas de prendre leur parti et sans doute avec lui le comte de Champagne. On exposait la France au risque d'une guerre civile.
- Alors, dit Gaucher de Ch‚tillon, décrétons tout bonnement que les filles sont écartées de la couronne. Il doit bien y avoir quelque coutume sur laquelle on puisse s'appuyer.
- Hélas, répondit Miles de Noyers, j'ai déjà fait chercher, car votre idée m'était aussi venue, mais l'on ne trouve rien.
- qu'on cherche davantage ! Mettez à ce soin vos amis, les maîtres de l'Université et du Parlement. Ces gens-là dénichent coutume pour tout, et dans le sens qu'on veut, s'ils s'en donnent la peine. Ils remontent à
Clovis pour prouver qu'on vous doit fendre la tête, ou rôtir les pieds, ou trancher le meilleur.
- Il est vrai, dit Miles, que je n'avais pas fait rechercher si haut. Je ne pensais qu'aux coutumes établies depuis Hugues. Il faudrait aller voir plus anciennement. Mais nous n'avons guère le temps d'ici vendredi.
Obstiné, le connétable, balançant son menton carré et plissant ses paupières de tortue, poursuivit:
- En vérité ce serait folie que de laisser fille monter au trône! Voyez-vous dame ou donzelle commander les armées, impure chaque mois, grosse chaque année? Et tenir tête aux vassaux, alors qu'elles ne sont point même capables de faire taire les chaleurs de leur nature? Non, moi je ne vois point cela, et je rendrais tout aussitôt mon épée.
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LES ROIS MAUDITS
Messeigneurs, je vous le dis, la France est trop noble royaume pour tomber en quenouille et être remis à femelle. Les lis ne filent pas !
Cette dernière formule frappa fortement les esprits.
Philippe de Poitiers donna son accord à une rédaction assez tortueuse, qui remettait les décisions à de lointaines échéances.
- Faisons en sorte que les questions soient posées, mais sans préjuger les réponses, dit-il. Laissons une ouverture aux espérances de chacun puisque aussi bien tout dépend d'une chose à venir et encore inconnue.
A supposer donc que la reine Clémence accouch‚t d'une fille, Philippe garderait la régence jusqu'à la majorité de sa nièce aînée, Jeanne. A cette date seulement serait réglée la succession, soit au profit des deux princesses qui se partageraient alors France et Navarre, soit au profit de l'une d'elles en faveur de qui serait maintenue la réunion des deux couronnes, soit au profit d'aucune, si elles renonçaient à leurs droits, ou encore si l'assemblée des pairs, convoquée pour en débattre, estimait que femme ne pouvait régner sur le royaume de France. Dans ce cas, la couronne irait au plus proche parent m‚le du dernier roi... c'est-à-dire à Philippe.
Ainsi, la candidature de celui-ci était pour la première fois officiellement avancée, mais soumise à tant de préalables qu'elle n'apparaissait que comme une solution éventuelle de compromis et d'arbitrage.
Ce règlement, présenté individuellement aux principaux barons favorables à
Philippe, reçut leur acquiescement.
Seule Mahaut témoigna une réticence, bien étrangement, devant un acte qui, en fait, laissait envisager l'accession de son gendre et de sa fille au trône de France. quelque chose dans la rédaction la chagrinait.
- Ne pourriez-vous, dit-elle, déclarer simplement: "Si les deux filles renoncent... " sans demander aux pairs de décider si femelle doit régner?
- Eh ! ma mère, répondit Philippe, autrement, elles ne renonceront point.
Les pairs, dont vous faites partie, sont la seule assemblée de recours. A l'origine ils étaient électeurs du roi, comme les cardinaux le sont du pape, ou les Palatins de l'Empereur, et c'est ainsi qu'ils choisirent Hugues notre ancêtre, qui était duc de France. Si à présent ils n'élisent plus, c'est que pendant trois cents ans nos rois ont toujours eu fils à
asseoir au trône8.
- C'est coutume qui vient de la chance ! répliqua Mahaut. Votre règlement, qui prévoit d'éloigner les femmes, va servir tout juste les prétentions de mon neveu Robert. Vous verrez qu'il ne manquera pas d'en user pour essayer de me dépouiller de mon comté.
Elle ne songeait qu'à sa querelle successorale d'Artois, et plus du tout à
la France.
- Coutume du royaume n'est pas coutume de fief, ma mère. Et LA LOI DES MALES
671
vous garderez mieux votre comté avec votre beau-fils régent, ou peut-être roi, qu'avec arguments de légistes. Mahaut s'inclina, sans être convaincue.
- Voilà bien la gratitude des gendres, dit-elle un peu plus tard à Béatrice d'Hirson. On leur empoisonne un roi pour leur laisser la place, et aussitôt ils n'en font qu'à leur guise, sans tenir compte de rien!
- C'est que, Madame, il ne sait justement point ce qu'il vous doit, ni comment notre Sire Louis est parti.
- Et il ne faut pas qu'il le sache, Seigneur! s'écria Mahaut. C'était son frère, après tout, et mon Philippe a de curieux mouvements de justice.
Tiens ta langue, de gr‚ce, tiens ta langue !
Durant ces mêmes journées, Charles de Valois, aidé de Charles de La Marche et de Robert d'Artois, s'agitait fort, disant partout et faisant dire que c'était démence de confirmer le comte de Poitiers dans la régence, et plus encore de le désigner comme héritier présomptif. Philippe et sa belle-mère avaient trop d'ennemis ; et la disparition de Louis X servait trop bien leurs intentions, maintenant avouées, pour que cette mort suspecte ne f˚t pas leur ouvre. Valois, lui, offrait d'autres garanties. Allié de toujours du roi de Naples, nul mieux que lui n'était à même de résoudre les problèmes regardant Clémence et la maison d'Anjou. Ayant servi la papauté
romaine, il avait conservé la confiance des cardinaux italiens, sans lesquels, on le voyait bien, un pape ne se pouvait élire, et cela en dépit même des mauvais procédés qui consistaient à murer le conclave dans une église. Les anciens Templiers se rappelaient que Valois n'avait jamais approuvé la suppression de leur ordre; les Flamands ne cachaient pas qu'ils aimeraient négocier avec lui.
quand Philippe eut connaissance de cette campagne, il chargea ses familiers de répondre qu'il était bien étonnant, en vérité, de voir l'oncle du roi s'appuyer, pour réclamer le pouvoir, sur les cours étrangères ou sur les adversaires du royaume, et que si l'on voulait voir le pape à Rome, la France aux mains des Angevins, le Temple ressuscité, et les Flamands tout à
fait émancipés, il fallait sans tarder offrir la régence au comte de Valois.
Enfin arriva le décisif vendredi o˘ devait se tenir l'assemblée. A l'aurore, Béatrice d'Hirson se présenta au Palais et fut immédiatement introduite dans la chambre du comte de Poitiers. La demoiselle de parage était un peu essoufflée d'avoir couru depuis la rue Mauconseil. Philippe se dressa sur ses oreillers.
- M‚le? demanda-t-il.
- M‚le, Monseigneur, et fort bien membre, répondit Béatrice en jouant des cils.
Philippe se vêtit à la h‚te et se précipita à l'hôtel d'Artois.
- Les portes, les portes! que les portes restent closes! dit-il dès 672
LES ROIS MAUDITS
qu'il fut entré. A-t-on bien veillé à mes ordres? Personne, hormis Béatrice, n'est sorti? qu'il en soit ainsi pour tout le jour.
Puis il s'élança dans l'escalier. Il avait perdu cette raideur et cette componction auxquelles d'ordinaire il se forçait un peu.
La " chambre de gésine ", ainsi qu'il était d'usage dans les familles princières, avait été somptueusement décorée. De hautes tapisseries d'Arras, aux vives couleurs, recouvraient entièrement les murs, et le sol était jonché de fleurs, iris, rosés et marguerites, que l'on écrasait en marchant. L'accouchée, p‚le, les yeux brillants et le visage encore défait, reposait dans un grand lit entouré de courtines de soie, sous des draps blancs qui traînaient à terre de la longueur d'une aune. Dans les angles de la pièce se trouvaient deux couchettes, également pourvues de rideaux de soie, et destinées l'une à la ventrière assermentée et l'autre à la berceresse de garde.
Philippe se dirigea droit vers le berceau d'apparat, et se pencha fort bas pour bien voir ce fils qui venait de lui naître. Affreux et pourtant attendrissant, comme tout enfant dans ses premières heures, rougeaud, ridé, les yeux collés et la lèvre baveuse, avec une infime mèche de cheveux blonds pointant sur son cr‚ne chauve, le bébé dormait, emmailloté jusqu'aux épaules dans des bandelettes croisées étroite-ment serrées.
- Ainsi le voilà donc, mon petit Louis-Philippe que je souhaitais tant et qui arrive à point si bien nommé9.
Seulement alors, le comte de Poitiers s'approcha de sa femme, la baisa aux joues, et lui dit, d'un ton de profonde gratitude :
- Grand merci, ma mie, grand merci. Vous me donnez belle joie, et ceci efface à jamais de ma pensée nos dissentiments de jadis.
Jeanne saisit la longue main de son mari, l'approcha de ses lèvres, s'y caressa le visage.
- Dieu nous a bénis, Philippe; Dieu a béni nos retrouvailles de l'automne, murmurait-elle.
Elle portait toujours son collier de corail.
La comtesse Mahaut, les manches relevées sur des avant-bras pourvus d'un solide duvet, assistait à la scène en triomphatrice. Elle se frappa la panse d'un geste énergique.
- Eh! mon fils, s'écria-t-elle. Ne vous l'avais-je pas dit? Ce sont bons ventres que ceux d'Artois et de Bourgogne. Philippe revint au berceau.
- Ne le pourrait-on délanger que je le voie mieux? demanda-t-il.
- Monseigneur, répondit la ventrière, ce n'est point à conseiller. Les membres d'enfant sont moult tendres et doivent rester liés autant qu'il se peut, pour les enforcir et les empêcher de se tordre. Mais soyez sans crainte, Monseigneur, nous l'avons bien frotté de sel et de miel, et enveloppé de rosés pilées pour lui ôter l'humeur glueuse, et il a eu LA LOI DES MALES
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tout le dedans de la bouche passé au miel avec le doigt, afin de lui donner appétit et douceur. Soyez s˚r qu'il est bien choyé.
- Et votre Jeanne aussi, mon fils, ajouta Mahaut. Je l'ai fait oindre de bon onguent mêlé de fiente de lièvre, pour lui resserrer le ventre selon les recettes de maître Arnaud.
- Mais, ma mère, dit l'accouchée, je croyais que c'était recette pour femme stérile?
- Bah! La fiente de lièvre est bonne pour tout, répliqua la comtesse.
Philippe continuait à contempler son héritier.
- Ne trouvez-vous point qu'il ressemble fort à mon père? dit-il. Il en a le haut front.
- Peut-être bien, répondit Mahaut. A la vérité, je lui voyais plutôt les traits de feu mon brave Othon... qu'il ait leur force d'‚me et de corps, à
tous deux, voilà ce que je lui souhaite.
- C'est surtout à vous, Philippe, qu'il ressemble, dit Jeanne doucement.
Le comte de Poitiers se redressa avec quelque fierté.
- A présent, dit-il, je pense que vous comprenez mieux mes ordres, ma mère, et pourquoi je vous demande de tenir vos portes fermées. Nul ne doit savoir que j'ai un fils. Car on dirait dans ce cas que j'ai fabriqué le règlement de succession tout exprès pour lui assurer le trône après moi, si Clémence ne donne point de m‚le ; et j'en connais quelques-uns, mon frère Charles le premier, qui regimberaient, à voir si tôt leurs espérances coupées. Si donc vous voulez garder à cet enfant sa chance de devenir roi, pas un mot à
quiconque, tout à l'heure, dans l'assemblée.
- C'est vrai qu'il y a l'assemblée! Ce gaillard-là me le faisait oublier !
s'écria Mahaut en tendant la main dans le berceau. Il est grand temps de me parer, et d'avaler un morceau pour être d'attaque. Je me sens toute creuse, à avoir été si tôt éveillée. Philippe, vous allez bien me faire raison.
Béatrice, Béatrice!
Elle frappa dans ses paumes, et réclama un p‚té de brochet, des oufs bouillis, du fromage blanc aux épices, de la confiture de noix, des pêches, et du vin blanc de Ch‚teau-Chalon.
- C'est vendredi; il faut faire maigre, dit-elle. Le soleil, apparaissant par-dessus les toits de la ville, inonda de lumière cette famille heureuse.
- Mange un peu. Du p‚té de brochet, cela ne peut te peser, disait Mahaut à
sa fille.
Philippe se leva bientôt, pour aller mettre la dernière main aux préparatifs de la réunion.
- Ma mie, on ne viendra point vous porter compliments aujourd'hui, dit-il à
Jeanne en montrant les coussins disposés en demi-cercle 674
LES ROIS MAUDITS
autour du lit pour les visiteurs. Mais je gage que vous aurez grand monde demain. Au moment o˘ il allait sortir, Mahaut le rattrapa par la manche.
- Mon fils, songez un peu à Blanche, qui est toujours à Ch‚teau-Gaillard.
C'est la sour de votre épouse.
- J'y songerai, j'y songerai. Je verrai à lui faire sort meilleur. Et il s'éloigna, emportant à sa semelle un iris écrasé. Mahaut referma la porte.
- Allons, les berceresses, s'écria-t-elle, chantonnez un peu !
L'ASSEMBLEE DES TROIS DYNASTIES
Du fond de ses appartements, la reine Clémence entendit les " hauts hommes"
se rendre à l'assemblée; le tumulte de leurs voix se répercutait sous les vo˚tes et dans les cours.
La réclusion de quarante jours, que les rites du deuil imposaient à la reine, venait de prendre fin la veille. Clémence, ingénument, avait cru la date de la réunion choisie tout exprès pour lui permettre d'y assister.
Aussi s'était-elle préparée à cette réapparition solennelle avec intérêt, curiosité, impatience même, et comme si elle reprenait go˚t à vivre. Mais, à la dernière minute, un conseil de médecins, parmi lesquels les physiciens personnels du comte de Poitiers et de la comtesse Mahaut, lui avait interdit de s'exposer à une fatigue jugée dangereuse pour son état.
Cette décision, en vérité, satisfaisait les divers partis de la cour, car personne ne se souciait de faire valoir les droits de Clémence à la régence. Poutant, puisque l'on cherchait avec tant d'opini‚treté, dans les coutumes du royaume, des précédents dont s'inspirer, on ne pouvait manquer de se souvenir d'Anne de Kiev, veuve d'Henri Ier, partageant le gouvernement avec son beau-frère Beaudoin de Flandre " par cette qualité
indélébile qui lui avait été conférée par le sacre " ; et l'exemple, plus proche encore, de la reine Blanche de Castille, était présent aux mémoires10.
Mais le dauphin de Viennois, beau-frère de Clémence et le plus naturellement désigné pour la défendre, avait partie liée avec Philippe de Poitiers.
Mais Charles de Valois, bien qu'il se donn‚t comme le grand protecteur de sa nièce, ne songeait qu'à travailler pour lui-même.
Mais le duc Eudes de Bourgogne qui était là, ainsi qu'il le déclarait, en représentant de la succession de sa sour Marguerite, souhaitait en premier chef l'éviction de Clémence.
676
LES ROIS MAUDITS
Restée trop peu de mois au trône pour s'y être fait connaître et y avoir pris ascendant sur les barons, la belle Angevine n'était déjà plus considérée que comme la survivante d'un règne bref, troublé, et à maints égards calamiteux.
- Elle n'a pas porté chance au royaume, disait-on.
Et si l'on tenait compte d'elle en tant que future mère, on lui marquait bien que comme reine elle avait cessé d'exister.
Enfermée dans l'aile du palais, elle entendit décroître les voix; l'assemblée entrait en séance dans la salle du Grand Conseil dont on fermait les portes.
"Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi ne suis-je restée à Naples ! "
Et elle se mit à sangloter en songeant à son enfance, à la mer bleue, à ce peuple grouillant, bruyant, généreux, compatissant à la douleur, son peuple qui savait si bien aimer...
Pendant ce temps, Miles de Noyers lisait aux barons le règlement de succession.
Le comte de Poitiers avait pris soin de ne s'entourer d'aucun des attributs de la majesté royale. Son faudesteuil était au centre de l'estrade, mais il avait refusé qu'on le surmont‚t d'un dais. Lui-même était vêtu d'étoffe sombre et sans aucun ornement. Il semblait dire : " Messeigneurs, nous sommes ici en conseil de travail. " Simplement, trois sergents massiers se tenaient debout derrière son siège. Il assurait l'exercice de la souveraineté, sans pour autant s'en prétendre investi. Mais il avait soigneusement préparé la salle et fait à chacun assigner sa place par les chambellans, selon un cérémonial à la fois assez arbitraire et assez roide o˘ les assistants retrouvaient les façons de Philippe le Bel.
A la droite de Philippe était assis Charles de Valois, et aussitôt après le connétable Gaucher de Ch‚tillon, ceci pour surveiller l'ex-empereur de Constantinople et l'isoler de son clan. Philippe de Valois était relégué à
six rangs de son père. A main gauche, Poitiers avait mis son oncle Louis d'…vreux puis son frère Charles de La Marche, empêchant de la sorte celui-ci de pouvoir se concerter avec Valois en cours de séance et revenir sur la parole par eux donnée quatre jours plus tôt.
Mais l'attention du comte de Poitiers se tournait surtout vers son cousin le duc de Bourgogne, placé en retour d'estrade, et qu'il avait flanqué de la comtesse Mahaut, du dauphin de Viennois, du comte de Savoie et d'Anseau de Joinville.
Philippe savait que le jeune duc allait parler au nom de sa mère, la duchesse Agnès, à laquelle sa qualité de fille de Saint Louis conférait, même absente, un grand prestige sur les seigneurs. Tout ce qui touchait au souvenir de Louis IX était objet de vénération; et les rares survivants qui pouvaient témoigner de l'avoir vu ou servi, qui avaient LA LOI DES MALES
677
recueilli sa parole ou reçu son affection, se trouvaient revêtus d'un caractère un peu sacré.
Il suffirait à Eudes de Bourgogne de dire : " Ma mère, fille de notre Sire Saint Louis qui la bénit au front avant d'aller mourir en terre infidèle...
" pour bouleverser l'assistance.
Aussi, afin de faire échec à cette manouvre, Philippe de Poitiers avait fait surgir dans son jeu une pièce maîtresse et tout inattendue : Robert de Clermont, l'autre survivant des onze enfants du roi canonisé, le sixième et dernier fils. Voulait-on absolument la caution de Saint Louis? Eh bien, Poitiers la produisait!
Or la présence de Robert de Clermont était d'autant plus marquante et impressionnante qu'il ne se montrait plus à la cour depuis bien longtemps ; sa dernière apparition remontait à près de cinq ans ; son existence était presque oubliée, et lorsqu'on s'en souvenait nul n'osait en parler qu'à
voix basse.
En effet, le grand-oncle Robert était fou, depuis qu'à l'‚ge de vingt-quatre ans il avait reçu un coup de masse d'armes sur la tête. Folie frénétique, mais intermittente, avec de longues périodes d'accalmie qui avaient permis à Philippe le Bel de se servir de lui, parfois, pour des missions décoratives. Cet homme-là n'était pas dangereux par ce qu'il disait ; il parlait à peine. Il était dangereux par ce qu'il pouvait faire, car rien ne signalait jamais qu'une crise allait le saisir et le jeter, glaive en main, contre ses familiers. Il offrait alors le pénible spectacle d'un seigneur de soixante-deux ans, aussi majestueux d'aspect que noble de race, qui soudain fendait les meubles, tranchait les tentures, et poursuivait les femmes de service devenues ses adversaires en tournoi11.
Le comte de Poitiers l'avait fait asseoir sur l'autre aile de l'estrade, en pendant au duc de Bourgogne, et à proximité d'une porte. Deux écuyers monumentaux se tenaient à courte distance, chargés de le ceinturer à la moindre alerte. Clermont laissait flotter un regard méprisant, ennuyé, absent, qui se fixait soudain sur un visage, avec l'inquiétude douloureuse des souvenirs irretrouvables, puis s'éteignait. On l'observait, et sa vue causait un vague malaise.
Tout auprès de ce fol siégeait son fils, Louis de Bourbon, lequel était boiteux, ce qui semblait l'avoir toujours gêné pour attaquer en bataille, mais non pas pour fuir, ainsi qu'il l'avait montré à Courtrai. Dégingandé, contrefait et couard, Bourbon, en revanche, n'était pas dépourvu de clairvoyance; aussi venait-il de rallier, comme à son ordinaire, la protection du parti le plus fort.
De ces deux princes, l'un pris à la tête et l'autre aux jambes, descendrait la longue lignée des Bourbons.
Ainsi, en cette assemblée du 16 juillet 1316, se trouvaient réunies les trois branches capétiennes qui allaient pour cinq siècles encore régner 678
LES ROIS MAUDITS
sur la France. Les trois dynasties pouvaient ce jour-là se contempler, en leur fin ou en leur souche : celle des Capétiens directs qui s'éteindrait bientôt par Philippe de Poitiers et Charles de La Marche; celle des Valois qui, avec le fils de Charles, prendrait la suite pour treize règnes ; celle enfin des Bourbons, qui n'apparaîtrait au trône qu'à l'extinction des Valois, lorsqu'il faudrait remonter une fois encore à la descendance de Saint Louis pour désigner un roi. Chaque rupture de dynastie s'accompagnerait de guerres épuisantes, dévastatrices. Et chaque race se terminerait par trois frères...
La combinaison entre les actes des hommes et l'imprévu des destins ne cessera jamais d'étonner. Toute l'histoire de la monarchie française, pendant cinq siècles, avec ses grandeurs et ses drames, devait découler du règlement de succession que Miles de Noyers, ancien maréchal de l'ost et conseiller au Parlement, achevait de lire aux " hauts hommes du royaume", ce 16 juillet-là.
Alignés sur des bancs ou adossés aux murs, barons, prélats, grands officiers, docteurs, juristes et délégués des bourgeois de Paris, avaient écouté attentivement. Philippe de Poitiers les regardait, plissant les yeux pour combattre sa myopie qui brouillait un peu les visages et estompait le contour des groupes.
"J'ai un fils; j'ai un fils, se disait-il avec bonheur, et ils ne l'apprendront que demain. " II se disposait à soutenir l'attaque du duc de Bourgogne. Or l'assaut vint d'un autre côté.
Il y avait en cette assemblée un homme dont rien ne pouvait avoir raison, que la noblesse du sang n'impressionnait pas car il était du meilleur, qui ne s'inclinait pas devant la force car il était capable de renverser un bouf, et sur lequel n'avait prise aucune combinaison autre que celles échafaudées par lui-même. Ce personnage était Robert d'Artois. Ce fut lui, aussitôt que Miles de Noyers eut terminé la lecture, qui se leva pour engager le combat, sans s'être concerté avec personne.
Comme chacun, ce jour-là, faisait étalage de sa famille, Robert d'Artois avait amené sa mère, Blanche de Bretagne, une toute petite femme au visage mince, aux cheveux blancs, aux membres frêles, et qui semblait constamment stupéfaite d'avoir donné le jour à une telle merveille de géant.
Coudes écartés, et les pouces passés dans sa ceinture d'argent, Robert d'Artois lança :
- Je m'ébaubis, Messeigneurs, qu'on nous vienne offrir un nouveau règlement de régence, de toutes pièces fabriqué pour le propos, alors qu'il en existe déjà un, dicté par notre dernier roi.
Les yeux se tournèrent vers le comte de Poitiers, et certains des assistants se demandèrent avec inquiétude si l'on n'avait pas escamoté une partie du testament de Louis X.
- Je ne vois pas, mon cousin, dit Philippe de Poitiers, de quel LA LOI DES MALES
679
règlement vous voulez parler. Vous étiez présent aux derniers moments de mon frère, avec bien d'autres seigneurs qui sont ici, et nul ne m'a jamais fait savoir qu'il e˚t exprimé aucune volonté à ce sujet.
- Aussi bien, mon cousin, répliqua Robert d'un ton narquois, quand je dis "
notre dernier roi ", je ne parle pas de votre frère Louis Dixième, que Dieu garde!... mais de votre père, notre bien-aimé Sire Philippe le Bel... que Dieu garde en même temps! Or le roi Philippe avait décidé, écrit et fait jurer à ses pairs, par serment, que s'il venait à mourir avant que son fils f˚t assez homme pour exercer le gouvernement, les offices royaux et la charge de régence seraient remis à son frère, Monseigneur Charles, comte de Valois. Adoncques, mon cousin, puisque aucun autre règlement n'a été fait depuis, c'est bien celui-là, il me semble, qu'il faudrait appliquer.
Blanche de Bretagne opinait de la tête, souriait d'une bouche sans dents et promenait à la ronde ses yeux vifs et brillants, conviant du regard ses voisins à approuver l'intervention de son fils. Il n'était parole prononcée par ce braillard, procès soutenu par ce chicanier, violence ou truanderie commise par ce mauvais sujet, qu'elle n'approuv‚t, n'admir‚t, comme la révélation d'un prodige vivant. Elle reçut, donné par un signe de paupières, un remerciement muet du comte de Valois.
Philippe de Poitiers, un peu incliné sur l'accoudoir de son faudes-teuil, agita lentement la main.
- J'admire, Robert, j'admire, dit-il, de vous voir si empressé aujourd'hui à suivre la volonté de mon père, alors que vous f˚tes si peu obéissant à sa justice, en son vivant. Les bons sentiments vous viennent avec l'‚ge, mon cousin ! Soyez rassuré. C'est précisément la volonté du roi Philippe que nous nous sommes efforcés de respecter. N'est-il pas vrai, mon oncle?
ajouta-t-il à l'adresse de Louis d'Evreux.
Louis d'Evreux, qui depuis six semaines s'opposait aux manouvres de Valois et de Robert d'Artois, prit la parole.
- Le règlement sur lequel vous vous fondez, Robert, vaut pour le principe, mais non indéfiniment pour la personne. que pareil accident, dans cinquante ou cent ans, survienne encore à la couronne, ce ne sera pas mon frère Charles qu'on ira chercher pour régenter le royaume... si longue vie que je lui souhaite. Notre sire Dieu n'a pas fait Charles éternel tout exprès. Le règlement, en établissant que la régence revient au frère le plus avancé en
‚ge, désigne donc bien Philippe et c'est pourquoi, l'autre jour, nous lui avons prêté hommage. Ne remettez donc pas en question ce qui est tranché.
On croyait Robert maté. C'était mal le connaître. Il baissa légèrement la tête, offrant aux rayons du soleil qui perçaient les vitraux ses cheveux de cuivre, coiffés en rouleaux sur sa large nuque. Son ombre s'étendait sur les dalles, comme une menace, jusqu'aux pieds du comte de Poitiers.
680
LES ROIS MAUDITS
- Les volontés du roi Philippe, reprit-il, ne contenaient rien au sujet des filles royales, ni qu'elles eussent à renoncer à leurs droits, ni que la décision f˚t remise à l'assemblée des pairs.
Un frémissement d'approbation agita aussitôt les rangs des seigneurs de Bourgogne et de Champagne, et le duc Eudes lui-même, sur l'estrade, s'écria :
- Voilà qui est bien dit, mon cousin, et c'est tout juste ce que j'allais clamer moi-même !
Blanche de Bretagne, à nouveau, lança autour d'elle ses petits regards pétillants. Le connétable commençait à s'agiter sur son siège. On l'entendait grommeler, et ceux qui le connaissaient bien prévoyaient un éclat.
- Depuis quand, reprit le jeune duc en se levant, cette novelleté a-t-elle été introduite dans nos coutumes? Depuis hier, je pense! Depuis quand les filles, si les fils viennent à manquer, devraient-elles être privées des possessions et couronnes de leur père?
Le connétable à son tour se dressa.
- Depuis le temps, messire duc, dit-il avec une lenteur calculée, que certaine fille ne donne plus au royaume la garantie d'être bien née de ce père dont on veut la faire hériter. Sachez enfin ce qui se dit par le monde, et que notre cousin Valois nous a lui-même souvent répété en Conseil étroit. La France est trop beau et trop grand pays, messire duc, pour que l'on puisse, sans que les pairs en aient délibéré, remettre la couronne à
une princesse dont on ne sait si elle est fille de roi ou fille d'écuyer.
L'assemblée fit silence. Eudes de Bourgogne était devenu blanc. On crut qu'il allait se lancer contre Gaucher de Ch‚tillon qui attendait, ramassé
dans sa force de vieil homme de guerre. Mais ce fut vers Charles de Valois que la colère du Bourguignon dévia.
- Ainsi, mon cousin, s'écria-t-il, vous qui avez choisi d'unir votre fils aîné à une autre de mes sours, vous vous employez donc à honnir celle-là
qui est morte?
- Eh, mon compère ! dit Valois, pour ce qui est de se honnir, votre sour Marguerite... que Dieu lui pardonne ses péchés... n'a pas eu besoin de mon aide !
Et, plus bas, il ajouta à l'adresse de Gaucher de Ch‚tillon:
- quel besoin aviez-vous de m'aller mettre en cause !
- Et vous, mon frère par le mariage, continuait Eudes en désignant Philippe de Valois, approuvez-vous aussi les vilenies que j'entends?
Philippe de Valois, empêtré de sa grande taille et cherchant vainement des yeux le conseil de son père, souleva les bras d'un geste d'impuissance, et se contenta de dire:
- Il faut avouer, mon frère, que le scandale était gros ! L'assistance commençait de bourdonner. Du fond de la salle
LA LOI DES MALES
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venaient des bruits de disputes, certains seigneurs tenant pour la b
‚tardise de Jeanne, et d'autres pour la légitimité. Charles de La Marche, mal à l'aise, p‚le, baissait la tête, comme chaque fois qu'il était question de cette misérable affaire. " Marguerite est morte ; Louis est mort, se disait-il; mais ma femme Blanche est toujours vivante et moi je continue de porter au front mon déshonneur. "
A ce moment, le comte de Clermont, auquel personne n'accordait plus attention, donna des signes d'agitation :
- Je vous défie, messires, je vous défie tous ! cria-t-il soudain.
- Plus tard, mon père, plus tard, nous irons en tournoi, dit Louis de Bourbon d'une voix qui se voulait tranquille et naturelle.
Et en même temps il invitait du geste les deux gigantesques écuyers à se tenir prêts, pour le cas o˘ il faudrait ceinturer le dément.
Robert d'Artois contemplait, enchanté de soi, le tumulte qu'il avait provoqué.
Le duc de Bourgogne lançait à Charles de Valois :
- Certes je souhaite que Dieu pardonne à Marguerite ses péchés, si elle en a commis; mais je souhaite moins qu'il pardonne à ses assassins !
- Ce sont mensonges que vous avez écoutés, Eudes, répliquait Valois, et vous savez bien que votre sour n'est morte de rien d'autre que de honte et de remords en sa prison.
Maintenant que le comte de Valois et le duc de Bourgogne étaient bien profondément brouillés, sans chance aucune qu'ils unissent leurs causes avant longtemps, Philippe de Poitiers étendit les mains dans un geste d'apaisement.
Mais Eudes ne voulait pas la paix, bien au contraire.
- J'ai assez ce jour d'hui, mon cousin, entendu outrager la Bourgogne, dit-il. J'oppose refus à vous reconnaître pour régent, et j'affirme et maintiens devant tous les droits de ma nièce Jeanne.
Puis, faisant signe aux seigneurs bourguignons de le suivre, il quitta la salle.
- Messeigneurs, Messires, dit le comte de Poitiers, voici tout justement ce que nos légistes s'étaient efforcés d'éviter en remettant au Conseil des Pairs de décider plus tard, s'il y a lieu, de la question des filles. Car si la reine Clémence donne un m‚le au royaume, toute cette querelle est sans objet.
Robert d'Artois était toujours devant l'estrade, les poings aux hanches.
- Je retiens ceci de votre règlement, mon cousin, s'écria-t-il, que désormais, en coutume de France, le droit à succéder est contesté aux femmes. Je demande donc que me soit retourné mon comté d'Artois qui fut ind˚ment remis à ma tante Mahaut. Et tant que vous ne m'aurez point fait justice sur ce point, je ne saurai paraître à votre Conseil.
682
LES ROIS MAUDITS
Là-dessus il se dirigea lui aussi vers la sortie, suivi de sa mère qui trottinait, fière de lui et fière d'elle.
La comtesse Mahaut éleva les mains d'un geste qui exprimait : " Là ! Je l'avais bien dit ! "
Avant de franchir la porte, Robert, passant derrière le comte de Clermont, lui souffla méchamment à l'oreille:
- Aux lances, cousin, aux lances !
- Coupez cordes ! Hurlez bataille12 ! cria Clermont en se dressant.
- Porc malfaisant, le diable t'étripe! lança Louis de Bourbon à Robert.
Puis à son père :
- Restez encore avec nous. Les trompettes n'ont point sonné.
- Ah ! Elles n'ont point sonné? Eh bien ! qu'elles sonnent ! Il se fait tard, dit Clermont.
Il attendait, l'oil vide, les bras écartés.
Bourbon se dirigea, claudiquant, vers le comte de Poitiers et le pria, à
voix basse, de h‚ter le cérémonial. Philippe approuva de la tête.
Bourbon retourna au malade, lui prit la main en disant:
- L'hommage, mon père ; l'hommage à présent.
- Ah ! certes, l'hommage.
Le boiteux conduisant le dément, ils traversèrent l'estrade.
- Messeigneurs, dit Louis de Bourbon, voici mon père, le plus ancien du sang de Saint Louis, qui approuve le règlement en tous points, reconnaît messire Philippe comme régent et lui jure fidélité.
- Oui, messires, oui... dit Robert de Clermont. Philippe trembla de ce que son grand-oncle allait bien pouvoir ajouter. " II va m'appeler Madame et me demander mon écharpe. " Mais Clermont continuait d'une voix forte :
- Je vous reconnais, Philippe, parce que le mieux désigné en droit, et parce que le plus sage. que veille sur vous depuis le Ciel l'‚me sainte de mon père, pour vous aider à garder paix au royaume et défendre notre sainte foi.
Un mouvement de stupéfaction heureuse parcourut les rangs des barons. que se passait-il donc dans la tête de cet homme pour qu'il oscill‚t ainsi, sans transition, du délire à la raison, du ridicule à la grandeur?
Il mit beaucoup de lenteur, beaucoup de noblesse à s'agenouiller devant son petit-neveu, étendit les mains; lorsqu'il se releva et se retourna, ayant reçu l'accolade, ses vastes yeux bleus étaient noyés de larmes.
L'assemblée entière se mit debout et fit une longue ovation aux deux princes.
LA LOI DES M¬LES
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Philippe se trouvait confirmé dans la régence par tout le royaume, à
l'exception d'une province, la Bourgogne, et d'un homme seul, Robert d'Artois.
XI
LES FIANC…S JOUENT ¿ CHAT PERCH…
quitter à grand fracas une assemblée politique, pour marquer un désaccord, n'empêcha jamais le protestataire de dîner ensuite à la même table que ses adversaires.
En dépit de son éclat du matin, le duc de Bourgogne, d˚ment prie, accepta de paraître au banquet de famille que le comte de Poitiers offrait, ce même jour, au manoir de Vincennes.
Or la famille de France, cousinage et dignitaires compris, groupait plus d'une centaine de personnes qui se transportèrent donc à Vincennes et s'assirent, entre haute et basse vesprée, c'est-à-dire vers cinq heures de l'après-midi, autour de longues tables à tréteaux couvertes de nappes blanches.
La présence du duc de Bourgogne rendait plus marquante l'absence de Robert d'Artois.
- Mon fils est tombé faible en sortant du Palais, tant les choses qu'il avait entendues lui avaient donné tourment, dit Madame Blanche de Bretagne.
- Tombé faible, vraiment? répondit Philippe de Poitiers. J'espère qu'il ne s'est pas blessé en chéant de si haut!
Nul ne s'étonna en revanche de ne pas apercevoir le comte de Clermont, reconduit en h‚te à sa demeure aussitôt l'hommage rendu. On félicita Louis de Bourbon de la belle impression qu'avait produite son père, en déplorant que la maladie de celui-ci, noble maladie d'ailleurs puisqu'elle provenait d'un accident d'armes, ne lui permît pas une participation plus fréquente aux affaires du royaume.
Le repas s'ouvrit dans une relative bonne humeur. Le connétable et le duc de Bourgogne avaient été placés à telle distance que le feu entre eux ne p˚t reprendre. Valois pérorait pour son compte.
Le plus étonnant, en ce dîner, était le nombre des enfants. Car Eudes de Bourgogne ayant posé comme condition à sa venue que la petite LA LOI DES MALES
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Jeanne de Navarre serait présente, en réparation de l'outrage à elle fait pendant l'assemblée, le comte de Poitiers avait tenu à amener ses trois filles, et donc le comte de Valois ses plus jeunes rejetons, et le comte d'…vreux son fils et sa fille qui en étaient encore à jouer aux marionnettes, et le dauphin de Viennois son "dauphiniet" Guigues, fiancé de la troisième fille du régent, et Louis de Bourbon ses enfants en ‚ge de marcher... On ne parvenait pas à s'y retrouver dans les prénoms; les Blanche et les Isabelle, les Charles et les Philippe foisonnaient ; lorsque quelqu'un appelait : " Jeanne ! ", six têtes se tournaient à la fois.
Tous ces cousins étaient destinés à se marier entre eux, pour servir les combinaisons politiques de leurs parents, qui avaient été, eux aussi, mariés de la même façon, dans la plus étroite consanguinité. que de dispenses il faudrait demander au pape pour faire passer les intérêts territoriaux avant les décrets de la religion ! Et que d'autres boiteux, que d'autres déments en perspective! La seule différence entre la descendance d'Adam et celle de Capet, était qu'en la seconde on évitait encore de se reproduire entre frçres et sours.
Le dauphiniet et sa fiancée, la peti^lpbelle de Poitiers, qu'on n'appellerait bientôt plus qu'Isabelle de France, offraient le spectacle de la plus touchante entente. Ils mangeaient au même plat; le dauphiniet choisissait pour sa future épouse les meilleurs morceaux de rago˚t d'anguille, en fouillant avec application dans la sauce, et les lui mettait de force dans la bouche, lui barbouillant tout le visage. Les autres bambins les enviaient beaucoup d'avoir déjà une situation de couple ; on allait leur constituer à l'intérieur de la maison du régent leur petit hôtel personnel avec leur valet à cheval, leur valet à pied, leurs femmes de chambre.
Jeanne de Navarre, elle, ne mangeait rien. Sa présence à ce festin avait été imposée, et comme les enfants sont vifs à deviner les sentiments de leurs parents et à en exagérer les démonstrations, tout le cousinage de cette malheureuse orpheline se détournait d'elle. Jeanne était parmi les plus petits ; elle n'avait que cinq ans. A la seule différence qu'elle était blonde, elle commençait de montrer de nombreux traits de ressemblance, front bombé, pommettes hautes, avec sa mère. Enfant solitaire qui ne savait pas jouer et vivait entre les domestiques dans les immenses salles vides de l'hôtel de Nesle, elle n'avait jamais vu tant de monde assemblé, ni entendu pareille rumeur de voix et de vaisselle ; et elle regardait avec un mélange d'admiration et d'effroi cette débauche de victuailles sans arrêt déversées sur les tables crénelées de forts mangeurs. Elle sentait bien qu'on ne l'aimait pas; lorsqu'elle posait une question, nul ne lui répondait; si jeune qu'elle f˚t, elle avait l'esprit assez développé déjà pour penser: " Mon père était roi, ma mère était reine; ils sont morts et plus personne ne
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LES ROIS MAUDITS
me parle " Elle ne devait jamais oublier le dîner de Vmcennes. A mesure que le ton des voix montait, que les rires se répondaient, la tristesse de la petite Jeanne, sa détresse dans ce banquet de géants, devenaient plus pesantes Louis d'…vreux qui, de loin, la vit prête à pleurer, lança à son fils
- Philippe ' veille un peu à ta cousine Jeanne
Le petit Philippe voulut alors imiter le dauphimet et poussa entre les lèvres de sa voisine un morceau d'esturgeon à la sauce d'orange, qu'elle cracha dédaigneusement sur la nappe
Comme les échansons s'employaient à remplir sans cesse les hanaps, il fut bientôt évident que cette marmaille habillée de brocart allait être malade et, dès avant le sixième service, on l'envoya jouer dans les cours II advint donc à ces enfants de roi ce qui arrive à tous les enfants du monde lors des repas de fête, ils furent privés de leurs mets préférés, sucreries, pièces montées et desserts
Aussitôt le festin terminé, Philippe de Poitiers prit le duc de Bourgogne par le bras et lui dit qu'il souhaitait l'entretenir en