— Elle est déjà morte à l’heure qu’il est. Pas la peine de perdre notre temps, dit le vieux Rossini en observant l’étrange fleur de corde.

Max la Mémoire se servit une grappa.

— Ce que t’a raconté le mari est vraiment difficile à gober. Si on enlève la femme que tu aimes sous ton nez, tu fais tout ce que tu peux pour la retrouver et tu te mets pas à penser aux conséquences sur ta réputation.

J’allumai une cigarette. J’avais prévu les réticences de mes associés et, au fond, moi non plus, je n’étais pas totalement convaincu par cette affaire.

— Giraldi est disposé à bien payer et il s’agirait d’une enquête à couvert. J’ai cru comprendre que les sadomasos font tout pour tenir les flics à l’écart.

Max soupira.

— C’est justement ça, le problème. Giraldi nous a mis au pied du mur.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demandai-je.

— Une femme est entre les mains d’un taré et on ne peut pas faire comme si de rien n’était. Faut qu’on essaie de la retrouver, répondit Max.

Beniamino se leva du fauteuil.

— Et pourquoi ? Dans cette affaire, le connard, c’est le mari. C’est lui qui n’a pas les couilles de prendre ses responsabilités. C’est son problème.

Max secoua la tête.

— J’ai pas envie d’abandonner cette gonzesse à son destin. Je veux avoir la conscience tranquille, dit-il en montrant à Rossini la photo d’Helena.

— Max a raison, approuvai-je.

Rossini écarta les bras d’un geste désolé.

— Mais ça sert à quoi de chercher un macchab ? Et puis c’est un milieu qu’on connaît pas, c’est pas dit qu’on arrivera à dénicher quelque chose.

— On peut se fixer une limite dans le temps. Deux mois ? proposai-je.

— Non. Un, c’est suffisant, rectifia Max.

— Alors, vous voulez vraiment y aller, éclata le vieux gangster. Et quand on aura trouvé qui l’a enlevée et probablement étendue, on fait quoi ? On appelle les lardus, on l’annonce à son mari ou…

— Calme-toi, le coupai-je. C’est un aspect de l’affaire qu’on abordera en temps voulu.

— Vous n’avez pas bien pigé. J’ai pas l’intention de traquer des obsédés.

— Moi non plus, rétorqua le Gros. Mais désormais on est dedans.

Lorsque Mariano Giraldi entra dans le bar, nous étions assis à ma table en train de boire et de fumer en silence. Le vieux Rossini était de mauvais poil. Il était convaincu qu’il mettait sa réputation de gangster en danger avec cette histoire. Le client ébaucha un salut. Je lui fis signe de s’asseoir. Son visage était encore plus fatigué et plus tendu que la veille.

— Voici mes associés. Nous avons quelques questions à vous poser.

— Ça veut dire que vous allez m’aider ?

— On y réfléchit, répondis-je.

— Racontez-nous exactement ce qui s’est passé à l’hôtel, lui ordonna Max.

Cette fois-ci, Giraldi ne se fit pas prier, mais il n’ajouta rien d’intéressant à ce qu’il m’avait déjà dit.

Beniamino termina sa vodka et claqua sa langue pour attirer l’attention du type.

— Jusqu’à maintenant vous nous avez parlé de l’enlèvement de votre femme comme s’il n’y avait qu’une seule personne impliquée, le soi-disant client…

— Oui, parce que Helena n’avait rendez-vous qu’avec un seul client.

— Mais c’est pas possible qu’un seul mec vous ait neutralisé et ait enlevé votre femme.

— Il a sûrement dû l’assommer elle aussi.

— Sûrement. Mais il peut pas l’avoir chargée sur son dos et foutue dans le coffre tout seul. C’est pas imaginable.

— Alors ?

— Alors, votre femme a été enlevée par plusieurs types, intervint Max. Et il est possible que le sadomasochisme n’ait absolument rien à voir dans tout ça et que vous ne nous ayez pas tout dit.

Rossini en remit une couche.

— Ouais, et c’est peut-être même toi qui l’as butée. Les flics ont des soupçons et tu veux protéger tes miches avec cette histoire d’enlèvement.

Giraldi pâlit. Il se mit à transpirer.

— Je vous le jure, je vous ai dit la vérité. Il faut que vous m’aidiez à retrouver Helena.

— Alors, explique-moi pourquoi elle devrait être encore en vie, l’encouragea vivement le Milanais.

Le type s’effondra et se mit à pleurer. Le bar était plein et même si ma table était à l’écart, plusieurs clients se retournèrent dans notre direction. Mariano Giraldi semblait sincère, mais son histoire continuait à puer le mensonge. Rossini l’obligea à finir son cognac. Notre client se moucha et s’excusa. Puis il se leva pour aller aux toilettes.

— Alors ? m’enquis-je auprès de mes associés.

— Il ment, pontifia Beniamino.

— C’est clair. Mais je sais pas où. En revanche, je crois qu’il dit vrai sur l’enlèvement, ajouta Max.

— Bon, alors, on accepte l’affaire ? demandai-je en regardant Rossini.

— C’est du temps perdu.

— Mais de l’argent gagné. Toute façon, t’en fais pas, Beniamino, si t’as pas envie, l’affaire, on la suit Max et moi.

Il me regarda de travers.

— T’es en train d’utiliser le même truc que Giraldi, t’es en train de me baiser.

Je lui souris.

— J’admets, c’est un coup bas. Tu sais parfaitement que sans toi, Max et moi, on finira par se foutre dans les emmerdes.

— Je sais, je sais, et vous en profitez.

Max ricana.

— Voilà, comme ça, t’as une excuse pour t’impliquer dans l’enquête.

Le Milanais soupira.

— Bon, OK. De toute façon, on ne dénichera rien du tout.

— Giraldi revient, avertis-je mes associés.

— Alors ? demanda-t-il.

— Nous acceptons, dis-je. Mais si d’ici un mois on n’a rien trouvé, on laisse tomber.

— Ça marche, murmura-t-il avec soulagement.

Il enfila une main dans sa poche et en sortit une enveloppe.

— Voici l’argent.

— Passez-le-moi sous la table.

Je déchirai l’enveloppe et y jetai un coup d’œil. De beaux biffetons de cinq cent mille lires bien craquants.

Max donna à Giraldi un bloc-notes et un crayon.

— Écrivez-nous le nom des sites, le pseudo qu’utilisait Helena pour ses annonces, son adresse, celle de l’hôtel, bref tout ce qui peut nous être utile. Surtout l’adresse Internet du client qui a contacté votre femme.

— Je ne la connais pas.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne connais pas le mot de passe de la messagerie de mon épouse. C’était elle qui s’occupait de ses contacts.

— De mieux en mieux, marmonnai-je.

Il commença à écrire. Beniamino lui bloqua la main.

— Si je découvre que tu nous as débité des conneries, je te fais une tête au carré et si tu causes de nous à la flicaille, je te bute.

Il se leva et ajouta :

— À demain.

— Des conseils précieux et gratuits, précisai-je sur un ton dur. Si j’étais vous, je les garderais bien à l’esprit.

— Ces méthodes ne sont pas nécessaires avec moi, siffla-t-il avec irritation.

— Allez, écrivez et tâchez de rien oublier, dit Max d’un ton calme.

— Qu’est-ce que t’en penses ? demandai-je au Gros en regardant notre client s’éloigner.

— Cette fleur de corde me fout les jetons, répondit-il en la faisant tourner entre ses doigts.

— Comment ça ?

— Elle est parfaite. Celui qui l’a fabriquée doit être quelqu’un de précis, d’imaginatif et d’incroyablement habile. T’imagines le mal qu’un type comme ça peut te faire ?

— Assez pour espérer crever en vitesse.

— Exactement. Et il a voulu que le mari d’Helena le sache.

Le lendemain matin, de bonne heure, Max et moi nous traversâmes le marché de la place Delle Erbe et nous glissâmes dans les petites rues de l’ancien ghetto pour rejoindre le magasin de cordages du vieux Bianchin. Une vraie autorité en fait de cordes et de nœuds. Nous l’avions connu en fréquentant les bistrots du centre. Lorsqu’il le pouvait, il se faisait remplacer par ses fils, enlevait son tablier et allait prendre un verre dans les bars de la place. Nous le trouvâmes occupé à servir une dame, son immanquable cigare toscan au coin de la bouche.

— Que puis-je pour vous, demanda-t-il en dialecte une fois la cliente partie.

Je sortis de ma poche la fleur de corde et la posai sur le comptoir. Le vieux commerçant mit ses lunettes et l’observa attentivement. Puis, avec ses ciseaux, il coupa un nœud qui donnait la forme à un pétale et examina la section de la cordelette.

— Un truc de riches ! s’exclama-t-il étonné. Cette cordelette est faite à la main. Sûrement sur commande, et pas en Italie. En Orient peut-être. L’âme est en dacron, la première gaine en lilion et la seconde, la gaine externe, en soie.

— Autre chose ?

Il ajusta ses lunettes.

— Elle est fine mais très résistante. La soie a seulement une fonction esthétique. Elle est plus douce et agréable à empoigner. D’ordinaire, ce genre de corde est utilisé pour glisser dans les treuils ou dans les mousquetons. Le problème c’est que certains nœuds se défont plus facilement, mais celui qui a créé cette fleur a bien fait attention d’utiliser les bons. Nœuds de chaise espagnols, nœuds du pêcheur et pour les pétales, ce qu’on appelle le paillet.

— Tu sais qui pourrait avoir fait un truc comme ça ? demanda Max.

— Quelqu’un qui a du temps à perdre, répondit sur un ton brusque le vieux Bianchin.

Il avait soif et il nous proposa de l’accompagner dans un bistrot tout près.

Je regardai autour de moi.

— Qui te remplace ?

— Personne, mais ça n’a pas d’importance. Mes fils ont décidé de vendre et après plus de quarante ans, ici il y aura bientôt un magasin de pompes.

En buvant un verre de merlot, il nous raconta des anecdotes du temps passé. Sur la ville et sur les boutiques du centre. Puis il nous salua avec une moue d’amertume : encore un vieux mis au rancart.

— Bianchin a raison, cette ville n’est plus la même, commentai-je en regardant la vitrine d’une boutique.

Il y a quelques années se trouvait là une auberge qui avait nourri des générations d’étudiants.

— Cette ville est morte, soupira Max. Étouffée par les magouilles et le pognon.

San Maurizio Canavese est à quelques kilomètres seulement de l’aéroport de Turin. Nous étions arrivés en début d’après-midi et avions repéré l’hôtel où Helena avait été enlevée. Classique, discret, d’aspect confortable, il était situé aux abords d’un boulevard périphérique. Une position stratégique. Une bonne adresse pour les représentants, les voyageurs et tous ceux qui ne veulent pas se faire remarquer. L’escalier de secours menait à un parking situé à l’arrière, entouré de champs et loin des regards indiscrets.

Le lieu idéal pour enlever une femme en toute tranquillité. Nous avions décidé d’allonger quelques biftons au veilleur de nuit pour obtenir les infos qui nous intéressaient, mais nous devions attendre sa prise de service. Pour passer le temps et nous mettre à l’abri de la chaleur, il n’y avait rien de mieux qu’un bon resto. Max la Mémoire avait réservé une table pour trois à la Credenza, après s’être assuré qu’il y était permis de fumer. Pour nous, désormais, c’était devenu une question rituelle. Il avait lu de très bons articles sur ce resto dans des guides spécialisés et il était pressé de goûter la cuisine de Giovanni Grasso, chef et propriétaire des lieux. Le restaurant était élégant et calme, les gens parlaient doucement, concentrés qu’ils étaient sur leur assiette. Comme toujours, je restai indécis face à la carte et acceptai les conseils du chef. Max et Beniamino mangèrent avec appétit en commençant par des hors-d’œuvre. Pour ma part, je me contentai d’un filet de bœuf à la sauce de raisins secs, safran et citron accompagné d’une purée de pois chiches. Je n’avais pas touché à l’alcool de la journée et j’avais envie de boire. Au contraire d’autrefois, je ne buvais que le soir ; mais c’était encore trop. C’était du moins l’avis de Virna qui m’avait imposé de diminuer de façon drastique ma consommation de calva, si je voulais qu’on se remette ensemble.

Mes associés, après le fromage, ne renoncèrent pas au dessert. Puis arrivèrent les cafés et les liqueurs. Pour m’obliger à n’en prendre qu’un seul verre, je sortis téléphoner.

— C’est moi.

— Salut Marco, me dit Virna. T’es où ?

— En vadrouille. Pour le boulot.

— Tu reviens quand ?

— Peut-être demain.

— Dommage. J’espérais te voir avant de partir.

— De partir ?

— Oui. Je vais voir Patrizia, une de mes amies de Gallipoli.

— Tu me l’avais pas dit.

— Je n’étais pas sûre d’avoir mes congés. Ils font toujours un tas d’histoires au boulot…

— Et tu pars combien de temps ?

— Un mois. J’ai pris tous mes jours en retard.

— Tu vas me manquer.

— Pour être franche, j’ai décidé de partir pour être loin de toi.

— Je croyais qu’on était en train de se retrouver…

— C’est justement pour ça. Je veux y réfléchir à tête reposée.

— Je comprends.

— Non, Marco, tu ne comprends pas. Je t’aime, mais je ne suis pas sûre que ce soit suffisant pour rester avec toi.

— J’ai déjà entendu ça quelque part.

— T’as un tas de problèmes et tu t’en crées d’autres continuellement…

— Bonnes vacances, Virna, la saluai-je en raccrochant.

Je retournai au restaurant. Max et Beniamino bavardaient allègrement.

— Un autre calvados, commandai-je au serveur.

— T’as la tronche de quelqu’un qui vient de s’engueuler avec sa souris, commenta le Milanais.

— Virna part en vacances. Pour réfléchir sur notre couple.

— Mais vous ne vous étiez pas remis ensemble ? demanda Max.

— C’est ce que je croyais.

— Comme d’habitude, t’as rien compris. Baiser de temps en temps, ça veut pas dire reprendre une relation, intervint Beniamino. Les problèmes qui vous ont poussés à casser ne se sont pas résolus pendant votre rupture. Et j’ai du mal à croire qu’ils vont se résoudre.

— Merci pour l’encouragement.

— Virna est une femme qui a une idée bien précise de la vie. Et la tienne lui plaît pas. Elle veut que t’abandonnes les enquêtes et que tu te consacres uniquement au Rade.

— Impossible.

— Alors, à mon avis, vous allez pas rester ensemble longtemps.

— Pourquoi ? Je suis sûr qu’on peut trouver un compromis.

— Du blabla tout ça ! lança Max. Rêve tant que tu veux, mais Virna n’est plus une gamine. Si tu lui donnes pas ce qu’elle veut, elle se tirera définitivement.

— Et Beniamino ? Il est avec Sylvie depuis des années et ça roule parfaitement.

— Sylvie est une danseuse de boîte. Elle vit au jour le jour, comme nous, précisa l’intéressé.

Je regardai mes associés.

— Qu’est-ce qui vous prend ce soir ? Vous êtes en veine de conseils bon marché ?

— Non. Sauf que quand t’as des peines de cœur, tu deviens casse-couilles, et vu qu’on se coltine cette affaire SM

— C’est bon, j’ai compris. Je vous emmerde plus avec Virna.

Ils éclatèrent de rire puis Max regarda sa montre.

— Au lieu de dire des conneries, paye la douloureuse. C’est le moment d’aller bavarder un peu avec le veilleur de nuit.

— On voudrait un renseignement, dis-je avec un sourire amical.

Le veilleur, un blondinet à l’air mariolle, observa pendant un moment les deux fafiots pliés en longueur que je tenais bien serrés entre l’index et le médium.

— Je peux peut-être vous être utile, si ça reste légal bien sûr.

— On voudrait juste savoir qui a loué la chambre 208 le soir du 6 juin, expliquai-je en posant l’argent sur le comptoir de la réception. Un simple coup d’œil au registre.

Il fit disparaître les billets dans la poche de sa veste d’une main preste, ouvrit le registre et feuilleta rapidement les pages.

— Voilà. Le client a présenté un permis de conduire au nom de Mario Lo Bianco, né et résidant à Monza… Nous en avons même une photocopie.

Max écrivit toutes les informations sur son bloc-notes tandis que le portier s’activait pour nous faire une photocopie.

— Vous savez s’il s’est passé quelque chose cette nuit-là ? demandai-je.

— Non. J’étais de garde et on m’a rien signalé.

— Et le client, il a réglé comment ? questionna Beniamino.

— Il faudrait que je vérifie les factures.

— Nous apprécierions énormément.

Il disparut derrière une porte et revint deux minutes plus tard.

— D’avance et en liquide, dit-il.

C’était prévisible.

— La chambre est libre, fit remarquer Max en indiquant le tableau derrière le garçon.

Une clef pendait, attachée à la plaque numéro 208.

— Nous pourrions y jeter un œil ?

— Non. Ça, je ne peux pas.

Je posai un autre billet de cent mille lires sur le comptoir.

— On en a pour une minute.

— Bon d’accord, mais dépêchez-vous, dit-il en prenant la clef.

C’était la dernière chambre du couloir au rez-de-chaussée. Juste à côté de la porte de sortie de secours que le client devait avoir laissée entrouverte pour faire entrer en cachette le couple Giraldi. Et c’est certainement par cette même porte qu’Helena avait été enlevée. Beniamino ouvrit la chambre 208 sans faire le moindre bruit. Pour arriver au lit à deux places, il fallait passer devant la salle de bains où, selon les dires du mari, le ravisseur l’attendait planqué pour l’assommer. Vu son récit, on pouvait penser que l’agresseur avait utilisé un pistolet électrique. Silencieux et efficace. Nous répétâmes la scène et nous nous rendîmes tout de suite compte qu’il était impossible que le “client” ait pu agresser Giraldi sans qu’Helena s’en aperçoive et se mette à hurler.

— Ils devaient être au moins deux, dit Rossini. Un dans la salle de bains, qui a mis KO le mari, et un autre probablement planqué ici, dans l’angle, qui s’est occupé de la gonzesse.

— Si ça s’est passé comme ça, il y a un truc qui ne colle pas, observa Max. On n’a plus affaire à un serial killer ; ils agissent rarement en couple.

— On a la photocopie du permis de conduire, intervins-je. C’est peut-être notre homme.

— C’est un faux, souligna le Milanais.

— Probable, ajouta Max, mais faut quand même vérifier.

— Bon, eh ben, on va vérifier tout de suite, proposai-je.

Nous rendîmes la clef au veilleur et montâmes en voiture. Mes associés avaient refusé de voyager avec ma Skoda Felicia, lente et non climatisée, et avaient préféré la Chrysler PT Cruiser du vieux Rossini. Noir métallisé, les vitres teintées, on aurait dit la voiture d’un gangster du Chicago des années 40. Lorsque j’avais fait remarquer à Beniamino qu’elle ne risquait pas de passer inaperçue, il avait simplement haussé les épaules. Tenter de le raisonner était une perte de temps. Un type du milieu de sa génération ne renoncerait jamais à une voiture tape-à-l’œil.

J’enfilai une cassette d’Albert King dans l’autoradio. Les notes de Cadillac assembly line jaillirent tout de suite.

— Celle-là est pour toi, dis-je.

Beniamino ricana et accéléra en entrant sur le périf. Max alluma la lumière de l’habitacle pour regarder la photocopie du permis de conduire.

— On voit pas grand-chose. Mais assez pour vérifier si c’est bien ce Lo Bianco.

Il me passa la feuille et je vis les traits ternes d’un homme d’environ quarante ans – quarante-deux selon les informations portées sur son permis. Des cheveux peignés avec une raie et une barbe courte encadraient un visage commun.

— Ce serait trop beau si c’était lui, soupirai-je.

— Je te l’ai déjà dit, ce permis est un faux et ça devrait vous faire réfléchir.

— À quoi ?

— Un maniaque n’a pas de faux faffes. Il sait même pas comment se les procurer.

Max alluma une cigarette.

— On sait maintenant qu’ils étaient au moins deux dans la piaule et qu’ils sont branchés avec les faussaires de la pègre. Ça pue le coup d’une bande qui n’a rien à voir avec le cul.

— Peut-être que Giraldi doit du pognon à des gars du milieu ?

— Peut-être. Mais pourquoi il aurait inventé cette histoire de SM ? Il était pas obligé de débiter des craques pareilles.

— Vous oubliez la photo d’Helena ficelée comme un sauciflard et des pinces aux nibards. Donc le sadomasochisme doit forcément avoir un lien avec son enlèvement.

Le vieux Rossini mit son clignotant pour se ranger sur une aire de service.

— Possible. Mais la question, c’est : on fait quoi après avoir vérifié que Lo Bianco est blanc comme neige ?

— J’ai ma petite idée, répliqua Max. Les mecs ont contacté Helena par l’intermédiaire du Net. À mon avis, c’est là qu’il faut chercher.

— Et s’ils ont effacé leurs traces ?

— Alors, on l’a dans le baba.

Nous nous arrêtâmes pour faire le plein et pour boire un jus dans un bar bondé de camionneurs, d’automobilistes endormis, de putains en vadrouille et autres représentants de la faune nocturne. Même les filles derrière le comptoir étaient fatiguées. Leur visage tiré se détachait sur leur tenue de travail colorée et de leur coiffe tombaient des mèches de cheveux mouillées de sueur. Elles me rappelaient Virna quand elle nettoyait le sol du Rade après le départ des derniers clients. J’eus envie de picoler. Mais je ne perdis pas de temps à demander un calva ; je n’en ai jamais vu sur les étagères des bars des autoroutes. Je descendis au sous-sol en suivant les indications pour les toilettes. Une Sud-Américaine d’une trentaine d’années était assise sur une chaise en plastique entre la porte des chiottes des hommes et celle des femmes. Sur un tabouret, elle avait mis une soucoupe pour les pourboires. Lorsque je passai à côté d’elle, elle me regarda fixement pour me rappeler que pisser était gratuit mais qu’une pièce serait la bienvenue. Elle puait le désinfectant. À force de rester dans ce trou, elle en avait absorbé l’odeur. En sortant, je lui laissai un billet de dix mille lires. Je les taxerais à Giraldi : frais de voyage.

— J’ai pas de monnaie, dit la femme.

— C’est bon.

— T’as dû avoir de la veine ce soir.

— Pas vraiment.

— Ça m’arrivera jamais, à moi, de laisser autant de fric.

— C’est pas dit. La roue tourne, mentis-je.

Je retrouvai Max et Beniamino à la caisse. Ils payaient des cigarettes, des bonbons et une cassette de Tom Waits. Il y avait un morceau que j’aimais bien, Fumblin with the blues. Une fois en voiture, je demandai à Max de le mettre à fond. Nous arrivâmes à Monza vers deux heures du matin. Il était évident qu’on ne pouvait pas se présenter chez Lo Bianco en pleine nuit. Nous allâmes donc dans un hôtel où le Milanais était comme chez lui. On nous donna trois chambres sans nous enregistrer. D’après le comportement du veilleur de nuit, je compris que ce n’était pas la première fois. C’était la planque classique de celui qui vient juste de braquer une banque et qui doit rester à l’abri le temps nécessaire pour convaincre les flics de lever les barrages routiers. On devait régler le problème des registres de présence avec quelques pots-de-vin généreux.

Je m’étendis sur le lit et allumai la télé, choisissant une chaîne locale où une vieille gloire de la chanson italienne s’égosillait pour persuader les téléspectateurs d’acheter d’authentiques tapis persans. J’avais entendu dire qu’elle s’était mise au téléachat pour se payer de la coke. De temps en temps, un gros plan impitoyable mettait en relief ses narines rougies. Elle ne connaissait rien aux tapis ; elle lisait les noms sur une feuille dissimulée dans la paume de sa main. Cela me fit penser au vieux Rossini en train de castagner un receleur qui l’avait abordé un jour au resto pour lui proposer des tapis qui quelques jours auparavant appartenaient à un riche industriel du quartier. Le type avait été insistant et n’avait pas compris que mon pote ne voulait pas de sa came. Beniamino l’avait invité à sortir pour en causer et l’avait allumé avec un crochet droit et un direct gauche. Ensuite, il lui avait expliqué qu’il ne voulait pas être emmerdé pendant qu’il bouffait et ne voulait pas entendre parler d’herati et de germetsh depuis qu’il avait vu à la télé un reportage qui dénonçait l’exploitation des mômes qui les fabriquaient.

— Plus les mains sont petites, plus petits sont les nœuds de la tissure. T’as compris, ces fumiers… m’avait-t-il expliqué en revenant dans le restaurant.

Le souvenir de cette phrase me fit venir à l’esprit d’autres nœuds. Ceux de la fleur de corde retrouvée dans la chambre d’hôtel où Helena avait été enlevée. Max avait raison, cet objet foutait les jetons. C’était le truc d’un maniaque. Jusque-là, j’étais convaincu que la femme avait été victime d’un sadique qui l’avait emmenée dans une maison des horreurs et l’avait tuée en la torturant. Mais après la visite de la piaule où le couple avait été agressé, ça ne tenait plus. Les ravisseurs devaient être au moins deux et peut-être qu’un troisième les attendait sur le parking à bord d’une voiture prête à décaniller. Mais s’il ne s’agissait pas d’un dingue, pourquoi Helena avait-elle été enlevée ?

J’entendis frapper à ma porte. C’était Rossini, déjà habillé et rasé.

— T’as même pas enlevé tes fringues ? me reprocha-t-il.

— Je pensais à Helena.

— À feu Helena, tu veux dire.

— T’en es persuadé, hein ?

— Après toutes ces années, j’ai appris à me fier à mon pif.

— Mais on connaît pas encore le mobile de l’enlèvement.

— Et alors ? Quand y a pas de pognon en jeu, celui qui est enlevé ne s’en sort jamais. Maintenant lave-toi la tronche. Max est déjà en train de prendre son petit-déj.

Mario Lo Bianco habitait dans un immeuble de banlieue. À huit heures du matin, je sonnai chez lui. Une femme en robe de chambre m’ouvrit.

— Votre mari est là ?

— Il est sorti à six heures pour aller à l’usine. Comme tous les jours.

Je lui montrai la photocopie du permis.

— C’est lui ?

La femme secoua la tête.

— Non. Ce n’est pas Mario.

— Il n’aurait pas perdu son permis de conduire par hasard ?

— Non. Je suis sûre que non. Excusez-moi, mais qui êtes-vous ?

— Police, madame. Il s’agit d’un simple contrôle, répondis-je en m’éloignant.

— Un coup d’épée dans l’eau, annonçai-je à mes associés.

— Qu’est-ce que je vous avais dit ? lança Rossini sur un ton pédant.

— On rentre à la maison, proposa Max.

— Et si on allait à Varese rendre une petite visite à Giraldi et jeter un œil dans les environs ?

— Pour le moment, restons loin de ce type. S’il a voulu nous embobiner, ce dont je suis sûr, il est possible que les flics le surveillent, dit Beniamino.

— C’est vrai, approuva Max. Essayons d’abord avec Internet.

Nous arrivâmes chez nous vers onze heures du matin. Rossini nous salua et alla retrouver Sylvie. Pendant un instant, je l’enviai. Pas seulement parce qu’il avait une petite amie, mais aussi parce que Sylvie m’avait toujours plu. À maintes reprises, je m’étais surpris à la désirer tandis qu’elle faisait la danse du ventre dans des boîtes en tout genre. Mais je m’étais toujours limité à des pensées momentanées. On ne touche pas aux nanas des copains, même si… Et puis je savais que je n’étais pas son genre.

Je suivis Max dans son appart. Il alluma l’ordinateur et se brancha sur Internet. Il tapa la première des adresses des sites que lui avait données Giraldi. Il cliqua avec la souris sur “femmes esclaves” en choisissant parmi maître, maîtresse, couples, hommes esclaves, transsexuels et fétichistes.

— Voilà l’annonce d’Helena.

Je m’approchai de l’écran. “Modèle BDSM(4) aimant s’exhiber, être attachée et humiliée devant son maître, recherche nouvelles sensations avec hommes expérimentés et s’offre pour photos et vidéos. Se déplace dans le nord-est de l’Italie.”

— Et maintenant ? demandai-je.

— Jetons un coup d’œil aux autres sites.

Nous nous retrouvâmes devant des milliers d’annonces. Max parcourut les pages avec patience. Moi, j’en eus très vite marre.

— L’annonce de l’Allemande apparaît seulement sur deux sites. On a au moins délimité la zone de recherche.

— Je te suis pas. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Faut qu’on pénètre dans les messageries électroniques pour découvrir ce qui se passe réellement dans ce milieu.

— Et tu sais comment t’y prendre ?

— Moi non. Mais je connais des gars qui…

Il prit son portable et composa un numéro.

— Arakno ? C’est Max. Écoute, j’ai besoin de ton aide… Non, je peux pas t’en dire plus, mais ce serait bien que tu rappliques avec Ivaz et que vous apportiez pas mal de matos… Demain, ça irait ?… Parfait… Salut.

— Qui c’était ?

— Un type qui s’appelle Arakno. Pour lui et son pote Ivaz, les ordinateurs n’ont pas de secrets. Ils nous aideront à violer les messageries.

— On peut leur faire confiance ?

— Oui. Je les connais depuis longtemps. Par contre, il va falloir qu’on se procure deux caisses de bière Ichnusa. Parce que sans, ils travaillent à contrecœur.

— Je dirai à Rudy de s’en faire livrer. Ils sont sardes, comme la bière qu’ils boivent ?

— Tout à fait ! Ils arrivent demain de Cagliari. J’irai les chercher à l’aéroport.

— Si je comprends bien, jusque-là on n’a pas grand-chose à faire.

— J’en ai bien l’impression. Je vais pouvoir me préparer un bon petit gueuleton et puis je file à l’Association pour le commerce équitable. Il y a une réunion. Tu manges un bout avec moi ?

— Non, merci. Je prends une douche et je vais aller discuter un peu avec Me Bonotto. J’aimerais avoir quelques renseignements sur Giraldi.

Dans mon appartement, il faisait sombre et frais. Les hauts plafonds et les murs épais, souvenirs de la grange qu’il avait été autrefois, tenaient la chaleur étouffante éloignée de la maison. Dans le frigo, je pris une bouteille d’eau glacée. Pétillante. Je n’ai jamais supporté l’eau minérale naturelle. Je me versai deux doigts de Roger Groult de quinze ans d’âge. De toute façon, Virna n’était pas là. J’allumai la télé pour regarder le journal de la région. Le siège d’une association gay avait été incendié à Padoue. Des bandes rivales de petites frappes maghrébines s’étaient affrontées près de la gare. Deux d’entre elles avaient fini aux urgences avec le visage tailladé. À Vicence, la brigade mobile avait découvert de nouveaux ateliers textiles qui employaient de la main d’œuvre chinoise en état de semi-esclavage. Et dans la province de Trévise, une bande d’Albanais avait assailli une petite villa isolée. J’éteignis la télé et, avec une autre télécommande, fis partir le CD de Bob Dylan qui attaqua Tombstone blues.

La douche me fit venir l’envie de baiser. Un autre calvados me la fit passer. Je m’habillai, mis dans ma poche la fleur de corde et plongeai dans la chaleur torride des deux heures de l’après-midi. Je rencontrai Renato Bonotto dans un bar du centre où l’on mange des salades à des prix exorbitants. Comme toujours, il était seul, assis à sa table habituelle. Maigre et élégant, c’était un pénaliste habile qui avait l’oreille du tribunal. Je l’avais connu lorsqu’un de ses clients avait eu des problèmes pour une histoire de coke colombienne. Depuis lors, il m’avait régulièrement utilisé comme enquêteur.

— Tiens ! Marco Buratti en personne. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ? me demanda-t-il en guise de salutation.

— Tu m’as envoyé un drôle de type.

— Giraldi, le sadomaso ?

— Exact.

— Je ne le connais pas directement. Il s’est présenté en disant qu’il venait de la part d’un de mes collègues de Varese.

— Tu le connais pas ?

— Non. Mais j’ai une confiance absolue en mon collègue.

— Tu sais quoi sur lui ?

— Plus ou moins ce qu’il a dû te raconter.

— Et t’en penses quoi ?

— Qu’il a commis une erreur en n’allant pas voir la police, mais maintenant c’est trop tard. Ils le mettraient tout de suite à l’ombre.

— Il a raconté la même version à ton collègue de Varese ?

— Oui. J’ai vérifié avant de lui donner ton nom.

Le portable de l’avocat se mit à sonner. Tandis qu’il répondait, j’avalai un sandwich. Quand il raccrocha, je lui serrai la main et m’en allai. Ma Skoda Felicia était garée en plein cagnard. Ma chemise me colla au dos dès que je me posai sur le siège. Dix minutes plus tard, j’étais sur l’autoroute en direction de Varese. Mes associés n’auraient pas été d’accord. Giraldi pouvait être surveillé par la flicaille et les poulets trouveraient intéressant un lien avec trois repris de justice, mais j’avais besoin de voir où habitait Helena pour me faire une idée plus précise de la femme que nous recherchions. Cette photo où elle posait en modèle SM ne me disait rien. Elle me foutait mal à l’aise. Et pas tant à cause des pinces sur les tétons, que de son expression de plaisir.

Les Giraldi habitaient dans une petite maison d’une nouvelle zone résidentielle noyée dans la végétation. Je passai deux fois devant chez eux en cherchant les traces d’une surveillance éventuelle. Je n’en trouvai pas. Aucune voiture, aucun fourgon suspect n’était garé dans la rue. Toutes les maisons étaient protégées par des caméras et par de rudes molosses. Celle de mon client semblait déserte, mais, dans le jardin je remarquai une Mercedes blanche. Je me rangeai dans une rue parallèle et m’approchai à pied, accompagné par l’aboiement des chiens. Je sonnai au visiophone et n’eus pas à attendre longtemps. Giraldi sortit et attacha son dogue argentin qui me fixait avec des yeux aqueux et peu amicaux.

— Il y a du nouveau ? m’interrogea-t-il en ouvrant le portail.

— Non.

— Alors, qu’est-ce que vous êtes venu faire ?

— Une petite visite, répondis-je sur un ton dur.

Ce type m’était antipathique. Il me conduisit dans un vaste salon meublé à grands frais mais sans goût.

Je le regardai fixement. Il était dans un état encore pire que la dernière fois. Son visage était dévasté par la tension. Il avait une barbe de plusieurs jours, les yeux rouges et des cernes profonds et sombres.

Son portable sonna. Dans la maison silencieuse se propagea la version électronique d’un air de l’été précédent. Giraldi se limita à observer distraitement le numéro sur l’écran.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il en éteignant son téléphone.

— Je veux que vous vous asseyiez et que vous me laissiez jeter un coup d’œil à la maison.

— Pourquoi ?

— Tout ce que je sais sur votre femme, c’est cette photo d’esclave à deux millions la séance. Je veux aussi connaître le reste.

Mariano Giraldi s’affala sur un fauteuil.

— Faites ce que vous voulez, murmura-t-il.

Je montai l’escalier qui menait à l’étage. J’ouvris une porte au hasard et entrai dans une salle de bains où tous les objets étaient ceux d’un homme. En face, se trouvait la salle d’eau d’Helena. J’ouvris la petite armoire et fouillai dans les crèmes et les parfums. Tous de marque. L’Allemande prenait soin de son corps. Il y avait aussi deux chambres à coucher. Je fouinai dans les tables de nuit et dans l’armoire bondée de fringues. Je n’y remarquai que deux pantalons : cette femme aimait montrer ses jambes. La lingerie intime était bien assortie et très raffinée. Mais il n’y avait rien qui évoquait des lubies SM. Mariano Giraldi devait avoir fait le ménage après l’enlèvement de sa femme. Je retournai au rez-de-chaussée où je visitai la cuisine. Puis j’allai au sous-sol. Une partie servait de garage, une Alfa Romeo coupé – la voiture d’Helena – l’occupait partiellement. L’autre partie était une grande pièce complètement vide. Les murs avaient été repeints récemment dans une tonalité beige. Je grattai la peinture avec les clefs de ma bagnole. Il en ressortit une couche blanche, puis une noire. En regardant mieux, je remarquai qu’au plafond et sur les murs des trous avaient été stuqués peu de temps auparavant. J’imaginai des structures en bois dans une pièce noire comme la nuit. La salle de jeux érotiques de Mariano et d’Helena.

— Je vois que vous avez démonté votre donjon rapidement, dis-je en m’asseyant sur le divan en face de mon client.

— J’avais peur que la police vienne perquisitionner la maison.

Je m’allumai une cigarette avec calme.

— Et qu’est-ce que vous avez fait disparaître d’autre ?

— Certains objets et quelques vêtements.

— Y a pas une seule capote dans toute la baraque. Comment ça se fait ?

— Ça ne vous regarde pas. Pensez plutôt à retrouver ma femme !

— Je vous ai posé une question. Si vous répondez pas, je garde votre fric et vous allez vous faire foutre.

— Nos rapports n’étaient pas complets, dit-il en regardant fixement le sol en marbre.

— C’est-à-dire ?

— Helena ne voulait pas être pénétrée.

— Je vois. Et ça vous allait ?

— Je respectais ses désirs.

— Ce que je veux savoir, c’est si vous vous contentiez de vous branler ou bien si vous alliez tremper votre baigneur ailleurs ?

— Ne soyez pas déplaisant.

— C’est ça. La question est claire ou je dois la reformuler ?

— Je sais ce que vous voulez savoir. Oui, Helena est bisexuelle. Nous avions une relation à trois avec une autre femme.

— Quelqu’un du milieu SM ?

— Oui. Une esclave.

— Voilà à quoi servait la pièce “équipée” au sous-sol, raisonnai-je à voix haute. Et c’était avec cette autre femme que vous aviez des rapports complets ?

— Oui.

— Et depuis quand durait cette liaison ?

— D’avant mon mariage. L’autre femme est mon esclave depuis des années.

— Vous savez être surprenant. À quoi d’autre je dois encore m’attendre ?

Il continua à regarder fixement par terre, en silence. Son visage s’était transformé en masque de pierre. Il s’était rendu compte qu’il était désormais vulnérable et sans défense. À présent, je comprenais pourquoi il n’était pas allé voir les flics pour parler de l’enlèvement. On l’aurait retourné comme une crêpe, et de sa vie dérisoire et de son droit de baiser comme bon lui semblait, il ne serait resté que des ruines.

— Je me fous de vos préférences sexuelles. Entre adultes consentants, on peut s’amuser comme on veut mais votre femme a été enlevée et je dois connaître tout ce qui la concerne. Une fois rempli le contrat qui nous lie, mes amis et moi, on oubliera tout. Comme à chaque fois, d’ailleurs.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Je veux rencontrer l’autre esclave.

— Pourquoi ? Elle ne vous servira à rien.

— Ça, c’est à moi d’en décider.

— Non. C’est moi qui décide. Vous ne la rencontrerez pas.

— Vous craignez peut-être qu’elle me dise quelque chose que je ne devrais pas savoir ?

— C’est seulement du temps perdu. Et puis, c’est moi qui paie. Vous devez faire ce que je vous dis.

Je lui adressai un sourire narquois.

— C’est pas comme ça que ça marche. Une fois l’affaire acceptée, on mène l’enquête à notre façon et le client s’adapte. Maintenant, vous allez appeler cette femme ou bien je fais venir mon associé, vous savez, le pas commode.

— C’est une menace ?

— Oui. Pour le bien de votre femme.

Giraldi se dirigea vers le téléphone.

— Utilisez mon téléphone portable. Votre ligne est peut-être sur écoute.

— Antonina, c’est moi. Dès que tu sors du travail, viens chez moi… Je me fous de ton mari, trouve une excuse… grogna-t-il sur un ton autoritaire qui ne semblait pas appartenir à l’homme détruit par la douleur avec qui je venais de parler.

Je le lui fis remarquer. Il haussa les épaules. Avec cette femme, il était habitué à causer de cette façon. Une simple question de rôle. Je décidai de faire valoir le mien et le contraignis à me montrer sa collection de photos. J’avais remarqué un polaroïd dans un tiroir. Un épais album avec la couverture en cuir foncé était caché dans le conduit à fumée de la cheminée. Je lui conseillai de trouver une meilleure planque. Les flics la trouveraient tout de suite. Je le feuilletai. Helena y était ligotée et pendue dans toutes les positions ou agrippée à l’autre esclave. Des cordes, des chaînes, des masques en peau. Et la peau de ces femmes luisantes de sueur. Giraldi n’apparaissait jamais. Il y avait également un poème signé par une certaine Barbie Slave.

Ma tête contre Ton ventre nu,

Tes mains dans mes cheveux…

Maître…

Tes jeux planent sur moi, comme des papillons dans les prés.

Ta chaude voix qui glisse en moi…

Suscitant mes désirs…

Maître,

j’aime Tes yeux, qui me lient à Toi.

J’aime Ta bouche qui marque mon cœur,

j’aime Tes mains qui touchent mon âme.

Maître,

dans Ton château Ton esclave

attend d’exaucer chacun de Tes désirs…

Comme la lune, transpercée

par les rayons du soleil levant,

pour rappeler au monde la majesté

de son Maître,

j’attends d’être transpercée par Ton amour,

pour montrer au monde entier

la beauté de notre amour.

Minable ! pensai-je en restituant l’album à son propriétaire. Dans ce pays, tout le monde se sent poète. Même pour chanter la douceur des coups de fouet sur les miches.

— Satisfait ? me demanda-t-il d’un ton glacial.

— Oui. Je voulais m’assurer qu’il n’y avait personne d’autre. Étant donné que vous continuez à soutenir ne pas connaître le mobile de l’enlèvement, je suis obligé de chercher la merde sous les tapis.

— Vous ne me croyez pas ?

— De moins en moins.

À cet instant, une sonnerie retentit. Sur le visiophone apparut le visage d’une jeune femme encadré par d’épais cheveux noirs coupés en forme de casque. Le chien, tout content, remua la queue. Elle devait fréquenter assidûment les lieux. Lorsqu’elle me vit, elle pâlit.

— C’est une des personnes qui m’aident à retrouver Helena, se dépêcha d’expliquer le maître de maison. Il veut te poser quelques questions.

— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Je ne sais rien.

Je l’observai. Elle était petite mais bien proportionnée malgré des jambes trop maigres qui surgissaient d’une robe courte échancrée couleur pêche. Elle avait un visage moche et une cicatrice sur la lèvre. Elle devait avoir passé la trentaine. Sa peur était visible, et pour la faire parler, je décidai de prendre le ton que Giraldi utilisait avec elle.

— Vous êtes Barbie Slave ?

— Oui.

— Votre vrai nom ?

— Antonina Gattuso.

— Mariée ?

— Oui.

— Comment s’appelle votre mari ?

— Silvio Cavedoni.

— Des enfants ?

— Une fille.

— Vous travaillez ?

— Je suis employée.

— Vous avez une liaison avec Mariano Giraldi et son épouse ?

— Non. Nous sommes seulement amis.

— Faux ! J’ai vu les photos. Vous voulez que je les fasse voir à votre mari et à vos collègues de boulot ?

La menace ne fit aucun effet. La femme regarda Giraldi qui, d’un signe de tête, lui ordonna de répondre.

— Nous nous rencontrions ici.

— Seulement avec eux deux ?

Elle ne répondit pas et regarda une nouvelle fois Giraldi.

— Réponds ! explosai-je.

— Parfois maître Mariano m’impose d’aller avec d’autres maîtres. Par punition. Quand je me comporte mal…

Je me retournai vers mon client.

— Allez prendre une douche, monsieur Giraldi, lui ordonnai-je.

— Je vous le répète : tout cela n’a rien à voir avec l’enlèvement d’Helena.

— Barrez-vous. Je veux parler seul avec madame Gattuso.

Il obéit à contrecœur. Il fixa sévèrement son esclave.

C’était un avertissement de ne pas trop l’ouvrir.

— Asseyez-vous dans ce fauteuil, dis-je avec autorité à la femme.

Je me mis derrière elle. Un vieux truc de flic.

— Pourquoi vous l’avez appelé maître ?

— Mariano est mon maître. Il me dresse pour devenir une vraie esclave.

— Depuis combien de temps ?

— Sept ans.

— Vous êtes une élève si médiocre que ça ?

— Vous ne pouvez pas comprendre… on peut mettre toute une vie pour arriver à la perfection.

— Qu’est-ce que vous éprouvez pour Mariano ?

— Du dévouement, de l’amour, de la reconnaissance. Je lui dois tout. Avant qu’il me choisisse, j’étais malheureuse, insatisfaite. Aujourd’hui, je suis une femme épanouie.

— Pourquoi vous fouette-t-il et vous attache-t-il ?

— Ça, ce n’est qu’un aspect des choses. J’ai besoin de me sentir humiliée et soumise.

— Et votre mari ?

— Il ne m’a jamais comprise. Nous étions déjà fiancés quand j’ai connu maître Mariano.

— Et il n’a jamais eu de doutes ?

— Non.

— Vous voulez dire que vous fréquentez le milieu SM depuis onze ans et qu’il n’en sait rien ?

— Ça n’a rien d’exceptionnel. Tout le monde dans ce milieu a une double vie.

— Bref, vous êtes mère, épouse, employée, et une fois par semaine vous devenez aussi esclave ?

— Oui.

— Et vous aimez votre mari ?

— Bien sûr.

— Alors, vous aimez deux hommes ?

Elle fit non de la tête.

— Ce sont des façons d’aimer différentes, qui se complètent.

— Vous êtes vraiment heureuse comme ça ?

— Oui.

— Pourquoi vous avez peur alors ?

— À cause de ce qui est arrivé à Helena, répondit-elle après une brève pause.

— Vous aussi, vous craignez d’être enlevée ?

— Non. J’ai peur de la police. Qu’elle découvre tout et que ça se sache. Ma vie et celle de ma famille seraient détruites.

— Et donc, vous vous foutez d’Helena.

— C’est la femme de maître Mariano.

— Mais vous faisiez l’amour avec cette femme.

— Ça faisait partie du dressage.

— Vous voulez dire que ça ne vous plaisait pas ?

— Si ça plaisait au maître, ça me plaisait aussi.

— Qu’est-ce que vous savez d’autre sur l’enlèvement ?

— Rien. Seulement ce que m’a dit mon maître.

Je sortis de ma poche la fleur de corde, fis le tour du fauteuil et la lui montrai.

— Vous savez ce que c’est ?

— Non.

Je lui indiquai la porte.

— Allez, tirez-vous, et si vous tenez tant que ça à votre réputation, restez loin de maître Mariano jusqu’à ce qu’on ait retrouvé Helena.

Elle ne se fit pas prier. Je m’assis dans le fauteuil, allumai une clope et me mis à réfléchir. Antonina Gattuso ne m’avait rien raconté d’utile sur l’enlèvement, mais elle m’avait fait comprendre beaucoup de choses sur le genre de rapports intimes qui lient les personnes de ce milieu. Revêtir un rôle ne signifie pas seulement jouer un rôle sexuel. Il y a quelque chose de plus profond qui pousse ces gens à se construire une double vie parfaitement organisée. Personne en dehors du monde sadomaso ne peut et ne doit savoir. Pas même les proches. Par ailleurs, être découvert peut équivaloir à la destruction de son existence. En apparence, le discours d’Antonina Gattuso pouvait ressembler aux délires d’une pauvre demeurée, mais il n’en était rien. Dans son rapport de dépendance physique et psychologique absolue à maître Mariano, elle avait trouvé un équilibre qui l’aidait à mieux vivre. Elle s’était même dite heureuse. Si l’enlèvement d’Helena était vraiment dû à l’œuvre de quelqu’un qui gravitait dans leur milieu, le retrouver allait être coton. Le risque d’être balancés les obligeait à une clandestinité totale et à des règles et des langages difficilement déchiffrables. Je me demandai si nous étions réellement à la hauteur de la tâche.

Du coin de l’œil, je vis que Giraldi était debout au milieu de la pièce et qu’il m’observait avec une expression préoccupée. Je me levai et m’en allai en l’ignorant.

Le Rade était noir de monde. Ce soir-là jouaient Maurizio Camardi et son groupe. Il me salua d’un mouvement de saxophone. À ma table, mes associés étaient occupés à déguster des chocolats. Rudy m’apporta un Alligator(5) glacé comme il fallait. Je leur fis part de ma visite à Giraldi, de mes réflexions et de mes préoccupations concernant notre capacité à comprendre un milieu aussi inaccessible.

— Pourtant, entre eux, ils doivent bien communiquer, dit Max. Si on arrive à pénétrer leur réseau, on est bon.

— Faut encore que tes amis parviennent à trouver leurs mots de passe.

— Là-dessus, je n’ai pas de doutes. Le problème, c’est qu’on sait pas encore ce qu’on cherche vraiment.

— Une Allemande, une belle blonde, soupirai-je.

— Et cette Antonina Gattuso, comment elle est ? demanda Rossini.

— Moche.

— Tu penses qu’elle t’a dit la vérité ?

Je laissai le cocktail descendre le long de ma gorge avant de répondre :

— Je sais pas. Ils sont tellement habitués à mentir que je suis persuadé qu’elle m’a pas tout raconté. Et ça vaut aussi pour Giraldi.

J’allongeai la main pour prendre un chocolat. Max fit une grimace de dégoût.

— C’est du gâchis avec ta mixture. Accompagne-le plutôt avec du vin, ça met en valeur le goût d’amande.

— J’aime pas. Je préfère ma mixture !

— T’es qu’un barbare. Inutile d’essayer de te former le goût, ricana Rossini.

— Écoutez-le, l’autre ! On a bouffé la même tambouille en cabane avec le même appétit et maintenant on a l’impression que Monsieur a toujours été un fin gourmet.

— Au fait, intervint Max, je ne sais pas si ça vous est arrivé à vous aussi, mais cette histoire de SM m’a fait penser à la taule.

— Je veux pas en parler, coupa court Beniamino.

— Moi non plus, fis-je.

— Vous y avez pensé. J’en étais sûr, continua Max imperturbable. Ça m’a rappelé des flics sadiques, dans le vrai sens du terme…

— Arrête, sifflai-je. T’as envie de nous bousiller la soirée ? On le sait, tous les trois, qu’en taule y a des malades. De chaque côté des barreaux.

— Sauf que s’il s’agit d’un détenu, tu peux résoudre le problème. En revanche, si c’est un maton, t’es obligé de la fermer.

— Tu dis rien de nouveau, répliquai-je. Les prisons sont des lieux de choix pour les frustrés en tout genre qui se sentent quelqu’un que lorsqu’ils ont un uniforme sur le dos.

— C’est pas ce que je voulais dire, mais chez certains d’entre eux, il y a un côté vraiment sadique.

— Si tu continues avec ces conneries, je me lève et je me tire, menaça Rossini. Tu sais qu’on parle jamais de la taule. Chacun évacue sa merde à sa façon.

— Beniamino a raison.

— La merde, elle ne s’évacue jamais. Et tu le sais très bien. Ça stagne là, dans ta tronche.

— Justement. Vu qu’on peut pas oublier, c’est pas la peine de la remuer.

— Je suis pas d’accord.

— Alors, va voir un psy.

— On peut parler de la taule qu’avec ceux qui y ont vraiment séjourné.

— Alors, je peux rien pour toi.

La discussion prit fin avec l’arrivée de Maurizio qui vint s’asseoir à notre table. Nous causâmes musique et l’atmosphère se détendit. Mais plus tard, quand je me retrouvai dans la solitude de mon appart, les souvenirs que Max avait remués jaillirent à nouveau dans mon esprit tel un égout qui déborde. Mon associé avait raison quand il soutenait qu’il y avait quelque chose dans le monde sadomaso qui rappelait la prison, mais je ne parvenais pas à voir quoi. Peut-être était-ce l’utilisation des chaînes, la coercition, ou bien la violence physique. Ou peut-être était-ce la division nette des rôles, d’un côté le bourreau, de l’autre la victime, comme les matons et les détenus. Ce qui est certain, c’est que ça me donnait envie de gerber. Je repensai aussi à un jeune travelo calabrais que j’avais connu au quartier d’isolement de la prison San Giovanni, à Bologne. Il se trouvait là parce qu’il était trop efféminé pour pouvoir rester dans la section et moi parce que j’étais en transfert vers le centre de détention de Padoue et que le bricard ne voulait pas trop de “politiques” en circulation dans son établissement. Le travelo avait été coffré pour avoir volé un client. Chaque nuit, un petit groupe de gardiens et de détenus entrait dans sa cellule, l’obligeait à s’habiller en femme et à se maquiller, puis ils le bâillonnaient, l’attachaient aux barreaux et se le tapaient l’un après l’autre. J’entendais tout. Je fumais dans le noir en priant pour qu’ils se tirent vite. Le matin, pendant l’heure de promenade, je n’avais pas le courage de le regarder dans les yeux et faisais tout pour l’éviter. Aujourd’hui, je ne me souvenais plus de son visage, seulement de ses cris étouffés. Je me levai du lit et allai boire dans la cuisine. Si j’avais continué à gamberger, d’autres fantômes auraient émergé et je ne pouvais pas me le permettre, autrement je risquais de sombrer dans un abîme de douleur et de honte pour les humiliations subies. Je n’avais jamais été l’objet de violences sexuelles, mais la prison est capable de produire tout type d’aberration. J’appelai Virna. Son portable était éteint. J’enfilai un fute et allai frapper à la porte de Max. Il ne dormait pas encore. Il m’ouvrit, un livre à la main.

— À cause de toi, j’arrive pas à fermer l’œil, sifflai-je en entrant.

— Des cauchemars sur un passé récent ? demanda-t-il d’un ton ironique.

— Va te faire foutre, Max.

— Tu veux qu’on en parle ?

— Non. Je comprends pas, tu veux nous transformer en un groupe d’auto-conscience sur ce qu’on a vécu en cabane ?

— Ça pourrait être une idée !

— Arrête de dire des conneries et offre-moi un verre.

Il m’indiqua le buffet.

— Vas-y, sers-toi.

— Qu’est-ce que tu lis ?

— La perversion sadomasochiste de Franco De Masi.

— Et ça dit quoi ?

— Qu’il s’agit d’une perversion dangereuse, la sexualisation d’un plaisir destructif.

— Ah bon !

— L’auteur prétend que les rapports SM sont comme une drogue où l’on tend à augmenter la dose de violence.

— Et les personnes soumises réussissent à la supporter ?

— Apparemment oui. Sous la douleur, le système nerveux produit des endorphines, substances qui conduisent à un état de bien-être, d’extase parfois.

— Et t’en penses quoi ?

— Je continue à penser que, dans une certaine limite, chacun peut baiser comme il l’entend.

— Quelle limite ?

— Celle-là même qui est indiquée avec une extrême clarté sur les sites spécialisés et qu’ils appellent un peu pompeusement “codes d’éthique et de comportement de l’orthodoxie sadomaso”. Bref, en un mot, du sexe sûr, sain et consensuel. De plus, il y a une série de règles pour la négociation des limites des jeux et des signes conventionnels pour interrompre les séances.

— Ils sont très prudents. De toute évidence, ils ont eu des problèmes par le passé.

— De gros problèmes même, vu qu’ils ont fixé des normes de sécurité, simples mais efficaces, pour ne pas courir le risque de finir entre les mains de types malintentionnés.

— Comme ceux qui ont enlevé l’Allemande.

— Exact. Des loups qui partent à la chasse de proies dans un monde clandestin où règne la loi du silence. Le comportement du mari en est un exemple éclatant.

— Si je comprends bien, Helena et Mariano n’ont pas suivi la procédure de sécurité.

— Ils l’ont même complètement ignorée et j’aimerais bien comprendre pourquoi. D’après ce que t’as découvert chez eux, il est clair qu’ils fréquentaient assidûment le milieu depuis plusieurs années. Et pourtant ils sont entrés dans cette chambre d’hôtel à l’aveuglette, alors que les règles imposent que le premier rendez-vous soit fixé dans un lieu public avec un “instructeur”, c’est-à-dire une personne amie qui contrôle la situation à distance. Et pendant le premier rapport sexuel, il est même interdit d’attacher son partenaire soumis, justement pour empêcher des dérapages.

— J’ai du mal à croire que les Giraldi se soient fait baiser comme des bleus.

— Moi aussi. Un motif de plus pour ne pas croire à la version de notre client.

— En visitant les sites, t’as trouvé autre chose ?

— En analysant les infos, j’ai remarqué que les femmes sont en nette minorité, aussi bien dans la catégorie “esclaves” que dans les catégories “maîtresses” ou “dominatrices”. En revanche, les mâles qui aspirent à être soumis sont les plus nombreux, suivis de près par les “maîtres”. Ensuite, il y a les fétichistes et d’autres sous-catégories. Ça fait tout de même des dizaines de milliers de personnes.

— On peut pas tous les surveiller !

— Helena était une esclave. On pourrait peut-être commencer à fureter dans cette catégorie.