Max la Mémoire nous attendait pour l’heure du déjeuner mais le tronçon d’autoroute entre Florence et Bologne était saturé de camions et de touristes. Je l’avertis que nous aurions probablement du retard. Nous allumâmes la radio pour écouter les infos. Il ne devait pas rester grand-chose des deux cadavres de la cave puisque le Milanais avait étendu les corps sur un bûcher de cassettes vidéo et que le plastique brûle particulièrement bien. Les pompiers néanmoins n’avaient aucun doute sur l’origine criminelle de l’incendie. Le reportage fut très court. Ce fait divers n’avait rien pour devenir le polar médiatique de l’été, celui que l’on commente sous un parasol entre un plongeon et une glace. Beniamino se cala sur la station qui diffusait de la musique italienne des années 60 et nous écoutâmes Don Backy qui nous raconta l’histoire de Una ragazza facile. Pour la énième fois, je me retournai pour observer le sac de sport sur le siège arrière. Il contenait les originaux des films SM que nous avions trouvés dans l’armoire. Et l’argent. Une quarantaine de millions de lires en différentes coupures, qui allaient servir à traquer le Maître des nœuds et sa bande. Si ce con de Guarnero n’avait pas saigné Jacovone, nous saurions déjà tout. Mais, désormais, nous nous retrouvions de nouveau au point de départ. Le vieux Rossini espérait trouver des éléments utiles dans les films, mais selon moi c’était du temps perdu. Ces types étaient trop malins pour commettre des erreurs aussi grosses. Après le boulevard périphérique de Bologne, le trafic se fit plus fluide et mon associé appuya sur l’accélérateur. À un moment, il tapa du poing sur le volant et étouffa un juron.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai vraiment fait une belle connerie de ne pas avoir pris les portables de ces enfoirés. Ils pouvaient nous servir.
— Tu vieillis.
Rossini me foudroya du regard.
— Je plaisante, bien sûr, m’empressai-je d’ajouter. Et puis, je crois pas que Jacovone ait appelé le Maître des nœuds avec son portable. Il devait forcément être sur écoute.
Max avait préparé un repas froid. Jambon cru, melon, salade de pâtes et glace. Pour une fois, je mangeai avec appétit.
— Au fait, l’autre soir je suis sorti avec la gonzesse qui me plaisait bien.
— La végétarienne ? demandai-je.
— Ouais.
— Et maintenant elle ne te plaît plus ?
— Disons que j’ai quelques réserves. J’aime pas son rire.
— Alors, laisse tomber, lui conseilla paternellement Rossini. Tu peux pas parler que de politique après avoir baisé !
Nous prîmes un café puis nous nous déplaçâmes dans le bureau pour visionner les cassettes. Il s’agissait d’originaux non montés et sans bande son. Nous commençâmes par celles où “jouait” Helena. Il y en avait six. Dans la première, elle était ligotée à une table et victime d’un viol collectif. Ses violeurs étaient cagoulés mais correspondaient aux descriptions que nous avait fournies Femelledocile. Dans les autres films, l’Allemande était attachée à une structure en bois suspendue au plafond. Un homme en tunique blanche, encapuchonné et masqué, tirait de temps à autre des cordes, actionnant ainsi un système de poulies. Helena ressemblait à une marionnette. À chaque nouvelle position de son corps correspondait une nouvelle fantaisie sadomaso et un bondage différent. L’expression terrorisée de la femme était bien différente de celle que nous avions vue sur les photos que Giraldi nous avait montrées. Son visage, la bouche maintenue grande ouverte par une balle de caoutchouc, était crispé de douleur. Et de terreur. Les mains de l’homme manœuvraient les cordes avec rapidité et assurance. Il ne pouvait s’agir que du Maître des nœuds. Dans la dernière vidéo, Helena était suspendue en l’air avec les jambes écartées en position horizontale. On avait l’impression qu’elle était assise dans le vide. Le cérémoniaire de l’horreur s’approcha d’elle et ôta sa tunique. Il ne commit hélas pas l’erreur d’enlever son masque. Mais nous pûmes quand même l’observer avec plus d’attention. Il avait dans les cinquante ans. Il n’était pas grand mais avait un physique puissant, sûrement le fruit d’un long travail de musculation. Les tatouages qui lui couvraient la poitrine et le dos représentaient des geishas ligotées de différentes manières. On aurait dit ceux des yakusas, les mafieux japonais. Il bandait. Il pénétra Helena. Après l’avoir baisée, il l’obligea à regarder une fleur de corde, puis il s’étala une crème blanchâtre sur la main et sur l’avant-bras. Elle devait avoir compris ce qu’il allait lui faire et avait commencé à se démener, mais les cordes empêchaient tout mouvement. Le Maître des nœuds se mit derrière elle. La caméra le suivit et nous vîmes en premier plan ses doigts s’insinuer entre ses fesses.
Max appuya sur une touche de la télécommande et l’image disparut.
— J’ai besoin d’un verre.
— Moi aussi.
— Ce type est un homme mort, décréta Rossini. Mais c’est pas une bastos qui va le dessouder.
Il but d’un trait la vodka de blé que je lui avais apportée.
— Finissons de regarder cette merde, ajouta-t-il.
Helena était morte par erreur, comme Max l’avait supposé. Le Maître des nœuds eut un mouvement de colère lorsqu’il sortit son bras du corps de la femme. La mort d’Antonina Gattuso et de Mariano Giraldi en revanche avait été préméditée. Sur un autre film, notre client était littéralement empalé. Quand la pointe de la lance sortit de son dos, il était encore conscient. Antonina, elle, après avoir été fouettée jusqu’au sang et recouverte de cire brûlante, subit le même supplice que celui d’Helena. À elle aussi, le Maître des nœuds avait offert une fleur de corde. D’après Max, elle ressemblait à un œillet.
Nous regardâmes les autres films. Un seul concernait la mort, celle d’une jeune femme aux longs cheveux noirs, tuée par fist fucking. Le Maître des nœuds devait avoir une prédilection particulière pour cette technique de torture. Le reste n’était que de la pornographie SM extorquée par chantage. Outre Femelledocile et Antonina, quatre autres femmes étaient impliquées.
Nous restâmes un long moment silencieux à boire et à fumer. Il n’était pas facile de dire quelque chose de sensé après ce que nous venions de visionner. Nous n’avions jamais vu de snuff movies, ces films de torture sadomaso. Nous étions sous le choc.
— Qu’est-ce qu’on fait avec les familles ? questionna Max.
— C’est-à-dire ?
— On ne peut pas les laisser toute leur vie se demander ce que sont devenus Helena, Antonina et Giraldi. Ça serait dégueulasse.
Le Milanais alluma une cigarette.
— D’un autre côté, on ne peut pas non plus leur raconter la vérité.
— Ce serait un beau geste. Mais trop dangereux.
— Marco a raison. Mais avant toute chose, il faut qu’on déniche cette ordure de Maître des nœuds, coupa court Rossini. On pensera au reste plus tard.
Max ajouta des glaçons dans son verre.
— Je vais faire un agrandissement de ses tatouages. Avec un peu de chance, on trouvera qui les lui a faits.
— Encore faut-il qu’ils aient été faits en Italie, fis-je remarquer, dubitatif.
— Ça vaut la peine d’essayer. Autrement, il ne nous reste qu’à repérer la bande à travers les annonces des sites.
— Espérons que la mort de Jacovone ne les aura pas alertés, dit Beniamino.
Je frottai le Ronson sur mon jean pour le faire briller.
— C’est pas ce qui me fait peur. Il avait une tapée d’ennemis. Et ils pourraient penser que c’est des clients mécontents de la came qui l’ont descendu, ou bien la concurrence.
— Femelledocile nous a dit que le Gang Bang n’agissait pas seulement pour le fric, intervint le Gros. Ils cherchent sans doute de nouvelles victimes.
— Commençons par suivre la piste des tatouages, proposa Rossini. Demain, on pourrait aller à Milan puis à Turin…
— Moi, demain, je vais à Gênes pour la manif et je reviens deux jours après, nous rappela Max. Mais je peux vous fournir une liste de professionnels du tatouage avant de partir.
Il alluma son ordinateur et se connecta à Internet. Une heure plus tard, nous avions les adresses de tous les tatoueurs du nord de l’Italie.
Beniamino empocha ses cigarettes, son briquet et son portable.
— Je vais faire un tour en bateau. J’ai besoin de rester seul pour digérer ces films de merde.
Max se caressa le ventre.
— Quand tu dis que tu buteras pas le Maître des nœuds avec une balle, tu veux dire quoi ?
— Je veux qu’il se sente crever, répondit d’un ton sérieux le Milanais. Qu’il comprenne sa douleur.
— Tu crois pas que t’exagères ? demandai-je.
— Non. Mais si ça dérange vos nobles petits cœurs, je vous laisse vous en occuper.
Max et moi, nous échangeâmes un regard furtif. Nous n’aurions jamais le courage d’appuyer sur la détente.
— Fais comme tu veux, dis-je.
Rossini se dirigea vers la porte puis revint sur ses pas et tapota la joue de Max en lui recommandant :
— Tiens-toi loin de la flicaille. Et s’il t’arrive quoi que ce soit, tu nous appelles tout de suite.
— Alors, t’es vraiment décidé à y aller, hein ? dis-je.
— Oui.
— En parler servirait pas à grand-chose, je me trompe ?
— Non.
Je réintégrai mes pénates. J’avais envie de rester seul pour essayer de noyer dans l’alcool ces images effrayantes qui continuaient à défiler dans ma tronche. Je m’accrochai à la bouteille sans même allumer la chaîne. Aucun blues n’aurait été assez triste.
Max frappa à ma porte en pleine nuit. Il me suivit dans la cuisine où j’éclusai un verre d’eau glacée pour avaler deux cachets contre le mal de tête.
— Tu t’es pas bituré ? demandai-je.
Il fit signe que non.
— J’avais envie de réfléchir.
— Et je parie que tu vas me raconter en détail ce que t’as gambergé et gâcher ma cuite thérapeutique, grognai-je d’une voix pleine de sommeil.
— Ces images me rappellent la torture, celle pour faire parler, je veux dire.
Je m’assis et allumai une clope. Le discours du Gros n’allait pas être bref.
— J’en ai entendu parler pendant des années, continua-t-il à voix basse. D’abord les récits sur la Résistance, puis ceux des exilés sud-américains…
— Viens-en au fait, Max. J’aimerais retourner me pieuter.
— Tous ceux qui ont résisté à la torture sont devenus des héros, ceux qui ont cédé, en revanche, ont été considérés comme des traîtres.
Je haussai les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie. Où est le problème ?
— En regardant les films, je me suis rendu compte que moi, je ne pourrais pas résister.
— Moi non plus, je crois. Lorsque j’ai été arrêté et qu’on m’a tabassé toute une nuit, si j’ai pas parlé, c’est que je savais vraiment rien de rien.
— Pourtant le vieux Rossini n’a jamais rien balancé aux flics.
— Lui et tant d’autres. Même des gars sur qui t’aurais pas misé un kopeck. Peut-être que ça dépend des circonstances.
— Je suis content d’y avoir échappé et, tu vois, je suis plus aussi sûr que ceux qui parlent sous la torture soient des traîtres.
— J’en sais rien et j’ai pas envie de savoir, m’écriai-je. La règle, c’est que quand t’as besoin d’un tuyau, tu demandes d’abord et tu frappes ensuite. Nous aussi, on utilise cette méthode. Intimidation, violence et chantage sont les seuls moyens pour que les mecs causent.
— Je sais bien. Seulement je me suis jamais imaginé dans la situation de devoir l’ouvrir pour éviter la torture.
— Et ça n’a pas de sens de l’imaginer.
Max se leva. Il me salua d’un signe de la main et se dirigea vers la porte.
— Attends, je vais te raconter un truc, lui dis-je.
— Une autre de tes histoires de taule ? demanda-t-il avec ironie.
— Lorsque les repentis sont devenus à la mode, les militants de la lutte armée incarcérés n’ont plus eu confiance en personne. Quand l’un d’eux allait chez le toubib, chez le directeur ou au greffe, il valait mieux le faire accompagner par un autre détenu pour empêcher qu’il joue les mouchards. Mais malgré cette précaution, il trouvait toujours un moyen pour balancer.
— Et alors ?
— Et alors la torture n’avait rien à voir. Ils avaient seulement peur de trinquer pour leurs conneries. Et de pourrir en cabane. Ils s’en sont tous sortis à bon compte.
— Je comprends pas où tu veux en venir.
— Tu peux excuser un mec qui parle parce qu’on lui écrase les couilles. Un instant de faiblesse peut arriver à tout le monde. Mais l’infamie, c’est bien autre chose. Avant de te fourrer dans les emmerdes, il est bon de savoir si t’auras le cran de supporter la taule.
— Et toi, tu l’as ?
— Plus. Et puis moi, en taule j’y refous pas les pieds.
— Même le vieux Rossini pense comme toi ?
— Bien sûr. Tu joues jusqu’à ce que tu perdes. Ensuite tu passes la main.
— Définitivement…
— C’est le seul moyen pour ne pas vivre avec une bite dans le cul pour le restant de tes jours.
— J’ai pigé.
— Réfléchis-y, Max. Il y a des choses auxquelles il vaut mieux penser avant.