Le client était un type d’une cinquantaine d’années, grand, brun et bien mis. Il se leva pour me serrer la main.
— Mariano Giraldi. Merci d’être venu, dit-il.
— Vous buvez quoi ?
— Du cognac et ça va comme ça, merci.
Je fis signe à Rudy de m’apporter un calvados et allumai une cigarette. Je profitai de la pause pour mieux l’observer. Il était nerveux, en manque de sommeil, et était pressé de me faire part de ses emmerdes. Il ajusta le col de son Lacoste vert et lissa ses moustaches poivre et sel entre le pouce et l’index de sa main droite. Son front et ses cheveux sur les tempes ruisselaient de sueur malgré l’air conditionné. Il n’avait rien d’un avocat. Et encore moins d’un type du milieu. J’espérais qu’il s’agissait du cocu de service. Le genre d’affaire facile et rémunératrice.
— Je vous écoute.
— Il s’agit d’une histoire complexe…
— Elles le sont toujours. Alors respirez à fond et dites-moi pourquoi vous avez attendu mon retour avec autant de patience.
Il me regarda fixement. Mes manières ne lui plaisaient pas. Pour ma part, il pouvait très bien lever ses miches de la chaise et retourner d’où il venait. Mais il était clair qu’il n’avait aucune intention de le faire.
— Écoutez, je ne sais pas par quel bout commencer et votre attitude ne m’aide pas vraiment.
Mon verre ballon arriva enfin. J’y plongeai le nez pour jouir des parfums du calva.
— Qui vous a conseillé de venir me voir ?
— M. Bonotto, l’avocat.
— Excellente référence.
— Il m’a dit que vous pourriez m’aider.
— Ça dépend.
— Une personne a disparu… une femme.
— Épouse, fille, maîtresse… ? Allez, vous faites pas prier.
Le type lissa une nouvelle fois ses moustaches.
— Ma femme, Helena, dit-il doucement.
— Quand ?
— Le 6 juin, il y a une vingtaine de jours.
— Elle s’est tirée avec son amant ?
Giraldi secoua la tête. Ses yeux se remplirent de larmes.
— Elle a été enlevée.
Je fouillai dans ma mémoire. Je ne me souvenais pas d’affaires de séquestration. Désormais, c’était un crime en voie d’extinction. Ça nécessitait d’être nombreux, et il y en avait toujours un qui finissait par moucharder. En outre, les juges ne lésinaient pas sur les années de taule.
— C’est du ressort des flics. Pourquoi vous vous adressez à moi ?
— La police ne sait pas qu’elle a été enlevée.
— Et qu’est-ce qu’elle sait ?
— J’ai signalé uniquement sa disparition. J’ai dit qu’elle était sortie de la maison et qu’elle n’était plus revenue. C’est passé à la télé…
— Pourquoi vous ne leur avez pas parlé d’enlèvement ?
— Je ne pouvais pas.
— Vous ne pouviez pas ?
— Helena a été enlevée dans des circonstances un peu particulières.
— C’est-à-dire… particulières ?
Il s’éclaircit la voix.
— Ma femme est un modèle sadomaso, répondit-il d’une traite, sans parvenir à soutenir mon regard.
— Allez-y, continuez.
— Je l’ai accompagnée à Turin, dans un hôtel près de l’aéroport où elle devait rencontrer un client. Mais dès que nous sommes entrés dans la chambre, j’ai ressenti comme un choc et je me suis évanoui. Lorsque je suis revenu à moi, Helena avait disparu. Et j’ai trouvé ceci sur le lit…
Il enfila sa main dans une luxueuse serviette de cuir et me tendit un objet étrange. On aurait dit une espèce de fleur blanche. En l’observant de près, je me rendis compte qu’elle était en corde. Fine, souple et brillante comme de la soie. Une série interminable de minuscules nœuds formait une fleur. Je posai l’objet sur la table.
— Qu’est-ce que c’est ? La signature du ravisseur ?
— Je ne sais pas. Dans la pièce, il n’y avait rien d’autre. Même le sac d’Helena avait disparu. C’est comme si elle n’était jamais entrée dans cette chambre.
— Je vous comprends pas, monsieur Giraldi. Pourquoi vous n’avez pas mis les enquêteurs sur la bonne piste ?
Il fit une grimace et hocha la tête.
— Vous iriez, vous, à la police, raconter que vous avez des lubies sadomasochistes et que votre femme a été enlevée par un client contacté sur Internet ?
— Moi, en aucun cas j’irais chez les flics. Mais moi, j’ai pas comme vous un casier vierge et surtout ma femme n’a pas été enlevée.
— Essayez de comprendre. La société nous considère comme des pervers. Le sadomasochisme reste un péché inavouable. Il n’y a pas de milieu plus clandestin que le nôtre.
— Celui des pédophiles, peut-être.
— Mais on n’a rien à voir avec cette saloperie. Nous, nous sommes tous des adultes consentants.
— Même le type qui a enlevé votre femme ?
Il soupira.
— Le monde est plein de psychopathes.
— Ça, c’est vrai. Mais un milieu où les gens sont attachés et fouettés attire forcément les mecs jetés. Ceux qui séquestrent, torturent et tuent. C’est peut-être ce qui est arrivé à votre belle Helena… ?
Giraldi éclata en sanglots.
— Je vous en supplie, aidez-moi, je ne sais pas quoi faire.
— Arrêtez de chialer, tout le monde nous regarde, explosai-je agacé.
Je fis signe à Rudy de lui apporter à boire.
— Buvez cul sec, ça vous fera du bien.
Giraldi éclusa le cognac et soupira.
— Je sais, je suis un lâche, mais je n’ai pas eu le courage de raconter la vérité.
— Et les flics ont cru ce que vous leur avez dit ?
— Oui. Ma femme est allemande. Elle s’appelle Helena Heintze. Ils pensent qu’on s’est engueulés et qu’elle est retournée chez elle.
— Et comment ils sont arrivés à cette conclusion ?
— Ils me mitraillaient de questions et quand l’un d’eux m’a demandé s’il y avait de l’eau dans le gaz, j’ai répondu que oui.
— Et c’est vrai ?
— Non.
— Vous êtes mariés depuis quand ?
— Trois ans.
— Et vous vous êtes connus dans le milieu SM ?
— Non. Je suis représentant en tissus. J’ai rencontré Helena quand elle a tenté, sans succès, une carrière dans la haute couture. C’est en la draguant que j’ai compris ses inclinations… Je fréquentais déjà le milieu et je l’ai convaincue de devenir modèle dans le monde sadomaso.
— Expliquez-vous mieux parce que j’ai aucune connaissance en la matière.
— Elle se fait payer pour être photographiée dans des poses d’esclave.
— Attachée ou des trucs de ce genre ?
Il ne répondit pas. Il sortit une photo de sa serviette. Helena était vraiment belle. Ses longs cheveux étaient ramassés en un chignon parfait. Son visage était légèrement dans l’ombre, mais sa poitrine parfaitement éclairée. Deux pinces lui serraient le bout des seins. Ses pieds et ses mains étaient ligotés avec des bandes de cuir à une structure en bois qui rappelait vaguement une croix de Saint-André.
— OK, j’ai pigé, c’est une putain SM.
— Pas du tout, vous vous trompez, s’empressa-t-il de préciser, essayant de contenir sa colère. Helena ne couchait jamais avec ses clients. Elle faisait seulement des photos.
Je pointai mon index sur le cliché.
— Mais ces pinces, ça doit faire un mal de chien.
— Ça lui plaisait.
J’observai mieux la photo. Giraldi avait raison. L’expression de sa femme ne montrait aucune douleur, aucun dégoût.
— Alors, il s’agit d’une véritable vocation.
— Ne vous foutez pas de moi.
— Je vais essayer… Et les clients, comment ils la contactent ?
— Par Internet. Helena passe régulièrement des annonces sur des sites spécialisés.
— Et ils se rencontrent où ?
— Habituellement dans des hôtels ou des ateliers photo en location.
— Et vous l’accompagnez ?
— Oui. Pour éviter que les clients lui fassent mal quand elle est attachée.
— Donc vous assistez aux séances ?
— Oui.
— Souteneur et voyeur ?
Il serra les poings.
— Vous comprenez pourquoi je n’ai pas dit la vérité à la police.
— Je vous ai posé une question ?
— Oui, j’aime regarder, ça vous va ?
— Et ça lui plaît à Helena que vous matiez ?
— C’est un jeu à nous.
— Jeu que les clients financent.
— Je gagne bien ma vie avec mon boulot. Tout l’argent va à Helena.
— Elle prend combien pour une “séance” ?
— Ça dépend… mais pas moins de deux millions de lires.
— Elle fait ça souvent ?
— Trois, quatre fois par mois.
— Vous m’avez dit qu’elle a été enlevée à Turin ?
— Oui. Mais nous vivons à Varese. Évidemment, nous n’y rencontrons jamais de clients pour éviter d’être reconnus.
— Évidemment… Et dans cet hôtel, vous y alliez souvent ?
— Non. C’était la première fois. La règle, c’est jamais deux fois au même endroit.
— Qui choisit le lieu ? Vous ou les clients ?
— Les clients. Nous, nous ne voulons pas laisser de traces de notre passage.
— Donc, le type qui l’a kidnappée a été obligé de présenter une pièce d’identité pour louer la chambre.
— Oui, je pense.
— Vous vous êtes pas renseigné à la réception ?
— Non, je suis parti. Comprenez, j’étais paniqué.
— Et personne vous a vus entrer ou sortir de l’hôtel ?
— Non. Il faisait nuit. Nous sommes entrés par l’issue de secours que le client avait laissée ouverte pour nous.
Le récit de Giraldi prenait l’eau de toutes parts.
— Je crois pas un seul mot de ce que vous dites.
— Vous ne connaissez pas ce milieu. Nous avons toujours peur d’être découverts… tenta-t-il d’expliquer.
— D’accord, admettons. Mais votre comportement est bizarre. On vous assomme, votre femme est enlevée par un sadique et vous ne demandez pas l’aide des poulets ?
— C’est à vous que j’en demande.
— Trois semaines après ?
Il ne répondit pas. Il se couvrit le visage avec ses mains et se remit à chialer.
— Je ne savais pas quoi faire. J’étais terrorisé, alors j’ai pensé m’adresser à un avocat…
— À votre avis, qu’est-ce qui est arrivé à votre femme ?
— Je ne sais pas. J’espère seulement qu’elle est encore en vie… Peut-être que le client voulait simplement l’avoir à sa disposition pour un moment.
Je me fis apporter un deuxième calva. Puis je pris à nouveau la photo d’Helena en essayant d’imaginer dans quel merdier elle s’était foutue. Je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à un meurtre. De sadique.
— C’est pas simple d’enlever quelqu’un et de le garder longtemps prisonnier, pensai-je à voix haute.
— Détrompez-vous. Dans ce milieu, beaucoup de gens ont des donjons, des chambres secrètes équipées pour les rencontres. Je sens qu’Helena est encore en vie.
— Alors, allez voir les flics. Quand ils le veulent, ils savent être rapides dans leurs enquêtes…
— Vous continuez à ne pas comprendre. Je ne peux pas. Et puis, mon avocat m’a dit qu’on pourrait me suspecter.
— Me Bonotto a raison, mais parfois il faut courir des risques. J’ai plutôt l’impression que vous êtes plus préoccupé par votre réputation que par la disparition de votre femme.
— Absolument pas.
— Vous l’aimez ? demandai-je à brûle-pourpoint.
— Vous n’imaginez pas à quel point.
— J’ai du mal à le croire. Y a autre chose que je dois savoir ?
— Je ne crois pas. Alors, vous acceptez de m’aider ?
— J’en sais rien encore. Je dois d’abord en parler à mes associés. Repassez demain soir.
Giraldi se leva. Je l’arrêtai d’un geste de la main. J’écrivis un chiffre sur une serviette en papier.
— Plus les frais évidemment. Vous êtes en mesure de régler une telle somme ?
— Bien sûr.
Il me tendit la main. Je fis mine de ne pas avoir remarqué son geste et demandai à Rudy un troisième calva. Il s’en alla en laissant sur la table la fleur de corde et la photo de sa femme.